Elégance
1. Un couple constitué sur la base d’une analogie (physique et sociale) satisfait à l’élégance reconnue. La complémentarité n’assure qu’une harmonie interne. Une disparité surprenante vaut comme défi ou s’explique par une hantise.
2. Faire le difficile ? Se donner le change ? Prendre ses distances ? Pour sortir de l’effondrement, adopter l’élégance, la ruse ou la sagesse ?
3. L’esthète s’abandonne au charme du présent ; l’amoureux aurait bientôt les yeux de la mémoire.
4. Notre regard peut gêner quelqu’un d’autre, mais au-delà d’une admiration délectable, c’est nous que le cœur épris ferait souffrir.
5. Le regard n’est ni une parole ni un geste, et encore moins avec du recul ; voire s’il exprime sans parler, s’il agit sans toucher, il ne « harcèle » que selon la vanité de son objet.
6. Quel est le comportement le plus morbide ? L’exhibitionnisme tranquille ou le soin de ne rien laisser voir, fût-ce pendant une seconde ?
7. L’amour trouve géniale une tenue fort ordinaire.
8. Les godillots féminins nous adressent plusieurs messages possibles.
Politique : « Je revendique l’égalité avec les hommes et je joue la provocation pour mieux braver l’infériorisation des femmes. »
Sexuel : « Ne comptez pas sur moi pour souffrir sur des talons aiguilles ; je ne suis pas un objet et peu m’importe votre libido. »
Ou esthétique : « Je me moque de l’élégance et j’adopte l’antimode pour rejeter tous les uniformes arbitraires que l’on nous impose. »
9. Certains portent des pantalons si tombants qu’il leur suffit de s’asseoir pour se déshabiller.
Qui déteste-t-on le plus en s’affublant d’une laideur contestataire, la société ou soi-même ?
10. On habille les mannequins de vêtements plus risibles qu’un bonnet d’âne, et sur leur visage, on lit que l’exhibition tourne à la corvée.
Excentrique, la mode fait l’insolence de la jeunesse et l’inconvenance de la maturité.
11. L’élégance a pour ennemi un corps qui la porte mal, et un corps bien fait, une élégance éloignée de ses lignes.
12. L’Occident s’est fait un droit et une liberté de l’impudeur. Il a dénudé le corps jusqu’à le dévêtir du corps lui-même, en l’anatomisant, en l’observant en profondeur par l’imagerie médicale. De telle sorte que dans un cadre civilisé, la visibilité de l’être physique va de pair avec la curiosité scientifique. N’est-ce pas aux portes de l’Egypte en pagne que le Grec si peu vêtu a fondé le Musée et installé la recherche en tous domaines ? Certes, parmi les peuples en robe, les Mésopotamiens avaient contribué à la médecine, à l’astronomie, aux mathématiques, mais sans détacher la compréhension du monde d’une obsession maladive de la faute, d’ordre religieux ou économique. On se cache d’autant plus derrière des vêtements que l’on est anxieux et la connaissance profite davantage de la sérénité.
13. Le costume est à la fois physique et moral ; son histoire ne cesse d’opposer les droits de la morphologie humaine à ceux de la pudeur, ainsi le court au long, le décolleté au montant, l’échancré au couvrant, le transparent au doublé, le taillé à l’enveloppant, l’ajusté à l’ample, la chevelure à la coiffure ; et encore le naturel à l’artificiel qui veut le faire oublier, par exemple le flottant au plissé, le souple au raide, le lisse à l’ornementé ; enfin le brillant à l’austère, comme les couleurs vives au brun, au gris et au noir, les riches étoffes, la fourrure et le cuir à la toile. Les choix mêlés de la mode ne créèrent que des équilibres instables, telle l’association, naguère, d’un interminable manteau sur une jupette.
14. On peut croire que l’élégance vestimentaire n’a jamais rencontré le beau puisqu’elle est toujours datée.
15. On a la physionomie de ses lunettes : on devient star clinquante, loup mystérieux, homme invisible, insecte envahissant, chouette aux aguets, etc.
16. L’élégance exclut les paquets volumineux. Le sac au dos vous transforme en dromadaire ; la valise à roulettes, en cheval attelé. Mais on a l’air emprunté avec les mains libres.
17. « Encombrant avant, indispensable pendant, je suis oublié après », se plaint un parapluie désabusé. Un autre lui répond : « J’abrite à l’endroit ; à l’envers, je rendrais encore service au camelot ; plié, j’apporte une touche de distinction si l’on serre ma toile. – A condition que ta longueur convienne à la taille du porteur », ajoute le premier.
18. Les canicules rappellent l’éventail désuet. A la main qui l’agite, il prête une grâce mandarinale. Il masque honnêtement le trouble du visage ; puis de sa courbe il souligne une œillade coquine. Enfin, tel un doigt, il se ferme sur la bouche pour recommander la discrétion.
19. Rien de plus sûr pour se sentir mal assis que de se demander si l’on est à son aise, et rien de plus critique à l’égard d’une position assise que l’envie de se vautrer.
Quoique destiné aux paresseux par son étymologie, le radassier provençal impose à ses occupants, du fait de sa raideur, une dignité très éloignée des langueurs contemporaines, auxquelles invitent ces vastes canapés carrés à mettre au centre d’un salon, sortes de matelas épais, plissés de quelques appuis à peine saillants, telles de courtes dunes sous le vent qui tout emporte. Le corps s’avachit lamentablement sur de pareils lits et « les commodités de la conversation », comme disaient les précieuses, abandonnent pour l’obsession du physique les hauteurs (plus ou moins valorisantes) de l’humanisme, attestées à plusieurs époques par ces noms évoquant diverses pratiques de la parole : la caquetoire, le fauteuil à confessionnal, la causeuse, le confident ou l’indiscret. Dites-moi quel est votre siège de prédilection et je vous dirai qui vous êtes.
20. La chirurgie esthétique rend à ses opéré(e)s une jeunesse si bizarre qu’elle ne leur a jamais appartenu.
21. Cérémonieusement droit malgré son âge avancé, Kien-long, lorsqu’il refuse l’ouverture de l’empire au commerce anglais, ne prévoit pas le siècle d’humiliations que traversera la Chine. Mais quand on saurait son monde perdu, il convient de traîner sa vieillesse avec dignité.
22. Il est une élégance du corps qui ne dépend pas de sa beauté : elle consiste en cette aisance des mouvements qui brave les raideurs ou les douleurs. On n’est pas loin du courage des stoïciens.
Mais leur élégance morale réside surtout dans la prudence, car cette vertu sélective opte pour le bien qu’elle a su reconnaître.
23. Au sens étymologique, l’élégance provient d’une sélection, et quand la recherche resterait de bon goût, son effort l’éloigne d’une immédiateté naturelle. Aussi l’élégance convient-elle particulièrement au domaine vestimentaire, car si l’on ne choisit pas son physique, beau ou laid, on s’habille à son gré.
24. Que dit-on d’un objet qui vient combler idéalement un vide ? Qu’il semble avoir toujours occupé cette place. Cette adéquation ne règle pas seulement l’incertitude de l’avenir, mais aussi l’absence du passé ; elle s’étale sur l’axe temporel et rassérène le présent.
25. Nos goûts nous sont plus profondément attachés que nos opinions diverses. L’expérience peut nous amener à raisonner autrement ou l’esprit des autres, nous influencer, tandis que le sentiment du beau, par quelque argument intelligible qu’il se justifie, est ancré depuis longtemps dans notre cœur.
26. Le beau s’apprécie du premier coup d’œil. Les critiques peuvent venir après, mais ce qui a su s’imposer positivement, conserve assez de force pour ne pas être remis en cause. Le laid produit un effet non moins immédiat : il vous heurte d’emblée. Quelques atténuations que l’on puisse apporter ensuite, elles ne sauraient remettre en cause la réaction initiale. Contrairement à la Justice, le sentiment esthétique n’a pas besoin de balance pour se prononcer.
27. On s’accoutume au vilain, surtout s’il est répandu. L’âme ayant cédé à cette pollution insidieuse, il faut au moins le hideux ou l’horrible pour la choquer.
Le plus consternant n’est pas de se satisfaire de la laideur, mais de rester insensible à la beauté.
28. Il en est des objets comme des personnes : leur médiocrité reste simple ou s’accompagne de prétention. La parodie involontaire de la grandeur matérielle rejoint celle de l’importance sociale ; or ni l’une ni l’autre ne sont toujours drôles.
29. Les élections du sentiment esthétique s’harmonisent parfois pour le pire. Sans doute ne suffisait-il pas au goût macabre actuel que tant de voitures eussent la forme d’un corbillard ; on les a peintes en noir. Il ne manquait plus que l’interdiction de rouler à tombeau ouvert.
30. « L’on me plante dans les sables ; j’éclos par temps radieux ; ne sachant me repiquer, un vent violent me lance à l’aveuglette », prévient le parasol.
31. « Je rosissais sur pied ; j’ai rougi sous le verni ; je me décolore derrière une vitre », se lamente un acajou ancien.
32. L’usure n’affecte pas tant les choses que le goût qui les avait promues.
On vous juge maniaque si vous aimez les paires. Cependant, n’est-il pas légitime de continuer à lire comme un diptyque, scindé mais cohérent, les deux moitiés d’une antithèse voulue dès le départ ? Un contraire appelle son complément ; il est toujours regrettable qu’on les sépare. L’iconographie du XVIIIe siècle a multiplié ces oppositions temporelles, spatiales, psychologiques, morales, sociales, scéniques, etc., si appropriées aux symétries de l’architecture intérieure. Réduite à un thème commun, la dualité n’est pas aussi rigoureusement unie : elle demande une suite.
Un contraste soigné s’organise ainsi chez Freudeberg : l’intrigue galante, agitée ou paisible, place à chaque fois un homme entre deux femmes ; mais pour la symétrie, celle dont le débordement de sa robe accuse la présence derrière une porte, se cache à droite tandis que l’émettrice du billet doux se situe à gauche dans l’autre cas ; du même côté le chien, dénonciateur ou distrait par une caresse, compromet le secret ou l’ignore. Au centre le personnage masculin tente de retenir, en vain, la visiteuse arrivée à l’improviste et alertée par le bichon, ou reçoit à la dérobée le message épistolaire, en feignant d’écouter la leçon de morale de la prêcheuse assise en face de son antagoniste habile.
33. Désignant ce qui mérite d’être peint, le pittoresque relève bien de l’élégance en tant que choix. Ainsi le caractère en question se trouve-t-il dans la réalité avant d’inspirer l’art ; le sentiment sur les choses précède ici leur représentation sans l’envisager comme nécessaire : on peut même se satisfaire d’un pittoresque indépendamment de toute transposition picturale. Le sujet se passe des tableaux possibles.
Mais pour être au moins supportable, un mauvais tableau ne se dispense pas d’un sujet aussi intéressant qu’une vue de Venise ou du Bosphore. L’originalité du modèle rachète un peu la morosité de la touche et la platitude des effets ; un peu seulement.
34. Perceptible à travers une grue de chantier naval, cette église dominant des maisons anciennes au bord de la Moselle me semble valorisée par l’antithèse voulue entre le passé et la modernité, les couleurs douces et le noir effrayant, le massif et le squelettique. Mon commentaire admet que le peintre ne m’ait pas complètement livré ce que j’apprécie davantage, et ce, afin de me le rendre plus cher au-delà de l’espèce de grille qui m’en sépare.
Mais si j’étais vraiment sur le quai, je me déplacerais pour profiter d’un créneau visuel sans ferraille sinistre. Le bric-à-brac joue avec mon plaisir, la sélection le satisferait. Sous prétexte que le contraste est un critère du pittoresque, ce dernier en abuse jusqu’à risquer l’intolérance de la beauté à l’égard d’une laideur indiscrète ; il finit par accuser l’impossible assimilation de la seconde à la première.
35. A une certaine distance, le flou pictural ne dissuade pas de s’approcher. Mais de plus près, l’approximation rebute. On recule donc assez pour ne plus voir la grossièreté du coup de pinceau. Il est un point dans l’espace où la peinture redevient acceptable, où l’on n’a plus l’impression d’avoir la vue trouble.
A vrai dire, l’effet de l’imprécision n’est pas moins ambigu sur le plan temporel : le pessimiste regrette que l’objet du regard se soit brouillé, l’optimiste le crédite d’un affinement progressif ; ou le spectacle exact relève du passé, ou il s’annonce comme naissant. Le sentiment oscille entre la sévérité à l’égard d’un artiste destructeur et la reconnaissance d’un talent capable de prêter à ce qu’il voit, la perspective d’une création en cours. D’un côté, une perte irréparable fait conclure à la laideur ; de l’autre, le manque n’exclut pas le beau en tant que pouvoir de le suggérer.
36. Qu’est-ce que l’esprit de collection ? Un contrat avec la pureté du choix, un rendez-vous avec la nécessité de l’objet, — indéfiniment, sans respect d’une grammaire spatiale.
Dans l’optique de la décoration les choses occupent une place qu’elles semblent avoir toujours eue ou pourraient définitivement garder : la surcharge est donc proscrite ; à chaque pièce son créneau confortable.
Mais la passion de s’installer se prolonge en prétextant la complémentarité du superflu, la dynamique du verbe avoir bouscule la stabilité de ce qui est, — jusqu’à l’écœurement.
37. La nouveauté, d’abord discrète dans un environnement traditionnel, s’est imposée à tel point qu’elle tolère juste un témoin d’une autre époque.
Le musée (au sens péjoratif) expose des objets sans se soucier du milieu cohérent où l’on s’en servait. Il n’est donc pas dans la maison dont le décor restitue une atmosphère passée, telle qu’on y vivait jadis, mais dans ces intérieurs qui introduisent quelque pièce ancienne comme une curiosité tranchant avec le modernisme ambiant.
38. La peinture moderne diffuse ses lèpres sur les murs ; ses bords ne sont pas vigoureusement arrêtés. Un tableau ancien, souvent trop richement encadré, excelle néanmoins dans l’art de percer la paroi : l’œil peut même traverser un espace intermédiaire, déjà illusoire, tel qu’une grotte ou un portique dont la voûte assombrit l’accès à l’extérieur lumineux.
Evidemment, la superposition des vues détruit la vraisemblance des ouvertures architecturales : on passe alors de la décoration à la collection. Encore une sélection picturale se disposait-elle jadis avec la régularité des alvéoles d’une ruche, — comme dans le cabinet à la lanterne de l’hôtel de Choiseul. Moins contrainte aujourd’hui, elle s’abandonne au désordre d’une mosaïque.
39. Avec le mur couvert de végétation s’efface l’architecture, comme le mobilier en plexiglass annule la décoration. La question du beau se résout par l’invisible.
40. Placées à l’intérieur du temple égyptien ou de l’église chrétienne, les colonnes sont à l’extérieur de l’édifice religieux dans la Grèce antique. Le premier type de bâtiment laisse comprendre du dehors son agencement ; le second l’habille d’un péristyle uniforme, mais rayonnant, apollinien. Là s’obscurcit la forêt ; ici elle s’expose en pleine lumière, — peut-être parce que l’hellénisme honore des dieux peu secrets, ni masqués ni abscons.
41. La modération n’est pas le passe-partout de l’intérêt esthétique. Entre le triangle isocèle écrasé du fronton grec et le pignon pointu du moyen-âge, deux pentes raisonnables n’ont qu’un aspect fonctionnel et tombent dans la banalité.
42. La symétrie n’est pas moins naturelle que le désordre.
A défaut de parité, leur similarité associe deux objets. Après tout, les deux beffrois d’une cathédrale ne sont pas toujours identiques.
L’artifice réside dans l’à-peu-près de l’équilibre, mais une négligence inétudiée n’interdit pas de bien placer les choses.
43. Quoiqu’elle médite la réunion de ses éléments, l’élégance ne se réduit pas à la pureté. Le style Transition est mixte ; les constructions du néo-classicisme conjuguent la finesse et la lourdeur quand elles hésitent entre les volumes aérés du rocaille et les masses de l’antique.
Bagatelle est charmant, mais n’atteint pas le sublime du Petit Trianon, dont l’aimable unité est parfaite. La sécheresse et la banalité de la façade sur cour, l’épaisseur des combles au-dessus de la corniche, procèdent d’une austérité que contrebalance heureusement la grâce de la rotonde du côté de la terrasse. L’inspiration militaire du pavillon, évidente dans le décor de la chambre du prince, est à la fois avenante et sévère.
Le purisme n’est qu’un cas particulier de l’élégance.
44. Soit par manque de moyens, soit par haine des classes dominantes qui détiennent les œuvres ou s’identifient à des monuments, l’amour du beau n’est pas le fort du peuple. Dans la hiérarchie des termes désignant les différents types de toits, il est vrai que l’abri, le centre d’hébergement, ne font pas rêver ; que le gîte, le logement, s’inscrivent platement dans l’utile ; que l’appartement ou la maison reste une étiquette sans appréciation ; qu’il faut parler au moins de résidence ou de demeure et plus précisément de villa, d’hôtel particulier, de manoir, de château ou de palais pour faire imaginer des biens raffinés, — parfois discutables d’ailleurs, — mais source de jalousie et même de colère destructrice. Le respect de l’art est proportionnel à l’harmonie sociale.
45. C’est une pauvre richesse que la connaissance d’une langue, mais elle procure bien des plaisirs.
Quoi de plus beau que l’anglais pour dire non ? L’étirement mélodieux du « no » associe une douceur moqueuse à la fermeté du refus, comme pour introduire une pointe de sadisme.
46. Comme le français paraît incommode quand on travaille à le rendre fluide et frappant ! Rien de plus agréable quand on y parvient.
La beauté réside moins dans une langue que dans l’art de s’en servir.
47. Les mots crus ont la force du choc : leurs équivalents moins brutaux peuvent laisser croire que l’indifférence est encore permise.
Tant qu’un beau langage peut dire le mal qui nous entoure, il semble que nous n’ayons pas atteint le pire. Mais la défaite de l’éloquence va rendre le monde plus barbare.
48. A défaut de pensées profondes, une bonne rhétorique en attrape au moins la manière. Ainsi procède le brillant causeur.
49. On se raidit dans le beau langage comme dans un vêtement de fête que l’on ne veut point friper.
50. Sur les sujets vulgaires, la toilette de l’expression ressemble à ces parfums que le corps dénature.
51. Le choix d’un niveau de langue noble n’expose pas moins aux répétitions. Le secours du courant ou du familier évite l’étouffement.
52. « Quelque part », cet indéfini locatif, utilisé au besoin comme euphémisme, est passé de l’incertitude du lieu à celle de la manière (« en quelque sorte ») dans le langage des évaporés modernes, qui auraient en d’autres temps cultivé le style artiste des Goncourt ou l’imprécision des poètes taoïstes.
53. Garante de l’harmonie par ses choix, l’élégance intellectuelle rime avec la pertinence.
Quel que soit le sujet, il faut trier les sens d’un lexique. Les meilleures leçons des philosophes réfléchissent sur le vocabulaire.
54. La proximité des synonymes est toujours moins étroite que l’on ne croyait.
Le ridicule est accusé d’un travers ; le dérisoire, méprisé pour une telle insuffisance qu’elle devient propre à exciter la moquerie. Selon le suffixe, le ridicule subit une condamnation et le risible amuse par la possibilité d’un effet. Cependant le dérisoire peut être un cas particulier du ridicule et ce dernier, affaiblir sa valeur péjorative dans le risible. S’il fallait classer chronologiquement ces trois adjectifs, la succession serait inaugurée par le risible, c’est-à-dire par la réaction physique la plus spontanée ; elle continuerait par le ridicule parce qu’il ajoute un jugement ; elle finirait par l’éloignement qu’indique le préfixe de la dérision.
55. Comme les couleurs du prisme à la lumière, les nuances apportent à la notion globale de la finesse et de la beauté. Il n’est pas stérile de regarder le monde par le biais du dictionnaire.
56. « Invisible, on m’entend ; silencieux, on me voit. Mon double est un pluriel détestable ; mes frères ne sont pas mes jumeaux ; je suis le général d’une armée divisée. Mon premier état garantit ma justesse ; j’ai de bonnes raisons pour arriver le dernier. Je suis le mot de cette énigme. »
57. La prose cherche le terme exact, mais les vers, le possible dans un contexte qui prétend à la musicalité en même temps qu’à la signification. Souvent issu de laborieux essais, l’accord de l’esprit et de l’oreille se nomme pourtant le naturel !
58. Un certain verbalisme gagnerait une acception méliorative, car dans un rapport entre des mots justes se forme l’idée, comme dans une liaison chimique s’agrège un corps.
59. Les mots parlent ou se taisent avant nous. On étiquette « un homme pauvre » et l’on plaint « un pauvre homme ». Mais l’épithète de « l’homme riche » ne s’antépose pas : la syntaxe ne prévoit ici aucune valeur émotionnelle.
60. Au nom de quelle correction s’interdire le gallicisme « c’est… que… » ou l’expression « il y a » ? Comment peut-on se refuser la commodité de montrer ou de souligner, d’affirmer une présence ou une existence ?
61. L’insistance du style ne relève pas plus un truisme que le rouge à lèvres ne valorise n’importe quelle parole.
62. Veut-on impressionner ? On est capable de forcer l’idée pour équilibrer la balance d’une opposition.
63. Une rhétorique aussi clinquante que l’abus d’une anaphore ruine autant le sérieux que la sincérité d’un discours, et le cas échéant, la coquetterie oratoire insulte la gravité des circonstances.
64. Avez-vous dit la simple vérité ? Elle aura la fragilité d’une opinion. Renforcez-la d’un parallélisme, d’un contraste ou d’une gradation, vous l’aurez soutenue par un contexte, — un peu comme le sculpteur assurant la stabilité de la statue par l’appui d’une souche derrière ses jambes.
Il n’est point d’idée qui ne fournisse l’occasion d’un classement, point de prédicat qui ne se précise en compagnie d’un ou plusieurs autres, sans succession logique. Cette extension latérale de la pensée découvre des cas ; ils s’éclairent et se justifient mutuellement au sein de la structure qu’ils forment ensemble. La démarche tient de l’inventaire. Mais en dépit des effets rhétoriques qu’elle peut en tirer pour la réussite de brèves remarques (car il convient d’éclairer la concomitance des items par de belles figures), elle paraît moins sérieuse qu’un raisonnement prenant le temps d’aller de la cause à la conséquence. Le souci de l’esthétique vous rend suspect de légèreté.
65. L’antithèse convient au rythme binaire et la gradation, au ternaire. C’est pourquoi l’énumération en vrac commence au moins avec le quaternaire.
Qu’elle tienne aux signifiés ou aux signifiants, la mécanique énumérative est ascensionnelle. Elle aime s’envoler vers un tout final ou s’épanouir vocalement. « Thé, café, chocolat. » Les trois termes de l’offre doivent conserver la même importance quoique le déploiement sonore soit inégal. Si vous mettez le monosyllabe à la fin, ce bref rebond l’affaiblit jusqu’à le rendre facultatif. Aussi la gradation diminutive sied-elle plus aux successions sur lesquelles on veut refermer une plage du temps. « L’aventure se déroula non sans surprise : provocation, offensive, mécompte, fuite. »
66. Un premier groupe de deux termes impose le même ordre aux reprises équivalentes ou correspondantes. La coquetterie d’une inversion, pour l’euphonie, par usage ou par goût du chiasme, nuirait à la cohérence, comme un parallélisme soudain faussé ferait dérailler un train.
67. A la longue les mots s’agglutinent en groupements figés. Il en est de ces expressions toutes faites comme des buttes-témoins : elles survivent au démantèlement du reste.
L’habitude nous dissuaderait de dire « sauf et sain » ; nous changerions un élément de la formule usuelle pour la retourner en « sauf et sans dommage ». Il est d’ailleurs plus logique d’annoncer le salut avant de constater l’état ; ainsi raisonne le stéréotype narratif « en sortir indemne ».
68. Le style résulte de l’ordre dans lequel on a satisfait à plusieurs règles de la grammaire, — sans donner l’impression de les avoir subies.
69. La transparence lisse et minérale est au verre ce que la clarté facile et définitive est à la belle formule.
70. On pollue les esprits moins par de méchantes idées que par un mauvais style, car ce dernier stigmatise les premières sans excepter la part du vrai.
71. L’élégance vise une limpidité aisément accessible ; son discret didactisme hait les dépenses inutiles. Une compréhension menée rapidement veut que lui soit épargnée toute concurrence entre masculins ou féminins, singuliers ou pluriels ; que le style se presse sans ambiguïté.
Le travail scriptural prend le temps d’accélérer l’énonciation, mais en assurant sa netteté. La parole n’a pas ce privilège.
72. La synonymie écarte moins agilement la répétition pesante qu’une syntaxe de la mise en facteur commun.
Il en est du style comme de l’expression algébrique : on résout la difficulté en prenant le raccourci.
73. Le résumé coûte parfois plus cher que le développement.
74. L’annonce d’une nouvelle à la radio participe du dit bref et frappant : une concession maladroite à l’exigence de rapidité rend le fait inintelligible.
75. La brièveté idéale d’une pensée n’excède pas la durée d’un tournoiement de chapeau dans une salutation du Grand Siècle.
76. Quoique la prose ne vous enferme pas dans les formules solennelles de l’alexandrin, les sentences s’écrivent sur un ton auquel on n’échappe pas, celui d’une conversation dont l’éventuelle acerbité se discipline poliment, voire se donne les moyens de plaire ! Ce sont justement ces procédés qui entretiennent la tradition du genre.
77. Ne signerez-vous qu’un essai au lieu d’un traité ? Vous serez un amateur. Ne servirez-vous que des pensées détachées à la place d’un essai ? Vous aurez atteint le comble de la désinvolture.
Il y a pourtant dans ce détachement mieux qu’une écriture à la diable : une récréation verbale. Alors qu’un savant discours est absorbé par son objet et un essai, par la subjectivité de son auteur, la préséance de la formule plie l’argument et le moi au jeu langagier. Peu importe qui parle ; de quoi qu’il s’agisse, l’intérêt valorise la combinatoire lexicale. « Mais si la figure enfreint le sens opportun ? » Je ne prétends pas, à l’instar du poète surréaliste, que les mots ne trompent jamais ; je soutiens que leurs rapports, affinités ou antipathies, aident à la réflexion et qu’un troisième pouvoir s’ajoute légitimement à l’enquête objective et à l’influence de la personnalité.
78. La maxime joue souvent sur deux termes qu’elle relie par une comparaison quantitative, ou sur deux couples de mots qu’elle superpose dans une double équivalence. Quoiqu’elle tienne alors plus d’une recette que d’une idée, elle apparaît comme une trouvaille.
79. Il appartient au sérieux du sens de geler le rire sur la fabrication de la forme.
80. Qu’une nuance lexicale distingue deux situations, la maxime pastiche le dictionnaire des synonymes, mais sans pédantisme.
81. Quelque modèle que l’on prenne parmi les grands écrivains d’autrefois, on voit bien en se relisant que l’on parle comme son siècle.
82. On demande à l’élégance littéraire qu’elle prête, sinon un air intemporel à l’actualité des réflexions, du moins quelque noblesse à la trivialité de leur support.
Vous jugez-vous insipide ? N’abandonnez pas. Un premier secours de la forme va vous sauver de la fadaise ; puis l’élaboration du langage réveillera quelque idée dormante dont la consistance vous satisfera.
83. Une esthétique de l’intensité outrepasse le vrai, mais pare à la faiblesse de la réception.
84. On partage d’autant mieux une pensée que son énonciation s’est interdit les mots banals, ou prévisibles, ou recherchés, en faveur du surprenant, mais compréhensible.
85. Le moraliste porte allègrement sa croix : d’un hasard sur l’axe des paradigmes il passe déjà sur celui des syntagmes, puis revient au premier pour remplir toutes les cases. Avec quelle élégance ? Justement, celle du choix heureux.
86. Si l’élégance reçoit une impulsion verbale, elle choisit ensuite les termes de son achèvement. Le travail vient après. Mieux dotée, l’inspiration poétique bénéficie d’un tout, au moins comme départ ; reste à garder le niveau.
Il faut avoir souffert pour écrire, puis souffrir en écrivant.
87. L’idée solide et d’emblée consciente est préférable à la formule prometteuse qui oblige à lui chercher quelque fond. Mieux vaut le corps nu restant à vêtir que le vêtement sur un mannequin.
88. En tant que phrase, le bon mot ne passe pas forcément par l’emploi des bons mots, en tant qu’unités lexicales.
89. Une pensée austère est à la vérité ce que sa sœur artiste peut être à l’à-peu-près.
90. Certaines idées dépendent étroitement de leur forme et l’on a autant de peine à les en séparer qu’à extraire des nourritures moulées par leur contenant.
91. L’on se fait une obligation d’avoir de l’esprit sur tout et l’on tombe dans l’artifice.
92. Pour peu que nous changions et intervertissions les emplois de deux mêmes verbes dans une structure syntaxique aux variantes étroitement définies, le sens nous obligera à sélectionner les sujets selon les cas. Les combinaisons suivantes témoigneront de l’élégance mécanique du moraliste.
La sérénité ou l’inconstance vous fait oublier ce que vous avez dit ; l’inspiration ou l’étourderie, dire ce que vous avez oublié ; la confiance ou la hâte, oublier ce que vous n’avez pas dit ; la persévérance ou l’entêtement, dire ce que vous n’avez pas oublié ; la loyauté ou le remords vous porte à ne pas oublier ce que vous avez dit ; le pardon ou l’indifférence, à ne pas dire ce que vous avez oublié ; l’exactitude ou le regret, à ne pas oublier ce que vous n’avez pas dit ; la réserve ou la crainte, à ne pas dire ce que vous n’avez pas oublié.
La grammaire convoque des caractères de valeurs opposées. Il suffirait presque d’écrire de cette manière ludique pour observer.
Autre exercice. La science infuse ou le défaut de mémoire vous fait chercher ce que vous savez ; la méthode ou l’aventure, savoir ce que vous cherchez ; la curiosité ou l’ennui, chercher ce que vous ne savez pas ; la chance ou la malchance, savoir ce que vous ne cherchez pas ; la modestie ou la mauvaise volonté vous amène à ne pas chercher ce que vous savez ; la franchise ou le trouble, à ne pas savoir ce que vous cherchez ; le soin de votre sécurité ou le scepticisme, à ne pas chercher ce que vous ne savez pas ; le détachement ou la paresse, à ne pas savoir ce que vous ne cherchez pas.
A ce degré de contrainte et d’automatisme, ce n’est plus nous qui nous servons des mots, ce sont eux qui nous forcent la main.
93. Dans la société, les mœurs appellent le langage. Chez le moraliste dont les formules déterminent les remarques, le langage finit par répondre des mœurs. Mais la beauté de la forme accréditera-t-elle durablement une assertion que la vérité condamne ?