VIII. Le rapprochement de l’absolu

   Plus sombre, l’entrée proprement dite, celle des réceptions, appartenait au bâtiment principal, développé en hauteur. Le sol de briques vernissées s’y prolongeait entre les deux portes doubles aux carreaux biseautés, dont les franchissements successifs rapprochaient de la rivière. C’était un jeu pour les enfants de courir tout droit entre la cuisine et l’extrémité du billard, à la limite du quai ; leur mouvement vif prenait possession de l’espace gradué où l’œil paisible se plaisait à pénétrer.
   Grâce à ses deux divans, dont l’un, dans un enfoncement, pouvait servir de lit d’appoint, cette pièce tenait lieu de salon ordinaire. L’escalier en chêne clair, sur lequel se pliait un tapis de corde, occupait le mur du fond ; les deux premières marches formaient une courte estrade laissant dans l’angle assez de place pour une fontaine de pierre, dont un ange verdâtre, d’une sculpture à peine dégrossie, prenait le bassin dans ses ailes. Cette statue m’impressionnait fort ; elle imposait le respect par son thème de bénitier ; jointe à l’escalier, elle tirait décidément la décoration vers le haut et compensait l’abaissement du plafond à côté de l’envolée des hexagones.
   Une télévision fut posée sur la commode d’entre-deux, mais j’ai retenu surtout le téléphone installé sur une table d’en-cas, dont la case hébergeait deux Larousse anciens, antérieurs à l’effondrement de l’empire des Habsbourg.
   Avec le recul, j’attribue le concept implicite de la pièce au rapprochement de l’éloigné, spatial ou temporel, — qu’il s’agît de ma grand-mère maternelle venue de la Nièvre et dormant dans l’alcôve, ou de l’apparition minérale de l’angélité, ou des conversations téléphoniques, ou de l’expression télévisuelle, ou de la consultation du juge de paix alphabétique. La fonction élargie de l’entrée nous permettait de communiquer sur plusieurs plans avec l’extérieur et l’on me permettait souvent de prendre l’écouteur du téléphone. La pièce se peuplait même fictivement de tous les prénoms égrenés pour certifier, par l’ordre de leurs initiales, l’orthographe d’un télégramme. Mais ce hall accueillant m’a laissé deux mauvais souvenirs.
   Un après-midi où ma mère avait appelé la bonne, j’étais agenouillé sur le fauteuil de bureau. Le modèle rocaille a cela d’original qu’un seul pied soutient la courbe du dossier, de telle sorte qu’en me penchant sur le côté je versai en avant avec le siège. Je me relevai sans peine : le rire de la domestique l’obligea à une brève explication auprès de son interlocutrice. Le malheur fut que mon genou avait percé la canne. La rupture des brins ne pouvait échapper à un œil prévenu. L’affaire resta sans suite, mais je craignis pendant plusieurs jours que le dommage, facilement découvert, ne me fût reproché. Quoiqu’il montrât que sous le regard d’un ange, on n’était pas forcément un petit saint, l’épisode avait un aspect comique, comme beaucoup d’autres, même plus graves.
   L’autre mésaventure est antérieure à cette bouffonnerie involontaire. Après avoir été étouffé par un masque en caoutchouc, puis opéré des amygdales dans la salle de bain du premier, l’on me fit coucher dans l’alcôve. J’étais privé de voix et frappé de me trouver dans cet état. Si l’inconvénient fut passager, je dus longtemps subir des pharyngites en toute saison et des quintes de toux à m’arracher la gorge, traîner cette fragilité en mainte circonstances, m’égarer dans des cures thermales, m’envelopper le cou d’un foulard dès le mois d’octobre, me voir interdit de sorties en plein été, m’abriter du moindre courant d’air. L’âge a fini par me sauver de ces excès de prudence, de toutes ces exclusions, dont la première se présentait le jour même de l’égorgement ; car tandis que je traversais un cauchemar, niché sous l’escalier, la famille s’était réunie dans le petit salon contigu et je ne pouvais rien répondre à qui me parlait en passant.
   J’aurais pu détester, exécrer à jamais ce domicile où l’on m’avait si stupidement mutilé, j’aurais pu contracter une haine définitive de la médecine ; il n’en a rien été. La conséquence s’est révélée plus gênante : non seulement je ne me suis plus jamais cru en bonne santé et me suis obstinément défié de mon corps, mais surtout, au-delà d’un point faible physique, il m’a partout semblé que je n’avais pas les qualités requises pour tenir un rôle. En particulier, bien que mes facultés vocales soient revenues dans les jours suivants, le doute, beaucoup plus tard, a mis en cause la voix de l’écrivain que je voulais devenir. La ferai-je entendre sans complexe d’infériorité, maintenant que le trouble proprement corporel s’est apaisé ?
   Quand je parle de voix d’écrivain, il s’agit d’un don abstrait, car, matériellement, elle devient la sonorité du lecteur qui écoute intérieurement le texte de l’auteur. Le timbre de ce dernier peut être désagréable, — nasillard, précieux ou vulgaire, — sa voix, au sens littéraire, passe par le génie de son langage, dont le degré le plus admirable paraît s’éloigner d’une source individuelle et rejoindre l’universalité anonyme. Tel fut le prestige de la maxime, ou d’une versification si souple, si naturelle que les mots s’y rangent doublement, par l’effet de la musique et par la plénitude du sens. Je songe à la rhétorique ondulatoire d’un Baudelaire : voilà qui me ramène à la fluidité du val que nous habitions.
    L’extension, l’instrumentalisation utilitaire de la prose, risquent de banaliser la voix ; plus on se concentre sur un court message, plus on a de chance de s’élever à l’enthousiasme d’un beau moment, celui d’une simultanéité entre une vocation émise par la Vérité même et sa résonance dans une âme particulière. Sortant du didactisme professionnel, de ses pesanteurs et de ses chevilles nécessaires, j’ai cultivé les saillies afin de cueillir, loin des complaisances du bavardage, ces bienheureuses exceptions par lesquelles nous captons une voix qui nous dépasse, — celle de l’ange surplombant la fontaine de l’inspiration au pied de l’escalier, remplacé si j’en crois la photo sur Internet, par un lampadaire design, une sorte de trépied de photographe cultivant la sensation immédiate. Facilitée par la technique, l’émission courante d’images par l’individu a rendu si obsolète l’art des formules ! L’idée a retrouvé son sens étymologique : on veut la voir et la ressentir plutôt que de l’entendre et de la penser.

IX. Les superpositions du vécu