Hantise
1. On apprend toutes choses et l’on se connaît soi-même par la répétition. Quoique l’on puisse aimer par romantisme l’unicité d’un phénomène, son retour l’inscrit vraiment dans votre univers.
2. Bien que nous les ayons vus sous divers éclairages, les lieux nous reviennent en mémoire dans une atmosphère plus fréquente et le souvenir les condamne à la morosité si nous nous y sommes ennuyés ; au plein soleil si nous y avons goûté des jours agréables ; à la pluie si nous nous y sommes sentis dans l’inconfort, à moins que l’intempérie ne nous ait délicieusement retenus dans un intérieur. De même l’amour immobilise un visage sur un sourire apparemment favorable, alors que des expressions plus dures devraient nous alarmer en complétant le portrait.
3. L’amour a deux manières de vous hanter : il ramène le même qu’il vaudrait mieux oublier, ou ranime une prédilection en changeant son objet.
4. On ne se retourne pas seulement dans la rue, mais aussi dans le temps qui vient de vous représenter un charme éprouvé.
5. La source de la hantise tient aux circonstances originelles : une certaine laideur peut ainsi éveiller le désir. Descartes devait à sa nourrice son goût pour les femmes légèrement strabiques.
6. Quand nos rêves ne rejoignent pas nos obsessions diurnes, ils peuvent nous apprendre ce que nous négligeons à tort. Les suggestions du sommeil élargissent encore la conscience de la veille, si peu gênée, si avertie qu’elle soit. L’intimité la mieux connue réserve un arrière-fond.
7. La recherche du secret qui revient nous troubler sans se déclarer, a été l’affaire de la psychanalyse, naguère fort à la mode. Mais la psychothérapie s’est leurrée quant au pouvoir de la prise de conscience sur le retour perturbant. Car si la hantise se heurte au principe de réalité, l’impossibilité est aussi pénible que le refoulement difficile.
8. Plus que les retours de l’esprit, ceux du cœur dépendent de l’occasion.
9. Leurs mots préférés relancent le dialogue avec les morts.
10. Les mots et les images nous impressionnent et promettent de nous suivre sans que nous nous en doutions d’emblée. En passant d’un méandre de la Marne à la plaine de Grenelle (non sans stations moins révélatrices dans l’intervalle), j’ai retrouvé une Varenne et une rue du Bac. Sur cet axe d’une commune de banlieue, au même numéro que notre pavillon du quai perpendiculaire, l’adresse de l’Ecole Maternelle incluait donc la nécessité du franchissement, propre à toutes les destinées.
Cette année-là, un prix « de bonne tenue et de politesse » (quelle illusion !) m’inculqua très tôt une égyptomanie bien française. Je dévorai avec l’appétit d’Amaït, la Mangeuse de l’au-delà, ces Contes et Légendes de l’Egypte ancienne, valorisés par le nom de celle qui les avait réunis, Marguerite Divin, et par le siège de l’éditeur, rue Monsieur-le-Prince : tout a son importance… Les gravures du petit livre, ocres et noires à l’instar des poteries de la Grèce antique (que je devais fréquenter durablement dans le cours de mes études), m’introduisaient dans un monde de vigueur et de grâce, de perfection corporelle et de demi-nudité, dont l’esthétique ne fut certainement pas étrangère à mes désirs par la suite ; mais aussi de savoir et d’écriture. L’une des histoires était illustrée par la scène où Sénosiris, fils de scribe et enfant surdoué, en réalité un magicien revenant, lit devant les prêtres une lettre scellée sans l’ouvrir, — comme il est capable de lire sans les voir les livres choisis par son père. J’en ai peut-être recueilli cette idée désespérante et tenace : on ne sait rien brillamment si l’on a eu besoin de l’apprendre.
J’ai bu à des sources païennes mes rêveries amoureuses et mes inhibitions intellectuelles.
11. Chacun dispose d’un fonds de pensées récurrentes qu’il tourne au gré de son humeur et des événements.
12. Un diseur de bons mots ne sacrifierait pas son habitude à la décence même.
13. Le confort intellectuel est inversement proportionnel à la tolérance des autres complications.
14. La quiétude est à l’objectivité du jugement ce que l’émotion est à la vivacité du souvenir. On entraîne péniblement la froide mécanique de sa mémoire à restituer ce qu’on lui répète en ajoutant à son fardeau ; mais on subit son ardeur jusqu’à l’obsession. Tantôt la faculté est conduite pour un usage dont la durée reste finie ; tantôt elle vous tire à elle sans rien perdre de son contenu et bien au-delà d’une grande fréquence.
15. Le sommeil a conservé l’idée qu’en deux minutes la veille nous aurait fait oublier, peut-être à jamais.
Le souvenir n’est garanti ni par l’intensité du vécu ni par la solidité du jugement. La mémoire jouit d’un pouvoir discrétionnaire.
Elle a un faible pour le concret : s’envolent le nom propre, l’appellation savante, le prix ; demeurent le visage, l’exemple, la chose qui était à vendre.
16. Le travail aime le travail, comme la paresse, la paresse. Ils ont en eux-mêmes une force qui les prolonge, éventuellement sous des formes variées, — dût-on s’activer jusqu’à l’exténuation, se casser la tête jusqu’à l’abrutissement, ou se relâcher jusqu’à la mollesse.
17. L’esprit se ranime moins vite que le corps, mais celui-ci se fatigue plus tôt que celui-là.
18. La petite enfance essaie ses jambes en trottant çà et là dans la pièce. La vieillesse déambule moins vivement pour rééduquer une articulation. C’est courir pour courir ou marcher pour marcher. Mais sait-on mieux où l’on va entre ces deux âges ?
19. L’hérédité est au destin pathologique des individus ce que l’étymologie est au sens premier des mots.
20. Le réchauffement climatique a habitué les nouvelles générations à se plaindre de la moindre fraîcheur. De plus en plus nombreux à n’avoir pas connu les hivers d’autrefois, les gens apprécient des températures supérieures aux normales saisonnières. La canicule de nos contrées leur semble trop faible : ils vont chercher leur séjour estival dans les Etats du golfe persique. L’étrangeté est double : elle réside dans l’environnement et dans la sensibilité d’un nouveau genre humain que sa mémoire plus brève acclimate. Ne pas ressentir le froid et le chaud de la même manière est aussi désagréable que de diverger sur des idées.
21. La sensation de confort n’est souvent due qu’à l’habitude de l’inconfort.
A force de se répéter nos adaptations, même tristes, nous retiennent comme des rituels.
22. Quelque talent que l’on possède, il finit par ne pas être plus admirable qu’une manie.
23. Le zèle est volontaire ; la manie vous commande. Mais par l’imitation honteuse à laquelle il oblige, on peut également subir le premier.
24. Au départ la compétence conduit au métier, puis une longue pratique du métier affine la compétence, — à moins que la facilité ne la gâte.
25. Il n’appartient qu’à l’habitude de confirmer une vocation.
26. La leçon initie au savoir et l’habitude le conserve. Malheur à ce que nous avons su, mais qui ne nous sert pas !
27. Ce serait un triste état que de n’avoir plus rien à acheter, car nous avons besoin d’éprouver des besoins.
28. Ses trouvailles émeuvent le collectionneur comme les scènes de reconnaissance, les personnages de théâtre ou de roman ; mais ici pour une fois et là en recommençant l’extension d’une grande famille de choses.
Isis peut être sûre d’avoir rassemblé les quatorze morceaux du corps d’Osiris ; l’amateur d’un type d’objets retrouvera toujours une pièce qu’il ne possédait pas. Qu’il s’ennuierait donc s’il ne lui manquait rien !
29. L’énergie de la vieillesse réside dans un capital d’habitudes contractées antérieurement.
30. Dans ce monde instable, la régularité fait de vous un original et l’on vous reconnaît au moins une existence.
31. Le pervers est coupable de sa première faute et la société, des suivantes.
32. Un cycle ternaire se déroule après chaque attentat : on est sidéré, on compatit, les voix rassurantes s’élèvent pour briser le sursaut.
33. De quelles bizarreries la tolérance ou la légalité ne fait-elle pas des mœurs (bonnes ou mauvaises), auxquelles l’insistance d’un discours obsessionnel finit par réduire une civilisation!
Par un retour pudique, une culture se défend en invoquant, sans les nommer, ses valeurs, — terme vague qui peut cacher les pires coutumes ou des faiblesses vissées au corps ou à l’esprit.
34. Annoncer monts et merveilles, dénoncer les concurrents, énoncer des lois novatrices et renoncer sous la pression de la rue. Proclamations, acclamations, réclamations : tel est l’éternel destin de l’éligible élu.
La chute vraiment tragique d’une cote de popularité passe de l’ovation au respect, du respect à l’agacement, de l’agacement à l’injure et de l’injure à la violence. Après une telle dégringolade, un revirement de l’opinion publique jusqu’au plus haut degré tient de la comédie.
35. Il n’est pas forcément moins facile de se lancer sur un chemin nouveau que de moduler ses pas en suivant des marques effacées par le temps.
36. Faute de garder l’âge de ses habitudes, on contracte les habitudes de son âge. On se guérit d’une habitude, mais jamais de l’habitude des habitudes.
37. Nos habitudes se brisent mieux par accident que par décision et l’impact des circonstances nous en défait plus sûrement que notre volonté.
38. Inconnus ou familiers, la plupart des lieux ont de quoi nous paraître étranges, les uns par l’effet du changement, les autres par la distanciation réflexive. Quand un endroit aurait commencé par nous captiver, sa fréquentation en use l’attrait ; pour peu qu’il se modifie désagréablement, il ne nous concerne plus.
39. Tout est dans tout : le pétrole dans les flots, les retombées chimiques dans le lait, les pesticides dans les fruits et les légumes, les microplastiques dans les poissons, etc. La civilisation a presque réussi à nous ramener au chaos originel.
Le culte de Cybèle a donc changé : ses prêtres ne célèbrent plus les forces de la Nature, ils se lamentent sur ses troubles. Mais la démesure n’a pas perdu ses droits : les outrances des écologistes sont à leur programme ce que les contorsions des Corybantes étaient à leur danse sacrée.
40. Dans le vide initial qu’est le Chaos des Grecs, la représentation mythique des origines introduit Terre et Amour, de la matière et de l’énergie, — sans autre explication que leur avènement temporel. Le principe de vie vient présider non seulement aux unions, mais à des enfantements spontanés. Le premier récit biblique rapporte une création de l’Eternel, dont l’esprit opère sur la matière qu’il a tirée du néant. Là une force de transformation amène les divinités primordiales à revêtir d’autres états ; ici un thaumaturge ajoute de l’extérieur des présences nouvelles, appelées à se multiplier à l’identique.
L’union du Chaos et de la Nuit engendre le Destin du paganisme, de telle sorte que sont mis en avant la nécessité du devenir et sa poursuite, — en dépit des dieux, nés à leur tour de la programmation universelle. Dans La Genèse, le Verbe divin construit un cadre naturel pour la domination humaine, — ce que l’artisan suprême doit bien à son image… Une hiérarchie s’instaure, réglée par la puissance providentielle qui approuve son propre travail. D’un côté une mécanique aveugle d’où peuvent surgir tout renversement de pouvoir, tout monstre inédit ; de l’autre une œuvre réfléchie, un ordre fixé en faveur de notre espèce, ivre d’elle-même et assurée de ne pas manquer de ressources !
Considérée à la lumière de la cosmogonie récente et des changements du monde, l’imagination grecque (peut-être influencée par l’Orient) n’a-t-elle pas été plus modeste et plus lucide ?
41. On a reproché à l’inventeur de la théorie du point cosmique originel, l’abbé Lemaître, de se souvenir d’une création ex nihilo. En fait, avant son inflation, l’Univers réduit à une tête d’épingle n’est pas nul.
De plus, son histoire jusqu’au règne humain ne se limite pas aux six jours du mythe ! Trois cent soixante-dix mille ans après le vertigineux gonflement, les particules s’organisent et libèrent les photons, — événement bien antérieur à la formation des galaxies, — alors que Dieu crée d’abord le ciel et la terre, puis appelle aussitôt la lumière. Le Verbe procède beaucoup plus rondement que les combinaisons célestes.
Au moins les astrophysiciens rejoignent-ils La Genèse sur la brusquerie du départ ; l’esprit divin est au récit sacré ce que l’inflaton, substance hypothétique, est aux chercheurs : un agent commode pour mettre en place une dynamique, mais sans amener le commencement.
42. Si l’astrophysique s’interroge encore sur la forme de l’Univers, la carte ovale du « fond diffus cosmologique » (de la petite enfance des mondes sortant du chaos) ne nous présente pas moins, par convention technique, une espèce de sphère écrasée qui rappelle l’œuf primordial, mi-ciel, mi-terre, des mythes religieux de l’Inde, de la Chine, du Japon et du pays de Canaan.
43. Un mastaba, une pyramide, ressemblent à des taupinières, quoiqu’ils n’amassent pas la terre d’une excavation, mais soient des édifices géométriques ; les galeries et la salle funéraire rappellent le puits et la chambre profonde de certains terriers d’insectes. Les Egyptiens affectèrent au service des momies une architecture souvent propre à la naissance des larves, — en tout cas primitive, à l’orée de l’histoire.
44. Après sa longue éviction par le moyen âge chrétien, la culture païenne est peu à peu revenue : par ses textes authentiques, par son art, par son goût des transformations prodigieuses enfin. Car les chimères végétales, les hybrides animaux, voire les clones humains ressuscitent les métamorphoses de la mythologie : les roses blanches rougies définitivement par les blessures d’Aphrodite, accourue dans les bois au secours d’Adonis, Pégase, le cheval ailé né du sang de Méduse décapitée par Persée, les guerriers sortis des dents d’un dragon, semées par Cadmos, préludent aux audaces de la science moderne.
La Grèce aura tant inventé ! Mais le dragon inspire une hantise universelle et les mythes n’ont pas été influencés par les monstres de la paléontologie. Par le biais de quelle continuité les horribles créatures du jurassique avaient-elles inscrit leur présence dans notre imaginaire ?
45. Entre les actions impossibles et les calculs ahurissants, entre l’expérience problématique et le formalisme intimidant, la simple analyse sémantique d’un terme, repérant les échos de son étymologie dans le contexte, reconstitue toute une vision, tout un système dont les marques linguistiques immémoriales vous apportent une part de connaissance. Cette fréquentation des mots, propice à la palingénésie de leur mission originelle, instruit le moi en sauvant son amour-propre de sujet cognitif.
46. Ou vous cherchez la connaissance que vous ignorez entièrement, ou le renseignement vous appelle où vous n’avez plus qu’à vérifier ce dont vous vous doutiez. Car vous êtes parfois plus savant que votre modestie n’aurait osé le croire.
47. Si nos deux hippocampes cérébraux sont bien le carrefour de la mémoire, acquise ou prochaine, le cercle que leurs courbes symétriques forme au cœur du cerveau, est une figure significative des retours de l’esprit.
La dénomination hippocampique (concurrencée longtemps par d’autres images) convient elle-même à leur manifestation. Car dans son alliance chimérique avec le poisson, le cheval vaut par la complicité que le symbolisme lui prête avec l’eau, dont il est censé connaître les cheminements secrets et faire jaillir les sources : la fontaine inspiratrice, telle l’Hippocrène surgie d’un coup de sabot de Pégase, révèle donc ce qui était caché, enfoui, ce que nous ne pensions pas savoir déjà. Nos découvertes sont des retrouvailles.
48. Qui voudrait assimiler les produits de la raison par sa mémoire, ferait fausse route. Mais une fois que l’on a compris, il n’est pas vain de s’en souvenir.
49. L’actualité brûlante rallume des passions que l’on croyait refroidies, mais qui se réveillent comme les volcans d’apparence tranquille. Les latences d’un type d’événement laissent à l’historien le loisir de l’ancrer dans un certain passé, sans prévoir la forme ni l’ampleur d’un retour. S’il arrive, le journaliste attentif au présent le constatera, — trop tard pour le prévenir. Qui l’aurait annoncé ? Le devin extra-lucide, le politique averti, le poète inspiré ou le provocateur intéressé ? Quel personnage rare ou suspect ?
50. L’Europe est l’exemple d’un destin mythologique transmis à l’histoire. La sœur de Cadmos, si désirable, fut enlevée par Jupiter ; le continent du même nom, objet de si fortes convoitises, aura connu de grandes invasions.
51. La laïcité s’oppose à la clergie et plus généralement à la piété ; elle pose la non-manifestation de la croyance ou l’athéisme comme fondement de l’Etat et de ses institutions. Son caractère profane ne l’empêche pas d’avoir érigé le criticisme des Lumières et le droit à la liberté en certitudes sacrées ; ce faisant, elle a compté à son tour des saints et salue maintenant des martyrs. Offensif depuis la Révolution, le parti laïc auquel s’identifie le triomphe de la République, est en effet sur la défensive aujourd’hui. Un retour en arrière, inspiré d’ailleurs, nous expose à la violence religieuse sur notre sol.
Logiquement, la foi aveugle aurait dû disparaître partout à mesure que les esprits s’éclairaient. Mais cinq siècles de modernité ont démythifié les anciennes visions du monde, leur ont substitué des lois mathématiques sans élucider le pourquoi du comment, c’est-à-dire l’objet de la curiosité humaine la plus vive. Les possibilités mathématiques ont remplacé l’imagination ou les prétendues révélations sans même offrir une connaissance inébranlable de l’univers, et de toute façon, sans que les explications formelles en découvrent le sens. De surcroît l’environnement paie le prix du progrès technique ; la civilisation émancipée s’est avérée destructrice. La rationalité montre donc ses limites et ses maladresses, quoiqu’elle s’obstine à ne pas reconnaître les premières ou à se flatter de réparer les secondes. Ce double échec de la société laïque exacerbe contre elle un fanatisme d’autant plus barbare qu’il reste vrai que la réponse aux interrogations de l’âme ne peut résider de nouveau dans la dévotion.
52. Cinq républiques se sont succédé en France. Bien que la dernière ne livre pas encore tous les éléments d’observation, on est frappé d’abord par la fragilité de ce régime, si dépendant des circonstances. Car s’il s’introduit à la faveur d’une crise économique ou financière, ou d’une guerre, achevée ou à éteindre, il est renversé à son tour par un militaire, ou suivi de son avènement dans une certaine continuité, comme cela s’est vu en 1958.
Intrinsèquement la chronologie républicaine se décompose en trois temps, non sans interférences : l’élaboration d’une légitimité constitutionnelle, les mesures de tous ordres, l’impossible maîtrise des divisions.
L’actuelle montée des extrêmes déstabilise une fois de plus le pouvoir. Mais quel général dénouerait la « guerre » sanitaire (puisque le mot a été employé au sommet de l’Etat) ? La connaissance du passé ne guide pas si aisément la prévision de l’avenir…
53. Lyon fut la capitale romaine des Gaules ; l’Europe a choisi Bruxelles. Entre les deux empires, Paris a été le cœur d’une France royale, puis républicaine. Notre dépendance tire de nouveau le foyer vers la périphérie.
54. Paris est à l’insoumission provinciale d’aujourd’hui ce que fut Versailles aux révolutionnaires parisiens de 89 : un lieu de pouvoir exécré. Mais l’un des deux pôles de l’incompréhension mutuelle s’est élargi, en même temps qu’il a récupéré la culture du bouleversement dont la capitale était encore le moteur en 68.
55. Si la disproportion est trop grande entre la butte Montmartre et l’énormité de la ville, le rapport s’inverse à l’avantage de la puissance naturelle dans la domination de Pompéi par le Vésuve. Ainsi, au nord une fois de plus et non sans avoir porté des vignes comme le volcan, l’éperon du Montgué se dressait au-dessus du village de mes premières vacances ; il ne le menaçait pas, mais le mettait sous la protection d’une statue de la Vierge.
Quand je songe à une habitation provinciale, pourquoi le cœur de la préfecture nivernaise m’attache-t-il de son nœud vert ? Parce que les deux lignes parallèles de hautes maisons régulières bordant la place Ducale, dont le côté méridional domine la Loire, me rappellent encore une structure de l’espace enfantin : les deux pavillons anglo-normands du quai de La Varenne, qui se faisaient face perpendiculairement à la Marne.
56. L’attrait de l’iconographie nous captive après le travail austère comme l’image récompensant l’écolier.
57. Qu’il s’agisse de dessins de Freudeberg ou de peintures de Lavreince, de deux scènes rustiques du premier ou de deux intérieurs mondains du second, s’opposent le chien à gauche et le chat à droite. Les années parisiennes du Suisse et du Suédois expliquent la superposition des deux paires, telle qu’on l’aurait attendue du même artiste : ainsi de Janinet qui grava l’une et l’autre.
58. Le sommeil est un enfer ou un havre selon que le tourment tient de la fiction ou de la réalité. Mais l’état de veille n’ignore pas l’imaginaire effrayant, — dont l’art du caprice peut dévoiler les variantes.
La manière noire est commune à ces trois maîtres du cauchemar que furent Piranèse, Goya et plus tard Odilon Redon. On se sent enfermé et perdu dans les immenses prisons du premier, mené par le pouvoir de la laideur chez le deuxième, épié de quelque œil monstrueusement ouvert par le troisième.
59. Quelque hiérarchie que l’on établisse entre ses dons, celui que l’on privilégie n’étouffe pas forcément un talent secondaire ; voire il peut s’en inspirer plus d’une fois.
Elevé par un père pratiquant plusieurs arts, Ingres n’abandonna jamais la musique comme passe-temps. Une huile sur toile de Jean Alaux, représentant son atelier à Rome, nous le montre assis, tenant son violon et son archet sur ses genoux, le temps d’un échange de regards avec sa femme qui l’écoutait de la pièce voisine.
Non content d’être violoniste à ses heures, Ingres a fait une place intéressante aux instruments à cordes dans son œuvre de peintre et de dessinateur. Une cithare ou une lyre s’assortit à la couleur grecque des Ambassadeurs d’Agamemnon et de L’Apothéose d’Homère ; quatre harpes, à l’atmosphère romantique du Songe d’Ossian ; un luth, à l’exotisme oriental de L’Odalisque à l’esclave et du Bain turc ; le violon lui-même confirme l’identité de Paganini, portraituré à la mine de plomb, et un piano réunit la famille Stamaty sur un autre dessin.
De plus, au centre du Bain turc et de cette multitude de nudités, presque onirique par le retour des blancheurs du Songe d’Ossian, la baigneuse au luth, assise et vue de dos, invite à reconnaître le contour violoné du corps féminin. Ce que l’on appelle « violon d’Ingres », dans le cas le plus authentique, ne se borne donc pas à un simple divertissement en marge d’une passion essentielle ; il s’agit d’une obsession qui participe à l’expression majeure, picturale en l’occurrence, non seulement en introduisant la musique dans le tableau puisque une femme danse au fond des thermes, mais aussi en rejoignant l’ardeur multipliée des désirs intimes, — dont l’œil du voyeur masculin, figuré par le champ circulaire de la scène, avoue l’audace transgressive.
60. Autant que par leurs qualités, les objets nous émeuvent par le souvenir de l’époque où ils sont devenus nos amis.
De même, bien après la rencontre d’un livre marquant, sa relecture a la douceur d’un revenez-y.
61. Il y a peut-être plus d’intérêt à relire des œuvres pour mieux comprendre leur influence sur nous-même (voire longtemps après notre premier accès) qu’à découvrir des productions que n’apprivoisera jamais notre univers mental désormais formé.
62. Je cède à la reprise de mes pensées comme au charme des tableaux montrant quelque architecture sur une rive ou sur un rivage. Cette attirance vient de loin et me suivra jusqu’au bout.
63. Je me réveille chaque jour en trois temps : je renoue avec mes ennuis, puis avec les mauvaises nouvelles du monde, avant de revenir au livre qui me libère du reste.
64. Qui suis-je aujourd’hui ? Celui que sa plume ramène au même chapitre. Si je papillonne, le hasard me conduit.
65. L’habitude d’avoir des idées diminue le plaisir de leur découverte.
66. Est-ce une idée nouvelle ou quelque souvenir ? On ne sait jamais si l’on surgit dans le présent ou si l’on traîne encore dans le passé, si l’on acquiert l’inconnu ou si l’on exploite l’acquis.
Une formule gnomique entretient la double résonance ; elle se prête même à la répétition future.
67. Comment redire les choses sans se redire ? C’est tout le problème d’une création réitérée : reteindre la permanence avec les couleurs du moment, — à l’instar des céramiques ou des tissus dont le motif ne change pas dans un chromatisme différent. Le déjà dit n’est pas à taire, mais à répéter d’une autre façon.
On n’imaginait pas que l’on fût à la fois si riche et si pauvre, si prolixe au total et si fermé à tant de sujets. On tourne dans le cercle de ses obsessions comme une cavalière de cirque variant ses acrobaties sur un cheval qui ne peut faire que de nouveaux tours de piste.
68. On s’exprime par vagues et l’oubli de ses dires antérieurs ouvre une carrière apparemment nouvelle. Ce n’est pas que l’on radote, car on a d’autres raisons de raviver les anciens messages. Je prendrais bien l’engagement de me répéter encore plusieurs fois à condition qu’il y ait toujours du neuf, si peu que ce soit.
69. Avec un peu de mémoire il n’est pas impossible d’éviter de se redire. Mais on ne saurait jurer que l’on ne fait pas écho à un avis inconnu. Qu’importe après tout ? La redite n’interdit pas d’avoir tort, tandis que la rencontre donne à moitié raison.
70. En passant d’un poème à l’autre, la psychocritique ne nie pas un changement de canevas, mais reconnaît au moins les mêmes broderies. Les figures existentielles ont changé de position dans leur danse.
71. Les trois écritures du même texte gravé sur la pierre de Rosette restent dans l’identique ; les reprises superposables de l’invention littéraire jouent de l’analogue. Le critique structuraliste est un Champollion des lettres.
72. Coup sur coup, l’on se répète différemment pour tomber juste ; après coup, l’on risque de faire moins bien.
Le succès passé, le public entend presque la même mélodie, lit à peu près le même roman. Mais qu’une espèce de détraquement se fasse sentir, l’analogue devient la singerie de l’identique.
73. La fécondité d’un écrivain passe par l’aptitude à faire varier rapidement, régulièrement, brillamment la réitération de son modèle. Par une innovation totale il pourrait décevoir. Mais il n’aurait pas envie de se redire s’il ne croyait s’inventer.
74. On peut croire en ce que l’on fait ; beaucoup moins en ce que l’on a fait. D’où la tentation du recommencement.
75. Cher lecteur, qui entendez ici l’écho d’un livre méconnu, ne soyez pas surpris que je me relance dans de nouveaux Corollaires en suivant l’ordre des douze figures sur lesquelles j’ai tant philosophé. N’avais-je pas dit qu’en s’épuisant la sagesse finale laissait rentrer l’humeur initiale ? Voici donc le texte qui recommence sans se répéter et remplit autrement les précieux chapitres. C’est la même pensée, mais ce ne sont pas les mêmes pensées.
76. D’un livre à l’autre, voire dans un seul, un mécanisme est remonté.
Dans le récit de Camus, la chute progresse en deux temps, non moins ternaires l’un que l’autre. Les pauses du soliloque de Clamence isolent les phases, à cela près que le thème du cinquième chapitre commence déjà dans le précédent.
La duplicité humaine introduit assez vite le juge-pénitent, — fonction paradoxale que le locuteur est encore loin d’expliquer. Comment en est-il arrivé là ?
Sa fausse vertu, alors qu’il se croyait à l’abri du jugement, a été rattrapée par un rire inattendu, hallucinant, qui l’a mis mal à l’aise.
Puis Clamence approfondit l’aveu : il dénonce la volonté de puissance en général et reconnaît la sienne en particulier ; il établit sa culpabilité.
Après la connaissance, l’action oriente les trois échos dans le même ordre. A, B, C, A’, B’, C’.
L’homme douteux revient brièvement dans la dualité de l’atmosphère hollandaise : un enfer mou traversé sous le vol des colombes.
Désormais conscient, le coupable a multiplié les tentatives pour couper au jugement : il n’a pas réussi à s’épargner le malconfort.
Il ne lui restait plus qu’à renouer avec la domination, à l’assumer en tant que juge-pénitent qui s’accuse lui-même pour alléger ses torts en jugeant les autres, pour régner enfin !
77. On voit bien que le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost accorde successivement quatre chances à Manon Lescaut et à son chevalier, mais on ne prend pas une conscience immédiate des nombreuses facettes de la répétition, ni de l’ordre dans lequel le déroulement initial de l’aventure nous les livre simplement, ni du désordre accru des trois recommencements.
L’auteur joue sur un clavier de dix notes : la sagesse du héros, la rencontre, la fuite, le bonheur, l’impécuniosité du couple, la trahison de Manon, le piège tendu à son amant, la séparation, l’humiliation, la rétention (de Des Grieux seul, d’abord). 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10.
Le deuxième cycle n’altère que fort peu cette suite. Le manque d’argent est réparé par la tricherie au jeu, d’où le retour du bonheur, avant qu’un second embarras n’ait des conséquences plus compliquées que dans le premier quart du roman. Une idée de Lescaut, puis une décision de sa sœur, entraînent Des Grieux dans la duperie du vieux G…M… La raillerie de la victime se situe pendant l’incarcération à Saint-Lazare. La mélodie narrative varie légèrement : 1, 2, 3, 4, 5, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 9 et 10.
Le troisième cycle trouble davantage le modèle. Nulle sagesse au départ. L’évasion de Saint-Lazare précède les retrouvailles à l’Hôpital où a été enfermée Manon et conditionne sa libération risquée. Le second bonheur à Chaillot est rapidement gêné par l’indigence : le prêt de Tiberge et la générosité de M. de T…, permettent aux amants de s’aimer à loisir ; mais la richesse du jeune G…M… tente Manon. Quoiqu’elle propose une vengeance dans laquelle Des Grieux entre malgré lui, son exécution la pousse à trahir, avant que la tristesse du chevalier ne relance et n’aggrave l’entreprise malhonnête dont la fatalité se referme sur les fripons. Les railleries humiliantes du vieux G…M…, à la recherche de son fils, prennent place au cours de l’arrestation et les reproches de Des Grieux père, au Châtelet. Si le prisonnier est libéré sans violence, Manon a été transférée à l’Hôpital. Aux réitérations, aux inversions s’est ajoutée la lacune du début : 3, 2, 3, 4, 5, 4, 5, 7, 6, 7, 8, 9, 8, 10, 9 et 10.
La sagesse ne reviendra qu’au seuil d’un impossible cinquième cycle. Le quatrième commence par une fuite manquée, car la délivrance pacifique de Manon ne peut compter sur aucune aide et l’attaque du convoi de filles déportées en Louisiane échoue, ne réussissant qu’à rapprocher Des Grieux du chariot infâme. Le secours de l’homme de qualité, la vente du cheval, atténuent le dénuement. Au Havre Manon esquisse la trahison finale en demandant la mort. Puis la traversée peut être considérée comme un succès de l’éloignement ; il permet un dernier essai de bonheur au Nouvel Orléans. Mais l’opposition du gouverneur au mariage a remplacé la rivalité des financiers ; d’ailleurs Des Grieux n’a pas les moyens de soulever la colonie. De nouveau il perd la direction de ses affaires, la morale de sa classe l’obligeant à accepter la provocation de Synnelet, soutenu par l’autorité de son oncle. L’issue du duel force les amants à s’enfuir dans les environs déserts, où Manon trahit bientôt par sa mort. Cette fois la séparation est définitive et précède l’arrestation du chevalier ; il attend son procès en prison, — conclu par un acquittement dû à la générosité de son adversaire. La série ignore le persiflage dans cet univers tragique : 3, 2, 5, 6, 3, 4, 5, 7, 3, 6, 8 et 10. C’est plus bouleversé que jamais et deux touches sont abandonnées. Mais la case prison achève toujours le rebondissement de l’apprentissage : une amère tranquillité en résulte.
78. Incantatoire chez un poète, la répétition est drôle chez un comique. On a en tête de célèbres retours verbaux dans le théâtre de Molière, mais le procédé de la reprise intéresse aussi l’action.
L’acte I de L’Ecole des femmes met en place un rythme quaternaire que la composition de la pièce multiplie par cinq. Chaque précaution d’Arnolphe est suivie d’une sécurité trompeuse, car bientôt survient une mauvaise surprise, causant le désarroi du protagoniste, avant qu’il ne se ressaisisse pour contre-attaquer au début du cycle suivant. Si le deuxième remplit les actes II et III, c’est parce que la comédie s’attarde à redoubler les deux premières phases, avant qu’Horace ne lise à son rival la lettre d’Agnès. Le train s’accélère dans les deux derniers actes : l’assurance et le trouble n’ont plus le temps de se développer ou même d’exister dans tous les cas. Arnolphe étant réduit à l’impuissance par l’arrivée fortuite du père de la jeune fille, son ultime désespoir n’excède pas la durée d’un monosyllabe exclamatif.
79. Bel-Ami est le roman d’un arriviste en six séquences ternaires : pour échapper à la servitude, Georges Duroy profite des moyens disponibles et gagne ainsi une promotion, — qui l’expose à une nouvelle dépendance tant qu’il n’est pas maître de sa situation dans la dix-huitième et dernière case du parcours.
Engagé comme reporter à La Vie française au terme du premier cycle, il devient successivement chef des Echos, rédacteur politique (après le décès de Forestier qu’il remplace auprès de sa veuve, Madeleine), amant de Mme Walter, la femme du patron ; il bénéficie de la moitié du legs de Vaudrec à son épouse ; enfin il triomphe en tant que mari de Suzanne, fille de Walter, et rédacteur en chef du journal, voire comme futur homme politique.
Mais avant que le degré final ne le libère, son ascension continue à asservir l’ancien employé de bureau du chemin de fer du Nord ; car Forestier l’enferme dans le reportage, si peu lucratif que les secours de sa maîtresse, Clotilde, l’humilient. Plus tard, le chef des Echos doit risquer sa vie dans un duel pour défendre l’honneur de sa feuille ; le rédacteur politique, subir la moquerie des collègues qui savent bien que son talent est tributaire de la veuve de Forestier ; l’amant de Mme Walter, supporter son harcèlement et se laisser manipuler au service d’une presse d’agioteurs (tout particulièrement du ministre Laroche-Mathieu) ; l’héritier de Vaudrec, enrager de la fortune acquise par les initiés et du boulet qu’il traîne en la personne d’une épouse infidèle et gênante pour une union plus ambitieuse.
C’est pourquoi Duroy ne manque pas de saisir les occasions de se tirer de ces mauvais pas. Le hasard de la rencontre de Forestier est déterminant : par le biais de son ancien camarade de régiment, Bel-Ami s’introduit dans le cercle de La Vie française et sait y plaire ; il y trouve l’aide de Madeleine pour son premier article. Puis dans le deuxième cycle, elle le pousse à une visite chez Mme Walter, où il se fait valoir en rendant la conversation piquante. Après l’affaire du duel, la mort de Forestier lui permet de s’entendre avec Madeleine en vue d’un mariage conçu comme une association. Aliéné par le rôle de Forestier, il reprend ses distances vis-à-vis de sa femme dont un demi aveu lui apporte la certitude qu’elle trompait le défunt, — assez libre elle-même pour informer son mari qu’il plaît à Mme Walter. Par la suite, les renseignements de la patronne lui apprennent ce que dissimulaient les sources de Madeleine, l’intelligence de l’intrigue politique et financière ; par ailleurs, il pose ses conditions pour que le couple accepte l’héritage de Vaudrec. Enfin, dans son action la plus hardie, il obtient aisément la complicité de Suzanne, se débarrasse de Madeleine et se venge de Laroche-Mathieu par un constat d’adultère, met les Walter devant le fait accompli en enlevant leur fille consentante.
Ces sursauts se placent entre les abaissements et les victoires ; les interférences restent légères. Chaque triade enchaîne ses phases et se lie à la suivante par l’insuffisance de son aboutissement, — jusqu’au niveau où l’homme fort satisfait le mieux son indépendance. Tel est le gagnant de « la loi sociale », invoquée au début par un collaborateur du journal.
80. Un seul sonnet de Songe suffirait au dormeur banal. C’est par un artifice et en même temps par une prouesse poétique que l’on voit dans quinze tableaux successifs s’écrouler à chaque fois la grandeur romaine. Si la leçon d’humilité chrétienne auprès d’un admirateur de la Rome antique nécessite cette répétition binaire (très simple) de l’orgueil et de son châtiment, Du Bellay n’ignore pas l’effet d’enchantement.
81. La Genèse règle le sort de l’humanité en trois volets : le paradis terrestre, la tentation, la chute. Les heureux de l’éden perdent l’épreuve et en paient le prix. Reste le messianisme pour remonter la pente : L’Apocalypse invite au repentir, annonce le châtiment du mal et l’admission des élus dans la Jérusalem céleste.
Pour autant qu’il soit une réincarnation du Christ chez Chrétien de Troyes, le chevalier de la charrette sauve les âmes exilées et les vivants par la réitération d’un autre triptyque : une harmonie est troublée par une difficulté que dénoue (dans la plupart des cas) l’épreuve chevaleresque ou courtoise. D’où la pause suivante. Lancelot évite la défaite irréparable jusqu’à la victoire confirmée sur Satan, permettant le retour dans le cadre édénique originel, que plus rien ne menace à la fin du roman.
Dire que le schéma ternaire se reproduit vingt-cinq fois à la perfection, serait mentir : un cycle peut ne pas être complet, ou traîner par la division des étapes habituelles ; une incertitude, se résoudre dans un épisode postérieur. Mais la matrice du récit rebondit généreusement !
82. Progressant de même, des reprises s’ajouteront sur l’axe d’une imagination ouverte ; mais des échos disposés en cercles concentriques se multiplieraient à l’intérieur de la boucle la plus vaste d’un système fermé. Tel est le cas d’une œuvre souvent jugée sans structure, Le Neveu de Rameau. Certes, l’ensemble est complexe, mais les parties narratives ou moqueuses alternent régulièrement avec des réflexions (à l’inversion près des deux dernières pièces du découpage) et les éléments du même type s’agencent, par rapport au cœur du dialogue, dans des symétries le plus souvent entrelacées.
Un noyau central se constitue de trois passages satiriques dirigés contre les protecteurs avec lesquels le neveu vient de se brouiller (VII, IX, XI) ; ces commérages sur le milieu des financiers (le cynisme arrivant enfin à son apogée avec l’histoire du renégat d’Avignon) s’entrelacent aux thèmes de la lecture des moralistes (VIII), de l’inutilité des hauts cris quand on subit le danger que l’on a décidé de courir (X), et de la querelle musicale du siècle (occasion du sommet de la pantomime) (XII).
Immédiatement autour de ce bloc se répondent, d’une part, la malhonnêteté du neveu en tant que maître d’harmonie (V) et sa cécité morale en raison du déterminisme naturel et social (XIII), d’autre part le procès de la vertu au nom de l’intérêt (VI) et l’opportunité de soumettre une éducation aux vices qui rapportent (XIV).
Un cercle plus large relie le genre d’aptitudes dont se vante Rameau, celles du proxénète et du joueur d’instruments (III), à la vie de bohème qu’il estime pour lui inéluctable parce qu’il n’a ni génie ni protecteur (XV) ; par ailleurs, la référence naturelle pour l’éducation de la fille du philosophe (IV) s’accorde à la détermination fondamentale forçant tout le monde à s’humilier pour satisfaire une demande (XVI).
Aux extrémités du texte se font pendant la présentation de l’original (I) et l’évocation de la petite femme si talentueuse qu’il a perdue (XVIII) ; l’exception du génie (II) est rappelée par l’indépendance du philosophe à l’égard de la pantomime des gueux (XVII).
Cette circularité de la composition reproduit la rondeur du tonneau dans lequel rentre Diogène pour s’exempter du besoin des autres, mais pour le croque-note l’impossibilité de sortir de son ratage.
83. Plus un système de reprises s’avère soigné, mieux on croira qu’il ne fut pas inconscient. S’il n’est pas toujours certain qu’un auteur ait voulu tout ce qu’il a fait, l’énergie du modèle rencontré peut, à son insu, avoir fait à peu près ce qu’elle voulait.