XV. Petites touches et grands effets
La spacieuse salle de bain est devenue la seconde chambre du premier étage. Elle n’a conservé de l’ancienne structure que cette longue penderie du fond, couverte de glaces. L’une des portes permettait l’accès à un coffre-fort enfoncé dans la muraille, où s’enfermait également un peu de monnaie à moi.
Reconnaissons pourtant que je n’ai nullement contracté l’amour des finances et que le souci d’avoir quelques liquidités m’a toujours pesé. L’argent ne m’agrée que s’il est converti dans les choses qui me plaisent. D’ailleurs la cachette faisait corps avec la maison. Je suis incorrigiblement dépensier et toute ma science bancaire ne vise qu’à me doter du superflu autant que l’autorise le fâcheux besoin du strict indispensable. Je compte trois classes dans la société : les perdants, les consommateurs, les gagnants. J’appartiens au deuxième groupe, le plus nombreux.
Dans les existences désertes comme la mienne, il importe de consommer pour compenser le vide. Parmi les raffinements dont répond la culture, l’écriture peut réclamer son droit d’entrée. Je n’en ai jamais conçu le projet à La Varenne ; si je me suis porté vers des livres d’une gravité au-dessus de mon âge, ils ne m’ont pas incité à écrire parce qu’en règle générale, le bonheur exclut l’initiative scripturale. Cependant le cadre dans lequel on a vécu, a pu former un goût (quand il ne s’affirmerait qu’ensuite) non pas seulement matériel, mais aussi intellectuel. La suite de mes chapitres paraît énumérer les objectifs d’un programme littéraire. Quand personne n’y aurait écrit, c’était une maison d’écrivain.
Or la salle de bain m’impressionnait par sa taille (la baignoire, accolée à un épais muret, haussée par une marche, ressemblait à un lit de parade), mais d’abord par sa mosaïque blanche, très sobrement parsemée d’infimes carreaux noirs ou rouges, comparables, depuis que je m’avise de l’analogie, à ces pensées détachées, tristes ou plaisantes, refroidies ou enflammées, obscures ou franches, dont je me suis tant servi pour braver la blancheur de la page. Car mon esprit a tendance à éclater en remarques disparates, en formules qui m’en imposent et que je me fais fort d’ordonner après coup. D’où l’assimilation de ce second travail à une épreuve ludique, parce que le jeu (quand il ne s’agit pas de détruire un déploiement régulier de pions) consiste souvent à mettre des conquêtes en place.
De surcroît, l’atmosphère de propreté peut avoir ajouté à l’influence secrète du lieu cette conviction que l’on purifie les réalités par un langage, par un style choisis. Une cuisine ou une salle de bain emporte l’idée d’une victoire sur la matière, des aliments bruts ou du corps négligé ; l’écriture élabore son objet ou procède au moins à sa toilette. La salle de bain était trop spectaculaire pour ne pas promouvoir l’importance des soins et des métamorphoses. Il est possible aussi qu’elle m’ait trop incliné à voir dans la littérature un produit de laboratoire…
A droite de la fenêtre, une malle en osier, juponnée d’un tissu à rayures rouges et blanches que recouvrait un carré de miroir, joignait à l’installation sanitaire une coiffeuse. Ma mère disait y avoir trouvé une multitude de pots de crème vidés par la précédente propriétaire, — pourtant toute ridée. Quoique l’accumulation de moyens épuisés restât cachée, l’ensemble portait donc la marque de l’échec inéluctable, — pour le corps évidemment, mais aussi, comme je m’en suis aperçu au fil des ans, pour les productions de l’esprit dont on admet plus mal le vieillissement (je parle de celui des mots et des idées, non de l’extinction des neurones). Car l’écriture lance deux défis : l’énonciation lisible de l’inexprimé, quel qu’il soit, et la durée de sa lecture, qui ne résulte pas automatiquement de la première réussite. Le mérite d’un début ne repousse pas forcément la fin.
La transformation de la pièce en chambre date sans doute d’une occupation qui, soucieuse de rationaliser ce qu’elle estimait un gâchis, opta pour le traitement familial d’une demeure de réception, sise en proche banlieue et pourvue de l’annexe d’en face en cas de séjour des invités. Alors que la génération née après la guerre se signalait par l’affluence, mon égoïsme de fils unique se trouva conforté par le caractère facultatif d’un billard, par la surface de la salle de bain de l’étage noble, par l’apparat d’une distribution aristocratique valorisant le jeu et l’hygiène, dans une France pauvre où des familles entassaient leurs enfants sur des lits superposés, où l’évier de la cuisine, pour les mieux intentionnés, se confondait avec le lavabo… Je n’ai jamais considéré qu’une maison spacieuse obligeât à la remplir de résidents permanents ou passagers. Loin de là ; j’y vois le cocon protecteur qui écarte la promiscuité, cet inconvénient majeur de la compagnie rapprochée. Bien que je puisse me plaindre de l’esseulement, j’avoue ma responsabilité d’animal solitaire, d’ailleurs conscient de la gêne qu’il infligerait lui-même aux autres.
L’amour déçu ou impossible peut se reporter sur des animaux ; le mien, façonné dans un intérieur ancien, a fait une si belle part aux choses que j’ai pris l’habitude de vivre dans une sorte de musée, théoriquement logeable alors que l’invasion des objets inutiles finit par mettre leur gardien à l’étroit ! Le sauvetage de quelques miettes du passé excuse mon faible taux d’habitants au mètre carré, tandis qu’un riche emprunteur actuel règne sur la vacuité d’un vaste appartement, tellement refroidi par le design que le bien est aussi prêt pour la revente qu’un lingot d’or certifié.