XVIII. Prévisibilité

   Pourquoi la chambre à l’ouest était-elle la mienne ? Parce qu’elle bénéficiait de placards et d’un débarras du côté à la fois très pentu et sans fenêtre, car le long du pavillon auquel s’adossait le mur aveugle, le toit ne s’inclinait pas jusqu’au sol. Ainsi réduite, la surface était plus accueillante, l’ensemble plus organisé.
   L’un des deux lits de fer en équerre céda la place à un pupitre d’écolier : ce cadeau scella mon destin de fils unique et studieux. Je n’en jouais pas moins sur le tapis dont la corde s’imprimait dans mes genoux.
    Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup travaillé à la maison tant que je fus à l’école communale. Les efforts constants ne vinrent qu’avec le lycée (c’est-à-dire avec le collège qui le précède maintenant). Cette chambre ne se prêta pas moins à des méditations graves : le lustre figurait le soleil éclairant mes constructions et mes circuits ferroviaires ; loin de me contenter d’un univers immédiat, je me posais sérieusement la question des limites de l’espace cosmique et, à force d’étendre l’au-delà, j’admettais l’infini. Je n’ai pourtant pas fait une carrière d’astrophysicien. En tout cas, l’imitation ludique du monde m’avait conduit à l’anticipation des grandes perplexités, au moins philosophiques. Quand mon père s’inquiétait de me laisser seul le temps d’aller à la gare et d’en ramener ma mère, il ne se doutait pas que mes soucis me dispensaient d’avoir peur sans présence protectrice. Je tiens d’ailleurs qu’il faut rapporter la misère de ses petits ennuis à la patience de l’incommensurable.
   Par le peu que j’en appréhendais, les problèmes métaphysiques se résolvaient donc par le vide, dont l’extension rationnelle chassait Dieu. Sans prendre conscience de mon athéisme précoce, j’osai  me moquer de la messe, au scandale de mon père quoiqu’il fût plus superstitieux que croyant. Ma retraite du second étage, pourvue d’une lucarne bien trop perchée pour que l’on s’y accoudât, se passait du Ciel, — d’autant plus que l’orientation la tournait vers le crépuscule ! Les pièges de la sensation le cédaient à la raison, comme on peut l’attendre d’une pensée géométrique, capable d’arracher ses certitudes à la nuit.
   Je ne me rapprochai pas seulement de l’élimination de la paternité céleste ; un hasard faillit m’écarter trop tôt du merveilleux dont on berce d’abord l’imagination des enfants (quitte à les taxer ensuite de niaiserie). A quelques jours d’un Noël, mes parents avaient eu l’imprudence de cacher, — fort mal, — une voiture bleue dans le grenier même de mon domaine. Je la trouvai sans la chercher et descendis au rez-de-chaussée en clamant ma découverte. Ma mère me retint en essayant de me persuader que j’avais rêvé, tandis que mon père faisait disparaître dans une autre cachette l’automobile prévue pour un miracle imminent. Quand l’esprit, éclairé par quelque flagrant délit d’imposture, n’en tirerait pas tout de suite les conséquences radicales, le germe du scepticisme s’y plante en profondeur. La croyance au Père Noël initie bêtement à la religion des adultes. Quand l’examen critique se met à mesurer la crédulité demandée au premier âge, il lui est facile de condamner une foi moins riante.
   Je n’allai pas jusqu’au bout des vérités dans ces combles (j’en restai aux jalons), mais je m’aperçus au moins qu’un débarras, concret sinon psychique, ne possède pas un pouvoir occultant infaillible. J’ai assez de curiosité pour ouvrir toutes les portes, pour soulever tous les couvercles, y compris ceux dont on recouvre les secrets encombrants afin de les nier. Le mécanisme de l’indiscrétion était trop solidement ancré dans mes réactions pour qu’il ne me sauvât point d’un refoulement insupportable vers la fin de l’adolescence.
   A La Varenne déjà, je commençais à cerner l’interdit. Pourquoi la voisine, recevant un petit-fils de mon âge, l’avait-elle fait rappeler alors que nous nous amusions avec mes jouets sur le tapis de corde ? Je devinais confusément que l’invitation à prendre l’air n’était qu’un prétexte et que j’étais suspect de quelque chose que je n’identifiais pas. A l’extérieur, je me sentais tout penaud sans motif clair ; le charme était rompu ; la balançoire ne m’attirait pas ; le visiteur pouvait s’en aller. Une mentalité policière commet cette  erreur de croire que le changement de situation va modifier ipso facto la motivation… Je revois à peu près ce frelon à longue jupe, ce gendarme antipathique, auquel l’espionnage de notre jardin était si facile ; j’ai tout oublié du visage de sa descendance.
   Les placards de la chambre m’offraient potentiellement les distractions sur lesquelles se fonde souvent une existence plus ou moins en marge d’elle-même. Les reliures rouges des prix de mon père me traçaient la voie des satisfactions intellectuelles et des études récompensées. Ils provenaient d’une école de Vincennes, très proche du lycée où j’appris ce que l’enseignement supérieur n’enrichit que de réflexion. En outre, au fond du grenier dont l’étroitesse achevait d’exploiter le volume sous les tuiles (dont je percevais le fredonnement au réveil par temps de pluie), j’atteignais en me baissant un drapeau tricolore : quelquefois j’en déployais le soyeux commandement, sans savoir alors que la page blanche attendait mon témoignage entre le bleu du rêve et le rouge de la blessure…

XIX. L’appel en absence