Sagesse
1. La sagesse est à l’amour fou ce que la dispersion de la lumière est à sa blancheur aveuglante.
2. Un sourire ici, un galbe d’épaule là, une cambrure de reins ailleurs : la Création serait presque à remercier d’avoir éparpillé les attraits pour ne pas nous affoler par un seul assemblage.
3. Une sorte de paternité dans l’amour le modère et le stabilise.
4. Il faut partager sa présence entre les êtres dont on rêve et ceux avec qui l’on s’entend.
5. L’enfance, encore sereine, nous instruit des passe-temps dont la passion nous sauvera plus tard du délire amoureux.
6. Pour peu que dans un roman ou dans une élégie on se plaigne du même mal que le vôtre, il vous pèse moins, — comme la multiplicité des poulies soulage d’un grand poids. Et l’amour déconfit peut réduire l’effet d’une impossibilité par l’expérience d’une autre ; voire l’obsession d’un seul échec se dilue dans une répétition dont l’effet homéopathique tue tout espoir malsain.
La souffrance est diminuée par son partage ou par ses suppléments, par la diversion ou, plus étonnamment, par la confirmation.
7. La raréfaction du genre humain dans un lieu dramatise une fausse rencontre ; au contraire une fréquentation élevée banalise l’absence de contact engageant.
8. La femme sera l’artisane de l’égalité des sexes en congédiant les rôles extrêmes de la quémandeuse et de l’adjudante. Entre les deux l’alliance.
9. Les relations humaines vous installent dans l’alternance de l’intérêt commun et de la divergence : on doit s’allier ou s’opposer sans perdre de vue qu’une occasion renversera le rapport.
Que de fois on est obligé de ménager un ennemi parce qu’il peut devenir un allié !
10. Qui nous aime sans nous juger ? Qui nous déteste sans nous mentir ? Qui nous approuve sans se réserver ? Qui nous contre sans faiblir ? Qui nous appuie sans nous exploiter ? Qui nous dessert sans se nuire ? La pureté serait aussi souvent négative que l’impur a du bon.
11. Le plus souvent, la contestation ne sert à rien, mais elle ébranle la sécurité de l’abus.
12. Les riches et les pauvres se rejoignent dans la même outrance : tout leur est dû. Il n’est pas sûr qu’il y ait toujours de la modestie dans l’entre-deux.
13. En France le grand vizir bénéficie de l’arrogance du calife, — le peuple préférant l’autorité que sa subordination diminue.
14. Le comique d’une action dispense d’en avoir honte.
15. Le rire tempère l’émotion quand nous arrivons aux étapes les plus chaudes d’une gradation psychologique.
Le sourire bémolise le rire ou dièse l’amertume. Qu’il revête une tristesse un peu folle, il dépassera le pathétique des larmes. Car la modération peut accentuer l’exprimé véritable, ou en niant le contraire comme dans la litote, ou en l’associant comme dans l’oxymore.
16. Si la rigidité gouverne la philosophie, l’humour assouplit la sagesse.
17. Il y a autant d’amusement que d’information sérieuse dans les mots que nous employons, même sans humour délibéré.
18. Dans leur alliance, la désinvolture agrémente la rigueur et celle-ci excuse celle-là.
19. Nous nous engageons crescendo dans certaines voies, où la lassitude, à son tour croissante, nous rend le sens de la mesure. Il faut profiter des moments où le rapport est parfait.
20. L’écueil de l’ampleur est l’éclatement ; celui de l’étroitesse, l’insuffisance. L’équilibre intellectuel retaille son objet après coup.
21. Vous avez oublié votre message : vous perdez la tête. Vous ne vous souvenez que trop de quelque chose : vous êtes obsédé. Le bon usage de la mémoire fait la part des intermittences.
22. Si troublantes que soient les passions secrètes, il importe que l’esprit reste de bon aloi.
23. On ne saurait toujours dire si le retour de quelque passion nous a guéris d’un ennui de santé ou si la guérison a précédé ; peut-être l’une et l’autre de ces affirmations ont-elles leur part de vérité.
24. Tout ce qu’il peut y avoir de rationnel dans les activités humaines, ne s’inscrit pas moins dans une gigantesque absurdité. Il convient d’intégrer à la conscience de notre agitation ce non-sens du sens.
25. Les dangers sont à goûter aussi longtemps qu’ils instruisent sans nuire.
26. Tel que l’on m’a photographié à cinq ans devant un dessin de crocodile ouvrant largement la gueule à l’arrivée d’un homme sur la rive d’en face, j’ai toujours tendance à me dire que le péril est à la fois présent et absent. Je n’ai jamais poussé la légèreté jusqu’à le croire artificiel.
27. Dans l’hypothèse des maux redoutables, la curiosité se renseigne sur leurs causes ; l’instinct de survie s’enquiert de leur déroulement. Mais il est sage de ne négliger ni l’amont ni l’aval.
28. La prudence a le front haut : elle pèse longuement le pour et le contre ; elle se méfie d’un contexte favorable, elle ne s’arrête pas aux risques ; elle ouvre son créneau raisonnable entre l’improbabilité de la malchance et la frilosité absolue. Elle est ainsi capable de se contredire à bon escient : de faire sans faire et de ne rien faire en le faisant. Quand il se nomme Personne, Ulysse s’annule en existant ou existe en s’annulant.
29. L’ensoleillement est encore trop froid pour assainir l’atmosphère, mais son éclat printanier permet déjà de tirer la grande leçon d’un petit virus.
Contrairement à la peste, la dernière grippe laisse aux contaminés, même si elle les tue, leurs dignités physique et mentale : on ne constate ni bubons ni conduites délirantes. Si élevé que soit le nombre des morts, il demeure une abstraction ; quelque sacrifice qu’il coûte à l’économie, le trouble causé par la maladie reste assez discret pour accréditer de simples reports dans un futur proche.
Loin de nous pourtant l’idée que la société fasse preuve de sagesse, car elle conserve, voire aiguise maintes divisions connues. L’invisibilité du germe infectieux produit d’abord le badinage ou la gravité, le scepticisme ou l’obsession. Puis l’explication de la calamité oppose les patriotes et les internationalistes, les accusateurs et les fatalistes. Le jugement des effets oscille entre le dégagisme et la culture de l’entraide. Les comportements se partagent entre le nomadisme et la sédentarité, la distance et le goût des contacts, le retrait et le dévouement, le repli individuel et le souci des autres, la suspension des corporatismes et les revendications exacerbées, la générosité et la cupidité, la discipline et la liberté, le respect de l’exception et l’aveugle attachement à la continuité. Le remède hésite entre les mesures drastiques et les dérogations, l’autoritarisme et la responsabilité de chacun, la providence étatique et l’initiative citoyenne, ou la dématérialisation et l’action concrète.
Ces débats retentissent dans notre confinement, et quoique la situation soit inédite, ils nous convainquent de la persistance des options en conflit. Dans Le théâtre et la peste, Antonin Artaud a dépeint la puissance perverse révélée par le bacille de Yersin ; le nouveau coronavirus ne donne pas libre cours aux forces du Mal ; il fournit une application originale des désaccords qu’admet l’ordre établi.
30. La pandémie produit l’effet de surprise de l’épidémie, dont elle est une extension par le nombre des victimes et par l’espace où elle sévit : aujourd’hui toute la terre habitée du fait des relations multiples entre les continents, de telle sorte que cette nécessité (inhérente à la mondialisation) augmente celle de l’endémie qui pèse habituellement sur les indigènes d’une région. La pandémie totale conjugue donc l’inattendu de l’épidémie et l’inévitable de l’endémie. Le dynamisme des maladies infectieuses progresse dialectiquement ! L’absoluité du fléau nous effare-t-elle moins eu égard à la cohérence générale de l’évolution ?
31. Le fini et l’infini seraient-ils réellement conciliables dans la finitude sans bord ? Il y a vraiment des cas où la dialectique fournit des réponses de Normand.
32. On a bien du mal à se taire si quelque prudence innée ne vient pas au secours d’une discrétion forcée.
33. La sagesse possible est notre meilleure négociation avec la folie.
34. Quand on considère les trois étapes marquantes de l’économie, on enregistre une dialectique inversée. Le libéralisme bourgeois a été l’antithèse de l’étatisme moderne : celui-ci a nationalisé les entreprises privées ; il ne s’est pas donné la peine de les fonder, car leur propriété a subi un transfert. La synthèse des deux conceptions nous oblige à remonter au colbertisme, créateur de sociétés royales, disons « publiques » ; il associait le dynamisme et la maîtrise du capital. La marche de l’histoire a délaissé le modèle.
35. L’absence de classe moyenne ne condamne-t-elle pas un pays à manquer de sagesse ?
36. Il est aussi malsain de devoir s’engager dans la voie des restrictions que de compter sur des recettes très hypothétiques. Que le jeu social obéisse à des règles plus sévères, mais reste attractif.
37. Le sacrifice des investissements matériels aux ressources humaines tend vers la philanthropie ; l’immolation des secondes sur l’autel des premiers dépeuple le monde des consommateurs. Le gestionnaire fera bien d’avoir une posture funambulesque.
38. L’individualisme est borné ; la solidarité, infinie. Le point d’équilibre consisterait à marier deux abus, le premier niant la société et le second, la responsabilité.
39. Le désintéressement personnel ne garantit pas l’intérêt que l’esprit peut prendre dans l’exercice d’une charge, et la corruption, si décriée, n’est pas incompatible avec l’habileté politique, bien qu’elle n’en soit nullement la marque.
40. Une autorité ne saurait être assez odieuse pour ne pas réparer quelques injustices.
41. L’aplomb des uns ne tenant qu’à la timidité des autres, il est toujours opportun de s’employer au rééquilibrage des rapports sociaux.
42. Les adultes qui folichonnent avec des bambins, les surpassent souvent en enfantillage.
On dirait même que la maturité précoce des enfants d’aujourd’hui vient équilibrer l’incurable naïveté de la génération précédente.
43. Les programmes scolaires hésitent toujours entre les œuvres complètes et les extraits divers, entre les modèles formateurs et le bagage culturel. On voudrait la familiarité des uns et l’ubiquité des autres.
44. Face à un public hétérogène, une pédagogie sensée ne regarde pas le succès de tous comme une obligation, mais comme une justification le progrès de chacun.
45. A force d’affadir deux identités, la cuisine de l’alliance les assaisonne trop peu : le sel de la poivrade assoiffe et l’huile de la vinaigrette écœure.
Ou bien l’éclectisme politique, choisissant à droite et à gauche des propositions aussi catégoriques que le libéralisme économique et la liberté des mœurs, n’élabore pas la tiède synthèse du centrisme, mais une combinaison de violences dont les plus impactantes sur la vie nationale ont bientôt détourné les partisans de l’autre bord.
46. L’autocratie usurpe la volonté collective et la démocratie s’expose aux dissensions. De telle sorte que l’Orient et l’Occident, quoique également contrastés, restent aussi incompatibles que l’ordre du premier sous l’apparence du désordre et le désordre du second sous le sceau de l’ordre.
47. Ambitieuse ou pratique, exigeante ou circonstancielle, la sagesse compose de deux manières : par la synthèse des contraires ou par leur alternance. Elle replie le temps ou le laisse courir. Comment dire qu’un choix remplace l’autre s’il ne le rejette pas expressément ?
Le Ténébreux d’ « El Desdichado », se plaignant d’être délaissé à la fois par les feux stellaire et solaire, par la magie nocturne et par la grâce diurne, se rappelle avoir été « consolé » par une expérience alliant sur la treille deux végétaux symboliques : l’énergie du pampre, source d’une ivresse forcée, et celle de la rose mystique du salut chrétien. Complétant ce souvenir sans en garder l’harmonie idéale, le poète se demande auquel des contraires il s’identifie vraiment : aux amants d’une Sirène ou d’une Fée, ou à ceux d’une Reine ou d’une Sainte. Il ne saurait trancher : tantôt il a rêvé dans la grotte de la sensualité, tantôt il a pénétré dans la demeure des âmes ; de sorte qu’il s’est livré tout à tour aux deux inspirations, — le génie d’Orphée assurant leur lien.
Hors de la mélancolie qui enveloppe d’incertitude le bilan personnel, Nerval célèbre le concours originel et cosmique de l’immanence et de la transcendance ; « consolé » (la figure revient) par une apparition de la Vierge dans un espace étoilé (vision réunissant les deux flammes) et parvenu enfin au terme de ses épreuves, le narrateur d’Aurélia réintègre la paix primordiale d’une double impulsion : « Une perle d’argent brillait dans le sable ; une perle d’or étincelait au ciel… Le monde était créé. »
48. La simultanéité des contraires ne réclame pas leur égalité. Il y a normalement plus de gens sains que de malades, de gagnants que de perdants, de sérieux que de libération dans une société ; l’espace doit l’emporter largement sur son occupation et dans la nature la diversité sur l’unicité ; il faut un peu plus d’autorité que de contestation pour assagir la cité et de demande que d’offre pour stimuler le commerce.
Une crise sanitaire, sociale, morale, humanitaire, écologique, politique ou économique se déclare avec la rupture d’une proportion viable. La Crise des crises, telle que nous la vivons aujourd’hui, multiplie la perte de l’équilibre, — étant entendu que ce dernier admet utilement la supériorité de l’un de ses deux termes.
Car la vertu exclusive serait bien triste, tandis qu’une émancipation générale amollirait tout un peuple. L’inhabité reste sauvage et l’affluence étouffante condamne la vie ; une diversité absolue rabaisserait le genre humain et son règne total l’affamerait. Une production effrénée excite de faux besoins, favorise le gâchis, aboutit au marasme ; une consommation sans ressources locales dépend de l’extérieur. Mais nul ne se plaindrait que la santé fût universelle ou que tout citoyen trouvât son avantage : alors la victoire du positif ne serait pas regrettable.
49. Les grandes idées, redites par les simples, se débarrassent de leur hauteur glaciale ou se désacralisent. Elles deviennent fréquentables ou rejetables.
50. L’opposition frontale, logiquement la plus proche, n’est pas la plus hardie. Amenant l’analyse à remonter les emboîtements dichotomiques, le choix contestataire s’éloigne de la première antithèse et s’amplifie. Ainsi la pensée se libéra progressivement en France. La diablerie, bravant l’orthodoxie catholique, était restée dans le mythe. Considérant au contraire la réalité, les naturalistes vinrent prêter des forces à la matière et les déistes, admirer l’esprit rationnel du monde, — sans sortir encore de la religion. Enfin la laïcité s’est proclamée areligieuse.
51. Notre résistance aux excès des passions regarde la sagesse ; la force de nos passions contre l’urgence du quotidien intéresse la folie. Nous ne courons pas toujours un gros risque en préférant le moteur au frein.
52. On s’irrite de voir une gloire établie forcer les louanges même en cas d’échec, mais on l’approuve de rendre inaudibles les reproches immanquables jusque dans la réussite.
53. L’autorité péniblement ou iniquement issue des urnes est contestable ; mais elle vaut mieux que le pouvoir de la rue.
54. Il n’est plus temps d’éduquer un vieillard. Quand il dirait n’importe quoi, il est sage de tolérer sa folie.
55. Quand les médecins vous trouvent une anomalie, mais qu’elle est niée par d’autres, ne serait-il pas déraisonnable de croire absolument des premiers ?
56. Les projets inutiles n’ont parfois que la durée des caprices ; ils en ont toujours la fin.
57. Heureux pour qui nul choix, même réfléchi, ne fut un sacrifice ! Ne rien devenir tout à fait pour ne pas être trop peu en s’identifiant à quelque chose.
58. N’ayons point de regrets : sur les chemins que nous n’avons pas choisis, la vie ne se serait pas moins étiolée, quoique autrement.
59. Une sorte de complicité lie les antithèses. Avec le recul, les contestataires paraissent aussi typiques de leur génération que la multitude des conformistes.
60. La guerre interdit l’espace et la propagande, le temps. Mais quoiqu’il soit dénoncé comme un archaïsme de l’adversaire, le retour au passé ouvre aussi une ère nouvelle !
61. De ces gens comme on en subit, — froids, graves, compassés, soupçonneux, sourcilleux, sévères, contempteurs, sectaires, dogmatiques, — on peut bien dire que leur vice est l’excès de leur vertu.
62. Les défauts exercent le goût, mais le perfectionnisme finit par le fausser.
63. La folie est plus sage que la sagesse quand elle a raison.
64. La sagesse n’évite pas toutes les erreurs, mais calcule les risques de celles qu’elle commet sciemment pour le plaisir de l’expérience.
65. Les événements viennent parfois à notre secours et l’imprudence des causes n’empêche pas la prudence des suites.
66. On a beau se croire maudit, on ne mesure jamais tous les obstacles possibles. De telle sorte que les meilleures décisions se prennent enfin dans les larmes.
De l’empêchement des circonstances sachons faire une orientation.
67. La maladie d’Alzheimer a des effets surprenants : certains se rendent compte d’une bêtise qu’ils ont faite et n’auraient pas avouée avant de perdre la tête.
68. Les querelles entre partisans du même bord allègent les conflits majeurs.
69. On voit si peu d’unité dans maintes nations que l’on se sent plus proche de ses équivalents dans d’autres pays. Les désaccords politiques où l’on vit, fécondent les fraternités extérieures.
70. L’arme nucléaire fournit l’instrument de la folie et soutient l’argument de la sagesse : paradoxe de la paix armée. Mais au moyen la crédibilité ajoute la détermination…
71. Plus d’un dort sur ses deux oreilles sans se douter un instant que son ennemi est capable de se nuire à lui-même pour l’emporter.
72. Ne revenons auprès des caractères incommodes que pour nous assurer d’une piqûre de rappel. Il est même quelque peu agréable de demander pour ne rien obtenir : le rapprochement renforce les bonnes raisons de rester éloigné.
73. Les arguments diaboliques peuvent être salutaires et les beaux motifs, funestes.
74. L’idéologie loue parfois de si grands maux que l’on éclate de rire.
75. On a tort d’avoir raison si la vérité dérange. Mais on a raison d’avoir tort quand le mensonge suscite le vrai ; car les gens ont si souvent envie de vous contredire qu’il faut plaider dans le sens qui provoque la réaction souhaitable.
76. Souvent on dit non à soi-même pour se donner le temps d’arriver au oui.
77. On est parfois plus influent par son absence.
78. La lumière au-delà du noir (l’outre-noir) est au peintre Soulages ce que l’Inexprimable suggéré par l’art de ne rien en dire est au poète taoïste.
79. L’étendue et la variété de la culture libèrent de la culture.
80. Un bond en avant manqué, tel que la christianisation officielle de l’Empire romain, livre tout l’Occident aux barbares ; un retour en arrière réussi, tel que l’humanisme nourri d’Antiquité, engendre la Renaissance et les Temps modernes, — sans exclure que le meilleur n’entraîne le pire.
On ne saurait réparer enfin le monde, ni comme acteur ni comme spectateur. Le plus triste n’est pas que tout aille mal, mais que l’homme soit profondément incapable d’arranger les choses. Malgré ses analyses et sa conscience, il n’est qu’une force de perturbation, déléguée par la nature, qui ne veut rien de stable et n’ouvre une voie à l’existence qu’en payant ses droits à la mort, par inhibition ou par destruction. Tourne la roue de la Fortune ! La montée pousse la descente et la descente, la montée. On n’arrête pas le sacrifice, prémédité ou imprévu, du bon comme du mauvais.
81. La science dépend de ses capacités futures pour reculer plus vertigineusement sur l’axe temporel.
82. L’aptitude à construire commence par le goût du démontage ; on apprend à bien faire en observant les maladroits ; il faut avoir ignoré un point majeur pour mesurer toute son importance, etc. La compétence naît souvent à son antipode. Ensuite une belle intelligence de sa discipline permet d’avouer ses manques et l’on s’est élevé pour redescendre.
83. La célébrité est si passagère, un si grand intervalle la sépare de la mort que l’annonce d’un décès fait souvent renaître le phénix de ses cendres, pour quelques heures, et connaître un talent oublié.
84. On a perdu son temps par obligation ou par négligence. C’était inévitable dans le premier cas, et même précieux dans le second : les projets mûrissent secrètement.
85. Nos travaux annexes ne sont pas forcément ceux qui progressent le moins ; leur superfluité peut même les relancer efficacement.
86. Cultiver la désinvolture en fait une discipline.
87. Qu’importe le pouvoir si le contexte vous refuse la puissance ?
88. Hormis celles que nous pourrions considérer comme avouables pour nous-mêmes, les fonctions des autres nous paraissent saugrenues, mais surtout trop avantageuses. Si pernicieux que soit à la cohésion le dénigrement des autres espèces sociales, cet usage très répandu montre une tendance générale à la distanciation critique. L’implication naïve a régressé.
89. Un sourire de celui que l’on accuse, innocente un peu les défauts reprochés, car on reconnaît l’ébauche d’un aveu. Mais beaucoup, englués dans l’hypocrisie du métier, sont incapables d’une telle concession.
90. La manie des placements impalpables ne libère pas leur propriétaire, car elle est à l’accident potentiel (chute des cours ou vente nécessaire) ce que la jouissance des biens tangibles est au bonheur présent. Passe encore de vivre avec un peu de crainte, mais le craintif avéré ne vit plus.
91. Nous examinons les choses que nous venons d’acquérir ; puis nous ne les regardons plus si elles nous agréent. Nous en détacherons-nous assez pour ne plus les voir ?
92. On en use avec beaucoup de gens comme avec les maladies légères : l’inconnu surprend, l’habitude familiarise, le moment de la disparition vous échappe.
93. Fût-il trop cher, le paiement d’un service vaut mieux qu’une serviabilité en retour. L’argent vous abrite d’une demande inopportune.
94. Prenons de chacun le peu qu’il est en mesure de nous apporter ; laissons aux âmes souples tous ces liens dont voudraient nous garroter des affinités superficielles.
Parmi les régimes que la société nous offre pour notre subsistance, je m’arrête à l’externat. Mais je n’affirmerais pas que le mode distanciel, introduit par le dernier virus, ne soit pas un variant, plus redoutable, des chaînes précédentes.
95. Un ennemi n’est jamais tout à fait dangereux quand il sait rire : sa haine a des failles.
Un grand siècle cultive le tragique et le comique, l’épopée et la satire, le sérieux et le plaisant. Un orateur se livrant au seul lyrisme m’inquiète autant que la rigueur du dogmatisme chez tant d’autres : en excluant le moindre humour, ils participent du règne des passions intolérantes.
96. Nous devons relancer nos passions comme un jongleur règle le mouvement de ses cerceaux ou de ses quilles : sans nous en encombrer.
Les passions déclinant, on sort peu à peu de cette vie certain d’avoir tenu un rôle. Si l’on n’invite pas ses concitoyens à l’applaudir (comme Auguste), on se demande s’il a été bien joué.
97. Vous êtes entré seulement dans un rôle aussi longtemps que vous conservez la liberté d’en sortir. Si le rôle est entré en vous au point de nourrir une passion, son mécanisme vous conduira jusqu’au bout, — vers quelque excès que vous soyez entraîné.
L’éducation imprima d’autant mieux en Alexandre le métier de roi que son caractère le poussait à exercer le pouvoir. La démesure et même la démence se retrouvent dans les récits et les commentaires, — quoique toutes les actions du héros, voire les plus périlleuses, s’appuient au moins sur un argument positif. Grâce à l’ambiguïté, l’aventure a pu se prolonger de façon étonnante entre la folie et la méthode, le rêve et le sens du concret.
Fallait-il débarquer en Asie Mineure ? L’unité grecque, obtenue par la domination macédonienne, permettait enfin de songer à la délivrance des cités sur l’autre bord de la Mer Egée. Le roi Philipe, réputé réaliste, avait préparé l’expédition. La puissance perse brillait plus par la richesse que par le courage : l’heure de la vengeance était donc arrivée.
Fallait-il, après la victoire d’Issos, descendre le long de la côte méditerranéenne ? Evidemment, pour lever la menace que la flotte ennemie faisait peser sur la Grèce.
Fallait-il prendre le temps de passer en Egypte ? Oui, car cette province attendait le libérateur et lui réservait, avec la paternité du dieu Amon, le rang pharaonique.
Fallait-il ensuite remonter vers l’Assyrie ? Certainement, parce que Darius avait réuni une dernière armée, qui fut écrasée à Gaugamèle.
Fallait-il s’enfoncer dans les satrapies les plus septentrionales de l’Empire Perse ? Admettons qu’en éliminant tout foyer de résistance, l’envahisseur concluait sa supériorité sur l’adversaire en fuite et accomplissait le tour d’un territoire immense afin de lui imposer son autorité.
Mais était-il nécessaire d’attaquer l’Inde, plus au sud ? Alors commence vraiment le délire : Alexandre est retenu par ses généraux quand il devient manifeste que le contrôle de toute la terre habitée oblige à marcher indéfiniment et, d’une contrée à la suivante, tourne au voyage d’exploration face à des multitudes croissantes.
Une partie des troupes devait-elle revenir par le désert de Gédrosie ? Il s’agissait de surprendre les peuples par un exploit et de réussir là où d’autres avaient perdu leurs soldats ; mais l’entreprise fut inhumaine et meurtrière.
Etait-il prudent de projeter le contournement maritime de l’Afrique depuis le Golfe Persique et de donner rendez-vous à une autre armée qui aurait soumis Carthage en gagnant à l’ouest les Colonnes d’Hercule ? Une longue absence du chef aurait sans doute été la cause de troubles en Asie. Ce dessein n’eut pas de suite, la mort d’Alexandre à Babylone montrant que le demi-dieu avait atteint physiquement ses limites.
Pris à la fois dans l’enchaînement de la stratégie et, plus follement, dans la logique de l’universalité géographique à reconnaître, le fulgurant Alexandre épuise le possible, non pas modérément, mais en brûlant l’énergie qu’il prétend tenir de ses origines fabuleuses. Quoi de plus audacieux que de se parer de qualités d’immortels ? L’hybris est un défaut que les personnages tragiques paient de leur vie. En l’occurrence, la catastrophe se complète par les rivalités des successeurs, par l’éclatement de l’empire et son recul à l’est.
Comment savoir si, prononçant une dernière parole difficilement audible, le mourant léguait divinement sa conquête à son fils Héraklès ou si, dégrisé par l’imminence du trépas, il la laissait « au plus fort » des diadoques ? Dans cette hypothèse, il prenait enfin ses distances et les guerres qu’il entrevoyait, ne concernaient plus le mythe qu’il avait incarné avec une foi si absolue.
98. Le portrait sémantique de la Sagesse suivrait les phases d’une existence : l’enfance docile, la jeunesse studieuse, la maturité réfléchie, la vieillesse circonspecte. De l’ouverture à la fermeture.
99. Passer le plus clair de son temps à regarder en face le non-sens de sa vie, est-ce encore plus fou que de se détourner ou s’agit-il d’une forme de sagesse ? Jusqu’où la juste conscience de la vanité ne nous alourdit-elle pas ?
100. Qu’est-ce qui nous sauve de la folie dans les moments les plus problématiques, sinon la pensée que le moi peut exercer son droit de retrait ?
101. Un schizophrène se redresse brusquement sur la banquette où il soliloque, et m’apostrophe avec rage : « Qu’est-ce que vous faites sur cette planète ? » Tout compte fait, il n’est pas si fou d’être perçu comme un extraterrestre.
102. Il ne faudrait accorder d’autre importance aux événements publics que leur apport à une méditation qui vous laisse l’indépendance d’un spectateur.
103. En général, on fait entendre sa pensée plus brutalement qu’on ne la donne à lire. Car le travail de rédaction la purifie des scories de l’emballement, de la colère ou de l’improvisation haletante. A la fin nous pensons mieux, mais aussi moins passionnément ce que nous avons pris le soin d’exprimer sans faute.
Voire, nous nous éloignons de ce que nous avons consigné à notre satisfaction. Un sentiment bien tourné délivre son auteur des doléances de l’amour-propre et la justesse des mots l’apaise, parce qu’il a établi avec lui-même une entente plus sûre que l’approbation des autres.
Un air d’innocence et d’extériorité vaut souvent mieux qu’une prise de position acerbe. Surtout ne rien écrire de fâcheux et, par sa froideur, déposséder de leur démon les trop chauds partisans. S’il est moins facile de parler d’après ce conseil, la plume s’accorde le repentir.
104. L’esprit littéraire se tient au bord de ses découvertes. Il sait que l’audience d’une communication universitaire ne vaut pas l’universalité d’une vulgarisation chatoyante. Mais la légèreté de l’artiste est plus difficile que la lourdeur du savant.
105. L’autorité d’un auteur l’engage autant vis-à-vis de lui-même qu’envers le public : le respect du livre implique une double charge. Mais elle peut s’alléger quand l’exemplarité devient l’affaire des lecteurs, ou si leur absence prive le texte de témoins et libère ainsi son garant.
106. On entre dans les voies de l’imagination à des fins révélatrices et dans celles de la raison pour construire. La création romanesque doit harmoniser un double cheminement, car de la contrainte de la seconde faculté par la première résulterait l’invraisemblance et de la relation inverse, l’artifice.
107. Composé dans ses émergences et abrupt dans ses blancs, un spicilège de remarques oscille entre l’ordre et l’anarchie.
108. Il manque en général aux auteurs de pensées d’échapper à la monotonie d’un strict exercice grâce à l’entrée d’autres genres. Mais tout le premier chapitre du texte fondateur est une autobiographie morale ou, si l’on veut, un éloge de Marc-Aurèle par lui-même, qui présente chacune de ses vertus en disant de quel membre de sa famille ou de quelle relation elle le rapproche. Plus tard, sa diversité a fait le génie de La Bruyère, dont on se souviendrait moins si tant de portraits satiriques n’avaient pas envahi Les Caractères et distrait le lecteur du sérieux des remarques.
109. Il est aussi stupide de reprocher à l’écrivain le mélange des genres qu’au peintre d’avoir représenté une place de ville sur un format de marine.
110. Il n’y a pas tant à dire sur chaque sujet et la brièveté des maximes suffit. Mais il importe de les multiplier en raison du nombre de choses à aborder. Le genre est à la fois le produit d’une rareté et d’un foisonnement.
111. Tributaires d’une expérience propre, les idées se raréfient. Tout m’est bon : sinon de faibles exemples personnels, les cas étrangers ; ce que j’ai entendu, ce que j’ai lu, mais encore ce que je devine ou suppose.
112. Pourquoi l’auteur n’entrerait-il pas directement dans son recueil s’il parle de lui-même comme des autres : succinctement et sans complaisance ? Les Pensées de Joubert s’achèvent par un autoportrait en vrac.
La variété des sujets se manifeste dans le classement que Chateaubriand a fait des fragments laissés par son ami. Un moraliste parle de tout sans s’appesantir, mais s’il écrit très peu, il a longtemps réfléchi, — nullement en spécialiste, toujours en amateur, véritable ou feint.
Car la fréquentation d’autres disciplines apprend la discrétion quand on emprunte à des connaissances plus familières. Ainsi la différence se réduit-elle entre les remarques les plus ponctuelles, les réflexions esquissées à la suite d’explorations sur des terres inconnues et les études résumées au prix de grands sacrifices, entre la légèreté sans prétention, la curiosité prudente et le didactisme abrégé.
113. Que ne faudrait-il pas savoir pour parler de tout avec justesse, mais ignorer en faveur de la simplicité !
114. Si la généralité absolue d’une pensée coûte au sentiment personnel, il se dédommage par une formule plaisante. Ou si le vrai devant trop au cas particulier gêne l’esprit, la prudence de quelque atténuation s’impose.
115. La contingence d’une intrigue fictive se mesure à l’envie que ses lecteurs (ou spectateurs) ont de la réinventer autrement. Mais quoi qu’il doive à l’imaginaire, le mythe originel imprime à la tragédie une sorte de nécessité. Voire, cette dernière devient plus rigoureuse quand elle s’applique à la loi d’une démesure entraînant la catastrophe.
Par définition les maximes et les moralités trônent sur la certitude ; aussi leur réduction au possible les préserve-t-elle d’un renversement.
116. Il vaut la peine d’essayer les formules à l’endroit, puis à l’envers : l’explorateur des rapports inversés complète l’assise de ses idées.
Si l’on veut s’en amuser, rappelons ces retournements faciles : l’un quitte les affaires, un autre poursuit ses études, mais rien n’empêche de supposer, — sans nier ces faits, — que les affaires quittent le premier et que ses études poursuivent le second…
La réversibilité de l’expression est à la valeur du message ce que les mouvements contraires sont au bon état du corps.
117. Une maxime amuse par son évidence et inquiète par sa gravité. Telle autre provoque le sourire en dévoilant la petite raison d’un grand fait.
118. Si l’on ôte d’une sérieuse réflexion la plaisanterie dont elle vient, on n’en est pas moins redevable à la première étincelle. Sagesse cachée.
119. Une mauvaise remarque cherche à cacher sa légèreté ; la bonne lui doit sa profondeur.
120. Vous vous rappelez des gens, des faits, sans la moindre intention de prendre la plume. Tout à coup vient une formule digne que vous la répétiez à haute voix, attentif à vous-même. Ici commence l’âpre souci du texte à finir, né d’un esprit errant et libre. Sagesse inversée, mais fertile.
121. La correction d’une idée passe souvent par une quasi-destruction. L’immatérialité autorise les prodiges du phénix.
122. D’une impossible pensée naît une pensée sur l’impossible.
123. Le trait spirituel peut emprunter au banal, mais il rembourse sa dette à l’originalité.
124. La platitude agréée est à l’insouciance confortable ce que les idées fortes sont à l’intellectualité de luxe.
125. Ou le poète varie l’expression d’un sens unique et prend le temps d’un lyrisme incantatoire ; ou il exprime de façon unique plusieurs sens, comme si la polysémie faisait de lui un homme pressé. Ou la hantise ou la ruse. Si la répétition développe la signification, s’il faut piétiner pour avancer, ce paradoxe rejoint la recherche courante des idées complémentaires.
126. Film, roman ou autre, le genre policier joue de deux forces, l’une fautive, l’autre répressive. Mais la première n’est pas toujours patente d’emblée. S’il s’agit d’une énigme, l’intérêt risque de languir, — quoique la recherche puisse finir par avoir une dynamique captivante. Si l’on connaît le coupable, ou si l’on se doute fortement de son identité, ses efforts pour échapper à la sanction des faits rendent la lecture ou le spectacle palpitant, — quoique le resserrement de l’étau apporte un résultat sans surprise.
La catastrophe qui écrase Œdipe, ne surprend pas, mais Sophocle lui donne tout le poids d’une fatalité terrifiante pour convaincre du pouvoir des dieux et de ses relais prophétiques. Le protagoniste a promis d’éclairer Thèbes en proie à un nouveau fléau : impulsé par sa précipitation, le questionnement ne traîne pas et se rapproche implacablement d’une vérité que l’auteur de la souillure s’acharne à attirer contre lui-même. Telle est l’originalité du cas : Tirésias dénonce très tôt le responsable des malheurs de Thèbes, mais celui-ci ne cherche nullement à brouiller la piste, il publie son inquiétude et travaille à la justifier : de l’interrogation d’Apollon à celle des acteurs oubliés, plus Œdipe veut savoir, plus il rencontre le plein effet de sa malédiction.
Au fond, le titre de Sophocle est un oxymore : celui dont le nom (« pieds enflés ») rappelle la blessure originelle et la volonté paternelle d’exposer un fils que l’oracle de Delphes annonçait comme dangereux, Œdipe, qui a satisfait malgré lui et sans le savoir le désir inavouable, est devenu Roi, autrement dit le sur-moi enquêteur, et c’est en accomplissant l’illicite, — le parricide et l’inceste, — qu’il a atteint la position politique le chargeant des interrogatoires propres à libérer la ville de l’impureté, dont il ne pense pas au départ être la source. Un lien de cause à effet s’établit entre les deux ressorts de l’intrigue, incarnés par le même personnage : l’intime, malsain, et par suite de sa réalisation, l’autorité officielle, vouée à se montrer punitive. L’ordre naît donc du désordre. Aussi le devin Tirésias lance-t-il avec justesse au souverain le paradoxe de cette tragédie : « C’est précisément ta chance qui te perd. »
127. Ignorance feinte, l’ironie est socratique et relève de la sagesse paradoxale : le philosophe se laisse conduire pour mieux diriger le dialogue.
Raillerie, mordante jusqu’au sarcasme, la figure de mot devient une arme de la méchanceté et nous renvoie à l’humeur.