Egarement

1.  Du rejet des conditions extérieures à l’affirmation personnelle, même superficielle, le sujet émerge d’un monde aliénant ; d’une réaffirmation non conformiste à la dénégation, il replonge, mais d’autant moins sincèrement qu’il n’ignore plus son authenticité.

2. Il serait plus logique que la vérité fût toujours le salut après l’erreur ; mais on peut vouloir se tromper soi-même pour fuir la première. Dans quel vain refuge !

3. On s’égare par une humeur injuste envers soi, — de tous les fiels le plus morbide.

4. Il est encore plus inconfortable de contrarier ses sens que son esprit et l’on en souffre plus tôt.

5. Il en va de l’amour comme de la mendicité : il importe de détourner le regard si l’on ne veut rien encourager…

6. L’égarement est une faute par rapport à soi-même, ou un excès dans la fidélité à ce que l’on est vraiment.

7. La mante religieuse doit à sa posture dressée sur quatre pattes fines, à l’espèce d’ample jupe dont l’habillent ses ailes, à ses deux bras repliés au repos contre sa poitrine (mais armés pour le crime), une ressemblance humaine que l’imagination populaire a tirée vers la prière, — aussi aveuglément qu’un époux ou un amant peut être captivé par celle qui le détruit.

8. L’animal sait d’instinct le strict nécessaire pour son habitat, sa survie et celle de sa race, pour la conservation d’un ordre, quels que soient les sacrifices exigés. Encore peut-il manifester des aptitudes extraordinaires : la phrygane construit son sous-marin ; le sphex à ailes jaunes paralyse les pattes du grillon renversé en poignardant précisément trois centres nerveux ! Ces insectes, observés par Jean-Henri Fabre parmi d’autres non moins étonnants, n’ont pris aucun cours de physique ou d’anatomie.
   L’homme doit s’instruire de mille choses, plus ou moins utiles d’ailleurs, sans cesse reprogrammées ou provisoirement fausses. Certes, il a conscience d’apprendre, alors que la mécanique primitive ne saurait analyser des connaissances, se modifier par expérience et progresser.
   Le jour où d’innombrables données seront artificiellement ajoutées au cerveau, il aura coûté à l’ingéniosité humaine beaucoup de peine pour imiter l’aisance naturelle de la faune. Pourvu que cette nouvelle science infuse n’étouffe pas la réflexion !

9. Qu’il s’agisse d’action ou de connaissance, les changements de méthode sacrifient trop souvent ce que la précédente maîtrisait.

10. Bon à tout, on n’est souvent bon à rien ; mais plus on se spécialise étroitement, plus on s’atrophie par rapport à l’universalité d’un louable curieux, sinon à l’impossible omniscience.
   Il coûte d’ailleurs moins cher à l’amour-propre de s’intéresser à tout que de se contraindre sur un sujet particulier qui n’est pas le moi. La généralité héberge la personnalité ; une spécialisation aliénante la gomme entièrement, — à moins que par réaction défensive elle ne se projette erronément sur un champ borné.

11. Le savoir est indissociable d’une expression, linguistique ou formalisée. La technologie a complété le triptyque de l’apprentissage moderne par la transmission, dont on aurait bien tort de croire que sa maîtrise dispense des deux premiers volets.

12. Avant de tomber au niveau de l’illusion, une fausse vérité peut avoir longtemps agréé au sens commun : ainsi le mouvement du Soleil autour de la Terre, — même après que la science eut inversé leur rapport ! La commodité d’un ordre simple fut l’atout d’une méprise tenace.

13. Le discours ou le récit est inversement proportionnel à l’invisibilité du sujet.
   La logique mariée au mythe enfanta la théologie.

14. Rien ne se meut plus agilement que l’esprit dans le système d’une absurdité bien rodée.

15. Il n’est point d’aberration qui ne puisse revendiquer une bonne raison de s’excuser ou de se maintenir.
   Plus elle est partagée, plus l’erreur paraît obéir à quelque loi. Nous ne sommes donc pas plus libres en nous trompant qu’en pensant juste.

16. Un large accord dans l’erreur en impose autant que le vrai. Le nombre ne devrait pas nous influencer, mais comme nous considérons moins le dire que la source humaine de l’expression, l’ampleur de la voix nous impressionne.

17. On trancherait sans doute plus aisément entre l’erreur et la vérité si la pluralité de la première n’élargissait l’assise du mauvais choix.

18. Une seule erreur peut jeter la suspicion sur de nombreuses vérités.
   Certaines questions ont suscité tant de délires qu’il n’est plus permis à personne de prétendre les éclaircir.

19. On diffère parfois une erreur jusqu’au jour où elle paraît moins grave que celles commises dans l’intervalle.

20. Un esprit que réchauffent ses erreurs, peut préférer cette stimulation à une léthargie de sa pensée.

21. La course aux vanités nous accapare dans l’état de veille ; le sommeil nous berce d’un éclatant succès ou nous effraie d’un cuisant échec. Nous ne voyons jamais juste.

22. Entre les deux sourcils se lit le souci. Tous les tracas de la survie nous font oublier la vie.

23. Un système n’exclut pas le vrai, mais sa construction admet l’arbitraire.

24. On s’imagine qu’une organisation va survivre, un système intellectuel, prouver sa finesse par des complications. Tôt ou tard ils sombrent tout entiers.

25. Les excès et les délires suivent leur crescendo jusqu’à la provocation et s’accroissent comme jamais à l’approche de leur châtiment.

26. Faute de maîtriser leurs causes, on croit résoudre les problèmes en tirant leurs mauvaises conséquences.

27. Pays à principes où l’idéologie contrôle la connaissance autant que l’action, où le rejet de la moindre complexité prévaut dès l’enseignement sous prétexte d’égalité, où la tournure d’esprit a plus d’importance que le contenu, la France a borné ses ambitions intellectuelles. Au mieux, elle se met à peu près au niveau, mais elle n’a pas l’initiative des avancées.
   Les Français n’ont pas renié leur cartésianisme. Mais ils croient trop facilement que le pays restera mécaniquement une grande puissance, quelle que soit la motivation des individus.

28. Il ne sied plus à la philosophie de s’interroger sur les conditions générales de la vérité, mais d’évaluer les possibilités logiques des hypothèses. Il faut à cette fin un langage moins ritualisé que les vieilles formules du moulin à concepts et même toute la rigueur d’une formation scientifique.

29. Certains esprits ne savent que se moquer des erreurs des autres : leur propre fonds (s’ils en ont un) serait-il donc inattaquable ?
   D’un autre côté, on valorise volontiers les connaissances que l’on acquiert par ses observations ou par un raisonnement non moins personnel, sans se rendre compte, si c’est le cas, de leur évidence pour tous.

30. Sa faiblesse d’esprit n’interdit pas à l’imbécile de souscrire à une idée juste ; mais la fausseté de son jugement voue le sot à se tromper. Ainsi, quoique la réflexion manque au premier, mieux vaut être estimé dans cet état que dans le second.

31. N’y a-t-il pas un domaine où, la curiosité s’éveillant, l’esprit jusque-là paresseux s’ouvrirait à une forme de complexité ? Si nulle voie reconnue ne lui correspond, il est condamné à l’incompétence.

32. On gâte son esprit par de viles préoccupations, — quelque souplesse qu’il y montre, digne de meilleurs exercices.

33. Si la rapidité de la conception amène à se tromper, l’esprit refroidi revient se fourvoyer autrement.

34. L’exposition à l’erreur a un effet aussi immédiat qu’un choc déformant un métal ; on le redresse comme on rétablit le vrai : progressivement.

35. La mémoire n’est pas une faculté négligeable ; elle participe aux glissements de l’imagination ; mieux, elle retient et vient rappeler les étourderies de la raison quand celle-ci croit avoir achevé son travail.

36. L’erreur comprise sert de lampe à la vérité.

37. On mesure l’inimitié des gens à tous les mauvais conseils qu’ils vous donnent pour ruiner vos chances et gâcher votre vie à l’égal de la leur.
   Un échec vous oriente vers des projets différents ; mais on revient bientôt à son véritable enjeu.

38. Revivre ne serait que changer d’erreurs.

39. Un rire bête ne veut pas dire que le rieur le soit. On pourrait même prétendre que le rire est souvent la manifestation physique de l’intelligence.

40. Un second foyer douloureux s’allume dans notre corps et nous fait oublier le premier. La souffrance ne tiendrait-elle qu’à l’attention ?

41. L’appétit est stimulé par la récréation et la gourmandise, par l’oisiveté.

42. Combien de touristes vous demandent un lieu mythique où ils sont déjà ! Quelle idée si avantageuse s’en faisaient-ils donc ?

43. On veut voir la baie de Naples ou les Pyramides, un endroit calciné ou désertique, dont on ne sait pas que la vraie beauté n’est plus visible depuis la disparition de la verdure.

44. Ce don d’ubiquité que nous devons aux transports modernes, n’est-il pas l’art de se nier partout ?

45. On déplore que l’automobile pollue, un peu moins qu’elle fasse du bruit ; elle multiplie surtout le volume de l’espèce humaine d’une manière effrénée ; c’est une aberration spatiale.

46. L’homme se plaint de la Terre. Mais que va-t-il chercher sur d’autres planètes ? Des déserts illimités, des tempêtes incessantes ou des températures atroces. La conquête du cosmos n’a pas d’utilité publique ; c’est une vanité nationale.

47. La succession rapide des habitants ou des collègues vous donne l’impression d’avoir été fort longtemps dans le même lieu. La mobilité moderne vieillit le sédentaire.

48. On rallonge une carrière comme une fête : jusqu’à la satiété.

49. Il y a souvent plus d’élan vital dans une vieillesse inutile que dans une jeunesse tourmentée.

50. La grandeur vaut parfois pour les personnalités dont il serait trop anachronique de médire.

51. Toutes les fautes commises et naguère blâmées se retournent en actions ou en paroles glorieuses dans les éloges funèbres.
   Plus précisément, on se déchaîne contre le vivant dans sa vigueur ; on se tait pendant sa longue maladie ; on l’encense dès qu’il est mort. Moins il est physiquement responsable, plus on est enclin à lui trouver du mérite.

52. On craignait vingt malheurs et l’on est fort surpris du vingt-et-unième, beaucoup plus que si l’on n’avait rien prévu.

53. Se moderniser, suivre la mode, c’est écarter la perspective de l’échec et de la mort ; on croit entrer dans un temps qui aura réponse à tout. Puis le renouveau se banalise ; la réalité dément l’optimisme.

54. Le pessimisme et son contraire parient sur l’avenir. On oublie qu’ils se souviennent partiellement du passé.

55. On risque de se tromper également en croyant, selon les cas, que les choses se feront toutes seules ou qu’on les empêchera de se faire si l’on ne s’en occupe pas.

56. L’autorité, au sens noble du terme, va de pair avec la responsabilité. Or le personnel politique s’en exempte. Aussi les pouvoirs publics ne connaissent-ils que les règles coercitives.

57. Avoir de l’autorité sans être autoritaire ni réduit à une piètre imitation, s’abstenir de la passion comme de la pantomime.

58. On prête d’autant plus d’autorité à certains personnages que leur douceur ne gêne personne. Et l’on joue à se faire peur en disant que c’est une main de fer dans un gant de velours.

59. Pour être obéi, le commandement veut un visage qui ne soit pas celui du caprice, ou de la moquerie, ou de la morgue, ou de la sournoiserie, ou de la malveillance. Car la pureté du rôle ne consiste pas tant à pouvoir qu’à en inspirer la certitude sans dérouter, ni vexer, ni humilier, ni inquiéter, ni fâcher. Quelle autorité s’imposera profondément si sa physionomie ne lance pas un appel à l’obéissance flattée ?

60. La faiblesse d’un entrepreneur n’est pas d’avoir besoin de collaborateurs et d’exécutants, mais de mesurer sa puissance au nombre de ses subordonnés.

61. L’humour est une maladresse quand il ne faut que de la fermeté.

62. Des résultats électoraux mettent au pas une radio subversive, mais seulement pour un soir.

63. Non seulement le bon ordre n’est pas nécessairement du côté de l’autorité, mais quand elle ne parvient pas à se faire obéir, elle devient une force du désordre.
   A l’époque de son déclin, la plus grave infirmité du pouvoir est d’en manquer sur lui-même.

64. L’éducation, l’apprentissage de la vie, obligent à faire mille efforts pour ressembler à des modèles que l’on estime peu.

65. On a quelque regret de triompher trop facilement d’un empêcheur. Sa fragilité avérée vous fait juger excessive votre réaction, — sans en condamner le principe.
   Inversement, il est moins vexant d’avoir sous-estimé un adversaire que d’avoir fait confiance à un incapable. Cette appréciation erronée vous touche de plus près.

66. Un individu désagréable peut avoir raison : on lui donnera toujours tort.

67. Il est plus objectif de dénoncer une sottise que d’accuser un sot.

68. Le plus déplaisant n’est pas de s’entendre reprocher un défaut, mais de sentir que l’accusateur sera trop buté pour changer d’avis.

69. L’apparence de la niaiserie rassure la présomption ; celle de l’intelligence inquiète la modestie.

70. La vieillesse affaiblit l’expression du visage, mais approfondit les réactions intérieures.

71. Tel héros ne connaissait pas les raisons d’avoir peur ; tel poltron ignorait qu’il ne serait pas besoin d’héroïsme.

72. Dans les âmes perverties la corruption n’exclut pas la bonne conscience.

73. Jamais la reconnaissance d’une faute n’excusa le fait de l’avoir commise.

74. On entre par dépit dans le mauvais rôle que vous prêtent les autres.

75. Les objections d’un chicanier se moquent de ses intérêts : il s’abîme dans le jeu de la procédure.

76. Le silence est complice ; l’alerte, diffamatoire. Quelque règle que l’on suive, elle vous compromet.

77. L’extension de la culpabilité aux attitudes passives relève de l’absurde : la non-dénonciation, la non-assistance, sont devenues des délits comme la calomnie ou le crime. Or faut-il dénoncer ou assister au péril de sa vie, voire chercher la situation où le secours légal offense par ailleurs la loi ? La rage d’accuser jusqu’au non-fait complète l’insécurité de notre époque.

78. Le secret cesse d’être légitime à partir du moment où il nuit ou nuirait aux autres, — qu’il mette en péril leur santé s’il est médical, ou porte atteinte à l’égalité fiscale ou protège le blanchiment d’argent s’il est bancaire, ou couvre quelque corruption s’il est classé par abus dans les documents de la Défense. Il s’agit ici d’une affaire strictement humaine.
   Mais le secret confessionnel s’impose même au prêtre qui recueillerait les plaintes les plus déchirantes ou les pires aveux, car il n’est qu’intermédiaire entre le locuteur et Dieu. Nul besoin de croire pour le comprendre : l’auditeur charnel n’est pas le destinataire suprême du message et n’a pas été sollicité en tant que possible dénonciateur ! Un confessionnal se distingue d’un commissariat de police.

79. Le secret où l’on a voulu les tenir, aggrave les fautes dans l’opinion.

80. Le pire de la mauvaise foi est de raisonner.

81. On peut pardonner à l’imbécillité, plus difficilement à la mauvaise foi.

82. Quand la raison n’est pas audible, l’hypocrisie, — dût-on se mépriser, — peut argumenter efficacement.
   On resterait soi-même en convainquant ; la persuasion vous prête un rôle.

83. L’hypocrite (comme le colérique) ne pense pas ce qu’il dit, ni (comme le taciturne) ne dit ce qu’il pense.

84. On se fourvoie en voyant tout en bien. Les bons sentiments des naïfs permettent à l’artifice et à la manipulation de prospérer.

85. L’installation dans la plainte est le faux-fuyant de l’attaque.

86. La pudeur se drape dans la piété (le sens de ce que l’on doit) ; l’impudeur clame sa liberté. Dans leurs rapports la seconde se moque volontiers, la première se montre intolérante.
   Acrimonieux, le rigoriste ne peut souffrir sa propre austérité ; sévère, il se sent privé de l’affranchissement des autres ; répressif jusqu’au crime, il sanctionne ailleurs les démons qu’il contraint péniblement chez lui.

87. Le droit officiel vous concède un mince avantage ; le droit de la jalousie vous suppose un net désavantage.

88. Il est plus pénible d’être cru heureux quand on ne l’est pas, que d’être plaint si l’on n’en sent pas le motif.

89. L’expérience des autres nous trouve trop froids pour compatir autant qu’il le faudrait, et la nôtre, trop émus pour y voir tout à fait clair.

90. L’imprudence des victimes est le garde-fou des apitoiements.

91. Mille querelles sont pitoyables parce qu’elles portent sur un problème insoluble.

92. Souvent il ne reste de combat possible contre l’erreur que l’obligation faite à ses partisans d’en assumer toutes les conséquences.

93. Le tact échoue auprès de celui qui ne comprend pas ; tout le blesse.

94. Le fou ne supporte ni votre silence ni votre parole, ni votre évitement ni votre curiosité. Toute réaction est inadéquate.

95. Un « jour de colère » est proclamé. Il va de soi que l’effervescence ne durera pas, mais beaucoup moins qu’on la prévoie froidement dans le calendrier.

96. La contestation sociale érige toujours en nécessité la contingence d’un acquis.

97. On ne mêle pas à bon escient les mentalités civile et militaire : l’une privilégie les droits ; l’autre, le devoir. Le citoyen raisonneur fait un soldat critique ; le soldat réservé, un citoyen timide. Ce n’est pas que la défense des droits ne puisse devenir l’affaire des armées, mais contre une menace extérieure, au-delà des querelles intestines.

98. Aucune anticipation démagogique de la retraite ne peut cacher qu’elle fait l’éloge de la misère et de l’oisiveté.

99. Tout dénuement n’empêche pas de voir le mauvais usage qui serait fait des moyens.

100. Un gouvernement se vante d’une amélioration de la balance commerciale, mais il se tait sur l’appauvrissement qui a réduit les importations.

101. Vouloir, à tous les niveaux de notre société, être plus riche dans un pays plus pauvre constitue le gros contresens national.
    En l’absence de prospérité, la répartition des richesses étend la pauvreté. Or depuis trop longtemps, on entend plus le discours du partage que celui de la création.

102. Rien de plus mythique que l’argent des autres : ils le cachent, ils le blanchissent, ils le gagnent sans peine ou frauduleusement, ou ils croulent sous les emprunts.
   On n’est pas riche d’après son train de vie, mais par ses moyens de financer l’exceptionnel.

103. L’ampleur des gains est à la liberté ce que leur facilité peut être à l’injustice.

104. L’intérêt ou la manie dégrade la générosité en vice ; la prévision ou l’énergie relève l’avidité en vertu.

105. Le rejet du luxe est à l’aveu de son attrait ce que le dépit est à l’amour : un mauvais sentiment excité par le malentendu, — à cette différence près qu’ici l’on se trompe sur l’autre et là, sur soi-même.

106. Le riche se rend insupportable s’il se fourvoie dans la compagnie de gens moins aisés. Le pauvre en soupçonne un autre d’être mieux pourvu que lui. Celui-là s’étonne de l’inégalité, celui-ci la voit partout.

107. Rien ne se renverse mieux en son contraire que l’égalitarisme.

108. L’égalité des chances a différé l’inégalité des carrières.

109. Le respect d’une morale dépend des circonstances. La pandémie a défait la cohérence toute théorique de la devise nationale. Car la liberté du risque a provoqué une protection passant par l’inégalité des droits, quand elle n’a pas nui, impunément, à la fraternité dans la précaution.

110. Confisquée par une bourgeoisie entreprenante et intéressée, la République s’est maintenue en préférant le plus souvent le réalisme au dogmatisme : elle s’est ainsi gardée de pratiquer jusqu’à l’absolu des valeurs dangereuses pour l’économie, sachant qu’une liberté remuante trouble l’ordre favorable aux affaires, qu’une égalité stricte encourage l’inertie, qu’une fraternité niaise nuit aux calculs commerciaux. Un régime ultra-républicain serait libertaire, égalitaire, solidaire.
   A ces excès nationaux, difficilement amortis, s’ajoutent déjà les conséquences désastreuses d’une mondialisation de la devise, faisant à ses proclamateurs indiscrets un devoir de l’honorer dans leurs relations avec l’étranger. Les trois principes ne s’appliquent-ils pas respectivement dans les flux migratoires, les délocalisations et les subsides aux quatre coins de la terre ? De telle sorte que la France, prise au mot en dehors de ses frontières, subit d’autant plus la pression extérieure qu’elle adore la triple leçon en toute indépendance.

111. Le discours politique s’expose trop au démenti par les faits pour ne pas grossir immanquablement le sottisier de la profession.

112. Plus les problèmes sont graves, plus une gestion paralytique croit divertir l’opinion par le soin des détails.
   L’administration bien comprise reste une mécanique obéissant à des règles de fonctionnement dont elle n’est pas responsable. L’élan novateur appartient aux pouvoirs de légiférer et plus encore de gouverner. Des tâcherons ne sauraient faire face à la surprise des événements : ils manquent d’invention.
   La Ve République a sacralisé les administrateurs ; il est devenu normal de croire qu’il fallait avoir été un grand commis de l’Etat pour se mêler de politique. Se sont ainsi élevés aux commandes des gens qui n’avaient que l’expérience de la bureaucratie.

113. Tous également coupables, la bravade anglo-saxonne, le laxisme européen, la normalisation chinoise et partout la priorité commerciale, ont retardé l’aveu macabre de la dernière pandémie.
   Il n’aura fallu rien de moins qu’un fléau planétaire pour rapprocher ces deux mots de la même famille et désignant deux sortes d’inconfort : l’entubage et l’intubation, — l’un par les divers groupes de pression, l’autre par les seuls hospitaliers.

114. Face au terrorisme, le chant des martyrs n’avance pas les affaires d’un régime installé ; il ne peut réussir qu’à des gens qui n’ont rien à perdre.
   L’obstination est défendable tant que l’on ne peut pas l’accuser de ne rien comprendre.

115. Nos troubles civils du XVIe siècle ont opposé dans la religion chrétienne le purisme et l’indulgence. Quoique associé à une réforme, le premier fut conservateur et la seconde, moderne.

116. Un projet de réforme a contre lui tous les perdants avérés et tous les gagnants sceptiques.

117. La distinction commode entre la nature et la société se fonde sur l’état le plus simple de la première ; mais tout appartient à l’ordre naturel, dont le prolongement va bien au-delà de son degré élémentaire.  La création humaine fait partie du programme, — comme son échec et sa disparition, d’ailleurs.

118. Comparée à la loi de la jungle, la société n’est jamais que la cruauté organisée. Lui demander aide et protection sans nuire à d’autres tient du pur contresens.

119. Son langage peut tromper, mais le parti libéral se situe à droite, quoique la morale et le patriotisme ne soient pas son fort ; il n’est pas à gauche, parce qu’en dépit de ses protestations, l’écologie et la protection sociale gênent son affairisme. Dans sa forme la plus sauvage, il représente le commerce débarrassé de l’Etat, bien qu’il ait besoin d’une armée pour sécuriser les échanges et, comme tout régime, d’une police pour se maintenir.

120. Le service national n’a jamais réconcilié les Français sur le plan politique : comment unifierait-il une citoyenneté plus disparate ?

121. Sa cacophonie dissuade la société de se gouverner elle-même et le confusionnisme de l’Etat écarte les questions pertinentes. En outre, ni les instances supérieures, ni les pouvoirs intermédiaires, ni les sages désignés ne sont réellement représentatifs : la conférence réunit divers fantômes d’autorité.

122. Quels que soient le mode de procréation et les arguments avancés de part et d’autre, il manquera toujours à la bioéthique l’avis du principal intéressé, de l’enfant à naître. La casuistique sociale étend à ses décisions l’abus fondamental de la nature, insoucieuse de consultation. Passe encore que l’on fasse des lois à l’usage des vivants, plus ou moins associés à leur élaboration. Mais de quel droit ose-t-on légiférer pour des êtres qui n’auront jamais pu valider leur existence ?

123. L’enseignement de masse s’est très mal défendu contre les reproches des familles. Aux notes humiliantes et à la sélection il a substitué la démagogie ; pour blanchir sa propre influence morale, il s’est accommodé de la banalisation des écoles confessionnelles.

124. Un pays qui s’est ouvert par impuissance, peut-il encore prétendre assimiler ses hôtes ?

125. L’éducation, sortant d’un rôle objectivement instructif, n’a pour résultat que de forger une génération qui fera tout le contraire de la précédente.

126. Qui l’eût cru ? On louait l’Angleterre comme l’exemple de la démocratie. Or elle s’est enlisée dans ses discordes parce qu’une supériorité arithmétique ne lui suffisait plus, apparemment, pour fixer sa politique. Les perdants voulaient voter une deuxième fois par esprit de revanche, tels des joueurs malheureux.
   Il est vrai qu’une majorité populaire n’est pas décisivement plus juste que le droit d’aînesse attribuant le pouvoir royal : il ne s’agit que de conventions afin d’éviter le chaos. Et lors d’élections bipolarisées, la différence est généralement trop mince pour faire taire le parti battu.

127. Des conflits majeurs ne mettent pas en avant leurs vraies causes : les rivalités économiques, les incompatibilités culturelles ou les griefs héréditaires. Ces affrontements se cantonnent dans le domaine du droit (canon ou laïque, musulman ou républicain, arbitraire ou démocratique, national ou extérieur, commercial ou écologique), comme si les deux camps étaient réconciliables à un article près. La partie adverse est donc accusée et jugée au nom de lois contraires et d’une justice opposée, de telle sorte que des journalistes sont devenus des procureurs et des officines d’informations tendancieuses, des tribunaux permanents.

128. Les fleuves, les chaînes de montagnes, les contours de l’insularité sont des séparations contestables. Les vraies frontières passent provisoirement où s’arrêtent les langues.

129. Les victoires dangereuses exposent aux défaites futures.

130. L’apogée de la force met en place les mauvais principes qui rendront l’affaiblissement plus inéluctable.

131. L’histoire romaine nous apprend que la valeur militaire se conserve plus durablement que les autres vertus, mais qu’un relâchement général finit par faire une mauvaise armée ; inversement,  qu’une armée restée excellente ne peut influer sur la décadence. Aussi la robotisation est-elle une nécessité, non seulement pour l’industrie, mais aussi pour la défense : un moyen de parer aux inévitables faiblesses humaines en tirant parti des atouts les moins fragiles, car si l’honneur fléchit, l’ingéniosité s’arrime encore pour un temps à la persistance de l’intérêt.

132. Réconciliée, intégrée et finalement subordonnée, la France se sera peu à peu provincialisée dans l’empire européen en passant du rêve à l’imprudence et de celle-ci à l’amertume.

133. L’on parle un peu vite d’une civilisation européenne. L’Allemagne a la culture du travail, l’Angleterre, celle des affaires et la France, de l’impôt.
   Par ses extensions à l’est, l’Europe s’est faite contre la Russie et, en définitive, contre elle-même.

134. Le plus belliqueux est-il l’agresseur ou celui qui a tout fait pour être attaqué ? Pourquoi s’étonner de la violence d’un nouvel Attila quand l’envahisseur confirme la mauvaise réputation qui lui a été infligée pendant des années ? Démentant l’idée de progrès et ruinant toute bonne foi, les résurgences de la guerre renvoient deux camps dos à dos.
   L’homme revient alors à son naturel et le masque du pacifisme tombe. L’agressivité verbale se lâche : ne faut-il pas dire pis que pendre de l’ennemi pour établir son droit de lui déclarer une hostilité défensive ? Malgré la lointaine leçon du blocus continental, les sanctions économiques tentent d’éviter le conflit armé ; mais elles aiguisent le bellicisme en lui fournissant des raisons vitales et en précipitant ses actes.

135. Dans les négociations internationales, les promesses sont aux contacts chaleureux ce que les décisions effectives sont à la froideur naturelle des Etats.

136. Si le moulinage des empires transforme des provinces en Etats, l’établissement des Unions ramène peu ou prou les Etats au statut de provinces. L’histoire nous enseigne les principaux foyers d’agrégation. L’avenir ne semble devoir approuver ni un patriotisme étriqué ni la démesure du mondialisme, mais quelques blocs, plus ou moins continentaux.

137. L’on veut nous inquiéter de la moindre récession dans les grands pays exportateurs, comme si les autres nations devaient pâtir gravement du commerce à sens unique !

138. Si le travail manuel était beaucoup mieux payé, le pays devrait sans doute fonctionner en vase clos. Mais la désindustrialisation a voulu régler les problèmes sociaux du secteur secondaire par le vide ; or le niveau de vie général est descendu vers les salaires des exploités lointains. On ne met pas des peuples en relation plus étroite sans rapprocher leurs moyens, — de sorte que les turbulences se sont reportées sur l’agriculture et les services.

139. Misérable remède que les investissements étrangers sur notre sol ! C’est l’emploi sans le profit, la dépendance au lieu de la responsabilité, l’occasionnel plutôt que le durable.

140.  L’étiolement de la paysannerie, la chute des emplois industriels, ont tellement réduit ces deux secteurs qu’il vaut mieux regarder la société comme un ensemble binaire, partagé entre la faiblesse de la production (du naturel au sophistiqué, de l’indispensable au superflu) et la démesure de l’accompagnement, — fonction vaste et très diversifiée, allant de l’aide la plus humble aux services de l’Etat. Malheureusement, cette catégorie de métiers n’enrichit pas la nation, mais suppose l’aisance ou introduit des intermédiaires entre la marchandise et le client.

141.   Toutes les vocations se trouvent dans une communauté nationale : elle doit à cette polyvalence sa souveraineté ainsi que l’utilité réelle de tous ses membres. Le partage des compétences à l’échelle mondiale déséquilibre et fragilise particulièrement les sociétés dont les activités vitales se sont appauvries. La gestion ne remplace pas la production ; le recul industriel compromet gravement l’invention.

142. L’industrie de luxe ne devrait être que le luxe d’une industrie.

143. L’offre de compétences dépassées est à la fiction économique ce que la demande adéquate est à la réalité.

144. L’abus de la rente est de fuir le travail avant de songer à en cueillir le fruit.

145. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas en temps de crise que l’on a proclamé le règne du client, et ce n’est pas à l’époque prospère que l’on a considéré l’entreprise en fonction du personnel. Mais on a inversé les mentalités par rapport aux contextes économiques opportuns et négligé à contresens la facilité (d’où l’explosion de 68), puis l’effort (d’où le déclassement français).

146. Le déclin substitue la reconnaissance des diverses fonctions humaines à celle de leurs effets pertinents. On voit donc la société gérer le travail ou son absence et non plus être organisée par une dynamique réelle. La « création d’emplois » l’emporte sur le souci de qu’ils peuvent créer ; au pire la sauvegarde des tâches, sur leur utilité.

147. Le déclin ne s’avoue pas ; la décadence affiche le renversement des valeurs. La dernière en date est la décroissance, d’autant plus inconsidérée que ses défenseurs ne s’inquiètent pas des excès démographiques.

148. L’ironie manquée est celle que l’on peut prendre pour le vrai sans être stupide.

149. Vaisselle utilisable ou à laver ? Huile sur des plaies ou sur le feu, balsamique ou irritante ? Bricoleur adroit ou fautif ? Il a vécu : pleinement, ou est-il mort ? C’est toujours le même terme. Que de mots français, employés au mieux, peuvent s’entendre au pire !
   Ou la valeur intensive d’un adjectif en fait un équivalent de son antonyme : une bonne grippe n’est-elle pas assez forte pour avoir de mauvaises conséquences ?

150. On reproche sa pauvreté au verbe être, mais son remplacement vous jette dans les interrogations et l’on doute de pouvoir dire la même chose en s’obligeant à la préciser.

151. L’informatique s’évade à la faveur de la moindre ouverture. Car les mots entrés ne se lient pas pour faire un sens, ils s’ajoutent seulement les uns aux autres et déclenchent des associations d’idées.

152. Bannir le mot race pour combattre le racisme ressemble à la suppression des [r] par les contre-révolutionnaires sous le Directoire. Ainsi revient le nominalisme obtus.
   Le dictionnaire français aura bientôt ses Epaves comme Les Fleurs du Mal. Aux termes carrément condamnés s’ajouteront ceux que l’on n’osera plus employer dans un contexte distinct du scandale auquel le sectarisme les attache indissolublement. L’antithèse elle-même préciserait trop la différence pour ne pas sembler une provocation ou une mauvaise plaisanterie : comment « étouffer de rire » innocemment et sans être suspect d’allusion malsaine, quand l’opinion publique reste sous le choc de plusieurs clés d’étranglement dont les plaintes des interpellés n’ont pu arrêter l’issue fatale ? L’événement malencontreux vient mettre un bandeau sur les yeux de la Sémantique.

153. On prête trop de pouvoir à l’expression : ce n’est pas en la gelant que l’on éteint le feu des actes ; les violences n’explosent pas moins sous le poids du silence imposé.

154. L’enfant est plus curieux du sens des mots qu’il découvre, que l’adulte ne l’est de ceux qu’il ne comprend pas. Si insouciante que soit la vie, a-t-on jamais assez de vocabulaire pour le luxe de l’intellect ?

155. Le latin et le grec auront été tués deux fois : d’abord par leur abandon historique, ensuite par les restrictions des programmes modernes. Borner une langue à ce qu’elle a dit il y a deux millénaires ou davantage, refaire toujours les mêmes versions sans rien accorder à la souplesse et à la créativité du thème, c’est tordre complètement le cou au vivant.

156. Poser des questions de grammaire à l’occasion des textes quoiqu’elle n’ait jamais été étudiée pour elle-même ; axer les aperçus littéraires sur la distinction des genres sans encourager leur imitation ; enseigner la rhétorique de l’image cinématographique en négligeant les figures du langage ; demander naïvement de s’exprimer ou de rédiger à des esprits que toutes leurs démarches habituent à cliquer : voilà quelques incohérences de la transmission du français.

157. Pour peu que l’on ait tenté de réfléchir, même librement, de classer, même artistement, on se juge bientôt aussi illisible qu’un spécialiste auquel on se défend de ressembler.

158. Une étude littéraire est passionnante à conduire, mais elle vous tombe des mains lorsqu’elle vient d’un autre. Quelle communication pourrait-on fonder là-dessus ?
   On se délivre d’une longue analyse par le dégoût de ses minuties. Comment intéresseraient-elles un lecteur ?

159. Mettez-vous votre soin à ramasser des preuves ? Vous êtes importun. Ne présentez-vous que le résultat de vos recherches ? Vous ne sauriez convaincre. Telles sont les impasses de la critique.

160. L’interprétation de la littérature risque l’erreur et sa description, l’inutilité.

161. Les thèses, du moins les plus mal nommées par rapport à leur pratique, font songer aux îles de Paris, à de faux navires que le courant n’entraîne même pas du fait de quelque mégarde. Le compilateur a le moyen de ne pas sombrer, en élisant domicile dans un port célèbre, — à condition de ne pas avancer.

162. « A côté » servirait de devise aux études de lettres. A côté du vrai pour satisfaire la morale et la religion ; à côté du texte pour honorer les glossateurs reconnus ; à côté du sens intime pour invoquer les circonstances historiques d’une production ; à côté d’une intention spécifique pour identifier seulement un genre ; à côté d’un tout pour tirer quelque argument de dissertation ; à côté des chefs-d’œuvre pour flatter d’insipides contemporains ; à côté de soi-même pour ne prêter d’inspiration qu’à d’autres.

163. La critique et le narcissisme littéraires proviennent de la stérilité.

164. Le piège que nous tendent les chefs-d’œuvre est double : leur vision du monde nous possède durablement et nous les possédons si bien par le plaisir et par la mémoire que la création nous semble possible au même niveau.
   Pourtant l’enseignement n’encourage pas l’imitation (au sens louable). Tout se passe comme si la liste des grands créateurs était close : l’esprit ne s’approche d’eux que par des procédés froidement scolaires : le commentaire et la dissertation. En renonçant aux exercices d’invention, on habitue à tort la jeunesse à l’idée que les belles-lettres n’auraient qu’une suite inférieure et ne sont qu’un « objet d’étude » pour une culture passive.
   On a trop sacralisé la littérature, on a trop ritualisé les genres, on a trop humilié la fécondité du novice. Il lui conviendrait, pour se hausser, d’avoir la fierté des poètes de la Pléiade se comparant à des héros d’Homère : « Et je pensais aussi ce que pensait Ulysse […] » Que les œuvres des écrivains soient prises comme des réserves de cas dont on ne puisse pas parler plus valablement que des exemples observés ou vécus dans la réalité ; que celle-ci ne soit plus indigne de côtoyer dans nos propos les destins célèbres, — telle l’expérience personnelle d’un Montaigne essayant les dires des anciens. Ce fut en fréquentant familièrement ses modèles que la Renaissance gagna son illustration.

165. Pour sa tranquillité ou par désespoir, un écrivain peut couper son inspiration plus longtemps que sa respiration, mais comme le mécanisme physique, il faut invinciblement qu’elle revienne.

166. Le moi n’est pas si haïssable. Pourquoi courir le risque de se tromper sur les autres quand on peut être véridique sur soi-même ?

167. On se juge banal, mais les autres sont différents ; on voulait parler pour tous, mais personne ne se reconnaît ; on est persuadé de tracer le chemin, mais nul n’y trouve ses repères.
   La plus grande naïveté d’un auteur est de croire qu’on la partagera.

168. Si par prudence vous rayez une idée, tout n’est pas perdu. Si vous sacrifiez l’idée, quelle mutilation !
   La censure retranche, rejette ou détruit. L’autocensure maquille plutôt. Elle se livre à diverses contorsions, parfois déroutantes. Elle estompe l’affirmation par un tour négatif et préfère l’émoussé au pointu, l’allusif au précis ; elle vise le particulier sous le général ; elle associe le brouillage à l’analyse, le supposé au certain, l’approbation à la critique, l’excuse à l’imputation ; elle masque l’indignation par le calme, l’anathème par le conseil ; elle insinue, transpose et même invente des allégories. Mais de ce maquillage on ne saurait toujours faire l’éloge parce que la clarté peut en pâtir.

169. Le contentement d’une relecture sans correction vient-il d’une accoutumance à l’erreur ? Le temps brisera cette habitude en faveur de la sévérité, — à moins qu’il ne révèle la chute de celui que nous fûmes.
   L’ardeur et le scrupule que nous apportons à une étude, à une page d’écriture, nous laissent toujours croire que nous nous en souviendrons comme d’une évidence. Mais si nous y repassons plus tard, tout nous surprend ou nous questionne, nous nous fâchons de ne plus y entrer. Nous n’avons pas mûri ; nous ne sommes même plus le disciple de notre ancienne maîtrise !

170. L’écriture remédie-t-elle à l’obsession, à l’abrutissement, au dégoût ? L’esprit retrouve sa pluralité, sa souplesse et son dynamisme, avant que ne s’avère le palliatif.

171. On a besoin d’un argument simple ; mais lorsqu’on le vérifie, on s’engage dans un fatras qui n’a plus rien à voir avec l’intention première. Quelque ordre que l’on discerne sur ce nouveau sujet, on s’en est instruit gratuitement.

172. Il n’y a pas moins de mérite dans la sécheresse bien choisie que dans l’abondance la mieux inspirée.
   Mais en allégeant trop un sujet complexe pour le simplifier, la vulgarisation court le risque de l’obscurcir. De surcroît si l’art d’agréer s’impose le badinage, l’hermétisme rendra préférable l’exposé in extenso.

173. Une fausse maxime pèche par la forme ; une maxime fausse, par le contenu. Le double défaut n’est pas impossible.

174. Plus la maxime se rapproche de la définition de mots, moins elle se discute, mais plus elle est plate.

175. On compte moins de bêtisiers que de recueils de bons mots. Car la sottise doit amuser pour intéresser : ce n’est pas si courant.

176. L’hyperbole éperonne moins les intelligences molles qu’elle ne fait hurler les esprits faux.

177. L’inversion des termes peut rétablir la pertinence. Erreur à l’envers, vérité à l’endroit.

178. Quel est le plus insupportable dans une pensée ? D’être incompréhensible lorsqu’elle vient de quelqu’un d’autre, de ne plus sembler juste quand on en est l’auteur.
   Il est peut-être plus difficile de supporter les fautes d’un livre que son insuccès.

Abstraction