XIX. L’appel en absence
Comme jadis, redescendons prestement l’escalier : moi seul aujourd’hui sais me mouvoir dans ces souvenirs sans tomber. L’affliction m’oppresse, mais ne laisse pas de me guider vers l’authentique autrefois. J’ai besoin de quelques pages supplémentaires pour contenter la mémoire.
Comment quitter cette demeure sans saluer les inflexions apaisantes du jardin à l’anglaise, si soigneusement entretenu par le vieil Eugène ? Nulle herbe folle ne traverse la couche de gravier. La main experte a planté, taillé, tondu. Les marguerites et les boutons d’or parsèment bientôt le gazon coupé. Les fleurs se succèdent pour orner les parterres, les tonnelles et les jardinières. Un souffle léger fait bruire à peine les hautes ramures ; les passereaux chantent à l’envi et le chien-loup s’est enfui par la faute d’un locataire de la seconde habitation : je n’ai même pas eu le temps d’imprimer dans ma mémoire cet animal plus sévère et j’ai oublié le militaire qui lui a ouvert la grille. Parfait représentant de cette société d’après-guerre n’offrant que des devoirs, il faisait partie de ces pères dont le pouvoir éducatif ne mise que sur une frayeur préventive et engendre la désobéissance par réaction. La présentation de son congé mit bientôt fin à un séjour si regrettable pour la douceur de vivre.
Dans cet aimable décor dont la liberté se conciliait paisiblement avec une disposition étudiée, qui n’eût appris à rêver selon des lois modestes ? Une régularité française incite à méditer en se réclamant d’une méthode et cette tendance peut enivrer, paradoxalement, par sa rigueur. Des courbes d’Outre-Manche invitent à la rêverie et un faux laisser-aller cache ses règles, sans excès pour que l’on s’avise de les découvrir si l’on devient le destinataire de cet esprit-là, — comme je le fus professionnellement en tant que lecteur et commentateur d’œuvres littéraires.
Le nombre des pelouses égalait celui des continents, comme si le dessin des allées avait voulu figurer les mers de ce microcosme, auquel je m’amusais à restituer son extension planétaire, garantie par une variété de floralies et d’arboretums allant de la pivoine et du géranium des Grecs à la rhubarbe des barbares, à la tulipe turque enturbannée et au lilas de Perse, de l’arbre de Judée dont le port sphérique rosissait à chaque printemps, au piquant yucca des Caraïbes dont je gravissais le monticule aux abords des deux Amériques. Quoi de plus durable que le monde ? Tout avait son ordre et son apparente éternité, au moins le droit à la longévité dans le cours des millions d’années.
Certes, une main nuisible avait endommagé quelques-unes des fougères dont je parlais plus haut, et situées non loin de l’arbre parasol. De telle sorte que j’avais dû me défendre contre une accusation qui hésitait à se porter sur la fille d’éphémères voisins, aussi coupable du dégât survenu aux plantes que son père l’était de la disparition du chien-loup. Bien des gens confondent avec une mauvaise herbe cette espèce qui a la finesse de la dentelle et veut d’autant moins nous envahir qu’elle s’est considérablement rapetissée depuis l’ère primaire : craignent-ils inconsciemment une luxuriance végétale si éloignée de l’installation du règne humain ? Je ne sais, mais j’avais appris surtout par quel hasard malencontreux on peut tomber dans le piège de l’erreur judiciaire… Quoique déplaisant par ses conséquences morales, l’incident n’était rien en comparaison de la suite. Aurais-je pu prévoir que ces arpents seraient prochainement bouleversés et qu’un acheteur, plus étonnant qu’un Martien, allait poser son habitacle moderne, de verre et de béton, devant les sages espaliers de la clôture du fond ? Et pourtant, le terme de notre villégiature s’annonça.
A l’articulation des deux moitiés du terrain, le jardin d’agrément devant, le verger et le potager au fond, un gros banc de pierre s’intercalait entre le noisetier sis dans les rochers et l’arbre de Judée. Le froid contact du siège n’était pas engageant. Je vis temporairement une fosse creusée derrière pour recevoir un massif d’hortensias ; finalement rien ne se fit et le trou fut rebouché. On aurait dit que la pierre tombale attendait à proximité sur deux supports, — tout près de l’endroit où ma grand-mère paternelle, avec la barbarie de la vieille Armorique, s’était approchée lentement sur les genoux, avec la discrétion d’une bête fixant sa proie, et avait étouffé un oiseau, sur lequel je m’apitoie trop pour ne pas songer que son sort représente non seulement l’adieu à cet univers jusque-là préservé, mais encore la révélation possible d’un rejet à mon égard. J’assistai, non moins médusé que la victime, à cette chasse qui semblait m’envoyer un message, sinon pour m’aguerrir, alors pour me persuader de ma fragilité ou de ma naïveté par l’intermédiaire du malheureux volatile.
Né d’un couple aux relations conflictuelles, j’étais, aux yeux des deux composantes familiales, un produit de l’autre. Celle du père se reconnaissait physiquement en moi, mais sur le plan psychologique, sentait l’empreinte d’un milieu plus délicat, moins réaliste. Cependant l’événement cruel ne me troubla pas autant qu’il m’émeut aujourd’hui quand j’y pense (ou que le ravivent ces cadavres de pigeons que la ville expose à ma superstition). Les oiseaux me paraissaient-ils aussi banalement mortels que celui dont le plumage gris s’insérait parmi les fruits du tableau sur la cheminée ? L’art, apposant une auguste signature, ne validait-il pas le droit de tuer la nature dans tout ce qu’elle avait de mangeable ? La criminelle n’avait pas l’excuse de la comestibilité. Si je n’en conçus aucune haine à son égard, mon indifférence ne désapprouva pas la position du parti maternel…
Saurai-je, quant à moi, faire pousser des fleurs sur la mort ? Mon grand-père me montre, au-dessus du puits de vérité, le point d’émission du cri solitaire dont l’appel mélodieux fait vibrer l’air du soir argenté. Puisse son trèfle à quatre feuilles, que je conserve précieusement, prouver que l’originalité est une chance ! Voilà donc comment on forme, sans le savoir, un écrivain.
Tout cela était fait ou dit comme si je n’avais dû en ressentir aucune peine. Un chien fut également immolé à cette hostilité contre les bêtes, libres ou domestiques. Un jeune briard remuant m’avait renversé sur l’herbe en voulant jouer ; ma grand-mère accourut armée d’un balai. Avec un nom si gentil, Bouboule pouvait-il être dangereux ? Peu de temps après, à cause de ma peur, de mes cris, le coupable se retrouva à côté de moi sur la banquette arrière de la voiture et l’on m’expliqua qu’on l’emmenait pour le faire piquer. Pas plus que pour l’oiseau je n’exprimai le moindre mot de protestation. Mais une indifférence apparente diffère souvent le deuil ; l’émotion manifeste d’un moment génère plus facilement l’oubli.
Le vivant appelait le mort sous la lune ou le mort appelle le vivant dans ma rêverie. Le pauvre animal me regarde de ses yeux luisants, agrandis, barrés d’une mèche folle comme s’il avait un visage humain ; il ne me reproche aucune incompréhension et compte toujours sur ma complicité. Dans la famille maternelle, à la campagne, les bergers allemands avaient la préférence. A leur mort ils étaient enterrés près de la barrière du pré ; une pierre régulière marquait l’endroit. L’ordre honorait ses fidèles gardiens.