VII. Le mariage des droites et des courbes
L’imposante porte-fenêtre de la salle à manger baigne soudain de lumière cet itinéraire descriptif. Sous une section de toit distincte, très haute de plafond et largement ouverte sur le jardin, la pièce s’enorgueillit de sa cheminée monumentale et fait l’originalité de la demeure. C’est la raison pour laquelle on l’admire encore, c’était pourquoi je la classais moi-même, parmi les splendeurs du quai, au deuxième rang derrière le manoir des Saulou, plus près du pont de Chennevières et depuis longtemps détruit par les promoteurs.
Comment ces images familières dont le support a disparu, ne se seraient-elles pas cristallisées par la suite dans les marines de Claude Gelée, dans ces palais classiques dont la majesté descend jusqu’aux embarcations ? Je n’ai d’ailleurs pas su immédiatement pourquoi ces tableaux me fascinaient. Ils transcendaient une culture naïve, jusqu’à l’effacer par leur prestige. De même, vues d’une extrémité intérieure, nos pièces à la file avaient réjoui mes yeux avant que Valéry ne m’apprît la théorie de l’infini esthétique. De même nous ravissent des mots brillants : nous expliquons leurs effets après. Le beau nous frappe ; puis sa légitimité s’approfondit.
A quelques mètres des marches court désormais un mur qui abrite un peu des regards ; jadis, une des pelouses s’étendait entre les deux constructions et rien ne gênait la curiosité des locataires d’en face ; voire ensuite, nous ne disparaissions pas derrière la palissade et la rangée de peupliers, plantés pour souligner la séparation entre deux lots.
L’énorme parallélépipède n’oppose à l’indiscrétion du soleil au zénith que son ample réseau de petits carreaux. Le lourd store de métal finement ondulé s’enroule-t-il encore au-dessus, dans l’épaisseur de l’embrasure ? Ce rideau ne descendait qu’à nos départs en vacances. Une si grosse manivelle commandait la manœuvre qu’il valait mieux d’ordinaire s’accommoder de la transparence, nocturne surtout. La nécessité d’y être montrable tirait nettement ce noble volume vers le sur-moi.
D’ailleurs, l’esprit de géométrie avait ménagé un milieu et organisé une symétrie sur chacun des quatre côtés : ceux de la verrière, de la cheminée et de la double porte vitrée séparant de l’entrée, ainsi que le panneau du fond occupé par une enfilade à tiroirs centraux, surmonté d’un immense Imari godronné, encadré de paires d’assiettes patriotiques. Les carrés de briques sur champ au sol, les petits bois des carreaux, biseautés de surcroît sur l’axe de circulation intérieure, contribuaient à la variété des lignes droites perpendiculaires, couverte par les grosses moulures hexagonales du plafond, dont la régularité spectaculaire accréditait l’univers sérieux d’une ruche. Si j’ai toujours été rétif au calcul, mon goût de la géométrie, compensant mon horreur des équations, m’a évité plus tard l’impasse en mathématiques, la plus indiscutable et donc la plus officielle des disciplines. Je n’y fus qu’à moitié réceptif, avant de les abandonner enfin, dans un bouleversement moral. Comme quoi, tout se tient.
La raideur décorative, dans le cas de cette grande salle, n’excluait pas la grâce d’une certaine souplesse : les fleurs et les feuillages incrustés dans le meuble tout en longueur, à l’instar de la maison, les gros pieds Louis XV de la table, s’effilant telles des babouches pointues sur le tapis arabe, la chaleur inoubliable du merisier, les chaises et la jardinière romantiques en fer forgé, le contre-feu orné d’Amours, les pommes et les raisins d’un tableau hollandais sur la hotte (toutefois attristant par un oiseau mort), l’éclairage discret d’une corniche, associaient le plaisir de leur fantaisie à la rigueur fondamentale. C’est là que les contraires cohabitaient ; que le scandale de la dispute s’atténua en bouderie, un après-midi d’automne, où ma mère crut conjurer l’air de la mésentente en allumant une lampe Berger en verre bleu, dont le parfum accompagna une partie de petits chevaux. C’est là que mon père faisait ses comptes, mais aussi que les Noëls enchantés apportaient leurs jouets ; que les contraintes sociales pouvaient voisiner avec l’insouciance, mais inscrite dans le calendrier ou réglée par des invitations.
Quand vous obéissez déjà à une influence, les cadeaux vous révèlent plus qu’ils ne vous façonnent. Le grondement interminable des convois de marchandises sur le coteau de Chennevières me berçait dans mon lit et m’avait imprimé une affection pour les trains ; ils m’étaient agréablement familiers dans mon environnement et présageaient à mon insu l’extraordinaire mobilité à laquelle m’obligea l’aménagement de l’exil professionnel. Je ne sais pourquoi les voitures, qu’ils rencontraient au passage à niveau en tôle peinte et qui s’inscrivaient dans l’univers paternel, ne produisirent pas sur moi le même effet, — peut-être parce qu’elles ne s’amarraient pas en moi à la douceur du sommeil après le bonsoir paternel.
D’autre part, le style ancien de la maison avait fixé mon intérêt pour le passé, d’une manière générale et plus particulièrement pour ces jeux de construction dont les bûchettes ou les éléments plus complets s’emboîtaient facilement pour former des maisonnettes en bois ou des châteaux à tourelles, très compatibles avec les colombages et la noble allure du pavillon. Mon esthétique, déjà arrêtée tout en incluant des édifices variés, honorant des siècles révolus, fut rebutée par l’image industrielle, l’aspect bricolage du mécano, pourtant propice à maints assemblages divers, voire librement tentés. L’armée me resta presque étrangère et je n’eus jamais de troupes en plastique ; je me souviens seulement d’un char d’assaut dont le canon projetait de minuscules boulets qui allaient rouler n’importe où. Je n’éprouvais aucun plaisir à simuler des destructions. L’agriculture, tenant à une ferme et à quelques animaux, ne m’attirait guères par son usage assez statique. Peu m’importait l’ascenseur de mon garage : il me réduisait à le faire fonctionner, sans plus. L’invention du circuit me captivait plus que la circulation du train électrique. Je m’ennuyais à regarder un état définitif ; j’aimais surtout à concevoir, à remanier. Tel je fus avec mes jouets, tel je restai ensuite dans d’autres domaines.
Si mes études me dirigèrent vers les lettres, ce fut donc vers les textes fondateurs, vers les grands classiques, et je m’y adonnai en bâtisseur, de plus en plus guidé par le structuralisme, par une rigueur préétablie comme en mathématiques. En cela je fus moderne (plus moderne que l’Université accumulant des notes savantes), mais dénué d’appétit personnel pour les mystères ou le dépouillement d’une création de rupture. L’emploi des jouets et les préférences qu’ils suscitent, nous dirigent très tôt vers quelque secteur de la société, — à condition d’admettre un devenir éventuellement abstrait. Pour bien savoir qui l’on est, il faut d’abord répondre à la question sur celui que l’on était à l’origine. Le physique enfantin amuse, mais le regard peut être si profond, comme s’il avait pris conscience de tout sans que le sujet le sache lui-même ! Quel état à la fois confus et décisif !
Que savais-je des larmes de mon père (enclin à pleurer comme le pieux Enée, quoique cherchant volontiers à plaisanter) quand je lui appris un soir que j’avais reculé des premiers rangs au onzième dans le classement scolaire ? Mon amour-propre ne s’était que peu offusqué de cette dégringolade, qui semblait si désolante, si définitive à l’auteur de mes jours. Il redoutait sans doute une médiocrité filiale qui n’arrangerait pas ses relations conjugales… En vérité, étant né d’une relation tardive, j’étais voué à la sceller par mon succès, sinon mon existence renvoyait le couple à son propre échec. Sans deviner ni comprendre cette dramatisation, j’intégrai au moins l’idée qu’il fallait exceller. Et sur quelle excellence le rêve nous accorda finalement ! L’obéissance des enfants s’obtient davantage par la conscience du chagrin dû à leurs fautes que par la sécheresse de l’autorité. L’affliction paternelle (appelée à se changer en délirante confiance) me persuadait mieux de briller que la sévérité de ma mère, toujours trop curieuse de mes résultats en arithmétique, ou ne pouvant voir mes cheveux pousser sans juger que j’avais l’air d’un cancre !
Secrétaire d’ingénieurs, elle se précipitait à son retour, tel un insecte indésirable, sur les vitres éclairées de la salle à manger, afin de s’enquérir de ma note de problème (quel problème en effet !), — le seul exercice qui valût quelque chose à ses yeux parce qu’il conditionnait la réussite sociale la plus solide. Brusquer l’intelligence, sacraliser une de ses voies, sont, pour les esprits de contradiction comme le mien (peut-être par souci de l’équilibre), les plus sûrs moyens de les en dégoûter, ou tout au moins d’en bloquer les accès. Depuis, j’ai eu la même réaction envers le déferlement numérique ; car plus un domaine clame sa domination, plus il attire d’adeptes, plus ses instruments prétendent vous aider artificiellement, c’est-à-dire vous mécaniser, vous ligoter dès la première occasion, plus il bouscule les lenteurs et les évasions de la rêverie, moins on peut s’empêcher de penser qu’il s’impose par la violence intellectuelle.
Cependant la géométrie, par le charme du cadre architectural, était entrée en moi avec douceur et devait opérer son sauvetage au lycée en offrant la démonstration à mes aptitudes rationnelles. Quoi de plus sage que cette discipline qui soumet une réalité à l’approbation du raisonnement ?
Les soirées plus sérieuses, passées sous les fausses cellules d’abeilles géantes, avant que mes cahiers ne fissent place à la vaisselle du dîner, datent d’une époque où mon père, affecté en province (comme moi-même à mon tour dans un autre métier), ne rentrait qu’en fin de semaine. Du coup, j’avais quitté le petit pupitre de ma chambre pour travailler en bas à la table à rallonges ; mais ce progrès vers la gravité ne m’a laissé ni l’envie ni l’habitude d’un bureau ministre, peut-être parce qu’il y a trop de ressemblance avec une table destinée aux repas. Je crois l’écriture plus digne sur un meuble spécifique, notamment grâce à une pente favorisant la concentration sans l’enfermer par un empilement de cases et de tiroirs, — l’oblique conciliant l’horizontalité distrayante et l’incarcérante verticalité.
Pauvre maison martyrisée qui abrita tant d’histoires autres que la mienne, vous avez à peu près survécu pour garantir maints souvenirs, actifs ou éteints ! Ce n’est pas sur vous seule, cependant, que j’étouffe quelques sanglots, mais sur la dépendance parentale à mon égard. Ma longue scolarité s’est avérée satisfaisante, certes ; mais le père et le fils espéraient plus qu’un rang social honorable, le premier parce qu’il avait entendu les promesses d’une voyante, probablement aussi vagues que flatteuses, et le second pour céder aux espoirs fous qui en résultèrent. Car j’ai bientôt attendu trop de moi, — peut-être aussi pour avoir vécu dans cette ambiance dont le gigantisme nous semblait augurer (par accord tacite) d’un destin plus glorieux. Je suis très loin d’avoir rempli toutes les cases du programme. N’ai-je pas fui les plus conformistes ? Comment croire que la mort n’ait pas été horrible au vu d’un tel inachèvement ! Comment ne le serait-elle pas pour moi ? Je crains que le mur, élevé à quelques mètres de la fière porte-fenêtre, ne soit le signe d’un certain gâchis, inscrit depuis longtemps à mon compte, — des bêtises que me prêtaient les derniers regards d’une mère inquiète, et de l’irréalisme d’un père trop ambitieux, qui s’en alla pourtant, clama-t-il, content de moi. Eternels parents, ou défaitistes, ou optimistes !
Au seuil d’une existence non tenue de faire déjà toutes ses preuves, habitant ce pavillon dont le pittoresque arrêtait les promeneurs du dimanche derrière les intervalles creux de la palissade sur le muret de pierre, oui, j’étais enviable. Des gens simples me disaient que j’étais « né sous une bonne étoile ». Pourquoi m’attribuait-on tant de chance, alors que presque tout a si mal tourné ? En particulier, l’impossibilité de déposer la plaque de la cheminée sans laisser d’horribles traces livra les Amours aux acheteurs : quel revers ! En fait, la jalousie (si aiguë dans ces années-là et telle qu’elle se manifeste dans la société d’aujourd’hui) se fonde, sans examen complémentaire, sur les premières apparences venues ; plus méchante, elle souligne les faiblesses et les risques, moins par objectivité que parce qu’elle les souhaite, évidemment.