XII. Signes et substitutions
A gauche de ce putto multiplié, perpendiculairement à l’unique panneau du palier, on accédait d’emblée à la chambre principale. Elle était tournée vers la Marne par la terrasse qui la prolongeait à l’est, et recevait ainsi la lumière matinale avant celle de midi par sa fenêtre en façade. Deux portes décorées de parcloses et de glaces ouvraient, l’une sur la cage d’escalier, l’autre sur le dégagement qu’honorait le balcon.
Elles encadraient l’intervalle que meublait la pente du bureau en merisier, sur lequel j’écris ce texte plus de soixante ans après, dans le centre de Paris. Là-bas il ne servait à rien : une rame de papier jetait un peu de clarté dans ses casiers horizontaux, entourés des deux gradins de tiroirs. A Saint-Mandé, il passa dans ma chambre et ne m’a plus quitté depuis. J’ai vu plus ample et plus luxueux dans les boutiques, mais la superstition m’a toujours ramené à la fidélité. Après tout il me ressemble et cet air d’amateurisme qu’un dos d’âne léger prête à l’étude, ne l’a pas découragée. Le constat positif nourrit l’attachement.
C’était en outre ce qu’il y avait de plus parfaitement Louis XV dans le mobilier laissé par nos prédécesseurs. Nulle raideur déjà Transition, nulle inflexion banale ou pataude de menuiserie provinciale. La sinuosité du piétement, amorcée délicatement dès la ceinture cambrée, joint son exemplarité à l’amincissement progressif jusqu’aux pointes du bas ; il en résulte une allure dansante qui nargue une position prosaïque sur le sol. Cette souplesse, ce clin d’œil spirituel, ont dû m’imprimer très tôt le principe des sublimations littéraires, confirmées par le vocabulaire contrasté des antiquaires. Car l’écriture se met en scène devant le théâtre que montre l’ouverture de l’abattant, et le secret, sous une tablette coulissante, joue son rôle rétenteur, sauvant l’acceptabilité publique chère à la déontologie. Cependant, pour mériter pleinement le nom de dos d’âne, il faudrait adosser le bureau simple à son identique : il manque la moitié de ce que l’appellation promet, — signe pour moi de communication difficile puisque le message ne se reflète pas dans une autre conscience et m’abandonne au doute personnel, face au mur… Je ne savais rien de tout cela dans mon enfance et, quand ma mère découvrait l’exaltation des gradins, la prudence des courbes intérieures, libérait un triple remugle, la respectable odeur du cuir grenat, l’innocent parfum du papier candide et la senteur purifiante de la cire d’abeille, c’était un enchantement sans autre explication que le support physique.
Le prosaïsme se garde des connotations occasionnelles ; la poésie n’a pas peur de s’avancer dans cet au-delà des mots que représente le symbolisme. La transposition de la structure psychique dans maintes réalités, maints agencements de l’espace, constitue l’une des plus fortes raisons de l’unité du monde. Le refus de l’admettre hypothèque le plus lourdement l’intelligence. A mes yeux, ces analogies sont indiscutables, si étonné que l’on soit de les mettre tardivement en évidence. De là à assujettir le symbolisme à la divination, il y a un pas que je ne sauterai point, des hasards que je ne convertirai jamais en certitude.
Une nuit, mon père rêva qu’un rectangle de miroir se détachait du châssis au-dessus de la commode, précisément au moment où l’accident se produisit en effet, brisant sur le passage de sa chute un buste ancien de femme en terre cuite ! Le morceau de glace fut remplacé. Ma mère, comme elle avait eu soin de racheter la corbeille en Vallauris, regarnit le dessus du meuble par une copie très répandue, — dont elle cassa le cou, involontairement en apparence, quelques années plus tard à Saint-Mandé, à une époque où son mari avait vraiment une maîtresse, qu’il épousa, une fois veuf, à un âge très avancé. Je n’avais, ni à La Varenne ni d’abord à Saint-Mandé, les éléments qui m’auraient permis d’interpréter la double destruction de la sculpture en piédouche, dans le premier cas figure de la femme légitime dont s’éloignait le mari trahi par son rêve catastrophique et finalement à laquelle était préférée la jeune adultère, mais sans que le couple divorçât, comme le signifiait l’élimination brusque et rassurante de Mademoiselle Houdon. Toujours sur la même commode Louis XVI en noyer, un soliflore d’opaline, aussi blanche qu’une aube de première communion, prit la place de la seconde terre cuite : c’était un cadeau de Fête des Mères auquel j’aurais quelque raison de m’identifier, ne serait-ce que parce qu’une nouvelle maladresse de la destinataire l’eut bientôt fêlé…
Le déménagement se fit avec lenteur. Le plus volumineux avait été évacué, mais nous retournions le dimanche prendre le plus aisément transportable. Ces retours étaient déchirants. J’ai retenu cette dernière vision de la chambre parentale : simulant un oubli, ma mère avait sciemment laissé au milieu du parquet la table de nuit de mon père : sous prétexte qu’une lampe eût encombré la tablette relevable de cette chiffonnière, elle ne fut pas emportée. En fait, s’exprimait ainsi le reproche de son absence à celui que son activité retenait presque toute la semaine en province (quoique l’infidélité ne fût pas encore avérée par l’exploration des poches du voyageur).
J’ai cette tendance prélogique à croire que nous vivons à deux niveaux, celui de notre comportement personnel et un autre, plus discutable, qu’est son image autour de nous, — dans laquelle une compréhension poétique reconnaît des symboles, parfois drôles, générateurs de gestes inconsciemment intentionnels, tandis qu’une lecture prophétique, peut-être dupe d’une coïncidence, se risque à lier des signes et des événements (parfois antérieurs) dont l’invocation rationnelle du hasard assure néanmoins la stricte indépendance.
De cette chambre j’ai gardé la paire d’appliques : deux bouquets de fleurs de lys serrés par un nœud. Leur barbouillage en blanc un peu jauni les effaçait ; leur décapage a restitué au bronze son éclat doré, — comme s’il venait raviver en moi, après la mort de mon père, après l’évanouissement total de deux protagonistes du passé, l’envie de rallumer et de rassembler les souvenirs. Evitons de les rendre aussi fadasses que la couche de peinture crème, en les tenant à égale distance de la fleur vertueuse et de l’alliage tonnant, du jugement de la Reine et de la fougue du Roi.