XX. Direction
De retour au texte, l’esprit s’aperçoit de ses erreurs et, moins honteusement, de ses manques. Eh bien donc qu’il y remédie, en amont ou en aval du point qui l’arrête, à l’aide de la mémoire ou du raisonnement, — puisque l’une n’a pas le privilège de remonter plus haut, ni le second, de descendre plus bas. Un livre ouvert l’est en priorité pour son auteur. La rhétorique s’étonne de ses réserves en levant ses dernières trappes. Par quel mépris de lui-même tel épisode s’était dérobé en l’occasion ! Pourquoi tel terme complémentaire n’avait-il pas jailli d’emblée, avec l’évidence qui vous le souffle aujourd’hui ? Pourquoi tel lien logique s’était-il abstenu de modérer la hâte d’un trop libre glissement ? Ce que l’on nomme inspiration, avec une dénotation mythologique si flatteuse, ne vous apporte pas forcément l’inconnu, mais dans le plus aisé des cas le prolongement ou l’accompagnement de ce que vous savez.
Que dirait-on d’une créature qui devrait sans cesse revenir à son point de départ en vue d’aller plus loin ? C’est ce qui se passe pour les avancées de certains esprits, — peut-être trop précipités pour atteindre d’un seul coup tous les éléments de leur démarche. Dans La Chartreuse, Stendhal observe qu’en France les gens du peuple répètent vingt fois le connu afin d’aller à la recherche des idées. J’en suis là : il faut que je refasse les mêmes pas pour imprimer de nouvelles empreintes. Comme le sauteur à la perche, ma mécanique a besoin de reprendre tout son élan pour un gain parfois minime.
De lecture en relecture j’ajoute à mes souvenirs, à mes réflexions. Dans le cas des pensées indépendantes, un supplément, d’abord surprenant, comble au moins en partie l’intervalle où il vient se loger : on se rassure. Quand le texte s’est développé continûment, quoique en laissant des vides, plus l’insertion tient de place, plus elle risque de creuser une lacune gênante, surtout après, de telle sorte que la suite du propos s’éloigne trop du passage auquel elle se rattachait : il faut chercher comment on retombera sur ses pieds (j’en parle comme d’une acrobatie), — sauf si l’on arrive à la fin.
Laisserai-je le lecteur et resterai-je pour moi-même sur des notes déchirantes ? Quoi de plus naturel que le thème macabre avant que l’on ne pose la plume ? En outre, quelle extinction plus progressive que l’éclairage lunaire ? A l’aide de quel vulgaire mouchoir une conclusion, séchant les larmes, refroidirait-elle le pathétique ? Le chef-d’œuvre nervalien ne s’arrête-t-il pas brutalement sur l’année du décès d’Adrienne ?
Comment sort-on de la contrariété ? Si vous en riez trop tôt, vous en pleurerez bientôt ; si vous en pleurez d’abord, vous en rirez enfin. A vrai dire, je ne parviendrai jamais à me moquer de mon regret. L’humour m’a détaché de maints échecs ultérieurs, mais de ce que l’on n’obtient pas, on s’amuse plus facilement que d’une perte. Le séjour paternel était à la fois enchanté et menacé ; la victoire de la menace n’a pas dissipé l’enchantement. D’où mon impression de ne pas avoir conduit une analyse exhaustive, de ne pas coïncider avec la version exemplaire de ce petit livre.
Aussi ai-je commencé avec moins d’hésitation que je ne cherche à finir, en reculant l’échéance à l’instar du méandre de Saint-Maur-des-Fossés. L’accroche a le dynamisme de tout ce qu’elle mobilise après elle ; la chute doit convaincre qu’il faut se résoudre au silence et sa force réside dans l’exclusion. Or ai-je vraiment envie de clore cet itinéraire ? Non, mais le règne de la maison doit couper court à une excessive diversité de liens qui seraient développés pour eux-mêmes.
De pièce en pièce, je me suis rappelé la singularité et ses habillages, l’anomalie et la poésie (des actions ou des mots), la rupture fondamentale avec les mœurs régulières et la répétition de ses conséquences, soit douloureusement affectives, soit divertissantes et déviées du chemin de souffrance par les analogies admissibles, — quoique d’un luxe mal reconnu et d’une sublimité vieillie, telles que l’expression littéraire et les trouvailles du collectionneur. N’avais-je pas déjà livré certaines confidences sous la forme plus libre de l’écriture sporadique ? En fait, j’ai vocation à continuer autrement, aussi longtemps que je vivrai. Pourquoi m’ingénier, comme si c’était l’unique chance de réussir ma sortie, à couper les ponts avec un texte dont les repères originels ne refusent pas des réécritures variées ? La réticence à finir, bien qu’il le faille ici, impulse des recommencements à venir.
Un parcours initiatique mérite d’ailleurs que l’on y revienne (à preuve le calendrier religieux). Mon topisme (que l’assistance orthographique de l’ordinateur voudrait absolument convertir en tropisme) n’est pas seulement la nostalgie d’un endroit capable de fasciner (tel le regard de ma grand-mère s’efforçant de capturer l’oiseau), mais l’obsession du mouvement qui le dote d’un sens. L’ordre dans lequel se visite ce long navire que l’on aurait tiré sur la berge, éclaire les profondeurs psychiques avant d’aborder les ruses de l’indicible et les sages concessions au sur-moi. Ce cheminement ne surprend pas, voire il confirme mes raisonnements antérieurs, — quoique le pessimisme accueille un anéantissement final que l’écrivain n’est pas sûr de changer en création paradoxale.
Vrai rituel que n’était pas la voiture bleue imprudemment cachée dans le grenier et que malgré la couleur de l’onirisme je n’avais pas rêvée, l’œuf de Pâques déposé sous le sapin bleu m’avait un peu prévenu, en dépit de la facilité, de la fonction heuristique de l’espace. Mais je ne soupçonnais pas qu’un jour je reconnaîtrais pleinement la maison et le jardin, avec leurs cases offertes à mes chapitres, comme le plus gros, le plus personnel de mes jeux et le plus prometteur par ses implications scripturales.
Malgré la boucle et le retard que prend la confluence avec la Seine, la Marne aussi a persévéré : que l’on remonte le courant avec vigueur jusqu’à Joinville ou que l’on descende paresseusement jusqu’à Maisons-Alfort, qu’elle ralentisse ou entraîne les rameurs, elle rapproche de Paris, rendez-vous des contraires, phare des dépassements ; elle conduit vers l’ouest que regardait la fenêtre de ma chambre, et mène à la splendeur du langage qui maîtrise une trop vive clarté…