XVI. Défections

  Les fenêtres latérales du second, saillant de la toiture au-dessus de la terrasse d’un côté et de la salle à manger de l’autre, étaient hautes et petites. Tout particulièrement dans la chambre qui regardait l’orient et qu’aucun aménagement ne rétrécissait, l’ombre, après la pénétration d’une lumière matinale, s’accrochait au bas des pentes. J’aimais pourtant cet étage à l’égal des deux autres niveaux.
   La pièce du flanc est était la première que l’on atteignait par l’escalier. Mes grands-parents paternels l’occupèrent peu de temps, le soin de cette maison ayant bientôt dissuadé leur vieillesse. Après cet échec se succédèrent les bonnes, dont deux restèrent au moins quelques mois. Parce qu’elles ne se plaisaient pas, les autres ne firent que passer, si vite que j’en ai oublié certaines. Par nature j’avais si peu besoin d’être servi, j’étais si précocement raisonnable que j’ai tiré de l’expérience la ferme conviction de la superfluité des domestiques, surtout logés.
   Est-ce que l’autorité de ma mère les rebutait ? Comptais-je si peu pour les retenir ? Avec le recul je me sens humilié, non seulement pour une maison dont le charme aurait dû séduire toutes ces fugitives, mais encore pour moi-même, qui ne réapparaissais même pas à midi et dont l’innocence et la sagesse leur assuraient une place si paisible. L’une jugeait mon cartable trop lourd ; une autre, l’école trop éloignée ; une troisième délaissait le travail pour s’abîmer dans une paralittérature minable, des romans-photos qu’elle empilait sur le parquet. Ces rencontres me révélaient une féminité, non pas volontaire comme le caractère maternel, mais de mauvaise volonté. C’était bien pire pour mon image naissante de la femme.
   Pourquoi ma mère s’obstinait-elle à chercher une servante à demeure ? Pourquoi cette difficulté pesa-t-elle si lourdement dans son rejet du domicile, alors que tout de suite après, pendant la dernière année de communale, personne ne veillait sur moi dans l’appartement de Saint-Mandé et qu’avec les adultes je déjeunais au restaurant ? Nous prenons parfois des décisions radicales au moment où elles ne vont plus être justifiées.
   Je n’y pris pas garde à l’époque, mais plus encore que la charge ou l’insécurité d’une résidence, je fus le véritable embarras dont résulta la mise en vente. Grands parents, locataires d’en face ou bonnes s’étaient tous dérobés au soin de me garder, — comme si je n’avais été qu’un prisonnier encombrant ! Il échappa quelquefois à ma mère, moitié pour se rassurer, moitié par mauvaise plaisanterie, qu’elle finirait par me mettre en pension. Infantilisé à l’excès, je crus alors que ce traitement allait de pair avec les prémices de l’existence. Cependant la conscience engrange discrètement les mots et les attitudes, dont elle déduit plus tard, en généralisant, que l’affection cède la place au devoir, la chance au problème ; que la présence au monde n’a rien de nécessaire et que la société entière constitue un vaste pensionnat où l’on vous tolère sans joie. Ainsi ma grand-mère maternelle redoutait qu’il m’arrivât un accident pendant mes vacances dans sa campagne, moins par sollicitude que pour ne mériter aucun reproche de sa fille.
   Etais-je venu trop tôt à La Varenne ? Je ne puis réinventer l’influence que je dois au lieu intrinsèque et aux circonstances que j’y ai traversées. Je plaiderais en vain la cause d’une vie que sa possibilité y aurait maintenue : je ne puis corriger le mauvais sort qui m’en a privé. N’essayons pas d’imaginer ce qui eût été, par l’absence de rupture, différent de ce que j’ai connu ensuite. Peu importe. N’aurait-il pas fallu passer par les mêmes vérités ? Que déplorait ma tristesse des derniers mois : l’inévitable déménagement ou déjà l’impasse psychologique ? Il nous arrive de charger une raison apparente et indéniable du poids de l’explication qu’une entière lucidité complètera plus tard. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’envisageais, dès cette fin d’époque, une existence de solitaire,  à l’image d’une maison abandonnée de tous.
   Je connus plus attristant que cette fin : le début d’un autre mode de vie. Car il fallut attendre une année entière l’achèvement de la construction saint-mandéenne après la vente du pavillon. Tout près de la station du Parc de Saint-Maur, une location nous abrita dans un immeuble moderne, insipide, auquel une plaque d’huissier apportait le seul ornement. Les meubles s’entassaient dans une chambre. Je fus longtemps malade en janvier. Je vis un homme s’électrocuter sur un toit. Mon père me reprocherait de n’avoir retenu que le pire, et pour cause, sa superstition d’optimiste privilégiait le meilleur.
   Chaque matin je regagnais l’est jusqu’à la gare de La Varenne-Chennevières, afin de poursuivre provisoirement ma scolarité dans la même école, — tandis que sur le quai d’en face ma mère prenait le train à destination de La Bastille. Les deux locomotives à vapeur s’arrêtaient presque simultanément, mais en général, j’avais le temps de saluer de la main la passagère en route vers Paris ; puis, après un instant d’angoisse au cas où le convoi en sens inverse ne se présenterait pas, je m’obstinais déjà dans mon éternel retour au passé. Je fus donc le dernier à quitter le navire, ou plutôt les parages. C’est alors que je commençai à survivre partout et à n’habiter nulle part, à devoir compter sur les transports.
   Le chemin de fer, pour la première fois, me rendait le précieux service de me ramener dans mon espace favori. Adulte, je fus redevable au train de compenser l’exil par une restitution hebdomadaire, voire quotidienne de mon identité parisienne. J’allais aussi vers l’est, mais très loin et je me souciais surtout d’en revenir aussi régulièrement. Les retards s’avérèrent bien moins récurrents que dans les problèmes scolaires…
   La vie multiplie les fuites : les uns nous privent de quelque chose ou d’eux-mêmes, nous infligeons nos propres retraits à d’autres, quand ce serait au prix du vide. La cohésion familiale tient un certain temps, peut-être jusqu’à cet « âge de raison » qui nous ouvre les yeux sur la faillibilité de nos plus proches parents.

XVII. Culminations