Abstraction

1. L’abstraction, comme l’égarement, fuit la réalité, mais celui-ci dans sa négation, celle-là dans sa quintessence.

2. Le bouddhisme a poussé au plus haut degré la détestation du moi, en glorifiant une évasion métaphysique qui libère le non-soi de la suite des réincarnations. Le christianisme a été plus indulgent à l’égard de la matière en promettant la parousie du Sauveur et la résurrection des morts.
   Ses propres images gênent le purification d’un culte et le regard humain s’abstrait bien mal quand il plaque un visage aimable sur quelque illustration religieuse, ou quand le peintre s’efforce de transfigurer un modèle tout proche.

3. Dans l’obscurité du théâtre, les spectateurs, à peu près comme Dieu dans l’univers, voient sans être visibles. Mais quelle que soit l’importance vocale de l’actrice admirée, l’éclairage de la scène l’expose physiquement au désir.

4. Le voyeur s’abstrait au moins par la discrétion qui le dissimule. Un film, une vidéo, augmentent le pouvoir de la vision, tout en aplatissant la consistance de l’objet, — mais sans y rendre insensible.

5. Les romans donnent une idée de l’amour bien avant que l’on ne tombe amoureux soi-même. La passion vit alors de la permanence d’une image, celle de l’être aimé ; aussi se plaint-elle de l’insuffisance des mots.

6. D’un visage aimé l’on se rappelle toutes les expressions et l’on imagine fort bien celles que l’on ne verra jamais…

7. Il arrive un temps où nos souvenirs ne correspondent plus à rien de réel, — soit que les lieux et les personnes aient changé ou disparu, soit que nous-mêmes ne les verrions pas comme autrefois. Nous finissons dans un monde mental.

8. On s’abstrait dans la conscience d’une harmonie supérieure au réel, — déiste ou scientifique, — et peut-être aussi dans cette relation qui fait communier les esprits du maître et des disciples, jusqu’aux applaudissements.

9. En ne tenant pas compte de leur aspect concret, l’abstraction tire les choses vers l’intellect. Ainsi les rend-elle invisibles afin d’obtenir un avantage, celui de la généralisation, alors que la soustraction lèse le regard en lui dérobant quelque objet.
   L’invisibilité a donc deux faces : elle élève ou se lie à une faute. Elle grandit le divin qui reste caché ; par contre elle permet de commettre des injustices en toute impunité grâce à l’anneau de Gygès, et sous la forme qu’étudient les sociologues, elle résulte d’une ignorance de certaines catégories, marginales, exclues ou exploitées.
   Comment juger le voile jeté sur la mise en scène du pouvoir ? Trop surhumaine pour que l’empereur de Chine se contentât de jouer manifestement son rôle politique, sa fonction d’intermédiaire entre le Ciel et la Terre pouvait expliquer que la vue banale de sa personne physique échappât aux habitants de Pékin : la puissance gagne à s’abstraire pour paraître plus infaillible. Or quoique la conception du poste suprême se soit modernisée, l’invisibilité règle encore les déplacements du chef d’un Etat qui n’est plus le Céleste Empire : un long cortège nocturne de voitures noires aux vitres fumées méprisa naguère des Parisiens retenus par la police au bord du trottoir.

10. L’imperceptibilité de la cause d’un mal n’est pas nouvelle, mais la covid s’harmonise avec le monde numérisé où elle développe une pandémie fade. Car elle laisse ses victimes sans goût, sans odorat ou sans ouïe ; elle creuse ainsi des solitudes, sinon  des fosses mortuaires. Le virus moderne a des effets abstraits.

11. L’esprit a beau tendre vers l’abstraction, la matière tente son raisonnement : la nature d’Aristote a horreur du vide, les corps célestes sont pris dans la fluidité des tourbillons cartésiens, le regard d’Epicure est frappé par les simulacres émanés de tous les objets… Une logique encore naïve se repose sur le contact.

12. Le temps est abstrait, mais sa mesure, concrète, a mobilisé les quatre éléments primordiaux : le sable du sablier ou la minéralité plus fine d’un mécanisme d’horloge, l’eau de la clepsydre, l’ombre du style dans la transparence de l’air, ou l’électricité qui allume les segments des chiffres lumineux. Quoi qu’elle doive à la formalisation du réel, la technique descend de l’immatériel à sa manifestation. Elle plaît ainsi au plus grand nombre, — comme les miracles aux fidèles.

13. L’expérience conduit ordinairement à l’expression, comme l’image connue introduit le signe dans l’apprentissage d’une langue : le réel précède son abstraction linguistique. Mais une culture livresque habitue au processus inverse : la rencontre du référent vient justifier le mot antérieur, comme la dégustation d’un mets fait exister le nom mystérieux qui l’annonce sur le menu.

14. En accueillant diverses réalités, — des mécaniques, des techniques, des opérations, bientôt dépassées, — les nouveautés lexicales, souvent des emprunts, nourrissent une langue jetable que l’on oubliera. Combien d’animaux, de végétaux et d’outils sont devenus en disparaissant des noms obsolètes ! Reste la permanence de l’essentiel : du vocabulaire de la pensée.

15. Il n’est point de vérité si cruelle que l’on ne puisse dire en raréfiant la part du réalisme.

16. A la fois prudente et dédaigneuse, l’abstraction ne nomme personne ; le qualificatif substantivé lui paraît encore trop proche de l’incarnation du défaut, dont elle préfère parler sans l’attribuer. Elle évoque l’avarice plutôt que l’avare, et bien entendu, qu’Harpagon.

17. La charité de la religion et la philanthropie des philosophes jouaient sur l’affection ; l’humanité et la générosité, sur l’appartenance à une espèce générale ou d’une élévation particulière. La solidarité, notion politique, installe un mécanisme froid ; elle ne vous demande ni d’aimer les autres ni de vous estimer vous-même ; vous faites partie d’une totalité juridique (d’une « soliditas »), — qui n’exige que votre argent.

18. Le pédantisme se paie de termes savants : il nomme des cas reconnus. La philosophie prend le temps d’épurer son lexique par une démarche éliminatoire : « Qu’entend-on par… ? » L’un colle ses étiquettes inusuelles, l’autre clarifie des notions que leur banalité a rendues confuses. Le nominalisme du premier paraît élever les choses ; le conceptualisme de la seconde affine les mots.

19. Plus on s’élève à la hauteur des concepts, plus la liberté de parole s’accroît ; mais moins on vous suit.

20. Bas mot, grand mot, gros mot ; avoir un mot sur le bout de la langue, manger ses mots, toucher un mot de quelque chose, ne pas souffler mot, se payer de mots ; mot-valise, mot-clé, grille de mots : autant de concrétisations lexicalisées du premier moyen d’abstraire le réel.

21. Il en va des associations verbales comme des mouvements corporels : de même que l’on prend son élan pour sauter, la mémoire retrouve le mot oublié en répétant le début du syntagme qu’il clôt.

22. L’écriture sera le dernier moteur du vocabulaire, si le mot se dérobe moins à la plume qu’à la pensée intérieure sans instrument annexe pour entraîner la suite. Plus que la langue, la main peut être complice du cerveau.

23. Quel est l’essentiel d’une réflexion ou d’une lecture ? Si l’intelligence ne peut le dire aujourd’hui, la mémoire le révèlera demain.

24. Si la raison est vigilante, elle ne laisse pas longtemps ses souvenirs à la mémoire ; elle les convertit en effets ou en causes.

25. Aux approches du réveil, la raison s’introduit tellement dans nos songes qu’elle les transforme en plaidoyers ; par contre, le cauchemar n’accorde aucun droit à la défense.

26. L’élévation d’esprit ne consiste pas à mépriser l’infime, mais à le hisser au sommet.

27. Qu’elle serve la philosophie ou la science, la rationalité est l’art d’étendre le problème et de répondre à une petite question en l’insérant dans une plus grande.

28. On félicite un esprit d’avoir développé toute la complexité de ce que l’on concevait trop simplement ; mais on admire celui qui a été capable de simplifier le complexe. On sait moins gré à la première victoire d’avoir rempli un vide insoupçonné qu’à la seconde d’avoir dissipé des complications rebutantes pour le profane.

29. L’étude est longue, mais brève la leçon bien tirée. Le philosophe est le mieux placé pour conclure, pourvu qu’il ne ramène pas tout à ses propres théories…

30. La clarté des cas réside dans la distinction des termes et leur système dans un classement raisonné. La première démarche divise, la suivante réunit.
   Comment ne pas remonter les pièces de la mécanique désassemblée ? L’intelligence dissocie pour l’inventaire, puis rapproche pour le fonctionnement.

31. La perfection d’une idée tient à son caractère achevé, c’est-à-dire au complément qui ne jette aucun doute sur la partie précédente, — quand le tout serait discuté.

32. Quand vous auriez abandonné maintes prétentions intellectuelles au cours de votre existence, ne vous resterait-il que la logique, vous seriez encore très fiable.

33. Il faut être plus intelligent pour l’invention que pour le perfectionnement. La persévérance que l’on manifeste dans le second cas peut même participer de l’insuffisance ou de la facilité.

34. Tel entre vivement dans une problématique, mais ne fait pas avancer le débat ; tel autre se joint lentement à la discussion, puis s’y montre avisé.

35. Il serait trop simple de dire que la passion apporte la matière, puis la réflexion, le discours. Car en dehors de toute pression événementielle, la première est capable d’inspirer directement une formule à retenir et la seconde, de développer, d’ordonner et de nuancer ses propres idées éruptives. On ne va pas toujours distinctement de ce que l’on ressent à ce que l’on doit en penser : il peut y avoir déjà de la pertinence dans la saillie venue soudainement à l’esprit et de l’embarras dans le raisonnement encore mal dégrossi. Ou l’émotion trop légère n’a pas eu le temps de perturber le message définitif, ou la froideur du jugement reste plus ou moins troublée par sa seule improvisation.

36. Un esprit raisonnable peut agacer par sa mesure ; la rationalité impose sa justesse. Mais la logique des parties n’exclut jamais l’absurdité du tout.

37. Il est toujours possible à la vertu ou au vice de se réclamer du naturel, mais sans valeur normative, car on rit des excès de l’une et l’on se récrie contre ceux de l’autre. Reste en outre à situer le point où commence le rejet, moqueur ou scandalisé, et le second seuil où le ridicule se change en horrible ou inversement. Dans quels repères quantitatifs inscrire la succession des qualités, du courant et de l’immodéré, de la crispation et de la détente ?

38. L’observation et le calcul sont à l’hypothèse scientifique ce que la censure morale est au rêve : un contrôle, de l’intuition dans le premier cas, de l’imagination dans l’autre ; indispensable là, plus déroutant ici.

39. Avec ses robinets qui gouttaient, ses trains en retard, l’arithmétique de mon enfance l’avait d’emblée introduite dans un monde détraqué, où la matière et le temps se perdaient, où l’on calculait obstinément des dommages. Plus tard, quoique au prix d’un autre casse-tête, je dus aux équations de l’algèbre d’accéder à un univers où l’on ne sait plus de quoi l’on parle. Mais je préférais les constructions artificielles de la géométrie, dont les raisonnements vous exemptent des fastidieuses acrobaties numériques.

40. Une méthode décrite obscurément s’applique dans un demi-jour ; on ne la pratique en pleine lumière qu’en l’ignorant.
   La théorie peut être à l’intelligence ce que le pompon de la clé est à la serrure.

41. Il est frustrant de ne pas comprendre, mais plus encore, parce que l’on ne comprend pas, de ne pouvoir dire où gît l’imposture que l’on soupçonne.
   L’esprit supporte aussi mal l’inaccessibilité d’un raisonnement que le corps, l’impossibilité d’un mouvement.

42. On n’est parfois guère moins exact par approximation que par calcul et par expérience que par contrôle.

43. L’abstraction ne règle pas tous les problèmes et les modèles mathématiques peuvent se concurrencer comme les mythes. Le mathématiquement juste n’exclut pas le physiquement faux.
   Est-ce la raison la plus pure qui déraisonne, ou le raisonneur ?

44. Dans le mythe le Verbe est un créateur tout-puissant ; à l’âge de la science, la compréhension provisoire de l’Univers nécessite des créations verbales, telles que l’antimatière ou l’inflaton. Naissant selon les lois de leur système, l’antithèse ou la dérivation, les mots, les simples mots, s’avancent en éclaireurs, comme les équations.

45. Si l’on rapporte la trinité des langages à trois dimensions spatiales, on dira que les images de la poésie élargissent l’esprit, que la réflexion philosophique l’approfondit et que les formules mathématiques l’élèvent. Mais le cube idéal est rarissime.
    La plupart des littéraires et des scientifiques prennent le parti d’ignorer l’autre connaissance comme une face lunaire forcément cachée.

46. Le discours progresse de trois façons : les tenants de la plus stricte orthodoxie pratiquent le raisonnement (inductif ou déductif, critique ou dialectique, par élimination ou par l’absurde). Mais les explorateurs de la complémentarité s’attachent à situer l’objet principal dans un réseau de dichotomies ; quant aux poètes, ils glissent sur l’analogue. L’intolérance des premiers méprise les seconds et dédaigne les troisièmes.

47. Certains exercices de l’intellect ne sont pas réglés par une évidence absolue ; ils s’inscrivent sur les axes de la matière et de la manière. Celle-là se découvre et s’imprime en profondeur, mais on imite celle-ci, à moins que l’on ne s’y plie spontanément. On entre ainsi dans un cercle dont la marque s’étend au vocabulaire, au point de vue, à la finalité de la présentation.

48. Les gens trop ordonnés se heurtent toujours au monde : comme les pendules anciennes, ils devraient rester sous cloche.

49. Le soin que nous prenons de développer nos pensées, n’aboutit souvent qu’à les contraindre au respect d’un enchaînement qui les tue, — les causes par le relativisme et les conséquences par l’improbabilité.

50. Le sens de la relativité et la maîtrise du plan sont inversement proportionnels au feu de l’invention.

51. L’esprit accumule, puis le tri le mène à la sélection. Il pense alors sous l’empire d’une répartition qui l’excuse de rejeter l’insolite.
   La structure bloque la pensée, au bon ou au mauvais sens du terme.

52. Plantez des rayons autour d’un visage : Hèlios vous illumine. Substituez des serpents à des cheveux : Méduse vous glace. La structure est pourtant la même : solaire, unie, exotrope.
   Qui me lirait, pourrait croire que selon moi le monde va tout de travers. Mais partageant le sort des mots au gré des métaboles, les maux successifs n’échappent pas aux lois les plus simples d’un immanquable devenir : l’antagonisme les fausse, ou l’excès les dégonfle, ou l’ambiguïté les dénature. Le pire est corrigé, — de la façon dont le meilleur se perd.

53. Regardons chaque individu comme un automate dont la mécanique est remontée par la clé du caractère ou de la culture. Vue ainsi, l’humanité rentre dans le jeu de toutes ces forces irresponsables, qui ne mène nulle part.
   Quel sera son désespoir quand elle devra se rendre compte que dans l’espace inhabité son existence sur la Terre est une exception, — autrement dit un accident ? Elle a changé de folie : au lieu de diviniser des images fictives d’elle-même, la voici qui demande à la science de l’assurer, dans un ailleurs, ou des conditions d’une présence aussi extraordinaire que la sienne, ou de traces d’une vie disparue. Si l’âge moderne a admis que le ciel était vide de créateur, il n’a pas renoncé (tout en doutant) à y réintroduire l’idée de création, mais autonome, — quitte à sacrifier la nécessité précédente, assise sur une volonté providentielle, au règne absurde du hasard, quelles qu’en soient les lois.

54. Nous avons assez vécu pour savoir que notre espèce sera passée par trois âges, — ceux de l’humilité, de l’orgueil et de l’affolement, — et par trois obsessions, — la religion, la politique et l’écologie. Ainsi, aux droits des dieux et des morts ont succédé ceux de l’homme et maintenant de la planète.

55. Le païen animait la nature : rempli de piété, il se gardait de l’offenser et se considérait comme très proche d’elle. Il fallait qu’un prêtre assurât que les Dryades avaient abandonné le chêne, pour qu’il fût permis de le couper. Une constante lecture des présages affirmait une relation entre le sort humain et les signes émis par le règne animal.
   En réservant l’âme à l’homme, le chrétien, ennemi de tout panthéisme, n’a jamais eu de tels scrupules à l’égard de l’environnement. Il a été sensible à l’immensité en tant qu’image de la puissance divine ; il a même ressenti le vertige de l’infini, — par humilité, certes, mais aussi pour s’autoriser la plus large expansion.
   On pourrait croire d’abord que l’écologiste revient, scientifiquement cette fois, aux soucis du paganisme envers le milieu ; or on s’aperçoit bientôt que la multiplication chrétienne des terriens ne le dérange pas, quand cette fraternité tolérante contredirait sa haine de la croissance et de la consommation. Dangereuse synthèse.

56. Sinon dans la cervelle d’un seul, les raisonnements s’achèvent dans la suite des générations. A la première Académie, marquée par la certitude des nombres, succéda l’orientation sceptique de la deuxième et la troisième, entre la thèse et l’antithèse, enseigna le probabilisme. Ou bien on dirait de notre XVIe siècle, renouant avec les écrits des anciens, qu’il fut leur héritier ; mais que le XVIIe, fort d’une méthode, eut le courage de reprendre à zéro sa lecture du monde ; que l’encyclopédisme du XVIIIe, enfin, combina la réception et le progrès.
   Toute histoire ne se module pas selon ce plan dialectique dont on a tyrannisé notre adolescence, ni un couple de contraires n’exige qu’ils se succèdent. Simple distinguo, une opposition statique est un pilier de la connaissance, mais une synthèse, un support de l’action grâce au temps qui l’a forgée.

57. Intellectuellement aussi, la grandeur française s’articule en trois phases : la Renaissance rejette l’obscurantisme, le Classicisme pose les règles de la clarté et les Lumières la projettent sur tous les domaines connaissables. Epanouissement sans rupture.
   Par ailleurs ces trois siècles constituent un cycle dans l’histoire picturale : le XVIe aima les nudités de Vénus et de Diane dans un cadre naturel ; le XVIIe, les scènes héroïques, grandies par les édifices majestueux de l’antiquité ; le XVIIIe finit decrescendo par le goût des ruines, animées par des personnages ordinaires : la sensibilité préromantique gomme le fier et le glorieux.

58. Grand voyageur, Hérodote mène l’enquête sur le terrain et rapporte des traits étonnants : les Egyptiens font tout à l’envers par rapport aux Grecs ! L’ethnographie est fondée, au moins comme composante de l’histoire.
   Homme de réflexion, Montaigne s’intéresse à des cannibales brésiliens par le biais d’un témoignage et les défend à la lumière du stoïcisme, qui fut sa première option philosophique ; puis le regard s’inverse dans la critique de notre société par trois sauvages que l’auteur a interrogés directement à Rouen. Le célèbre essai relève de l’ethnologie.
   L’exotisme est au premier état de la discipline ce que le relativisme est au second, ou à la sociologie telle que l’inaugure Montesquieu dans L’Esprit des Lois. Cette autre science humaine eut alors le mérite de substituer au constat des particularités ethniques leur explication par des causes universelles (dont l’influence du climat est la plus mémorable).
   S’informer, juger, comprendre. Que restait-il à faire pour prolonger le cheminement intellectuel ?  Donner du sens enfin. Il appartenait à l’anthropologie lévi-straussienne de lier le détail à une problématique supérieure. Ainsi dans Tristes tropiques le chef nambikwara simule l’aptitude à écrire, à l’instar de l’explorateur, pour en imposer aux autres indigènes ; car il a tout de suite compris que cette pratique était d’abord un instrument de pouvoir et accessoirement de savoir. La plupart des autres membres de la bande ne s’y trompent pas et se retirent après la visite de l’étranger, — refusant obscurément d’être asservis comme maints peuples dont l’évolution a rencontré la domination par l’écriture. Rien n’est insignifiant.

59. Le racisme avait fondé la domination ; l’universalisme, l’assimilation. Le « modèle » restait fermé ou s’ouvrait. Le racialisme, courant diversitaire, replie les communautés sur elles-mêmes, tout en surveillant les autres cultures pour s’offenser du moindre tort fait à une identité. Synthèse prévisible.
   Au minimum, s’entendra-t-on en mathématiques ?

60. Sinon chronologiquement, le progrès logique de l’esprit humain passe par trois étapes : la compréhension des choses, leur correction et la création. La démesure de la tragédie explique la fatalité ; l’outrance de la comédie ridiculise des comportements. Mais au dernier stade, la littérature reste dans l’imaginaire d’une utopie, alors que la science invente des machines réelles.

61. Dans l’Antiquité, l’homme libre humiliait la machine en la personne de l’esclave. Si la mêkhanê des Grecs désigne d’abord l’invention et par conséquent son produit matériel, l’asservissement d’un groupe humain, son instrumentalisation au nom d’une supériorité militaire, ne supposent pas d’autre trouvaille qu’une organisation sociale commode, — à la différence de l’ingéniosité requise pour mettre au point des engins de guerre. Au citoyen revenaient les exercices du corps au-dessus du domaine purement mécanique et insoucieux de la beauté de l’outil.
   L’humilité chrétienne façonna un humanisme moins exclusif ; de plus, les dissections, défendues par Rabelais, firent apparaître ce que Descartes appela dans ses Méditations « la machine du corps humain », évidemment commune à tous. Quelle que soit l’inventivité, la partie physique de l’homme le rabaisse vers la machine, dont le concept se généralisa en s’étendant aux œuvres de  l’esprit, puisque La Bruyère rapproche un livre d’un pendule. Dieu même est horloger selon Voltaire et Diderot promeut, avec les arts mécaniques, les artisans et les techniciens injustement dédaignés jusqu’alors. Cette vision du monde favorisa l’égalité et la science, c’est-à-dire les lois politiques et celles de la connaissance.
   Manquait le troisième cas de figure, celui que nous vivons, où la machine omniprésente, n’étant plus l’affaire des seuls inventeurs et ouvriers, humilie nos contemporains en accomplissant des prouesses dont ils sont incapables, ou en leur cachant ses processus, ou en leur échappant tout à fait par son autonomie. La domination initiale s’est renversée.

62. Le triomphe de l’intelligence devrait toujours la mener du rez-de-chaussée de l’observation aux étages des hypothèses, puis des équations. Mais la science la plus éloignée des choses qui l’intéressent, l’astrophysique, descend du niveau supérieur jusqu’en bas pour avoir raison.

63. La guerre de contact est au courage ce que l’art de tuer à distance est à l’ingéniosité. Le cœur affirme sa constance quand le sacrifice de la vie serait le terme de la prouesse ; mais on doit toujours pousser plus loin la technique sur l’axe de son progrès. La valeur passe par l’être ou, moderne, par le devenir.

64. Les peuples trop civilisés finissent par avoir contre eux la simplicité de leurs voisins moins évolués. Ce combat donne toujours la victoire aux seconds, car l’usage d’une supériorité matérielle dépend d’une réactivité défensive que brise la corruption autant que les scrupules nés du doute envers soi-même.
   De son côté la pression extérieure agit en deux temps : la première vague réclame sa part (ainsi les fédérés de Rome ou la main-d’œuvre agréée par les anciens colonisateurs), la seconde, toute violente (les Huns ou les terroristes actuels), détruit ce qui ne lui plaît pas.

65. Le naturaliste étudie ces métamorphoses qui enchaînent les états embryonnaire, larvaire et adulte. La chenille se libère enfin d’une enveloppe comme un être humain se dépouillerait d’une combinaison. Une vérité, devenue caduque, habillait la suivante.
   Le moraliste retrace les cycles du sentiment. Chaque âge politique fait ses propres cadeaux. La royauté pratique le don ; la république, le partage ; l’empire, la gratuité. Le premier lie le donataire au donateur ; le deuxième se justifie par le respect de la loi ; la troisième accorde des avantages dont le bénéficiaire ne remercierait que la prospérité, s’il songeait le moins du monde à la gratitude. Mais la source du bienfait finit par ne plus intéresser, parce que sa possibilité ne rencontre aucun doute. De quoi s’inquiète un papillon ?

66. A la reconquête du territoire national, patiemment conduite par la Royauté, la République a substitué l’expansion coloniale et créé un Empire éphémère, — assez lointain pour ne pas fondre la métropole dans un tout exorbitant. Cette troisième étape du cycle historique devrait appartenir à l’Union européenne, —  les conséquences de l’extension abolie ayant préparé les progrès du rattachement.
   Un royaume est l’affaire des grands autour d’un souverain ; une république s’organise pour un peuple constituant une nation ; un empire domine, mais accepte la diversité d’une population. Or même après avoir perdu la mainmise sur ses possessions ultramarines et par le seul effet des transferts démographiques, le régime républicain voit s’affaiblir deux principes majeurs : l’unité et l’indivisibilité. Le phénomène favorise le recul de la souveraineté parmi les Etats associés sur le continent. Car si l’identité est devenue un mot proscrit du fait de la mutation intérieure inhérente aux liens de l’ancienne puissance coloniale, tête confuse d’un empire démembré au sud, cette incertitude existentielle facilite l’intégration accrue d’un membre géographiquement indispensable à l’ouest d’un empire encore sans tête.

67. Les dictatures se multiplient ; les oppositions se déchaînent ; le sport lui-même se durcit ; nous aurons bientôt des jeux de gladiateurs. Le temps des rois est passé ; l’âge civique s’efface à son tour, — même sans élargissement territorial, même dans des pays dont l’empire s’est effondré. Les traditions de l’espace, ramenant l’horloge à l’heure préférée, celle des aigles ou du dragon, condamnent la citoyenneté à n’être qu’une « exception culturelle » dans un monde où la force fait la légitimité.

68. Il arrive que l’histoire s’accélère et contracte les siècles ; le domaine des arts en témoigne. Ainsi la transformation du mobilier glisse-t-elle du Louis XVI à l’Empire en déroulant sur quelques années le cycle des trois régimes, hérité de la Grèce et de Rome : l’appauvrissement du dernier style de la monarchie correspond à l’impossible survie de la royauté ; les souvenirs républicains de l’Antiquité, au Directoire ; la mode des ornements pharaoniques, au Consulat, prélude de la toute-puissance napoléonienne.

69. Après le flux, le reflux. Le progrès était qualifié de social. La régression sera-t-elle sociétale ? D’un adjectif à l’autre, la dureté des temps oblige la société à s’interroger sur le possible, à passer de l’enthousiasme combatif à la froideur des rapports d’études, de la conquête à la perte, et en outre, d’une vision unifiant les intérêts à une diversité qui complique l’organisation.

70. La crise sanitaire ajoutant la distance au droit de retrait, les rapports humains tendent décidément vers l’abstraction ou, à défaut, vers l’interdiction. Le télétravail est le plus conforme aux nouveaux impératifs ; les tâches matérielles, faute de s’aérer dans un espace aménagé, poursuivront leur automatisation. Mais de grippe en grippe, que deviendront ces métiers divers vivant du contact, de la convivialité, du rassemblement ? Jusqu’où peuvent-ils sans ridicule, sans non-sens éliminer la présence de l’homme et des choses ?

71. Le choix des idées politiques a changé, mais le nombre et la place des partis n’ont pas varié ; à chacun d’eux quatre sa nouvelle valeur de ralliement : à droite l’identité, le numérique ; à gauche l’écologie, l’allégement de l’Etat. Cependant les anciens groupes continuent à s’affirmer, de telle sorte que l’encombrement de la scène et le mélange des époques déroute trop l’électeur pour qu’il choisisse son camp.

72. Sur la palette des Lumières, le vert se situe tout à fait à gauche et correspond au naturalisme de Jean-Jacques Rousseau. Il colore peu ou prou les quatre quarts de l’opinion française, issus de la philosophie du XVIIIe siècle, mais paraît avoir arrêté dernièrement son errance en recouvrant pour une bonne part le rose du socialisme et montré, par ce remplacement, l’intangibilité du nombre des grands partis.
   Croyait-on que le centrisme introduirait une cinquième fraction dans l’éventail politique ? Il a penché récemment du côté droit, le plus facile à absorber. Mais parce qu’il se vantait d’amener à lui une fraction considérable de la droite classique, celle-ci, en se vidant de ses éléments les plus mous, a libéré et ragaillardi une expression si proche de l’extrémisme qu’il s’est dédoublé comme la modération.
   Un courant renaît de ses cendres sans cesser d’exister aussi sous sa forme antérieure ; un autre vient grossir le plus voisin sans renoncer à son indépendance. Le partage se complique par des nuances, mais se simplifie par des proximités. Il est plus facile aux forces anciennes, jouxtées par des mouvements nouveaux, de s’y jeter plutôt que d’essayer de les récupérer malgré eux.

73. La gauche est-elle vaincue ? Elle se dit victime d’une erreur et table sur un effort de pédagogie. La droite subit-elle une défaite ? Elle s’accuse de ne pas avoir compris l’électorat, à peu près comme le commerce se reprocherait de ne pas avoir réglé l’offre sur la demande. La première prétend détenir la vérité ; la seconde avoue la chercher, — d’où sa faiblesse.
   La droite modérée agrée l’union du côté le plus timide, quitte à s’y dissoudre. Son antagoniste immédiat à gauche se tourne vers le bord extrême, en dépit des querelles. L’asymétrie des orientations politiques tire l’exercice du pouvoir dans le même sens.

74. Une domination de l’un des milieux renforce l’extrême opposé ; leur faible différenciation, voire leur confusion, accroissent les deux extrémismes. Mais les alternances des consultations électorales imitent le plus souvent les oscillations d’un balancier exténué : elles ne dépassent pas les centres. De telle sorte que l’action revient à la mollesse du Marais tandis que le sens s’aiguise sur ses bords.

75. L’élection d’un Président en mesure de dissoudre l’Assemblée met l’exécutif au sommet de l’autorité ; non élus, les magistrats ne doivent qu’appliquer le droit. Or les projets de lois du gouvernement peuvent être repoussés par la Chambre. Les dispositions législatives, faute de couvrir tous les cas, laissent place à l’interprétation de la Justice. Et cette dernière subit à son tour les empiétements des médias, dont les enquêtes, plus ambitieuses que de simples comptes rendus de procès, instruisent des affaires. Les pouvoirs sont dépossédés par le bas et leur hiérarchie se complète pour généraliser l’affaiblissement.

76. Reconnaître la structure originale d’une création d’auteur répugne autant aux esprits butés que l’aveu du système de Copernic aux persécuteurs de Galilée. L’imagination littéraire, il est vrai, conserve toujours assez de liberté pour livrer des processus qui ne valident pas tout à fait le modèle induit. Mais ce défaut n’est pas rédhibitoire.
    Le structuralisme aura été la seule école de critique à valoir comme science majeure, — d’ailleurs très capable d’englober les lectures de la sociologie et de la psychanalyse. Quand la mode en serait passée, qu’y a-t-il de plus éternellement nécessaire que le sens de n’importe quelle partie par rapport au tout ?
   L’important n’est pas de convaincre, mais de rester convaincu.

77. Dès que l’imagination s’en mêle, une loi infaillible entraîne un crescendo. Le discours philosophique poursuivrait sa progression conceptuelle ; la fantaisie littéraire joue sur une gradation. Du coup l’intérêt s’accroît et la simplicité de la dynamique favorise le succès auprès d’un large public. Mais il ne s’agit pas seulement d’un procédé de communication : le climax est nécessaire au dénouement.
   Ainsi l’augmentation de la prouesse lui donne un sens en haussant peu à peu le chevalier de la charrette au niveau d’un Sauveur, rétablissant l’humanité dans une pureté édénique.
   Le Songe enrichit les visions de la grandeur de Rome, il les élargit dans le temps, dans l’espace, horizontal, puis vertical, au point que l’admiration du poète cède enfin la place à la frayeur et donc à l’idée du juste renversement d’un empire trop audacieux. L’efficacité de la dernière leçon réveille le dormeur en sursaut.
   La surenchère des hardiesses de la part d’Horace et d’Agnès entraîne celle des précautions d’Arnolphe jusqu’à la surprise décisive, — l’arrivée du père de la jeune fille, — qui désarme toute réaction préventive et clôt la comédie de Molière.
   La double aggravation et des fautes dont la passion de Des Grieux est capable pour garder Manon, et du châtiment du couple doit aller jusqu’au duel avec le rival, à la séparation funeste, pour que le héros renoue avec la sagesse.
   En dépit de son ascension, la misère psychologique alourdit la dépendance sociale de Bel-Ami ; il doit avoir de plus en plus d’aplomb pour rebondir ; mais ce parcours obligé, que ponctue la hiérarchie des femmes obtenues, s’achève par le mariage idéal,  impossible plus tôt.
   Le rappel de sa faute sur la passerelle des Arts poursuit Clamence sur un pont de navire en plein océan ; mais au sans-gêne de la domination, éventuellement contrariée, succède le délire du juge-pénitent régnant sur le genre humain : au bout du compte, le confort d’une duplicité bien gérée s’érige en solution.
   Le point culminant d’une intensification n’est pas arbitraire : il l’arrête logiquement.

78. Comme dans un mauvais rêve, un dessin de Victor Hugo met l’araignée au centre de sa spirale. La toile de l’insecte s’accroche à une fenêtre en ruine à travers laquelle on voit difficilement le profil du château fort de Vianden. Expulsé de Belgique, l’écrivain passe l’été 1871 au Luxembourg et les circonstances expliquent cette idée noire, ce lointain écho de « la rosace fatale » à la mouche attirée par la lucarne de Claude Frollo dans Notre-Dame de Paris. L’archidiacre laisse faire la Nécessité contre la « pauvre danseuse » prise au filet, — image de la Esmeralda qui paiera pour le coup de poignard qu’il a donné à un rival plus heureux auprès d’elle.
   En tant que structure narrative, la spirale de la noirceur se développe inexorablement d’un panorama à l’autre dans le roman de 1830. Car à cinq reprises est décrite la vue accessible depuis les hauteurs de la cathédrale : ce sont autant de paliers révélateurs de la progression diabolique. La présentation initiale de Paris survolé au XVe siècle reste générale, mais la chute du jour y introduit déjà un « sombre labyrinthe » et les saillies d’ « une mâchoire de requin », la poésie discrète du monstre et de la cruauté. La deuxième fois, Frollo inquiète par son «  sourire pétrifié » et son « regard redoutable », absorbé par le spectacle de la bohémienne sur le parvis. Plus tard, croyant qu’elle a été exécutée en son absence, il est terrifié par son apparition nocturne entre les deux tours et la prend pour un spectre, comme si le Ciel commençait à poursuivre le vrai coupable. Ensuite, lorsque les truands s’apprêtent à l’assaut de l’édifice, les diverses armes pointues leur font des cornes : ne sont-ils pas involontairement complices du prêtre qui profite du tumulte pour livrer la Esmeralda au prévôt ? Enfin, vengeant son amour rebuté, il éclate d’ « un rire de démon » en assistant de loin à la pendaison sur la place de Grève et crie « Damnation ! » quand Quasimodo pousse dans le vide ce Satan décidément odieux. On pourrait même dire qu’il a fallu cette insistance du mal pour que le patient sonneur la punisse à son comble.

79. Jusqu’où peut-on, pour l’enrichir, tirer l’observation de la littérature vers les mathématiques, — dont le langage cristallise les lois du monde ?
   La réduction algébrique d’une œuvre littéraire paraît invraisemblable ; son rapport avec une figure géométrique, plus acceptable. Ce serait déjà un beau succès de la raison que de faire entrer dans une régularité visuelle l’imagination des auteurs divers.
   En dépit de l’abstraction que leur confère l’emploi des mots, les produits de l’imaginaire (non seulement poétiques, mais appartenant à d’autres genres) participent de la création en général, et pour les chefs-d’œuvre, de la valeur esthétique, telle que nous la ressentons aussi face à certains objets naturels. Si, depuis les théoriciens de la Renaissance, l’idéalisation du corps humain, ou des arts comme l’architecture et la peinture convoquent la proportion d’or, il ne serait pas étonnant qu’au-delà des règles particulières aux genres littéraires, la perfection qu’ils peuvent atteindre relève au moins d’un trait commun supérieur, d’inspiration mathématique.
   Si l’on ne peut mêler le nombre Phi à la structure immanente d’un texte, il n’est pas interdit de rapprocher une forme dorée, présente dans la nature ou dans les arts plastiques, de celle, géniale, d’une composition de l’écriture, — étant entendu que l’auteur n’a pas été nécessairement conscient du mécanisme d’un modèle à verser dans la deuxième partie de la Rhétorique.
   La construction littéraire se doit de charmer, quelque part qu’elle accorde à l’enchaînement convaincant du discours rationnel. Le charme peut reposer sur des recommencements à peu près respectueux du même devenir : cette sorte de hantise, dirons-nous, ressemble à une formule magique dont l’efficacité tient à une répétition doublement quantifiée, dans le détail des cycles et par leur somme, mais selon le produit, car il n’y a pas de nombre sacré pour toutes récurrences de l’imagination.
   Or le recommencement serait lassant et pauvre s’il ne permettait une progression, dont le terme clôt la reprise multipliée. La réitération simple correspondrait au cercle ; une avancée le complique en spirale, — cette figure qui fascina les romantiques.
   On reconnaît une spirale d’or dans une coquille de nautilus ou dans la grande rampe d’accès au musée de Guggenheim ; ces réalités concrètes autorisent le calcul. Les édifices verbaux ne supportent pas une transposition mathématique aussi rigoureuse. Voire, dans les plus beaux exemples littéraires, la répétition ne s’impose pas une régularité toujours stricte et la progression associée ne présente pas forcément une continuité absolue. La spirale est souvent imparfaite, — d’où le caractère pesant de sa description. Avouons que ce moule privilégié, combinant les retours accrus et leur disposition en cycles, ne respecte qu’assez régulièrement ses propres normes. Mais quand l’imagination des écrivains nous offre des spirales à compartiments groupés en séries au moins analogues, il est déjà admirable qu’il existe des icônes de ce type dans l’histoire des lettres.
   Outre le sentiment dû à la beauté de la structure, il est permis d’évaluer le foisonnement de l’imagination. Obstinée, elle joue sur le nombre des récurrences du cycle ; nuancée, sur la quantité de phases qu’il contient. La multiplication du premier par la seconde donne à peu près une idée de la richesse d’une faculté. Toutefois, les deux paramètres ont-ils la même valeur ?

80. Loin s’en faut que le moyen d’une réussite esthétique garantisse une présence complète du beau. Dans ses insoutenables Journées de Sodome, Sade reprend bien chaque jour, non sans les entremêler, les narrations excitantes et l’action de ses libertins fieffés ; muni de ce rythme binaire (parfois compliqué d’une discussion), il le multiplie par 120, sans achever tout le développement d’ailleurs. De plus, les passions déviantes s’aggravent jusqu’à la cruauté de l’enfer : « simples », puis « doubles », elles deviennent « criminelles » et enfin, « meurtrières ». Le support de l’écrit, un rouleau (très original en tant que manuscrit), matérialise même l’avancée en spirale !
   Mais la froideur d’une construction soigneusement calculée n’évite pas au lecteur le malaise que provoquent les dangereux fantasmes d’un malade. Au lieu de céder ici au plaisir d’une mécanique fatale, on souhaiterait plutôt qu’une révolte des victimes ou quelque incendie salutaire brisât cet folie. Quelle tristesse de trouver une structure phare dans un journal fictif obsessionnel aussi malsain, où la beauté est estropiée, enlaidie par les supplices !

81. On aimerait que l’imagination humaine eût été capable d’aligner des productions concrètes sur un modèle littéraire aussi intéressant que la reprise cyclique accentuée.
   De cette progression le jeu de l’oie possède la spirale. Le bonheur final se montre sous la forme d’une oie plus grande que ses sœurs. Quant aux obstacles, les deux ponts et l’hôtellerie, d’abord, pouvaient paraître inoffensifs ; le puits, le labyrinthe et la prison, d’emblée, sont plus menaçants ; enfin la tête de mort introduit explicitement l’échec grave, tout près du but. Ces indices de gradation rappellent assurément les crescendos littéraires. Quoique l’on entre dans le parcours par la périphérie et que l’obéissance à une force centripète eût pu convier l’idée de rétrécissement, la taille de l’oie définitive et l’ampleur des accidents augmentent.
   Or jusqu’à quel point le jeu s’organise-t-il de façon répétitive ? De neuf en neuf, la chance offerte par l’oiseau revient à sa place ordinaire ; en outre, dans la cinquième case de chaque ennéade (sept au total), la même figure opportune se reproduit. Mais peut-on superposer, de part et d’autre de ce centre légèrement déplacé, les groupes quaternaires d’abord, et ternaires ensuite ? On ne relève aucune convergence générale pour les sept obstacles ; au moins y en a-t-il un par cycle, alors que les deux dés ne reviennent que deux fois, — toujours en huitième position, il est vrai. Rien d’absolument satisfaisant, donc.
   Restent quarante figures dans cette version XIXe d’un jeu fort ancien. Leur diversité peut se ranger en trois groupes (que nous ne détaillerons pas ici). La part ludique s’adjoint les dés et compte ainsi quatorze cases ; l’action (plus ou moins réaliste), en remplit dix-sept et l’inaction (plus ou moins évidente), onze. On ne note pas de récurrence régulière pour l’ensemble, ménageant par exemple sept fois la même succession des trois catégories.
   Une majorité de phénomènes indique au moins une tendance. Quatre ennéades finissent par l’action non divertissante ; d’ailleurs, neuf figures de cette famille sur dix-sept peuplent le plus court intervalle entre les deux apparitions de l’oie. La dernière tranche du cycle imparfait privilégie les rôles les mieux reconnus (dont l’éloquence). Avant le retour de l’oie dans la cinquième case, on observe huit figures statiques sur onze (dont quatre sur le seuil) et huit amusements sur quatorze ; quatre obstacles sur sept tombent juste avant ou immédiatement après le premier clin d’œil de l’oie dans l’ennéade.
   Toutes ces données instruisent trop discrètement un ordre initiatique, commençant par l’état paisible où l’on ne se mêle de rien, se poursuivant par le jeu, puis par la chance ou les ennuis et s’achevant par les nécessaires implications dans la société avant le coup de pouce favorable. Peu à peu nous reconstituons un message moral (et bourgeois) : le repos, puis l’action elle-même, pour peu qu’elle demeure ludique, obtiennent des résultats ambigus ; pour réussir et gagner, il importe de s’engager pour de bon, voire en se battant.
   L’imagination n’a fait qu’esquisser la leçon ; l’inconscience a nourri le chaos des trois attitudes possibles par rapport à la récompense ; il s’élucide au prix d’un travail extérieur qui rend à la structure idéale ses aspects implicites.

82. Il appartenait bien au siècle du romantisme de découper Paris en spirale. La numérotation des arrondissements est centrifuge et leur nombre se limite à vingt, mais ces deux différences n’empêcheraient pas de considérer la capitale comme une variante du jeu de l’oie. On entrerait par la porte de Vincennes pour tourner du côté du XXe ; des hauteurs du Père-Lachaise le joueur jetterait sur Paris le regard ambitieux de Rastignac. Finalement, dans le Ier, la colonne spiralée glorifiant le vainqueur d’Austerlitz récompenserait le coup de dés précis par un symbole de victoire.

83. A l’instar de l’atome, la brièveté n’exclut pas qu’elle ait aussi une structure.
   Rien ne plaît mieux à la maxime que l’idée de proportion, c’est-à-dire un rapport quantitatif que le moraliste n‘a pas besoin de mesurer.
   Je qualifierais aussi de structuraliste toute maxime qui divise la durée.

84. Parler de tout, non pas savamment, mais systématiquement, — en vertu de ce principe : la structure importe plus que son objet et ce dernier ne vaut que par l’organisation permettant de le comparer à d’autres.

85. Alors que le roman particularise le général en faveur de l’émotion, la maxime généralise le particulier aux dépens éventuels de la justesse. Ainsi la littérature peut être fautive en s’abstrayant et, par l’exagération de l’esprit soucieux de s’imposer absolument, rejoindre l’exemplarité par laquelle on touche.

86. Une énonciation mécanique assure l’énoncé d’une loi. Au mieux, tous les cas sont couverts, aucun n’est cité.
   Le besoin de l’exemple est inversement proportionnel à la clarté de sa leçon. Une conception entortillée rend d’autant plus perplexe que sa preuve réelle ne vient pas l’éclairer, — l’esprit planant ou s’autocensurant.

87. Une logique éprouvée prend utilement le relais d’une invention tâtonnante.

88. Deux chapitres se disputent-ils une remarque ? Il convient de la mettre où l’appelle son point d’orgue. 89. Une relation ténue est à la maxime insérée parmi d’autres ce que sa coupole est au parachutiste : un art de tomber du ciel.

Joie