Humeur

1. Le vagissement du nouveau-né proteste déjà contre son sort. La nature met la mauvaise humeur au seuil de l’existence.
   Le bébé-médicament subit une double peine. Non contente de lui imposer la vie, sa mère le condamne à n’être venu que pour un autre, qu’il fournira en moelle osseuse. On s’indigne d’une telle motivation maternelle. Quand le législateur se penchera-t-il sur les droits de l’enfance ?

2. Les milliards d’individus s’accumulent sur la planète, mais on n’entend préconiser d’autre remède que la baisse de la consommation et le partage de l’espace habitable. Les défenseurs de l’environnement sont les moins enclins à freiner la prolifération de l’espèce. La sacralisation des naissances et la logique familiale, plus encore que la dynamique industrielle et commerciale, développeront jusqu’au bout la mécanique funeste.

3. Le populationnisme est la force d’une nation et la fatalité du genre humain.

4. Les relations insolites furent à la mode dans les années quatre-vingt. Mais depuis, le parti religieux, désormais très composite en France, a exacerbé la régression des mentalités.

5. Vous avez implicitement rebuté un message amoureux : vous devenez un ennemi définitif. Encore ne sait-on pas à quel point vous êtes inaccessible…

6. Dictées par l’intérêt plus que par le désir, des avances dédaignées sont suivies des mêmes réactions que chez le mendiant éconduit.

7. J’eus presque toujours deux maisons comme mon père avait deux femmes, — la brune qui me donna le jour le plus légalement du monde, et la blonde, longtemps secrète, qui ressemblait tant à ma grand-mère… Il avait acheté au bord de la Marne deux belles anglo-normandes se faisant face dans le même parc (aujourd’hui divisé en trois). Celle que nous habitions, s’allongeait perpendiculairement à la rivière, que son architecture compliquée dominait d’une terrasse ; l’autre, plus courte, tournée vers le nord et dont l’échelle rabattue reliait le balcon filant du premier aux combles,  éclairés par une lucarne aussi unique que l’œil du Cyclope, apparaissait comme une annexe.
   Elle fut louée à un couple alsacien pour qu’il me gardât dans la journée. Remis de bonne heure à leur sévérité, j’assistais au lever de leur fille, que l’épouse du militaire arrachait du lit en lui lançant au visage quelque lanière d’un martinet. Cette enfant était très curieuse et nous pouvions nous attendre à son espionnage en tout endroit du double jardin, coupé par une simple haie qu’interrompait un puits, décoratif et néanmoins symbolique de l’introspection intéressante. J’ai complètement oublié les visages éphémères de ces gens chez lesquels je n’entrais pas sans larmes. J’errais au dehors, séparé de mes jouets par la fermeture de notre foyer jusqu’au soir. Le moi frustré se tenait ainsi à l’extérieur des deux instances psychiques, — telles ces âmes pénitentes, trop légères pour le diable et trop lourdes pour le Ciel.
   Quand le second bâtiment eut été vendu, j’eus droit à la surveillance de la propriétaire, bourgeoise vieille France, dont le rideau de peupliers n’arrêtait pas les regards. Le puits était resté de notre côté, promettant au bambin que j’étais, des découvertes tardives… Sans savoir encore ce qu’elle combattait en profondeur, je fus inconsciemment sensibilisé à la tyrannie du sur-moi. J’en ai même conçu une allergie aux armées (quoique pour moi seul) et une horreur positive des gardiennes.

8. La dualité inaugure le pluriel et fait jaillir la source des ennuis.

9. Si moderne que soit une époque, elle reste ancienne, parce que la psychologie ne change pas. Avec le progrès, l’homme se libère de quelques fatigues, mais non de lui-même.

10.  Si d’abord on a regardé les défauts d’autrui avec l’indifférence de celui qu’ils ne concernaient pas, leur pratique vous rend agressif et la durée de l’expérience conduit à la détestation.

11. L’homme est tel qu’en général il s’excusera tout en justifiant ses torts.

12. Il n’y a pas si loin du chantage des prétendues victimes à la terreur des voyous.

13. La Justice n’est pas responsable de tous ses excès. De nombreux pouvoirs lui ont été conférés par des citoyens susceptibles et maladivement incapables de s’entendre dire leurs vérités.
   Souvent l’on vous cherche querelle pour avoir la satisfaction de se croire offensé. Mais il est impossible de faire alliance avec les gens d’un trop bon caractère : rien ne les choque.

14. Une dispute nous irrite d’autant plus qu’il est humiliant d’y entrer.

15. Le rire est plus hostile qu’un air fâché.

16. Témoins d’une altercation, les rieurs l’excitent, car ils en rabaissent la gravité.

17. Pour peu qu’une collectivité s’émeuve, quelqu’un d’exécrable suscite une haine plus lourde que ses méfaits.

18. Une épidémie accentue l’inimitié des rapports humains : les autres deviennent carrément dangereux et inabordables.
   Au loup de velours noir, couvrant la moitié supérieure du visage, s’associent l’élégance et la liberté des rapprochements dans les carnavals de la sérénissime république ; tout au contraire cet autre demi-masque d’une blancheur d’hôpital, appliqué sur le nez et la bouche, a la laideur d’un bâillon et complète la distanciation sociale recommandée contre une maladie contagieuse, —  dans l’oubli du procès que la laïcité fait au port du voile.

19. La lionne ne défend pas ses petits plus sauvagement que la mère, son fils ou le père, sa fille en échec scolaire.

20. En général, l’homme s’animalise par degrés. De la véhémence verbale à la violence active la parole devient hurlement et le geste expressif, brutal.

21. L’indignité humaine s’amuse d’avoir un comportement qui la rapproche de l’animal.

22. Une agressivité latente se devine aux mordillements que le trousseau de clés creuse autour de l’entrée de serrure !

23. Plus on passe, pour ne vexer personne, de la complémentarité à l’indépendance, plus on rend la situation conflictuelle.

24. Le nombre des manifestants est au combat social ce que le retrait des consommateurs est à la guerre commerciale : on pèse là par une présence, ici par une absence.

25. Tantôt on étouffe son mécontentement pour ne donner aucun motif aux représailles ; tantôt on le libère pour se forcer à prendre une décision.

26. Une faible curiosité laisse entrer en vous le monde à petites doses, mais n’empêche pas la colère de le vomir à longs jets.
   Rien de tel que le songe pour vous rappeler qui sont vos ennemis.

27. Mené par son cerveau reptilien, le furieux, comme le serpent, s’attaque à ce qui remue. Maître de Rome, le tumulte gaulois respecta la majesté des vieux patriciens, statufiés sur leur chaise d’ivoire, tant que l’un d’eux, manquant de sang-froid, n’eut pas frappé de son sceptre un visiteur trop curieux. Cela dit, rien n’assure que l’immobilité des nobles eût maintenu jusqu’à leur départ les envahisseurs dans l’enchantement.

28. L’orchestre de la panique urbaine retentit à tout moment : les pompiers, la police, les ambulanciers, les automobilistes y déchaînent leurs instruments, sirènes ou avertisseurs. L’affolement est devenu la norme.
   Qu’une épidémie vienne susciter des mesures prophylactiques, elles effraient plus que le virus : impossible de s’en remettre au Sauveur si l’on vide jusqu’aux bénitiers !

29. S’il échappe à la furie d’une voiture de police, le malheureux piéton tombera sous les roues silencieuses d’un véhicule électrique ; s’il n’est pas percuté par une moto vrombissante, il sera heurté par un vélo discret ou par une patinette insonore. La tuerie devient sournoise.

30. La  réduction des voies d’écoulement ne tarit pas le flot des automobiles : contraintes ici, elles se répandent par là, — comme des moucherons délogés de la poubelle se dispersent sur les murs de la cuisine.

31. Une panne de signalisation ralentit le trafic sur telle ligne ; vous passez sur une autre où la circulation est retardée par la présence d’un animal sur la voie. Un boa ? Non, un chien. Arrivé enfin à votre station, l’une des deux portes reste bloquée, évidemment de votre côté, de telle sorte que vous devez vous arracher à l’agglutinement des voyageurs qui ne descendent pas. Vous sortez en maudissant le métro. Heureusement vous avez gardé la tête assez froide pour ne pas jeter le ticket, qu’une escouade de contrôleurs vous réclame en haut de l’escalier.

32. On vante les bienfaits de la végétation pour assainir l’atmosphère urbaine, mais au nord du parc des Tuileries, une longue bande de terrain, poussiéreuse l’été, boueuse l’hiver, est sacrifiée à des baraques de salon ou à d’infernaux manèges, et dans les intervalles, elle afflige par sa nudité !

33. L’emballage est aux monuments comme le masque aux piétons : une barrière parmi d’autres isolements. Or un art réductible à un savoir-faire donne-t-il le droit de séquestrer le beau ?

34. La population environnante n’a de parisien qu’un proche éloignement. La ville même, dans ce qu’il en reste d’habitable, est réservée aux plus riches et aux plus pauvres, car la spéculation et la préemption éliminent la classe moyenne. Ce Paris contrasté n’a plus d’âme. Comment les provinciaux rêveraient-ils encore de s’y fondre ? Ils ajoutent leur hostilité à celle des banlieues.

35. Pour beaucoup l’habitat n’exprime ni un goût ni des besoins ; c’est un exercice économique prévoyant tous les critères d’une bonne revente.

36. La sévérité fiscale, les lacunes du service ferroviaire, l’exposition aux risques de la propriété isolée, de possibles réquisitions avaient fortement refroidi le désir d’une résidence secondaire : l’écart s’était creusé entre les grandes agglomérations et le désert des campagnes, entre les villes actives et les villes mortes.
   Voici que certaines renaissent. Nous ne sommes pas sortis de la pandémie, mais nous en mesurons déjà les conséquences. Elle a été le catalyseur d’une rupture élargie, décisive avec les anciennes façons de vivre dans une métropole. Paris semble avoir fait les frais principaux du changement. Les confinements ont accéléré la crise du commerce physique, favorisé le travail à domicile, ruiné le tourisme massif, rendu la ville à la fois moins indispensable et moins attractive. La cause accidentelle d’une désaffection des Parisiens et des visiteurs à l’égard de la capitale a été déterminante, en s’ajoutant aux raisons persistantes d’une phobie maintenant avérée : le désordre, l’insécurité (quoique la police roule à tombeau ouvert), la mobilité problématique, la malpropreté, la pollution, le bruit, la cherté incompréhensible du quotidien et de l’habitat.

37. On s’inflige les inconvénients d’une seconde république en partageant la propriété. Ou, pour prendre une référence économique, on s’entend toujours mal avec ses associés.

38. Copropriété : structure dont de servent les pouvoirs publics pour mieux régenter les bâtiments et créer ces emplois spécifiques dont s’exempte une maison individuelle. Faute de place suffisante à l’horizontale, l’empilement de l’humanité accentue la dépendance de l’individu, non seulement sociale, mais encore politique.

39. La première des compétences est de gérer son corps, et la deuxième, sa maison. L’habitat urbain se prêtant à l’irresponsabilité individuelle, la plupart ne se doutent même pas de l’existence du toit qui les couvre, et ils arrêtent les travaux collectifs à la peinture de la cage d’escalier.

40. Qui croirait qu’ils sont voisins de palier ? L’un regonfle les pneus de son vélo ; l’autre fait ronfler sa décapotable. Le premier a l’air inquiet d’un homme qui s’acquitte péniblement de ses charges ; le second a toute l’aisance de ceux qui poussent aux dépenses visibles. Pourtant il ne restera même pas dans l’immeuble : il attend de pouvoir emménager dans une résidence hyperluxueuse ; peu lui importent les victimes sur son parcours immobilier.

41. Quelle plaie vous chassera de l’immeuble ? Le bar trop musical du rez-de-chaussée, l’aspirateur d’une concierge insomniaque, les enragés du gardiennage, le m’as-tu-vu du visiophone, le mauvais payeur, l’acheteur de tout appartement pour blanchir son argent, la famille endiablée, les frileux du quatre-mètres-sous-plafond, la porte qui claque, le ballon lunatique, les fuites répétées, les conduits entartrés, l’allergie aux platanes, le stationnement des cars, les cortèges de manifestants, les sirènes d’ambulances de l’hôpital voisin… ou l’envie de changement ?

42. En impliquant l’individu dans maints groupes plus ou moins réglementés, la société multiplie les foyers d’exaspération, — tout en amplifiant la voix des contestations collectives.

43. Que la fête soit bourgeoise ou populaire, que l’on y consomme des petits fours ou des saucisses, il s’agit toujours de se compter.

44. L’effritement d’un groupe uni par la médiocrité excite la jalousie : un départ est ressenti comme une rupture, la réussite comme une trahison, — d’autant plus si l’idéologie de rigueur prône la stagnation sociale.
   L’universelle vertu, préconisée sous l’empire de la pauvreté, s’avère souvent plus offensive que l’envie.

45. Au delà des contraintes de la relation éducative, la cohésion familiale s’est dissoute en deux temps : les anciens ont été abandonnés dans des établissements spécialisés, puis la longévité a permis les remariages tardifs, et du coup, les détournements de patrimoines.

46. Les adversaires de l’héritage ne se soucient que de l’égalité entre individus ; ses partisans défendent un droit qui contribue à laisser les descendants directs à peu près égaux à leur premier niveau social. Le débat oppose l’uniformité dans l’espace et la continuité dans le temps. Le dédain croissant de l’ancienneté, où qu’elle réside, ne favorise pas la seconde.

47. Il n’est point de droit qui n’en lèse un autre et dont la reconnaissance ne soit circonstancielle. Un droit controversé s’affaiblit en tolérance.
   La complexité d’une science se justifie ; celle des lois résulte de la dispute et de l’embrouillement. Cependant les spécialistes se rengorgent comme s’ils évoquaient des commandements divins.

48. La société vous incite aux acquisitions pour prendre le droit de vous redemander tout ce que vous avez obtenu.

49. Pour des myriades d’humains encore inciviques seuls leurs proches comptent ; les autres sont des gens bizarres, plus ou moins utiles, dans une organisation sociale essentiellement dispensatrice de droits.

50. L’excès d’une prédation compromet un équilibre, dans la société comme dans la nature, mais ici l’impossibilité physique finit par clore le désordre, là le droit l’entretient financièrement, soit par l’aide, soit par l’impôt, le prédateur des prédateurs.

51. A mesure que le citoyen est devenu un administré, et celui-ci, peu ou prou, un assisté, la conscience des droits s’est substituée à celle des devoirs.
   Le privilégié fut à l’Ancien Régime ce que l’ayant droit est à la République. Mais le second n’est protégé par une nouvelle inégalité qu’à force d’obsession égalitaire.

52. En matière d’augmentation pécuniaire, l’égalité proportionnelle est juste, mais coûteuse ; l’égalité préférentielle, injuste, mais capable d’éteindre l’incendie social. Ainsi, d’inégalité en inégalité s’affirme l’égalitarisme.

53. Nous payons un double tribut à l’esprit d’égalité : individuellement dans le cadre national, collectivement dans la « construction » européenne. Ce projet, inspiré par la pacification plus que par la volonté d’un rayonnement continental, s’attache à prévenir toute domination interne.

54. Le juste tient de l’arithmétique ou de la morale. L’une le tire en toute simplicité vers l’égalitarisme ; l’autre, plus subtilement, vers un système permissif. Celle-là agrée au peuple ; celle-ci, aux élites.

55. Une femme en complet-veston parle avec autorité. Un jeune homme agite des franges dans un défilé de couture. Est-ce l’égalité des sexes ou leur confusion ? Le masculin et le féminin se rapprochent en tout cas.

56. On juge davantage sur la forme que sur le fond, et souvent sur la première au mépris de l’autre. L’initié prime plutôt que le justiciable.

57. La société moderne entoure les fautifs de distances protectrices : si l’on doit traiter avec eux indirectement, il faut que les intermédiaires soient légaux.

58. Le numérique avait créé les conditions de la solitude volontaire et l’isolement forcé a légitimé le numérique. La distanciation sociale était dans l’air et un virus sur gouttelette l’aura étendue dans les mœurs.

59. En dépit du chômage, le travail n’est pas loin d’être perçu comme une agression.
   Accoster le plus tôt possible au port du loisir, vivre pleinement avant de décliner : telle est la revendication qui s’affiche en toute bonne conscience. L’avancement de l’âge de la retraite, inspiré par la prospérité, ne s’est pas moins appliqué à la faveur de tristes circonstances : les faillites imputables à la mondialisation, puis la fracture numérique déclassant les anciens encore actifs. Ce qui aurait dû rester un pur acquis social,  a été mis en œuvre comme un tour de passe-passe économique sans souci des financements futurs.

60. Les uns veulent travailler moins, les autres refusent de payer plus : le dialogue social (expression à la limite de l’ironie) n’obéit qu’à des forces négatives.

61. A force de demander aux travailleurs ce qu’ils veulent bien faire et aux clients ce qu’ils ont envie de consommer, on a découragé toute création responsable. Le patron n’est plus un capitaine d’industrie, ni même un homme d’affaires : il est devenu un administrateur.

62. La consultation des partenaires sociaux est une politesse sans engagement ; l’explication du projet s’obstine sans convaincre ; finalement, l’accord argue de quelque signature. Il sera dit que l’on s’est concerté.

63. La numérisation générale nous a fait entrer dans une ère quantitative, forçant toute identité à se mettre en chiffres. La désuétude de « l’homme de qualité », jadis héros de roman, a abandonné les hauteurs de la société au détenteur d’innombrables codes, — thuriféraire éventuel d’une élite internationale.

64. La solidité du jugement ferait le politique ; l’attachement doctrinal fait le politicien, ou l’intérêt personnel, le politicard.  Le suivisme est le plus courant, comme dans mainte espèce. La vilenie s’est-elle vraiment répandue, ou les alertes de nos sycophantes modernes viennent-elles à leur heure jeter le discrédit sur la démocratie ?
   Cultiver le bien sans le dire : voilà la vertu la plus stricte. Mais qui aurait cette perfection ? Agir pour le bien en le disant, c’est pratiquer une vertu ostentatoire. Pointer le doigt sur le mal chez d’autres rend la vertu implicite sans la prouver. Accuser le mal chez soi relève d’une vertu laborieuse ou pathologique. Dénoncer le mal chez d’autres pour cacher sa propre corruption installe le fautif dans l’imposture.

65. La génération de l’après-guerre fut celle de la peur, mais elle géra l’insécurité du monde sans cesser de se tenir pour responsable. Pouvoir mécanique, presque désincarné, la technocratie devait ensuite couvrir une fausse sécurité sans répondre de rien.
   La démocratie suppose la souveraineté du peuple. Or ce régime a été confisqué par la classe la moins populaire. On en est arrivé à ce paradoxe qui exclut le populisme de l’exercice démocratique.

66. La diversité des opinions n’empêchait pas les programmes d’offrir des visions d’ensemble de nos problèmes. Une fragmentation exagérée porte maintenant le regard politique à se concentrer sur des sujets étroits, tels que la chasse et la pêche, l’isolation des bâtiments ou les applications généralisées, — comme si ces spécialités et d’autres dispensaient leurs agents de publicité ou leurs protecteurs de se soucier vraiment du reste et de mobiliser toutes les ardeurs sur un projet commun. L’abstention découle de ces discours bornés.

67. Les quadragénaires ont renversé l’autorité des sexagénaires ; ils sont eux-mêmes poussés dehors par une relève de vingt ans. La source du dégagisme remontera-t-elle jusqu’au berceau ?

68. Il est une immense volière dotée d’un seul perchoir. La prise de bec y est fréquente, mais l’attaque s’abstient des noms d’oiseaux ; la trop grande justesse du cri doit même s’excuser.

69. L’hémicycle théâtralise la vie politique ; de toute façon le pouvoir est ailleurs. De plus les acteurs ont envahi les gradins : cet univers est clos. Mais des concours dramatiques de la Grèce nos élections législatives, obsédées par l’antirépublicanisme, ont conservé le sacrifice du bouc émissaire.

70. Le principe du sérieux est aussi désagréable des deux côtés politiques : une morosité égalitaire à gauche, une béatitude productive à droite. Quant au libertinage, il ne réclame ici que l’écart de conduite ; là, il en revendique la liberté.

71. Nous comptons deux principes d’écologie : la suppression et la conversion ; l’une, tapageuse et l’autre, mollasse.

72. Le peuple connaît d’autant plus durablement ses ennemis que le bon sens lui interdit d’en espérer le moindre bienfait.
   Il n’est point de parti qui ne nous soit quelque peu contraire. S’interroger sur le résultat des élections suivantes, c’est toujours se demander à quel pouvoir hostile on aura affaire.

73. Si l’homme des extrêmes se méfie des autres, celui des centres dirige ce sentiment contre lui-même : aussi parle-t-il la langue de bois.

74. A la longue, la modération laisse grandir des problèmes qu’elle devient absolument incapable de résoudre.

75. L’action politique est si empêchée qu’elle se vante souvent d’une « transparence » qui accuse son vide. Nous entendons l’impuissance de son discours comme la voix hors champ d’un film qui se déroule de toute façon.
   Le pouvoir ne tient plus tant à la résolution qu’à l’évitement de multiples interdits.

76. Une législation applicable dans un quart de siècle se condamne à la même nullité que le testament de Louis XIV.

77. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. » C’est l’excuse de l’injustice dans les réformes, — d’autant plus fréquentes que l’homogénéité de la Chambre les radicalise.
   Le réformateur est un inquiéteur. Son mérite n’est pas d’améliorer vraiment les choses (le pourrait-on ?), mais de semer la zizanie qui dérange un statu quo malsain.

78. L’anarchie commence avec l’envie de changer les lois, — le règne du droit étant la bonne conscience des égoïsmes.

79. L’abus de la loi transforme le possible en conditionné, la différence en injustice, la gracieuseté en obligation.

80. Une campagne électorale adoucit le langage : ce que l’on vous imposera en qualité d’élu, on vous le propose en tant qu’aspirant au pouvoir.

81. On voit deux sortes de candidats : les uns au service d’un parti, les autres, de leur personne. Ceux-là finissent par lasser ; les seconds, par être haïs.

82. Président : personnage éminent que ses amis mettent à la barre du vaisseau national et que ses ennemis finissent par mander à celle du tribunal. Dans les deux cas sans bonne raison.

83. Les désaccords engendrent la haine, puis la haine prime les désaccords.

84. La versatilité des électeurs, jointe à la brièveté des mandats, présente deux avantages : elle épargne aux citoyens les conséquences extrêmes d’une mauvaise direction et aux dirigeants écartés, l’infamie de leurs erreurs.

85. Même ébranlé plus ou moins tôt par la désaffection publique, le pouvoir moderne a perfectionné la dictature : à l’interdiction de faire, par la force, et de dire, par la surveillance, il a joint l’empêchement de penser, par le matraquage devenu si facile avec les progrès de la communication.

86. Le poison est commun à tous les règnes : le minéral peut être toxique, le végétal, vénéneux, l’animal, venimeux et l’homme, idéologue. Mais l’arsenic, l’amanite phalloïde ou la vipère, font moins de victimes que le propagandiste.

87. Quel que soit le dogme politique, le tort de ceux qui le soutiennent, est toujours d’en faire une espèce de religion et par conséquent une menace contre la liberté.

88. Le propre des oppressions n’est pas de répondre, mais de faire taire. Reste une différence entre les démocraties et les dictatures patentes : celles-ci ne souffrent aucune opposition, celles-là n’admettent qu’une critique complice de l’ordre établi.

89. En Occident, le fanatisme catholique a été relayé, depuis la Révolution, par le projet de convertir le monde à la démocratie,  ou du moins à quelque dédouanement électoral.
    L’universalisme politique et moral réside au point de confluence de trois courants : la domination, l’intolérance et l’intellectualisme.

90. « Cedant arma togae » : plus qu’un autre régime, une république se méfie de l’armée. Elle se protège en militarisant la citoyenneté par la levée en masse, par l’instauration d’un service national, voire en développant sa police pour ne pas dépendre des troupes quand il s’agit du respect de son autorité. Il y a plus qu’une nuance entre les deux forces, car le recours unique à la seconde, dans le cas de certains troubles intérieurs, borne à un pacifique et banal « maintien de l’ordre » ce que l’intervention de la première avouerait comme une riposte contre un ennemi déclaré, armé et même encouragé de l’extérieur. L’idéologie de l’universalité minimise de réelles dissidences et, pour se croire encore possible, se montre aussi têtue que l’Optimisme défendant les ratés de l’action divine.

91. On manifeste pour faire connaître ses revendications et démontrer la force numérique de leurs partisans. La marche (à moins qu’elle ne soit « blanche » !) a un caractère plus physique et son acception se ressent de l’agressivité des extrêmes (Mussolini ou Mao) : elle tend vers une prise de pouvoir par l’intimidation, ou carrément par les armes, ce qui l’apparente alors à la sédition. Nous assistons de nouveau à ce glissement vers la violence.

92. L’enfermement d’un opposant dans un hôpital psychiatrique ne se contente pas d’éliminer le contestataire, il nie la contestation. La dictature aime que l’on parle d’une seule voix : la sienne.

93. Terrorisme ou démence ? Afin de sauver son modèle, la voix officielle individualise la responsabilité d’un massacre pour le dépolitiser ; une causalité prétendument psychologique le soustrait à l’analyse d’une incompatibilité culturelle. L’absolu de l’individualité, — la folie supposée, — vient au secours de la confusion humaniste classique.
   L’idéologie qui couvre indirectement la malfaisance, est plus pernicieuse que ses méfaits.

94. Comment peut-on être à la fois Dieu et le diable ? Voyez l’Etat qui réprime les fautes et profite des amendes. Dieu condamne et le diable punit. Ou bien une générosité providentielle excite le joueur et une dépendance infernale enchaîne le perdant.

95. L’administration fiscale, très décomplexée, dénonce « l’évasion » comme si elle gérait une prison !
   Cette caissière ne s’emprisonne-t-elle pas elle-même ? Une paroi de verre la protège des contribuables et son masque, d’une covid audacieuse. Son incompréhension veille à ce que le Trésor ne subisse aucune carence. Se courbant pour être à la hauteur du mince guichet, un habitant du quartier tend l’oreille et parle fort. Un malentendu prolonge la communication difficile et, quand elle s’est enfin achevée, le visiteur, surpris du nombre de gens derrière lui, se retire avec des excuses sans avoir acquis la certitude qu’il est venu chercher.

96. Le socialisme engage l’Etat dans les mauvaises affaires et le libéralisme le retire des bonnes. La gauche vide les caisses et la droite ne les remplit plus.

97. Les règles sociales ont en partie pour fin de déplacer l’argent. Du constat que certains le tiennent, l’envie passe à la question de savoir selon quelles modalités ils le devront.

98. Avant la propriété les droits de mutation, pendant la jouissance les taxes locales, voire l’impôt sur la fortune, à la revente le partage de la plus-value, font les trois temps de la valse que l’acquéreur d’un bien immobilier doit danser avec le fisc. Mais la grâce des mouvements ternaires peut-elle enchanter le triptyque des sanctions de l’avoir ?

99. Le rapport à l’impôt confiscatoire évolue comme à l’égard d’une maladie : la jeunesse encore inactive ne sait pas de quoi l’on parle ; mieux informée, elle prétend par dépit qu’elle aimerait payer ce dont on écrase les plus fortunés ; enfin le mal accablant se déclare. Après l’ignorance et la fanfaronnade vient la plainte.

100. La liberté et l’égalité sont des faits plus ou moins possibles ; la fraternité est d’abord un sentiment : elle ne se commande pas. Mais sans se soucier de l’existence problématique de la cause, les politiciens lui ont donné la réalité de son effet par des contraintes fiscales.
    Retenue par un reste de prudence, l’asymptote de la solidarité caresse l’axe de l’égalitarisme. La démagogie souffle dans le ballon de l’assistance jusqu’à son éclatement.

101. Il faut être encore plus pauvre (et donc moins actif) pour obtenir les avantages de la pauvreté ; il faut être aussi plus riche pour soutenir les dépenses de la richesse, qu’elles soient fiscales ou librement consenties. Leur dynamique accentue les deux conditions, de telle sorte que « la fracture sociale » s’aggrave quand rien n’est tenté pour réduire l’écart entre les revenus, — autrement que par l’artifice de la redistribution, qui punit les excès en aval sans les corriger en amont.

102. Distantes d’un siècle et représentatives de l’ambiguïté de la nature, les deux fictions les plus horribles du sadisme français, — Les Cent Vingt Journées et Le Jardin des Supplices, — associent nettement la cruauté et l’argent scandaleusement acquis. Car les quatre scélérats du marquis de Sade ont fait fortune par la maltôte ; le narrateur anonyme d’Octave Mirbeau se présente comme le fils d’un marchand de grains voleur dont le but était de « mettre les gens dedans », mais mort ruiné, et surtout, il achève son apprentissage en acceptant de suivre en Chine une excentrique Anglaise, Clara, dont le père s’est enrichi par la vente d’opium…
   Quand le mauvais riche serait cruel par plaisir, le pauvre ne le devient pas toujours par nécessité.

103. La haine de l’opulence des autres n’est pas moindre chez les riches que chez les pauvres. Cependant le mal que cette richesse extérieure peut faire à des gens de condition plus modeste, ne réside pas dans sa supériorité intrinsèque, mais dans les circonstances qui les obligeraient à en supporter les frais ou à subir les effets de sa proximité.
   A Paris, la théorie des bienfaits de la mixité n’a réussi qu’à éliminer les classes moyennes en ne gardant que les extrêmes : la fortune dans des appartements de plus en plus chers et la gêne dans ces logements sociaux dont les occupants vont s’approvisionner ailleurs, — les sans domicile restant dans la rue, que les grands « gagnants » regardent de leur étage élevé.

104. Une modeste aisance faisant sourire les mieux nantis et irritant les gens démunis, il est moins vexant que l’on vous prenne pour quelqu’un de plus pauvre, qu’il n’est coûteux de se voir traité comme plus riche qu’en réalité. Il est préférable de subir le mépris plutôt que l’avidité, publique ou privée.

105. Pourquoi ces pièces sans relief, illisibles, de diamètres trop proches ? Est-ce l’image d’un continent usé, confus ? Cherche-t-on à nous dégoûter de la monnaie fiduciaire avant de dématérialiser tout à fait l’argent ?

106. Du physique à la psychologie, le besoin devient plus discutable. Mais tant de secteurs de l’activité dépendent d’un défaut de l’âme ! Le tourisme profite de la bougeotte ; le luxe, du snobisme ; la mode, de l’impersonnalité ; l’assurance et la serrurerie, de la peur ; les diverses machines, de la paresse ou de la précipitation ou de la fuite des autres, etc. Non moins que pour la médecine ou la pharmacie, le client est un patient.

107. L’initiative d’une offre d’achat, immobilier surtout, a cela d’humiliant qu’elle table sur la vieillesse ou sur la gêne du présumé vendeur. L’O.P.A. s’inscrit au moins dans un jeu boursier : la convoitise paraît moins sauvage.

108. Comme la belligérance s’illustre en écrasant l’adversaire ou en dépassant ses propres forces, le négoce compte deux sortes de héros : l’acheteur au prix le plus bas et le vendeur au plus haut.

109. Le bénéfice mise sur la liberté ; le salaire, sur l’égalité ; la pension, sur la fraternité. La devise nationale ordonne bien les choses : plus on s’éloigne de la première source de revenus, plus on dépend des autres, et plus le profiteur est vorace, plus la troisième doit à une faible charité.

110. L’économie le cède en audace à la cupidité, mais ne s’interdit pas d’être beaucoup plus malhonnête.

111. L’agressivité ambiante se mesure au total des sommes que l’on essaie de vous extorquer.

112. Tout ordre est une force avant de devenir un boulet. L’enthousiasme se réduit au respect, lequel se dégrade en opposition. L’adhésion ne soutient plus une sèche obéissance ; puis les contestataires se font de plus en plus virulents. Le désordre finit par l’emporter.

113. Quel plaisir de dire non à ceux qui ne doutent pas de votre oui obligé !

114. On dit plus vigoureusement non après un faible oui.

115. Si acceptable que soit la décision, la manière de la présenter pourra braquer contre elle : on dit invinciblement non à l’autorité prétentieuse.

116. Dans l’autoritarisme je vois moins le débordement de l’autorité que sa défaillance. Qui menace avant tout cas de désobéissance, est déjà perdu.

117. L’homme de mérite doit se montrer digne de son pouvoir ; mais son pouvoir n’est jamais assez digne du dictateur.

118. Certains doivent leur réussite à l’art de faire partager leurs passions. Le danger vient de ceux qui les imposent en profitant de leur position.
   Aussi la violence réside-t-elle moins dans la numérisation totale que chez ses promoteurs officiels, négateurs absolus de ses inconvénients.

119. L’objectivité des normes nous instruit, leur arbitraire nous opprime, — surtout quand celui-ci argue abusivement de celle-là.
   Le nombre de contrôleurs des poids et mesures est inversement proportionnel à celui des inventeurs.

120. Les degrés de l’acceptation font la gamme des enfermements. Le calfeutrage est spontané ; si dure que soit la règle, des vœux valident la clôture religieuse ; on peut admettre que le confinement médical protège ; après tout, le prisonnier savait qu’il risquait la réclusion judiciaire ; mais la victime d’une séquestration arbitraire n’est pas censée y consentir. Notons que la privation de liberté s’aggrave quand la quarantaine isole les gens hors de chez eux : elle se rapproche alors de l’incarcération puisqu’elle ne préserve que les autres.

121. Les contraintes administratives sont à la responsabilité d’un peuple ce qu’une prothèse est au membre naturel. Même loufoques et peu vérifiées, telles ces « attestations de déplacements dérogatoires » dont les Français bourrent leurs poches pour prolonger leurs sorties pendant un confinement, elles attachent une réputation de contrôleurs liberticides à leurs inventeurs.

122. L’intolérance est en germe dans l’accaparement de la parole et pleinement pathologique dans la cruauté.
   Plus une opinion est partagée, ou répandue par des groupes actifs, plus elle exerce une pression, — aux dépens de la liberté individuelle.
   On n’est jamais si libre de ses sentiments que par leur silence.

123. Une discrétion imposée ne dit du mal de personne ; c’est déjà beaucoup. L’hypocrisie ou la niaiserie dit du bien de tout le monde ; c’est trop.

124. La parole n’est pas toujours morale, mais il est souvent immoral de l’empêcher.
    On construit la morale par la relativité des expériences ; on la rend exécrable par l’inconditionnalité des principes.
    La liberté d’expression a pour limites le faux et pour bornes la loi.

125. Quoiqu’elles puissent ne pas être définitives, l’immigration et l’émigration ne promettent pas de retour. La migration est alternante ou saisonnière ; son nomadisme rassure les autochtones et satisfait aux apaisements de la langue de bois : les visiteurs ne font que passer ; ne vous alarmez pas.

126. « Il ne vous appartient pas de… », « vous n’avez pas qualité pour… » : voilà des formules aussi vexantes que franches. L’adoucissement officiel feint de responsabiliser l’exclu en lui prêtant une absence de penchant : « Vous n’avez pas vocation à… » Quoi de plus facilement contestable ?

127. La susceptibilité modifie le bon usage : le masculin ne doit plus englober le féminin. A une époque où l’expression s’abrège et se simplifie, il faut prendre le temps de la distinction pour ne pas être convaincu de machisme : « celles et ceux », entend-on, comme s’il n’existait pas, sous des masculins ou des féminins ambigus, un genre indéfini, celui des noms homme, bête, ou du pronom personne.

128. Dans un monde où tend à disparaître l’individu responsable, la troisième personne du pluriel, dont le vague est inoffensif, prend la dimension de l’inéluctable.

129. Le subjonctif étant le mode de la subjectivité, son abandon ne  révèle pas seulement une négligence de la morphologie verbale. La réalité s’impose avec l’indicatif : il ne s’agit plus de la faire passer par le tamis des incertitudes ou des souhaits.

130. L’étude du passé plaît par la connaissance facile des enjeux et des causes ; celle du présent rebute parce qu’elle manque de recul pour les identifier et de latitude pour les désigner.

131. Soutenir les uns sans choquer les autres, parler sans dire, plaisanter sans ridiculiser, juger sans condamner, ménager sans satisfaire, assurer sans garantir, aimer sans s’unir. Mais encore ? S’allier sans s’accorder, diriger sans ordonner, marcher sans avancer, s’impliquer sans aboutir, protéger sans sauver, s’excuser sans réparer, déplorer sans agir, réformer sans améliorer, inventer sans soulager. Et puis ? Regarder sans voir, écouter sans entendre, enseigner sans instruire, annoncer sans apprendre, compter sans distinguer, calculer sans savoir, raisonner sans comprendre, chercher sans trouver. Triste époque de lacunes et de carences !
   Malgré les services qu’elle prétend nous rendre, la société n’apprécie ni que nous nous affirmions, ni que nous puissions, ni que nous sachions.

132. Le ton radiophonique évolue. Le crieur d’autrefois nous ferait rire aujourd’hui ; l’attristé qui vint ensuite, nous installait dans les lamentations permanentes ; le galopeur actuel ne nous laisse rien capter.

133. L’exploitation des événements n’est pas proportionnelle à leur inconsistance. Mais le journaliste veut frapper et craint d’être en reste même sur le notable. Les victimes sont nombreuses, le crime est atroce, la situation hallucinante, le cours effondré, le bilan catastrophique, l’exode massif, la colère noire, la tension extrême, la rencontre historique, le tournant décisif, l’échéance cruciale, le vote majeur, le groupe gigantesque, le talent immense, le livre absolument passionnant, etc. L’actualité grossie fournit le moyen d’une constante parade.

134. Telle radio philosophe sur des nouvelles qu’elle ne communique pas ; telle autre noie l’information sous le commentaire très orienté ; une troisième expédie l’actualité pour revenir à la musique ou à quelque rencontre sportive ; une quatrième promet un dénouement qu’elle néglige ensuite ; plus redoutable, une cinquième ne nous apprend que le superflu.
   On entretient les illusions d’un peuple en lui taisant ce qui l’humilie ou le menace. Ce sont là des « nouvelles truquées », mais par omission volontaire.

135. Le fait divers ou l’anniversaire est au journalisme ce que la description est au romancier : un magasin toujours pourvu même en cas de pénurie.

136. Le refus de la mort et l’obsession de la fraternité ne savent annoncer que des mauvaises nouvelles ; quand ils se conjuguent à l’occasion d’un seul événement, l’auditeur a droit à une « édition spéciale ».

137. Qu’entend-on de rassurant sur la France ? Ce ne sont qu’affaires de corruption, abus sexuels, troubles civils ; vols, viols et violences.

138. L’homme est capable de tels excès que la caricature ferait croire qu’il est à peu près raisonnable.

139. L’accomplissement des espèces valide les préjugés.

140. Le technocrate est forcément jeune, car il se définit contre l’expérience. Ses solutions sont toujours théoriques, car la pratique le déclasserait. Il parle vite, car il est impérieux. Son langage est très spécialisé, car il méprise le tout-venant. Il est payé pour avoir des idées dont ne s’aviserait personne d’autre, — tant elles sont désastreuses !

141. Edmond n’a pas le ton péremptoire de la jeunesse, mais reste persuadé de son aptitude au commandement. On peut pourtant regretter que sa formation scientifique n’ait servi qu’à faire de lui un administrateur. Il ne dit jamais oui : il veut des garanties au-delà du possible. Il ne dit jamais non : au pire il feint de ne pas comprendre. Peu lui importe la lenteur : il donne volontiers tout son temps par souci des précautions. Il préfère l’éclaircissement des comptes à l’emploi effectif de l’argent, les freins humanistes au droit strict, l’inaction au moindre faux pas supposé, la contrainte du dommage à l’investissement préventif et la surprise de l’urgence à la sécurité de la prévision : « [il s]’interroge », « [il n’est] pas convaincu de l’opportunité » d’entreprendre ceci ou cela et distille une douceur polie dans ses atermoiements.

142. L’impertinence des réponses informatiques va de la similarité à l’intrusion ; la fluidité de la recherche s’arrête aux exigences d’un site ou au cul-de-sac d’un affichage.
   La navigation sur la Toile rencontre deux difficultés complémentaires : comment obtenir, comment se débarrasser ? Celle-ci est pire que celle-là.
   Quelque publicité vous promet une démarche facile « en un clic ». Mais elle ne compte que le dernier.

143. Le progrès ignore la sélection. Il avance à l’aveugle, comme la nature. Car le faisable n’est pas nécessairement à faire et la complexité croissante ne garantit pas un développement en bien.
    Les instruments de l’écriture ont progressé prodigieusement ; mais ils n’apprennent pas à écrire.

144. De réforme en réforme, l’enseignement est passé de la transmission des savoirs à la permission des ignorances.

145. Pédagogie : art de se remettre en cause pour ne rien imposer aux élèves.

146. Le corps est plus ordonné que l’esprit : il canalise ses déchets alors que l’autre déverse indifféremment le meilleur et le pire.

147. Des esprits sévères diront que ces gens à maximes sont des aigris dont la mauvaise humeur s’écoule sans personnages intermédiaires ; que leurs remarques acrimonieuses s’ajoutent à la diable ; qu’ils ne créent rien, qu’ils ne composent pas.

148. Le « tweet » au nombre limité de caractères favorise les opinions à l’emporte-pièce et, pour peu que l’art fasse défaut, l’injure.
   L’archer littéraire suit cette règle : être offensif sans se montrer offensant.

149. Le dénigrement est au blâme ce que la flatterie est à l’éloge : une chute dans la petitesse.

150. Les petites phrases assassines ont la vertu des analgésiques ; mais on ne puise la santé que dans la profondeur.

151. La colère a du sens pour l’orateur. Quoiqu’elle n’organise pas les idées, elle les trouve, — du moins au degré excessif que la tête refroidie devra diminuer.

152. L’historien recherche des causes ; le polémiste accuse des coupables. Le premier connaît les conséquences ; le second est souvent réduit à les prédire et à ne pas être cru.

153. La satire est la plus représentative de l’humeur littéraire. On lui rattache des variantes que distingue leur violence (la diatribe, la philippique, le factum, le pamphlet, le libelle) ou leur brièveté (les deux derniers et l’épigramme). Il ne doit pas nous échapper que la satire a pour fonction de ridiculiser l’adversaire ; il n’est pas sûr que les auteurs de discours ou de mémoires injurieux aient conservé assez de sang-froid pour plaisanter : les diatribes de La Boétie contre la monarchie et de Césaire contre le colonialisme n’ont rien d’égayant. Avec ou sans moquerie l’actualité, commune à tous ces produits de l’irritation, fait leur force dans l’immédiat et les amoindrit parfois pour l’avenir.
   Paul-Louis Courier, le plus déclaré de nos écrivains d’humeur par son Pamphlet des Pamphlets, a bien repéré les critères idéaux du genre. Il le loue de « met[tre] à bas » des ennemis apparemment invincibles et de « clore en peu de mots beaucoup de sens » ; il n’ignore pas qu’il s’agit d’avoir les rieurs de son côté ; il rappelle qu’en « parl[ant] aux gens d’à présent des faits, des choses d’aujourd’hui », de simples feuilles volantes sont pourtant devenues durablement célèbres. Comment expliquer qu’il soit l’un des moins lus de nos jours ? Peut-être l’accumulation d’abus locaux et d’anecdotes, l’émiettement de la critique libérale de la Restauration, ôtent-ils au pamphlétaire tourangeau l’obsession d’un intérêt plus large ; il est possible aussi que la langue archaïsante et villageoise (pour se démarquer d’un français associé au pouvoir officiel) ait vieilli la dénonciation des injustices de l’époque.

154. Le règne du misérabilisme proscrit l’humeur moqueuse ; tout est sérieux et impérativement respectable. On se formaliserait de la plaisanterie ; le pamphlet serait jugé diffamatoire.
   On sait bien que l’argumentation ad hominem, si drôle soit-elle, est imputable à l’incapacité de convaincre plus généralement. Mais faute de rejet par le rire, l’injure s’aiguise sur les réseaux sociaux.
   On a beau dire, c’est par la bonne humeur que la grincheuse fait son chemin, à condition d’amuser sur les mots plutôt que sur leur cible.

155. Quel moraliste refuserait une sorte de gratitude à ceux qui l’inspirent à leurs dépens ?

156. Conformiste, la littérature agace ; conforme, elle ennuie. Les idées trop polies ne font pas mouche.

157. L’effort que demandent maintes lectures, nous épargne l’insipidité qu’elles auraient dans une langue plus classique. 158. Une société cherche son image dans la littérature : le succès  du polar montre où elle le trouve. Qu’est-ce aujourd’hui qu’un roman sans cadavre, sinon le cadavre d’un roman ? C’est dire à la fois le pessimisme, mais plus ou moins ludique, de notre époque et son intérêt malsain pour le thème de la transgression, — signes des grands renversements enclenchés…
   Or ce côté destructeur se retourne contre le genre lui-même, car le mystère, caractérisant le romanesque et par-dessus tout le policier, doit finalement, selon le schéma classique, céder la place à la clarté de l’enquête ! La recherche de la vérité conduit ici le flou de l’imaginaire à se dissiper, son imprécision à s’expliquer par le raisonnement méthodique, propre au mathématicien ou au sociologue, — d’où l’exception accordée à ces récits par les moins curieux à l’égard de l’écriture en général, d’où le mépris de certains critiques pour ce type de production, auquel l’art ne participe que pour être chassé de ses brumes et récupéré par la banalité du fait divers. Ainsi le jeu, tant qu’il domine, consiste-t-il à expulser l’essence littéraire.
   D’un point de vue social, l’élucidation, à condition d’aboutir, introduit l’ambiguïté, car si la réalité des mœurs paraît stimuler l’invention de mille et une aventures perturbatrices au point que leur multiplication, spécialisant un écrivain, laisse croire que le monde est peuplé d’assassins, au bout du compte les choses peuvent rentrer dans l’ordre et les forces conservatrices, reprendre l’avantage… Parvenu au terme de l’instruction, de formes diverses, le lecteur, s’il a souhaité la victoire d’un crime parfait, n’a plus d’autre choix que la discipline résignée, — à moins que le roman n’ait noirci le fautif pour le rendre décidément odieux.

Défi