V. Un chic de bon aloi

   Evidemment, la rythme de l’existence (ou si l’on veut, le principe de réalité) me conduisait plus souvent à emprunter le passage à gauche du buffet de la cuisine.
   La première porte à droite desservait ce que l’on appelait un office. C’était un vestiaire en fait, dont la fenêtre intérieure dominait l’escalier de la cave. J’ai dit « dominait » et le verbe n’est pas anodin.
   Les placards débordaient de chaussures en exhalant une odeur de cuir et de cirage. Le Sur-Moi pouvait bien revendiquer ce carré consacré au symbole de l’affirmation sociale, — d’autant plus qu’il brillait par les soins ou par les recommandations de la maîtresse de maison, très attachée au paraître ainsi qu’à la propreté de son intérieur. L’étape conditionnait donc la progression vers la suite des pièces par le déchaussement en même temps qu’elle permettait de se montrer honorablement au dehors, si l’on reprenait la direction inverse afin de sortir par la cuisine, non moins régulièrement que l’on y entrait.
   J’en ai conservé cette habitude d’avoir honte plutôt de chaussures avachies ou poussiéreuses, voire éculées ou légèrement décousues, que de vêtements démodés. Les gens vous snobent en regardant vos pieds : il faudrait y parer par un poli toujours indéfectible, — pesant à entretenir vu ma paresse. Le symbolisme de l’objet a du sens, car la dignité passe par l’art de se chausser supérieurement. Les richelieus paternels à coutures rejoignaient les sandales ailées d’Hermès, dieu du commerce ; une boucle en forme de lunule distinguait celles des sénateurs romains. D’une classe dominante à l’autre, les mêmes chaussures transmettent un pouvoir. Ses bottes de sept lieues font de l’ogre du conte un chasseur de chair fraîche ; en passant à la pointure du petit Poucet, elles facilitent ses missions de courrier au service du roi et ses achats d’offices vénaux : l’influence change de détenteurs ; à l’aristocratie brutale et carnivore succède la roture promue grâce à son intelligence. De toute façon, n’importe quelle confrérie remarque comment vous enveloppez vos pieds. Même dans quelque milieu marginal, l’admission (j’ai pu m’y risquer) exige à ce niveau une négligence implicitement réglementée, ayant l’éclat du neuf en dépit de sa fragilité ou la provocation d’un vulgaire qui ne soit pas banal. La société, aisée ou pauvre, rangée ou moins respectable, demande plusieurs déguisements.
   La profusion de chaussures dans l’office accueillait un goût bourgeois, dont je fais encore mon uniforme social, mais sans zèle, parce que je suis plus riche d’avoirs que de revenus, — comme il échoit à une espèce en voie de disparition, troisième âge ou classe moyenne.
   Ma mère accusait la mignonnette du jardin et la rusticité du trottoir d’abîmer ses hauts talons. Elle devait défendre son image de cadre contre la rudesse de la banlieue. En vérité, elle était faite pour un appartement en ville plutôt que pour un pavillon trop ancré dans la nature. Or l’urbanisation de l’habitat, selon la tendance moderne due à l’excès de candidats au logement, restreint les droits de l’individu, participe au mécontentement, voire  facilite par réaction l’anarchie d’une contre-société. Inhérente à l’architecture verticale qui entasse les citadins, la copropriété (plus encore qu’une location dans un immeuble) vous asservit à un surcroît de dépendance, souvent coûteuse, vis-à-vis des autres, à des règlements auxquels les conformistes aiment à soumettre leur esthétique, leur sens du confort, leur budget et leur vie privée, alors que la simple propriété est plus favorable à l’expression personnelle et à une certaine liberté.
   On retrouve le duel psychique, le monstre bicéphale dont les deux têtes ensanglantées se combattent sur le même corps et ne se consentent que des répits négociés, mêlant l’obéissance et l’émancipation selon des proportions variables.
    Ainsi, un peu plus loin sur le quai, la maison d’un chanteur célèbre arborait de vives couleurs… Je n’étais nullement informé du contexte, mais j’intégrais dans le possible la notion d’excentricité ; je l’associais particulièrement à l’artiste. Je n’admirais pas cette villa multicolore, à la limite de l’acceptable pour les bien-pensants ; toutefois je l’admettais parmi des constructions plus classiques. De toute façon, les pavillons disparates m’enseignaient l’individualisme : il s’agissait de faire mieux que les autres dans la diversité. Si, plus tard, j’appréciai l’uniformité haussmannienne, je continuai à valoriser l’indépendance.

VI. L’ambiguïté d’un miroir