VI. L’ambiguïté d’un miroir
Autant je me remémore le gris sale des boiseries de ce réduit, trop sombre sans le secours de l’électricité, autant m’échappe la couleur du corridor où je me contentais de passer. Je ne me rappelle aucun luminaire. Est-ce parce que nous marchions sans allumer, guidés par la droite et par l’absence d’obstacles, ou par la clarté des extrémités ? Quoi qu’il en soit, la fonction d’un espace intermédiaire le soustrait souvent à l’observation, même d’un habitué. Tant pis pour la description réaliste. Ce n’est d’ailleurs pas au lieu pour le lieu que je reviens, mais au lieu pour son esprit moral. Corridor ou couloir, course ou coulée d’après l’étymologie, c’est toujours un mouvement qui ne retient pas tant dans un état qu’il ne conduit à se définir par ses accès. Il s’agit d’une dynamique plutôt que d’une station.
Le couloir est ambigu : axe d’une circulation réglée, il est d’un usage orthodoxe ; annexe d’une réunion de travail, il peut la perturber par ses bruits, la contester par ses intrigues. Or ce dégagement tirait son sens des pièces desservies quand on sortait de la cuisine : la bienséance n’y était pas lésée.
Je me souviens qu’avant d’arriver à la salle à manger, une glace de vestiaire faisait face à des toilettes d’invités, dont la première partie, dans un renfoncement sans porte, avec son lavabo et ses deux petits meubles symétriques, laqués de blanc, menait à celle dont la lucarne donnait sur la haie de buis, déjà mentionnée. La purification des mains précédait le moment de s’asseoir à table. Préalable correct après le déchaussement, deuxième jalon d’une sorte de parcours éducatif.
Que sont devenus ces détails de l’architecture intérieure ? Les photos d’agences ne m’en ont pas informé. Je n’ai pas profité de l’offre pour feindre d’être intéressé en qualité d’éventuel acheteur, quoique j’aie sérieusement songé alors à cette exceptionnelle palingénésie et que j’en aie rêvé cent fois depuis mon triste départ. Plus d’un demi-siècle après avoir quitté cette demeure, j’en suis encore hanté. Les drames étaient légers, le bonheur ne posait pas de questions ! Peu à peu, le site s’est inscrit dans mes potentialités : il est facilement accessible à un citadin de Paris et assez souvent à vendre, comme tout bien immobilier aujourd’hui. Le rachèterai-je enfin ? J’ai au moins une raison d’en douter : l’expérience m’a tellement appris à tout critiquer ! Je me dérobe par un type d’attente prétendue afin de couvrir l’inaction qu’il serait trop dur d’admettre définitivement. Mais un renoncement que l’on prend la peine de se cacher, est-il total ? Tant que vous n’avez pas perdu le lien avec les valeurs de votre vie, vous n’êtes pas réduit à attendre la mort… Vous n’êtes pas détaché si la vivacité de l’attraction est assez forte pour ébranler par intermittences le sentiment d’un univers perdu et d’une insouciance irrévocable.
Car je me laissais aller au charme des êtres et des choses ; n’étant pas douloureusement contrarié, n’ayant pas encore percé le mystère des vrais enjeux et des négligeables froissements, le moi comptait peu, il s’immergeait dans tout ce qui l’environnait, il ne se tenait pas en retrait, n’était pas trop attentif à lui-même. Quelquefois en passant, il surprenait son support physique dans la grande glace, mais sans l’insistance qui ne vint ailleurs qu’avec la solitude… De rares ternissures ne compromettaient pas l’innocence.