Prologue

   « Je veux bien vous éclairer, dit la Lanterne. J’ai l’habitude des vestibules et vous trouverez en moi une bonne préfacière, — d’autant plus que je rencontre un de mes emplois divers à chacune  des étapes de ce livre.
   J’aurais dû être associée aux Lumières sans servir de potence aux énergumènes dont l’humeur massacrante pendit les privilégiés d’un régime honni. Moins violent, le journalisme m’a enrôlée dans la satire.
    On m’en a fait voir de toutes les couleurs. Des gens trop pratiques ne rougissaient pas, comme moi, de défier la morale en m’utilisant pour signaler les maisons closes. Je me suis donc compromise par la provocation.
   Si vous vous demandez comment les hantises du troisième chapitre peuvent me concerner, apprenez que mon nom désigne aussi un pignon à barreaux que fait tourner un engrenage. Un tel mécanisme oblige aux retours.
   Vous connaissez mieux, sans doute, ces égarements qui me substituent à des vessies, sinon ce sens péjoratif de balivernes que l’on m’attribuait jadis, niant tout sérieux à mon éclairage.
   J’étais pourtant un instrument très fiable au jugement des essayeurs d’or et d’argent, car je leur offrais une petite armoire vitrée, capable d’abstraire des perturbations de l’air la finesse de leurs pesées.
   Sous un aspect moins sévère, j’illumine de mes lampions les fêtes de Venise et l’on peut alors me dire joyeuse autant que vénitienne.
   L’immobilité inhérente à mon service public paraît moins agréable et le verbe d’inaction que l’on a créé sur mon substantif, consiste à attendre. Cependant je ne m’ennuie pas dans la rue, où la fréquentation des passants me distrait ; je me sens d’ailleurs indispensable, mais les êtres humains se projettent négativement sur tout.
   Ma signification glisse, comme celle d’une foule de mots. Il a fallu quelque lanterne rouge à l’arrière d’un convoi pour que le peuple applique l’expression au dernier cycliste du peloton et me fasse entrer dans l’univers de l’épreuve. Cet autre rouge ne vise plus la luxure affichée, mais la honte de la défaite absolue.
   Que ne ferait-on pas de moi, vieille servante de toutes les sociétés ? Sous la forme d’une colonne ajourée dans sa partie supérieure je domine encore certains cimetières ; ma flamme funéraire, plaidant pour le salut des morts, combattait l’idée de leur anéantissement.
   Loin de cette époque romane, l’élégance de l’architecture classique m’élève au faîte d’un dôme ou me suspend, volumineuse, au centre d’une cage d’escalier dont la rampe, d’une riche ferronnerie, encadre des marches si basses qu’on les gravit sans effort en saluant ma taille.
   L’esprit poétique me reconnaît parmi les réalités naturelles : dans un champignon de la famille des clathracées ou dans l’appareil masticateur de l’oursin. Je passe d’autres ruses qui me confondent avec quelque accessoire décoratif, plus souvent avec des pièces inventées par la technique et dont l’usage n’est pas fondamentalement le mien. Une simple analogie de structure m’attache ainsi d’autres objets.
   Il n’est point de figure abordée par l’auteur qui ne corresponde à l’une de mes fonctions au moins. Je n’excepte pas la sagesse finale, car son principe est la légèreté, de sorte qu’elle ressemble au monde évanescent dont les acteurs ne font que passer l’un après l’autre au cours du spectacle offert par une lanterne magique. »

Humeur