Attente
1. Déclaré, l’amour patient produit La Guirlande de Julie, dont la dédicataire resta fiancée treize ans au marquis de Montausier. Trop longue attente ! Secret, l’amour de Cyrano attend quatorze ans pour s’avouer à Roxane, juste avant la mort. Vaine attente.
2. Notre amour-propre ne peut se défendre d’imaginer, au moment où nous nous éprenons, que l’autre nous attendait.
3. La passion malheureuse attend l’impossible, mais peu à peu son fol espoir s’affaiblit. L’attente cesse avec le sursaut de la raison.
Que demande d’abord la religieuse des Lettres portugaises à l’officier français qui l’a abandonnée ? Deux choses : de revenir et de l’enlever. « […] surtout venez me voir. » (I) Puis : « […] ne pourriez-vous pas me venir voir et m’emmener en France ? » (II) Dans sa troisième lettre la locutrice se rend compte que son destinataire ne reviendra pas la chercher : « […] je ne puis espérer de vous voir jamais de retour […] »
Cette prise de conscience n’empêche pas l’héroïne d’envisager encore sa propre présence dans le pays de l’étranger : « Je me contenterai de vous voir de temps en temps et de savoir seulement que nous sommes en même lieu. » (IV) A défaut du voyage de l’autre est attendue maintenant son incitation à le rejoindre ; malheureusement le signal n’a pas été envoyé : « Si vous m’eussiez donné quelques témoignages de votre passion depuis que vous n’êtes plus au Portugal, j’aurais fait tous mes efforts pour en sortir, je me fusse déguisée pour vous aller trouver. » (V) La lucidité dissuade d’une aventure inutile.
Il n’y a donc plus rien à demander au séducteur, — ni action ni complicité. Il ne reste plus qu’à rompre, voire à contredire le tout premier vœu en menaçant le perfide de la vengeance familiale au cas où le hasard le ramènerait dans la contrée !
Le nombre des missives n’en fait pas des actes d’une tragédie : Mariane explore la validité de l’attente et se libère enfin de sa dépendance.
4. Des gens volages on peut attendre que leur liaison actuelle vous laisse le prochain tour. Mais est-ce bien souhaitable ?
5. Otez l’attention de l’esprit, c’est-à-dire le sens étymologique de l’attente, elle devient inconsciente. Est-ce que nous songeons sans cesse à tout ce que nous pourrions enfin obtenir ? L’effort automatique dans un calme désespoir s’avère ainsi d’une grande ressource pour ne pas rester suspendu à son objectif.
6. Ne rien cultiver sans se laisser encore beaucoup à faire avant l’ennuyeuse perfection.
7. Le goût de la potentialité peut être si profond que l’on hésite à se couper l’accès à des bonheurs dont on n’a même plus le goût.
8. Je définirais la mentalité du collectionneur comme une démesure sans tragédie.
S’il a quelque peu le souci d’un ordre décoratif, son appartement finit comme entrepôt du suivant.
9. L’attente d’une impossibilité pour fonctionner autrement a cela d’original qu’elle ne souhaite pas la contraction du temps, mais son engourdissement.
10. L’attente des jours tumultueux se situe entre deux adverbes : trop et assez ; entre l’excès de l’anomalie et son degré décidément insupportable, entre l’accumulation et la rupture.
On peut voir dans la tragédie classique le genre de l’impatience : le rideau se lève sur la proximité de la catastrophe.
11. La dramatisation des problèmes permet au moins de les poser à ceux qui veulent les ignorer.
12. Purement logique, l’attente a la froideur du raisonnement ; mais elle s’échauffe si dans les faits la suite tarde à se produire. D’où ce donc, conjonctif ou emphatique, amenant une conséquence dans un enchaînement ou rendant plus pressante une injonction, sans même la déduire d’une cause explicite.
13. L’attente nous remplit d’une force que la solution de la difficulté peut nous retirer jusqu’à l’écroulement.
14. Nous nous lançons dans un projet avec enthousiasme, nous continuons dans l’ennui ; nous devons enrager pour en finir et ne pas nous attendre nous-mêmes.
15. Nous augmentons bêtement la durée d’une tâche de toute l’attente qui la reporte.
Nous aurons vécu deux fois les malheurs en les attendant.
16. Si l’espoir génère l’attente, la réciproque n’est pas vraie. A force d’attendre, on peut même désespérer.
Quand on a déjà trop attendu, il ne s’agit plus de voir arriver ce que l’on souhaitait, mais au contraire de ne jamais l’obtenir pour prouver un dysfonctionnement scandaleux.
17. L’attente est au futur indécis ce que le regret est au passé perdu. Mais la tension du second ne ressuscitera pas son objet, alors que celle de la première atteindra peut-être le sien : précisément, cette possibilité nous vaut un enfer.
18. Qu’elle ait la prudence de l’expectative ou la fièvre de l’impatience, l’attente n’est-elle pas une misère de la finitude ? Qui doit compter ses ans, se trouve toujours pressé, car la vie doit se régler de manière que tout arrive à l’heure. Le moindre retard devient une anomalie. Probablement, dans une conscience éternelle (théorique) la durée surabondante ne serait pas vécue comme une succession d’urgences…
19. Qu’est-ce que l’attente pure ? Le philosophe répondrait en la dissociant de tous ses liens lexicaux, en la vidant de tout objet, pour la réduire au supplice d’un « passage immobile » du temps. L’oxymore rejoint le thème de l’absurde.
20. Notre temporalité est contradictoire : nous vivons lentement les séquences et rapidement la vie.
21. Le progrès d’une épidémie accélère le temps : la victime potentielle, aussitôt qu’elle devient réelle, est assimilée au fléau. La crainte court-circuite la plainte.
22. Contrairement à la fainéantise, la paresse n’est pas un état définitif. Elle n’ignore pas l’action future, mais prolonge l’inaction présente. C’est une fatigue anticipée et une attente retardatrice.
23. La vieillesse physique commence avec l’éternelle procrastination invoquant une fatigue passagère.
24. L’impatience n’est pas réservée à la jeunesse ; le vieillard est pressé par la perspective de sa mort.
25. L’optimisme et le pessimisme peuvent être si sûrs d’eux-mêmes que l’attente ne les concerne pas.
26. On n’attend pas un avantage comme un inconvénient, mais le souhait qu’il se hâte, n’exclut aucun objet.
27. L’attente est l’occupation la plus creuse et la plus prenante à la fois.
28. Des délais préalables nous imposent quelquefois d’attendre l’attente !
Sous sa forme maladive, elle n’appelle plus rien que sa propre fin.
29. L’attente du chien vous regardant manger est au moins le début d’un dialogue.
30. L’exactitude est rarement l’usage et l’on peut craindre que celui qui ne se présente pas avant l’heure, tarde à venir après.
31. Nous nous délivrons vite de certaines obligations, non que nous ayons la délicatesse de ne pas faire attendre, mais pour nous épargner d’être impatiemment attendus.
Si je suis parfois de ceux qui sont prêts quand finit la nécessité de l’être, je ne prendrais pas mon temps consciemment, car on me trouble dans ce cas.
32. Le sens d’une phrase latine se fait attendre jusqu’à la fin. Cette syntaxe qui décourage l’interruption, ne convient-elle pas à l’autorité ? Reconnaissons que Rome n’en manqua pas.
33. « Ah ! Monsieur, il est arrivé quelque chose… » L’on prétend parfois vous apprendre une mauvaise nouvelle et tout le malheur réside dans ce préambule, dont vous alarme une pure jouissance d’annoncer.
34. S’il n’est pas catastrophique, on rit tout de suite d’un brusque renversement du meilleur. Mais les maux sournois ne se prêtent pas d’emblée au comique : il faut qu’ils s’aggravent avant de générer quelque humour.
35. Le débiteur solvable et le créancier, l’entrepreneur et son client, le correcteur et l’élève… n’attendent pas de la même manière : les premiers font preuve de négligence ou de mauvaise foi, les seconds, de patience ou d’impatience.
36. Souvent l’incapacité retarde son aveu en redemandant les règles de l’exercice.
37. Les délais n’usent pas le bon droit, mais prolongent l’abus.
38. Incantatoire en poésie, mais torpide dans le style juridique, la répétition vaut selon l’usage.
39. Samuel Beckett nous fait attendre Godot au point qu’il ne viendra jamais à ce rendez-vous du soir sur une route de campagne. On pourrait défendre les unités de temps et de lieu dans ce drame de l’anti-théâtre (tant la tradition classique est vivace !), mais l’action est moins qu’une ; car le flou de celui qu’on ne verra pas, son arrivée toujours remise au lendemain, fondent l’attente absurde : aussi vaine que privée d’un enjeu précis, évoqué sans scepticisme.
Pourquoi ce doute ? En admettant tout simplement que Godot soit un éleveur de chèvres et de brebis, ayant deux bergers à son service (vers la fin de chacun des deux actes il se manifeste en envoyant l’un des garçons), le système des personnages montre qu’un emploi chez l’absent ne changerait rien aux rapports humains : la protection (d’Estragon par Vladimir) et la domination brutale (de Pozzo sur Lucky) se retrouveraient chez Godot, gentil avec l’un des gardiens, violent envers l’autre. Ce Godot est à la fois Vladimir et Pozzo, Dieu et le diable, une synthèse des contraires dont la critique implicite rend l’attente décidément inutile. Le processus dialectique peut rester bloqué parce qu’il n’apporterait aucun progrès, — d’où le retour des clochards au même endroit, symbolisé par l’enracinement de l’arbre.
La méchanceté ne sera pas bannie. Le titre, En attendant Godot, signifie l’impossible humanité de l’espèce entière. Un seul des deux larrons crucifiés aux côtés du Christ fut sauvé, rappelle le début de la pièce : le mal définitif compte pour moitié dans le bilan moral. « C’est un pourcentage honnête », observe Vladimir.
40. On fustige le harcèlement qui soumet sa victime à des pressions incessantes. Mais ce n’est que l’aspect manifeste d’une relation déséquilibrée. Le phénomène existe in absentia et se fait alors si continuel par son refus de toute communication qu’il peut provoquer l’excès de l’insistance et la multiplication des relances de la part du destinateur frustré, — c’est-à-dire le harcèlement le plus reconnaissable.
41. Le verbe voir fournit de grandes ressources à l’art de faire attendre en vain : « c’est à voir », « je verrai », « je vais voir », « je vois ça ». Autant de façons de dire, même sous l’angle de la proximité : « C’est tout vu. »
42. Certains agissent alors qu’on n’attendait plus rien d’eux. Ils peuvent en être les premiers surpris.
43. Au pire l’attente crée l’intérêt et prépare la déception ; au mieux l’inquiétude qu’elle provoque, est dissipée par le soulagement.
44. La lenteur de la solution d’un problème diffère l’urgence du suivant.
45. « Et vous n’attendrez pas. » Circonstance facultative ? Argument non négligeable ? Ou même condition expresse ? Un naturel impatient peut monter au troisième degré, au point de sacrifier la qualité à la rapidité du service ou de la fourniture.
46. L’attente, donnant le loisir de la réflexion, vous détache quelquefois de son enjeu en toute sérénité. Ou bien, quitte à vous priver, elle mûrit une rage qui vous fait renoncer ostensiblement pour punir ou culpabiliser les artisans de votre impatience.
47. L’attente fouette l’envie ; mais à la longue elle l’endort.
48. L’attente apporte à notre connaissance de l’autre tout le mal que nous n’en pensions peut-être pas encore.
49. La Justice est si lente qu’elle finit par offrir à la défense l’occasion d’apitoyer sur l’âge ou sur quelque maladie mortelle du prévenu.
50. Un héritier testamentaire court deux risques avant l’heure favorable : sinon sa propre mort, l’inconstance du testateur.
51. Une génération a vu ses ambitions ruinées par le déplacement de l’âge réputé capable ; on lui a opposé sa jeunesse avant de lui reprocher son ancienneté, sans jamais lui ouvrir un créneau dans la succession des gens pleinement arrivés. On l’a mise en attente avant de la sacrifier au jeunisme.
52. Ce que l’on attendait en vain, se produit parfois grâce à l’inattendu.
53. Ce que l’on attend des politiques, est souvent remis à plus tard par l’inattendu.
54. L’espoir commun du salut n’identifie pas le sauveur : jamais un messie ne fit l’unanimité. L’attente est le seul pilier du messianisme.
55. L’attente dynamique vise quelque chose ; l’attente passive n’est qu’un relâchement devant l’inconnu.
56. La crise nous a fait passer des craintes multiples à la peur diffuse, de l’anxiété motivée à l’angoisse irrépressible et, sur le plan social, de la revendication organisée à la révolte impatiente.
57. L’attentisme gère les effets en s’abstenant de décider les causes.
58. Il n’y a rien de plus confus dans l’histoire d’un peuple que ces époques où il attend la catastrophe en multipliant les fautes pour la conjurer.
59. On ne peut pas, de l’extérieur, accélérer le dégoût d’un peuple à l’égard de son régime, si odieux soit-il. Force est d’attendre son écroulement naturel.
60. La promesse des fleurs rompue par le gel est à la maturité des fruits ce qu’une velléité précoce est à la résolution mûrie. Pour aboutir, il faut se défier des circonstances apparemment propices et suivre son temps intérieur : s’attendre soi-même.
61. Ce que nous attendons de quelqu’un s’obtient rarement sans délai ; l’attente théorique est suivie d’une application plus ou moins longue, selon le défaut, très répandu, de réactivité.
62. L’attente entre dans la seconde dimension temporelle de notre dépendance. Par sa fuite le temps nous presse ; par son étirement il nous impatiente ou nous ennuie.
Le plus simple serait sans doute de jouir de la vie et d’en user comme état, tel qu’il se présente. Mais le mouvement des projets nous emporte au-delà de ce sage accord et, quoique entraînés par un tapis roulant, nous ajoutons notre marche pour aller plus vite, en fait un galop mental qui nous éloigne du point actuel sans avancer le curseur vers l’avenir.
63. L’argent aime l’exactitude aux rendez-vous. Les dépenses anticipées peuvent être inutiles ou maladroites ; celles que l’on recule, risquent d’augmenter.
64. On a rarement le loisir d’un nouveau malheur : en général il s’ajoute à d’autres et tombe au mauvais moment. Quand on s’y serait attendu, on ne l’attendait pas. A tort.
65. L’inachèvement peut plaire autant que la complétude, pourvu que la symétrie aide à reconstituer tout de suite le manque. Ainsi la lassitude des bâtisseurs de cathédrales négligea-t-elle plus d’un second beffroi sans nous en infliger l’attente.
66. Qu’elle résulte de la prudence, l’attente peut être récompensée. Louis XI, surnommé « le Roi des marchands », était doué de patience dans un monde encore admiratif des élans chevaleresques. Il se méfiait trop des hasards d’une bataille pour céder immédiatement aux provocations : s’il préféra négocier avec Edouard IV débarqué à Calais et accepta le versement d’une lourde indemnité, ce fut, en achetant ainsi une trêve de neuf ans, non seulement afin de priver Charles le Téméraire de son allié anglais, mais aussi pour gagner du temps. Or l’occasion le débarrassa bientôt de l’impétueux duc de Bourgogne aux prises avec d’autres ennemis que la France, incomplète alors. L’araignée, que vit dans ce monarque un chroniqueur de l’époque, ne subit pas l’attente, elle l’organise.
67. Quand on l’appellerait de tous ses vœux, on n’entre pas du jour au lendemain dans une autre époque. On l’atteint par un glissement et si quelque fait vient à l’accélérer, venant au secours de l’attente, des signes avant-coureurs l’auront datée de plus haut.
68. Bienheureux celui qui rencontre les opportunités assez tard pour ne pas avoir le temps d’en connaître la crise !
69. Ces objets anciens qui semblent nous avoir attendus pendant des années dans une boutique, nous étaient-ils prédestinés ou avons-nous simplement tardé à faire une mauvaise affaire ?
70. Votre enfance bienheureuse n’avait pas eu vent des nouveautés de la pensée contemporaine ; puis votre adolescence fut orientée vers la culture classique. De telle sorte que vous avez différé l’approche de plusieurs modernes jusqu’à l’époque de leur banalisation et bientôt de leur ancienneté. Vous n’aurez jamais partagé la fougue des inventeurs ; vous vous serez toujours approché du volcan une fois que la lave pétrifiée pouvait servir à vos propres constructions, — solitaires et décalées.
71. Comme les ruminants leur herbe, nous remâchons la vie dont le rythme nous a pressés. Nous aurions dû dire ceci, faire cela. Trop tard. Serions-nous plus satisfaits si nous avions pu différer, mieux préparer nos paroles ou nos actes ?
72. On classerait dans l’attente l’obéissance à des valeurs provisoires si les définitives avaient quelque chance d’être reconnues par l’humanité.
Il en va des nouveaux mondes comme des retours idéaux : on les proclame, ils sont démentis ; on les annonce, ils ne viennent jamais.
73. Le progrès ne nous ménage aucun repos. La vraie modernité consiste en une transition perpétuelle ; c’est l’attente vaine d’une impossible stabilité. Quoique la notion de cycle plaise aux économistes, nous ne nous arrêtons pour un temps dans aucune station ; nous devons changer dans tous les domaines avec une continuité stupéfiante.
74. A l’échelle de la cosmogonie, l’attente n’a même plus de sens pour l’homme.
75. « Attendre pour rien » ne prive pas forcément d’atteindre un but, mais admet l’éventuelle folie d’une tension maximale vers une fin inexistante.
76. Bien que tant d’écrivains aient laissé des œuvres inachevées, un nouveau livre est une affaire si grave qu’elle semble forcer la mort à vous accorder un sursis.
77. On a rarement une belle vie, mais on finit souvent par avoir de bons mots.
78. L’expérience précède de peu son exploitation scientifique. Mais il en est une autre qui peut dormir longtemps en nous avant de se réveiller dans une remarque.
79. L’occasion saisie et transformée gonfle les voiles de la maxime. Elle risque l’écueil en se cherchant.
80. Sinon en trois mois, comment puis-je en trois ans accumuler autant de matériaux qu’en trente ans pour mon précédent recueil ? Il s’agit cette fois d’une écriture sans attente !
81. Pêcher l’idée du jour dans l’étang de la somnolence. Si la chance persiste à bouder, ne pas désespérer qu’elle vous sourie grâce à une cueillette plus active. Tenter la marche, parce qu’il se peut fort bien que l’agitation du corps détache de l’esprit le fruit caché, comme il tomberait d’un arbre que l’on secoue. Si nécessaire, prolonger la promenade pour vous assurer d’une maturité complète.
82. L’infécondité attend les idées ; les idées attendent l’inspiré.
83. Les pensées du matin sont les plus justes immédiatement. L’après-midi tâtonne ; le soir est lyrique sans complétude, mais prépare le lendemain.
Le soir inspire et le matin choisit.
84. Il vaut la peine d’attendre les déclics réguliers de l’esprit : les rendez-vous sont plus sûrs avec les pensées qu’avec les gens.
85. Nos aperçus informulables ressemblent à ces insectes qui se cognent en vain à la vitre faute de se présenter quand la fenêtre sera ouverte. L’anticipation du moment propice n’avance pas le dégel.
86. La culture laisse en mémoire des modèles de commencement, dont subsiste moins le contenu précis qu’une espèce de mélodie, de telle sorte que la phrase en formation chante dans la tête avant d’y imprimer ses paroles. L’esprit n’est pas vide, mais tourne encore à vide.
87. Dans sa naissance la plus poussive, l’idée est d’abord promise par un vague soupçon, sans que la conscience soit capable de livrer le moindre élément ; l’insistance passe ensuite par une brume à travers laquelle une lumière blanche, émanant d’une source invisible, donne l’impression que l’objet ne demande qu’à se manifester ; puis une faible émergence, quoique agréable, ne fournit encore aucune piste qu’il suffirait de suivre pour boucler l’affaire ; à cette fin, il faut le secours de l’orientation la plus convaincante, car à ce stade (le quatrième, plus ou moins multiplié) il est possible que l’on hésite ; arrive enfin la clarification pour mettre en place le projet, en tout cas le plus viable à l’heure de cette recherche. Reste à l’exprimer d’une manière stable, c’est-à-dire au prix de plusieurs ajustements.
88. Ou bien l’idée s’affirmerait plus vite si les termes adéquats ne lui manquaient pas, ou le terme précurseur l’amène plus ou moins tardivement. Le moraliste n’est pas un adepte de l’écriture automatique, mais un simple mot, entendu, lu ou pensé par hasard, peut lui servir de tremplin vers une remarque qu’il lui reste à bâtir.
89. Ou la formule s’impose et le sens doit s’éclaircir ; ou le contenu est clair et complet, mais l’expression reste à trouver ; ou le fond et la forme mettent du temps à sortir du creuset de leur union. Nulle immédiateté du tout dans les trois cas.
90. Il n’y a pas de distraction à laquelle je ne renonce dans l’attente d’une idée tardant à se constituer.
91. Je vois ce qui manque à ce bronze lacunaire de Bruno Catalano, mais je ne sais pas encore ce dont je prive ma courte pensée. C’est un oiseau que je munis de ses ailes dans un deuxième et dans un troisième temps. Le cœur du paragraphe veut son avant et son après : les compléments s’ajoutent au centre essentiel.
Ce que l’on croit fini, n’est souvent qu’un départ.
Ranimant après coup la raison suspendue,
La tâche de l’esprit, quoique discontinue,
Cache bien ses lenteurs sous les élans de l’art.
92. Peut-être une mauvaise maxime ne présente-t-elle qu’une pensée qui n’est pas finie, une espèce de lune dont il faut encore découvrir la face cachée. La bonne devrait s’arrêter dans sa splendeur, sans qu’il faille y revenir comme pour étoffer le produit d’un souffle trop court.
93. On remplit les cases d’un discours aussi nécessairement que celles d’un jeu. Mais de quelque manière que l’on procède, — continûment ou au hasard, — le dire ne connaît pas toujours le nombre de ses entrées possibles.
Le simple se décompose ou la proximité ouvre une béance ; le propos éclate, ou s’effondre dans un large fossé. Comme d’un tissu qui s’effiloche, il y a toujours un fil à couper, l’idée recueillie n’est jamais la dernière.
94. Un livre ouvert nous fait mourir à tout ce que nous lui avons attaché, et vivre de tout ce que nous dirons sans le savoir encore. Dans l’intervalle réside ce mélange de délivrance et de patience : une pause flasque qui n’est ni le bonheur de partir une bonne fois ni le malheur d’arriver enfin.
95. De la pierre au papier et du papier à l’écran, de l’inscription à l’impression et de celle-ci à l’enregistrement sur la Toile, l’écriture est de moins en moins définitive et l’informatique facilite l’évolution du livre provisoire.
96. La mise en ordre des pensées détachées suggère un grand nombre de remarques intermédiaires, que l’on n’aurait peut-être jamais trouvées directement. Mais il faut se défendre alors d’une fabrication qui les rendrait moins saillantes.
97. Une maxime, si souveraine qu’elle paraisse, n’est souvent que l’amorce de tout ce qu’il faudrait dire sur le sujet. Ne parlons pas d’un mystère à dissiper, mais des multiples questions qui se posent.
98. Les pensées dites détachées le sont doublement : par leur indépendance et par la supposition d’un tout cohérent dont elles seraient une anthologie. Vues sous l’angle d’un complètement indéfini, elles font attendre ; considérées comme des extraits choisis, elles devraient suffire.
99. D’aucuns soutiendront qu’un recueil de remarques fournit seulement le dossier préparatoire d’une œuvre suivie. Mais la réduction du genre à une information préliminaire pourrait s’appliquer ailleurs.
Les investigations, qui dans le monde réel aboutissent au récit d’un procureur, finissent par faire coïncider la vérité avec la conscience d’un enquêteur. Sans négliger le hasard ni l’extraordinaire, le polar, s’il s’organise en vue de résoudre une énigme, repose avant tout sur la troisième caractéristique du romanesque : le mystère, — dont l’élucidation fragmentée renseignerait une réécriture conforme à la chronologie de l’action coupable. Le polar navigue alors entre deux perfections : celle du crime, qui le forcerait au silence, et celle de son histoire ordonnée, l’une peu à peu caduque et l’autre finalement possible, même si l’on s’en tient à son brouillon. Inquiète, perturbante par les indices qu’elle rencontre, tendue par sa recherche, cette littérature policière réserve implicitement sa version tranquille à la potentialité.
100. Le traité s’adresse aux spécialistes ; l’essai, aux curieux ; la causerie, aux amateurs et les pensées, aux moins patients.
Ont-elles une juste dimension ? La sécheresse frappe, mais on la trouve nébuleuse ; le développement exhaustif éclaire, mais pèse ; l’équilibre intéresse, mais paraît insuffisant. On attend toujours, ou le supplément ou sa fin.
101. Vous lancez l’apposition en tête de phrase : elle surprend. Vous l’insérez après le sujet, elle ralentit la véhémence. Brusqué, l’on attend la cohérence, mais le sens seulement si l’on est mené avec douceur.
102. Quelque vérité que l’on ait dite, elle ne doit pas laisser le lecteur sur sa faim. La pensée achevée est une sirène qui finit par montrer sa queue. Quelle sera la surprise ? Un renversement, un apex, une métamorphose ? Si le jugement acquiesce, la fantaisie veut encore être amusée.
103. Une hyperbole pessimiste est-elle inexacte aujourd’hui ? On a beau jeu de dénoncer l’exagération. Risque-t-elle d’être vraie demain ? On ne la supporte pas et l’on se hâte de crier à la folie.
104. Le temps de faire un livre à la mode, elle est déjà passée.
105. D’une œuvre distrayante on veut bien pour un soir. Une production énigmatique aiguillonne durablement les interprètes : le sens sera-t-il jamais clair ? Il n’est que la grandeur pour abolir le temps.