Anéantissement
1. Un physique merveilleux quelques années plus tôt est devenu un corps bedonnant, tatoué, un visage durci, aux pommettes saillantes…
2. L’amour ne vaut pas la mort des bien portants ; mais une double mort, dont menace une catastrophe sanitaire ou autre, mérite l’amour.
3. L’on regarde l’amour impossible comme l’éclat d’un mauvais soleil avant la chute du ciel.
4. Parfois un rêve vient vous dire à quel point la vie est encore plus triste que vous ne croyez. Non sans amertume, vous vous étiez habitué à votre médiocrité, ainsi qu’aux mauvaises nouvelles en général. Mais au cœur de l’intime persiste une absence en comparaison de laquelle tous les autres effondrements semblent si mineurs !
5. La transparence est au verre ce que l’invisibilité est à l’âge chenu.
6. Quand bien même en faisant le difficile on se condamnerait à ne rien avoir, il vaut mieux en rester au zéro sur l’axe des réussites que de descendre au-dessous par un mauvais parti.
7. Il faut bien reconnaître, en faveur d’un état neutre, que la santé n’est ni l’amour ni la haine, mais l’indifférence.
8. Qu’est-ce que le bonheur ? La relativité d’un passé, l’inconscience d’un présent, le mirage d’un futur.
9. Quoique l’on sache que bien des choses ne vous arriveront plus, l’on s’obstine à vivre assez longtemps pour le vérifier.
10. On peut être prolixe et n’avoir rien à dire, ou parler magistralement de ce que l’on ignore. Le premier abus est imputable à la compensation psychologique et le deuxième, au bluff professionnel.
11. La nature n’a pas horreur du vide ; mais le cerveau, assurément, — dût-il se tracasser, s’obséder, s’endolorir.
Nous nous infligeons de gros efforts pour acquérir des connaissances aussi mortelles que nous.
12. La communication ne vaut que ce qu’elle transmet vraiment à celui qui la reçoit. Or elle remplit le monde actuel d’une fausse vie, parce que ses messages n’intéressent pas la plupart de ses destinataires ou restent creux. On informe aujourd’hui pour communiquer, c’est-à-dire afin d’exister auprès des autres, de se multiplier grâce à eux, plus qu’on ne communique en vue de les informer pertinemment.
13. On se projette d’autant mieux dans une retraite heureuse que les forces dont on dispose encore ne laissent pas imaginer la dégradation corporelle. Beaucoup sont même pressés d’arriver à cet âge qui leur ouvrirait une seconde vie !
14. Quelle est l’entrée dans la vieillesse ? Le moment où il vaut mieux exagérer le nombre de ses années par plaisanterie que de la diminuer par coquetterie.
15. Jeune, on se dit qu’un vieillard doit être bien malheureux de s’approcher de son dernier jour. Mais parvenu à cet âge risqué, l’on regarde sa décrépitude comme l’affaire de la médecine et de la pharmacopée, sans penser forcément aux pompes funèbres.
Hélas, de l’observation au diagnostic et de ce dernier à la thérapie, la difficulté s’accroît et la mort pousse ses pions.
16. Notre légèreté attriste les nôtres dans leur agonie, sans parvenir à la nier. Nous perdons deux fois.
17. Qui ne met un soupçon de vie, au moins une seconde, dans ces euphémismes sur l’état cadavérique, tels que le sommeil ou la tranquillité ?
18. Les noms de rues sont la sauvegarde des oubliés.
19. Jardins bâtis, façades sans recul, portes-fenêtres ouvrant aujourd’hui sur un boulevard bruyant, marches disparues au seuil d’une cathédrale, terrasses rattrapées par l’exhaussement d’un quai, anciens rez-de-chaussée descendus en contrebas du trottoir : autant de marques de la modernisation urbaine ou de l’élévation des abords fluviaux.
20. La beauté du cadre ou de l’environnement a tant d’ennemis ! Les casseurs, les poseurs de bombes, les incendiaires, mais aussi les restaurateurs étourdis ; le mauvais goût des riches non moins que la colère des pauvres ; les exportateurs du patrimoine plus encore que les pillards ; les affairistes, les extracteurs et tout autant les aménageurs de l’immédiat ; l’érosion et la pollution, ou par accident les catastrophes et les guerres.
21. La ville écrasée de chaleur cuit et recuit ses habitants. On ne sait plus si l’on a les jarrets coupés par la canicule ou par la sénescence. Le ciel de Paris n’est plus celui des tableaux : ses petits nuages ont été balayés par le sirocco.
22. La Nature a le sens de l’équilibre : les épidémies et les catastrophes naturelles seront à la mesure du peuplement.
Mais associée à la liberté des mœurs ou à des états valétudinaires, la circulation d’une maladie sème d’autant moins l’épouvante qu’elle épargne les gens conformistes ou en bonne santé.
23. Une partie de l’humanité se sera effacée par prudence. L’autre s’acharnera-t-elle à reproduire les modèles d’une vie destructrice du milieu, — incapable d’adapter ses automatismes au contexte naturel et aussi aveugle qu’un animal aux degrés de sa disparition ?
24. « A l’origine, j’étais le vide ; l’on associa mon nom à l’amas confus que la création n’avait pas encore organisé ; je suis le gouffre noir où vient s’anéantir la spirale cosmique du romantisme. Je marie l’absence et la présence dans la destruction : j’ai bouclé ma dialectique », se vante le Chaos.
25. Le modernisme a largué les amarres ; le passé est abandonné comme un port dont l’ensablement éloigne les navires. Pourquoi regarder encore en arrière quand tout est nouveau et ne doit plus rien à l’ancien temps ? La nostalgie paraît si ridicule !
26. Dans cette société familière où l’on s’appelle par le prénom jusque sur la Toile, la distance verbale vous nie une participation utile. Le respect des vieillards est inversement proportionnel à leur prise en compte dans un rôle actif.
Votre existence de destinataire glisse peu à peu du tutoiement au vouvoiement. Au-delà, on ne parlera plus de vous qu’à la troisième personne ; la conjugaison vous aura enterré.
27. La plaisanterie prend-elle le mort pour le vivant ? Elle amuse au moins par l’absurdité. Inverse-t-elle la confusion ? Elle est plus âcre.
28. Tel croit émouvoir en sa faveur en se plaignant de devoir partir (mourir un peu seulement) et s’entend dire : « Bon débarras ! » La perche tendue à la compassion est saisie par l’hostilité.
L’absence nous donne tort et le silence laisse croire que nous consentons. Puissions-nous avoir la force de ne pas nous prêter à notre annihilation !
29. Le refus de saluer est le premier degré de l’assassinat.
30. Eternuement : phénomène strictement nasal ou vocalement accompagné ; unique ou à répétition ; prévisible ou soudain ; retenu ou impétueux ; éduqué ou sans-gêne ; inoffensif ou homicide.
31. Le vieillard était trop pâle pour rougir quand on lui a fait entendre, en pleine assemblée, l’enregistrement d’un dialogue assez cru entre sa maîtresse et un client dans l’escalier. Il n’a pas avalé la résolution en faveur d’un relais radio sur le toit, juste au-dessus des massages asiatiques, et s’est lancé dans une procédure. Une mort subite lui a évité de perdre la partie et sa succession a sagement renoncé à poursuivre.
32. N’imaginez pas que dans une mise en scène carnavalesque le char de la Faucheuse doive être tiré par des squelettes ! Les anges de la Mort se chargent de la besogne. Ces aimables vivants vous parlent du digne emploi que leur association ferait de votre legs, ou ne pensent pas un mot du discours rassurant qu’ils tiennent à un moribond, ou défendent une douce extinction pour le soulagement des incurables, ou comptent les décès avec l’exactitude d’un scrutateur, ou sont même capables de pleurer publiquement sur les victimes de leurs erreurs, sans s’accuser pour autant.
33. Il fut un temps où le patriotisme était le grand décideur de la mort. Depuis cinquante ans il a passé le relais au progressisme, dont la logique a commencé par l’avortement et finit par l’euthanasie. Les extrémités de la vie ne l’intéressent pas : il se concentre sur le citoyen à peu près valide.
34. La victoire d’un parti nous promet toujours quelque mise à mort sociale.
35. Le libéralisme a juré la mort de la rente, — c’est-à-dire des gains de la propriété immobilière et des pensions de retraite : dans le premier cas par cupidité et dans le second par avarice.
36. Si l’on capitalise pour sa propre retraite au lieu de cotiser pour le repos des prédécesseurs, la substitution de la jeunesse aux anciens dans le travail devient pour ainsi dire un héritage sans droit de succession ! Le poste est confisqué sans dédommagement.
37. L’équilibre des générations n’intéresse pas la politique des quotas : les changements continuels du monde déprécient tant l’expérience !
38. Le comble de la solidarité soumet les anciennes générations aux nouvelles : on vous oblige à vous retirer socialement et l’on souhaite bientôt votre retrait physique.
Le problème du financement des retraites ferait-il de la mort le dernier devoir envers la société ?
39. Le libéralisme a accéléré la propagation des virus : on n’a plus le temps de s’en rire de loin ; à peine a-t-on celui de s’en inquiéter de près ; on est déjà frappé. Fort justement, le commerce mondial paie le prix de sa responsabilité.
40. L’obscurité d’une épidémie a deux complices : la Nature et l’Autorité. L’une répand la cause invisible. L’autre nie ou minimise les effets mortels, — aussi longtemps qu’elle peut sauvegarder l’ordre établi, son impuissance ne la rendant que plus liberticide ensuite.
41. Sabeline, à quatre ans, me croise sans me remarquer : elle a déjà ce regard des riches qui ne vous voit pas.
42. Gris ou kaki, religieux ou militaire, l’uniforme a déjà tiré le corps vers l’enfouissement.
Le paradoxe de certains métiers place leur participation sociale sous le signe du sacrifice.
43. Parmi toutes les célébrités, celles de nos anciens condisciples ou de nos élèves accusent le plus notre néant.
44. La paresse, l’incompréhension et la jalousie enferment l’autre dans sa personnalité pour mieux passer par la trappe un vivant reproche à la nullité.
45. De quelque manière qu’il se comporte, le vieillard est condamné : ou son passéisme l’annihile, ou s’il s’adapte, on ne lui dénie pas moins tout droit d’initiative.
46. On vous offre une place assise ; on prend des nouvelles de votre santé comme si vous étiez malade ; votre avis n’intéresse plus personne : décidément, vous êtes vieux.
47. Quoique des deux côtés l’on se promette de vivre aussi longtemps que possible, ni la droite ni la gauche n’aiment les vieillards. L’une calcule ce qu’ils coûtent aux diverses caisses et l’autre enrage de cette inégalité naturelle que prouvent les plus résistants.
48. Le sommeil est la clôture du bas âge et l’exil de la vieillesse. L’on ne veut plus de vous ou l’on ne vous accepte pas encore.
49. La mort moderne est le plus souvent celle d’un exclu : il faut se dire adieu soi-même et porter son propre deuil !
50. Une espèce dominante peut s’inquiéter : la nature, soucieuse d’équilibre, lui suscitera des ennemis redoutables, — peut-être avant que les dégâts sur le milieu ne le rendent tout simplement inhabitable. Comme les hyènes préfèrent attaquer les moins vaillants, la grippe s’en prend aussi aux plus fragiles et par conséquent aux vieillards. On dirait qu’elle valide l’exclusion sociale en l’aggravant par la mort, et réciproquement, que la société confirme l’élimination par la virulence en isolant davantage les malades potentiels sous prétexte de les en préserver.
51. « Sous mon emprise vous aurez approché sans vous rapprocher, salué sans toucher, aimé sans rencontrer, souffert sans consulter, parlé sans savoir, promis sans tenir, décidé sans pouvoir, craint sans vous prémunir, espéré sans croire, survécu sans vivre, langui sans mourir. Je n’ai pas moins anéanti ceux que je n’ai pas tués », se vante la Covid.
52. Comment un pays perd-il sa grandeur ? En trois temps si l’on se fie à l’histoire du XVIIIe siècle français : on retombe en enfance, les mœurs se corrompent, la discorde éclate ; voire la guerre, civile ou extérieure, multiplie les hécatombes. La prépondérance, déjà ébranlée par la frivolité, par la démoralisation, par la faiblesse politique, s’achève sous le règne collectif de la pulsion meurtrière. A un degré moins spectaculaire, des groupes terroristes, des bandes rivales répondent aujourd’hui à cet appel sinistre et fou.
53. A la veille des grands chambardements, une trahison massive prévient du côté où penchera la balance fatale. Il faut être aveugle pour y peser jusqu’au sacrifice des intérêts les plus vitaux ! Ou le phénomène s’explique par l’explosion quasi cancéreuse des antipathies civiles, voire par une tendance autodestructrice (telle qu’elle se manifeste aussi dans la légalisation du doux assassinat des incurables).
54. Le refus de la vaccination a deux conséquences mauvaises : l’exclusion de ses partisans et l’humiliation de tous ceux qui acceptent de présenter un laissez-passer sanitaire attestant leur docilité. Or quelles sont les causes de l’attitude négative ? Politiquement, elle se situe aux extrêmes et l’on pourrait n’y voir qu’une marque d’opposition systématique au pouvoir du milieu. Mais on s’étonne d’une bravade qui nie une utilité scientifiquement indubitable. Je crains que cette extravagance trop défendue n’ait le goût d’une mort volontaire dans un monde surpeuplé. Il faut croire que la Nature corrige les excès de l’intérieur comme de l’extérieur.
55. Danger polymorphe, la religion de la mort gagne du terrain comme les vertus et les vices : ses adeptes les plus inconditionnels veulent la voir partagée.
56. Il en va d’une nation déclinante comme d’un corps affaibli : sa résistance est débordée par la multiplicité des maux.
57. La désertion d’un passé culturel n’est pas un gage de vitalité.
Le thème est à la version comme la vie, à la mort. L’un s’approprie un moyen d’expression, l’autre traite une langue en obstacle dont la traduction permet de se délivrer ! Ainsi l’enseignement du grec et du latin, sans le moindre usage potentiel dans le monde moderne, a d’abord abandonné le thème, et donc l’exigence grammaticale, — d’où l’affaiblissement de la version elle-même, remplacée par de vagues connaissances d’histoire, c’est-à-dire par une autre discipline.
Cependant le français n’a pas profité de l’enterrement de son socle originel. Il s’est relâché par rapport à sa propre qualité et rendu perméable à maintes substitutions. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter des invités qui balbutient sur les ondes.
58. La radio égrène les disparitions comme les perles d’un chapelet. Quelqu’un de notoire est décédé ; une compagnie légendaire a fait faillite ; une foule prend le deuil d’un glacier fondu ! Ce ne sont que morts, et parfois originales.
59. La prédilection des journalistes pour les malheurs se comprend ; en annonçant la fin d’une carrière connue, on fait plus de bruit qu’avec les succès peut-être éphémères d’un débutant.
60. Il en est des nouvelles comme des produits alimentaires : si graves qu’elles soient, elles se périment et on les retire.
61. Comme l’anachorète dans le dépouillement, toute une génération s’habitue à la mort dans le « design », — sans le savoir.
62. Notre époque aime la déchirure, qu’il s’agisse de lambeaux sculptés en bronze ou de pantalons troués aux genoux. L’écriture sporadique ne va-t-elle pas dans le même sens ?
63. En l’espace d’une vie commencée au lendemain de la deuxième guerre mondiale, on a assisté à plus de changements que n’en aurait prévu un roman d’anticipation imaginant le monde plusieurs siècles après.
64. Le malheur des Etats hésite entre la perte et l’éclatement, et dans les deux cas, entre le moins dommageable et le plus sévère : entre l’amputation d’une province et l’annexion totale, entre l’inévitable fractionnement d’une extension démesurée et le démembrement d’un pays que divisent ses propres querelles.
La situation de la France en Europe est très embrouillée. Quoique librement consentie, l’intégration dans un empire s’avère frustrante ; à l’échelon national, le nombre des territoires échappant à l’autorité de la République hypothèque lourdement son unité. Les facteurs d’une disparition seraient à la fois dehors et dedans.
65. Une résistance urbaine est au champ de bataille ou à l’affrontement des lignes ce que le désespoir est à l’intelligence tactique. Le belligérant qui se retranche dans une ville, prend la responsabilité d’une destruction totale.
66. Quand le déclin est en cours, le redressement est impossible : il faut aller jusqu’au bout de la chute et creuser longuement le sillon vers une éventuelle renaissance.
67. Le destin des pays mourants les soumet à de nouveaux maîtres étrangers sans leur avoir laissé le temps de revenir provisoirement à eux-mêmes.
68. La jeunesse finit quand décroît son emballement pour l’emploi du futur ; la vieillesse commence avec la prédilection pour les temps du passé. L’une conjugue les verbes dans l’optique de ses projets ; l’autre, afin d’évoquer ses expériences. Si ardemment que soit lancée la pelote, un mur l’arrête et la renvoie.
69. La vie ressemble à une galerie de tableaux : les visiteurs vous entraînent d’une toile à la suivante et vous arrivez enfin à l’œuvre intitulée Vieillard assis devant sa maison.
70. On s’ennuyait à mourir avec les autres et c’est finalement avec soi-même que l’on meurt d’ennui. Car nos passions personnelles glissent du sacré au respectable, puis du respectable à l’indifférent.
Le pire n’est pas de devenir plus vieux que les autres, mais que soi-même.
71. On s’éloigne d’une activité jusqu’à l’irréversible. D’abord, on se sent disponible ; puis on se trouve maintes bonnes raisons de ne pas reprendre ; enfin, on doit s’avouer que l’on en serait incapable.
72. Nos défaites se produisent en deux temps : nous échouons d’abord ; puis nous n’aurions même plus envie de réussir.
73. L’inutilité frappe la plupart de nos actions, — que l’objectif ne soit pas atteint ou qu’il ait changé, de notre fait ou de celui des autres.
74. Il n’est pas assuré qu’une grande entreprise nous retienne en vie, et la mort semble moins désolante quand l’échec est une certitude.
75. On ne sait jamais ce qu’il faut savoir, on ne fait jamais ce qu’il faut faire, la vie a tout faux. Seule la mort frappe à la bonne adresse.
76. Quand tout est perdu, ou l’on se relâche amèrement, ou l’on rebondit comme jamais. En vain.
Par chance il reste le sommeil, où se détendre par contrecoup naturel, où s’abriter avec douceur, où plonger sans retenue.
77. La vieillesse nous déclasse doublement : elle perd ce que nous savions et n’apprend guère le monde nouveau.
78. Le trou de mémoire affectionne les énumérations, les suites de digressions et surtout les noms propres. Plus on s’énerve pour le combler, plus se creuse l’abîme.
79. On craint moins le vide en allant au-devant, sinon par l’action, au moins par la pensée.
Si vous ne songez pas à la mort, la Mort ne vous oublie pas. Il faut un méchant virus pour restaurer quelque modestie : pour que l’on passe de la survie conquérante à la survie menacée.
80. Le matin de votre vie se serait-il éclairé plus vivement, vous n’auriez pas évité la tristesse du soir. Quelle carrière, même bien conduite, ne se cogne enfin à la borne des perspectives ? Quelle réussite n’a pas rejoint tous les produits jetables ?
81. La vraie grandeur se sait exceptionnelle dans les deux sens de l’adjectif : à la fois supérieure et temporaire. Ce sont les générations les plus menacées qui veulent le moins entendre parler de leur perte.
82. A un certain degré de décroissance plus rien d’agréable n’existe. Ce qui va finir, est déjà fini. La fête, la rencontre ou l’habitude s’est retirée. Mais le déplaisir se prolonge plus ou moins après sa cause et nous devons lui accorder le temps de finir par finir.
83. Nous nous préoccupons trop du devenir de ce que nous laisserons : tout nous paraîtra si vain dans les derniers moments !
Les testaments s’écrivent entre la réticence à se dépouiller et la menace du pire, entre la force de l’attachement et l’indifférence du désespoir, — laps de temps parfois très court.
84. Je m’endors avec des projets ; le renoncement m’habite au réveil. J’approuve une lettre le soir ; je la détruis au matin. Quand ai-je raison ?
85. Comme si vous aviez fait un effort dans un sens négatif, vous attrapez du mal ironiquement, et par métonymie, la mort. La rhétorique finasse jusqu’au bout.
86. Le passage de vie à trépas n’est que notre ultime contradiction.
87. Une maladie mortelle résout tous nos soucis, mais en répondant à côté.
88. Le printemps réveille la vie sans endormir la mort.
Les sensations de la campagne vous appellent comme un prélude à l’ensevelissement.
89. Le silence n’est pas indistinct : on le perçoit plus profondément sous le coup de l’émotion.
90. Comme on pose un dossier actuel sur les anciens, une ville nouvelle se bâtit sur les strates d’une urbanisation antérieure, des familles s’installent au-dessus des vieillards dans un immeuble sans ascenseur, un cadavre récent repose sur les cendres ancestrales dans un caveau : décidément, tout se retire par en bas, même au-delà de la vie.
91. Un lieu de France ne compte plus pour lui-même ; s’il n’est pas facilement accessible, il n’est rien du tout.
92. Certains jours, l’actualité est si creuse, si plate que l’on ne saurait dire quelles nouvelles on a entendues.
93. On a de bonnes raisons pour se désintéresser de tout, mais globalement une fort mauvaise pour exister à peine.
94. Comment se conçoit cette espèce de sas « entre la vie et la mort » sinon par le moins de l’une et de l’autre ? Mais si l’on admet une vision quantitative, la totalité de la première est plus contestable que celle de la seconde.
95. La mort est idéale quand on n’a pas le temps de se l’expliquer.
96. Un mort vivant relève du fantastique ; un vivant mort intéresse la médecine.
97. Dans les années quatre-vingt-dix, sur la place du Palais-Royal, une espèce de pharaon entièrement moulé de caoutchouc s’exhibait sans bouger ni son corps ni ses yeux. Des passants attroupés guettaient la moindre infraction à cette immobilité absolue ; les plus généreux finissaient par accorder une pièce. La fausse momie tenait bon et paraissait dire : « Non, vous ne me troublerez pas, car je ne suis plus de ce monde. Je proviens des réserves du musée voisin ; elles annexent le trottoir. Voyez la vie statufiée depuis si longtemps par la Mort ! »
98. La mémoire des morts ressemble à la perception des étoiles éteintes.
99. Le sérieux d’une étude littéraire fait mourir encore une fois quelque œuvre désertée.
100. Que vaut-il mieux ? Que l’on n’ait pas parlé de votre livre ou qu’on n’en parle plus ? Dans un cas vous n’êtes pas né, dans l’autre vous êtes mort.
101. Vous avez tant usé des mots ! Mais l’avez-vous fait pour communiquer, ou n’avez-vous pris soin que de vous enregistrer ? Tout se passe, à la fin, comme si vous n’aviez rien dit.
J’ai dû couper toutes les pages d’une édition des Pensées de Joubert. Personne ne les avait lues depuis un siècle ! Le genre est-il si rebutant ?
102. Le moraliste rencontre ses bornes dans les redites et son néant dans les contradictions.
103. Le néant condamne l’expression à plusieurs inconforts : ne rien dire quoique l’on brûle de parler, ou vraiment, n’avoir rien à dire ; se forcer à dire quelque chose sur des riens ou n’offrir que des riens sur de riches sujets ; être donc réduit au silence, ou à l’inconsistance qui ne vaut guères mieux. L’impétuosité rentrée rusera au moyen d’une allégorie, mais l’esprit stérile risque fort de rester nul. Le labeur rencontrera peut-être la finesse attendue, car des propos sur des riens ne sont pas voués à ne rien dire ; mais la légèreté en imposera peu par l’élégance.
104. Paris s’est réveillé sous une légère couche de flocons. Quand Mélanie sort de la bouche de métro, il lui semble que la colonnade de Perrault aligne des dos de reliures crème et sales dans un éparpillement de feuilles blanches. Cette version inhabituelle de la rue du Louvre lui déplaît et la déconcerte. Entrée dans l’immeuble à l’angle du quai, elle tape des pieds pour en secouer la neige, puis monte prendre son service dans un appartement dont les ouvertures sur la Seine et sur l’Institut ne lui offrent pas son plaisir quotidien.
Sa patronne n’est pas levée. Elle n’en est nullement étonnée, parce que l’étouffement des sons est propice au sommeil et que le dîner de la veille a sans doute fini bien après son départ et celui de la cuisinière. Elle attendra donc que Geneviève Delescrit, revenue à la conscience du jour, même faible, lui demande son thé.
Dans la crainte d’un nouveau sac, de lointains ancêtres de la dormeuse avaient quitté Rome pour établir leur banque à Lyon, à l’époque où la France guerrière passait dans les Temps modernes, en affirmant de surcroît l’ambition d’illustrer sa langue. Depuis lors la famille, dont le nom italien s’est perdu, n’a cessé de connaître l’aisance. L’adresse de prestige à laquelle Mélanie vaque aux soins du ménage, confirme l’appartenance sociale de Mlle Delescrit.
En effet, quoiqu’elle ait une fille, Géraldine, elle ne s’est jamais mariée. Elle s’est prêtée à maints enthousiasmes sans consentir à se fixer, — plus capricieuse qu’une muse qui se lasse même de ce qu’elle inspire à un poète. D’une nature à ne jamais se ressembler, elle change aussi de visage et la facilité connue de ses métamorphoses cache le vieillissement. D’ailleurs elle reste mince ; certains la trouvent un peu maigre.
Elle est moins libre dans sa relation avec M. Bradford, dont Mélanie vient de découvrir le briquet oublié sous la serviette de table. Ce n’est plus l’amour de l’hôtesse, mais ses propres montages financiers qui le convient quai du Louvre. Il se sait tellement indispensable dans les milieux bancaires qu’il fait rarement l’effort de prononcer quelques mots français et incite tout le monde à lui répondre, tant bien que mal, dans la langue de Shakespeare. Cet usage a d’abord amusé Geneviève Delescrit ; elle se plaint maintenant qu’il lui pèse et qu’un trouble soit survenu dans l’articulation de sa mâchoire inférieure. L’influence de l’homme d’affaires impose ses volontés et personne ne songe à le dissuader d’allumer son cigare avant la fin du repas. L’écoeurante odeur empeste la salle à manger comme une salle de billard ; en dépit du froid, Mélanie ouvre une fenêtre pendant quelques instants. Elle déteste l’impudent rouquin et juge sa tête faunesque depuis qu’elle l’a aperçu dans l’embrasure de sa porte cochère, rue du Mail, négociant avec une prostituée en blouson de fourrure et en jupe ultra-courte, sur des talons aigus.
La chaise de Géraldine, à demi tournée, s’écarte trop de la table pour ne pas dénoncer la distance prise par la jeune fille, si dépendante de son téléphone mobile. La domestique l’a vue plus indifférente aux convives de sa mère que l’aristocrate jouant avec son chien au premier plan du tableau, qui par une sorte de composition en abîme introduit dans la pièce un repas du XVIIIe siècle. L’impolie appartient à cette nouvelle vague vivant sans livres, préférant le signe plus aux deux lettres de la conjonction de coordination et, aimant mieux envoyer sa photographie que parler plus longuement des circonstances et de l’action. Geneviève Delescrit, pourtant soucieuse d’accrocher la nouveauté à son traditionalisme, ne se reconnaît vraiment pas dans cette progéniture dépourvue de syntaxe, mais non d’un vocabulaire technique face auxquels les anciens repères s’annulent.
Les passages de la serveuse ont été suffisamment discrets pour ne pas interrompre l’expression de diverses passions ; mais entendue d’un point de vue ancillaire et donc extérieur, elle a paru fade et commune. Justement, Mélanie connaît assez la maîtresse de maison pour avoir senti que toute cette compagnie l’ennuyait.
Midi est passé, mais aucune voix ne vient de la grande chambre ; aucun bruit de la salle de bains attenante. Devant prendre un avion de bonne heure, Géraldine est partie depuis longtemps, trop tôt pour réveiller sa mère. Par trois fois retentit la sonnerie du téléphone sans que soit décroché l’appareil au chevet de Mlle Delescrit. Si elle n’était pas seule, l’insistance des rappels n’aurait-elle pas provoqué quelque remuement ? Et pourquoi dans sa solitude l’intéressée ne réagit-elle pas plus qu’une absente ? Enfin Mélanie pense que la situation est insolite et vaut son intrusion progressive. Elle s’approche, elle appelle, elle frappe à la porte. Silence. Elle entrouvre le battant et voit tout de suite un bras tendu en dehors du lit, comme pour lui montrer le verre et la tablette vidée de tous ses comprimés bleus, dont il s’avère que l’un est tombé sur la moquette. Le suicide est consommé.
Il est l’œuvre de tous ces maux dans lesquels on aura deviné successivement les assassins de la glorieuse écriture : le manque de créativité linguistique française, l’hybridation aliénante du lexique, la priorité de l’argent, l’insincérité, la vulgarité, la fin de la vénération du livre, l’abréviation des messages, la dislocation des structures grammaticales, l’invincible attrait de l’image, le débordement des jargons professionnels, la pauvreté du style…
Quelques mois après le triste événement, sera bradé à Drouot tout un mobilier classique, dont une importante série de chaises-lyres.
105. Inaugurés par la restauration de l’orthodoxie littéraire, les Temps modernes auront abouti à l’illettrisme décomplexé.
106. On ne publie plus un livre pour qu’il ait un avenir ; son obsolescence est programmée. Sa nouveauté ne tient pas au contenu, mais à l’offre commerciale ; au delà d’une brève saison la production disparaît des tables des libraires. Au mieux son succès, qui devrait dépasser une vie, dure beaucoup moins qu’elle.
107. Il suffit d’une carence dans son fonctionnement pour que la littérature soit en crise, et plus gravement encore si les rouages essentiels viennent tous à lui manquer.
Car de quoi parlera-t-elle si n’importe quel sujet devient savant ? A qui s’adressera-t-elle quand le lectorat se sera trop rétréci à force d’inculture et de légèreté volontaires ? Comment s’exprimera-t-elle dignement avec des emprunts qui paraissent accuser une langue lacunaire ? De quelles personnalités marquantes se réclamera-t-elle si les auteurs prétendus ne sont pas tenus de plaire même en heurtant, mais de complaire à des réseaux ?
108. Seule l’inspiration active porte à estimer ce que l’on a déjà écrit. Qu’elle s’éteigne, tout s’abîme dans un vague souvenir de nullité.
109. Ne jamais se désoler d’une panne de l’esprit, car il est capable de renaître dans plusieurs directions ou de remettre en cause un point qu’il faudra remmailler. Mais sans portée, ce nouveau flamboiement n’éclairera que vous.
110. Pour un écrivain, la pensée la plus insupportable peut être de n’avoir aucun livre en chantier, — même dans les parages de la mort.
Le néant du néant ne rétablirait pas la plénitude, mais permettrait l’inconscience du vide.