XIV. A double fin

   Le panneau du premier palier n’est plus à meubler, car il s’est ouvert, à l’instar de celui du second, déjà percé à l’époque, sur une minuscule salle de bain entre les deux pièces de l’étage. Avant sa transformation, cet espace intermédiaire logeait des placards et des toilettes, accessibles des deux côtés, alors que de l’extérieur on aurait pu croire, compte tenu du balcon solennel, que l’endroit était des plus nobles et s’étendait sur plusieurs mètres carrés.
   Je choie cet avis qu’une architecture habile parvient à caser l’utilitaire sans qu’il soit dénoncé par quelque indice vulgaire, et qu’une des prouesses classiques de l’écriture consiste aussi à dire élégamment le trivial et l’indécent, — à suggérer en se gardant de déraper, à effleurer quand ce serait avec la légèreté de l’allusion. A mes yeux, l’observation des normes, dont on nous abreuve dans les domaines concrets, devrait être par-dessus tout celle de l’esthétique. Le but du jeu universel auquel on se livrerait ainsi, consisterait à discipliner la laideur par les contraintes du beau, en continuant  bien à ne pas nuire au vrai ni au fonctionnel.
   Le lecteur se rappelle que la peur d’une effraction nocturne persuadait ma mère qu’en laissant la lumière allumée dans ce cagibi, elle y entretiendrait l’illusion d’une veille perceptible du quai. De telle sorte qu’au contraste entre l’apparence flatteuse et la réalité plus basse s’ajoutait la simulation d’une présence prête à l’action pour cacher l’absence due au sommeil. Ce deuxième mensonge du balcon, si je puis dire, correspond à la dualité de ces morales dont je pris le goût très tôt dans les fables et dans les contes, parce qu’elles résultent d’une aventure narrée, mais peuvent faire mine de l’ignorer par leur ton de précepte et participent donc à la fois de la présence essentielle d’une leçon et de l’absence finale des acteurs, dont le sort a pourtant fondé la généralité à recueillir.
   Mon retour en arrière atteint la racine des réflexions dont les théories, apprises ultérieurement, pouvaient paraître seules responsables. Je greffe ici les pensées sur l’autobiographie, alors qu’en cultivant d’abord l’art des formules générales, j’ai laissé passer des confidences personnelles parmi les traits dénués d’aveu explicatif. Le genre et le registre se sont inversés, en restant tout à fait associables d’ailleurs, en dépit d’un purisme hostile au moindre mélange. Le vécu a maintenant la priorité, plus que jamais en tant que moteur des idées et des sentiments. Puisque j’ai vieilli, je me hâte de le ramener à l’expérience précise d’une demeure dont la légende, longtemps ressentie comme un simple privilège accordé à l’aube de ma vie, doit justifier toute son importance formatrice, montrer tous les jalons qu’elle a fournis aux orientations diverses qui m’ont défini, auxquelles je n’ai cessé de revenir. Le topisme peut relever de la folie ; son analyse instruit un portrait et cette élucidation le rattache à l’absence enfin conjurée.
   Quand je dis jalons, j’entends donc les repères préparant une existence et (quitte à parler de fatalisme) lui ôtant sa liberté. Voilà pour l’autobiographie. J’aurais pu désigner de même ces pensées indépendantes, mais ordonnées, que l’on plante, telles des tiges dans le sol, afin de guider un discours total (d’une potentialité définitivement suspendue, selon l’acception du genre, car il ne viendrait à l’esprit de personne de cimenter entre eux les aphorismes, les sentences et les maximes). Le mot jalons conviendrait pour intituler un nouveau recueil de remarques libres, d’une insertion possible dans le développement qui les unirait et que l’on peut toujours supposer sans exiger qu’il se constitue effectivement.
    Or en se réglant sur une succession d’arrêts dans un espace restreint, mon autobiographie mêle davantage les thèmes que si elle s’inscrivait naïvement dans le temps. Dans une suite méditée, classant une bonne fois les figures existentielles que j’ai nommées en descendant à la cave, la considération des causes oubliées se rangerait avec les hantises, celle du plan parmi les abstractions, l’illusion architecturale ou scripturale rejoindrait un chapitre consacré à l’élégance (pour reprendre mes plus récents exemples). Si l’ordre de la visite reflétait parfaitement la progression idéale et simplifiée que j’ai élaborée ailleurs, on m’accuserait de trucage. J’abandonne ici l’inspiration aux lieux, voire à elle-même lorsqu’elle a commencé et se met à glisser sur sa propre pente. Régression logique, sans doute, mais compatible avec le principe d’une initiation !
   Il y aurait un troisième mensonge du balcon, inhérent à sa fonction la plus objectivement compréhensive, c’est-à-dire en tant que sortie sans issue, obligeant à repasser par le lieu d’où l’on est venu. Je ne suis que très rarement monté sur le balcon à La Varenne, mais depuis, j’ai vérifié cent fois que je m’engageais dans une voie dont l’opportunité restait en suspens et que tout essai de renouvellement me ramenait en arrière.

XV. Petites touches et grands effets