IV. Une prédiction têtue
Le buffet à deux corps, peint en blanc, occupait l’intervalle entre deux portes : l’une, jamais close, au seuil d’un couloir menant à la salle de réception ; l’autre cachant l’escalier de la cave, que rattrapait un peu plus bas, au bord d’une allée discrète, derrière une énorme haie de buis, une poterne métallique réservée aux livraisons des charbonniers, noircis comme des diablotins et renouvelant à pleins sacs une strate artificielle du Carbonifère.
Rétrospectivement et sachant, depuis, que les instances psychiques freudiennes se projettent souvent sur une structure verticale ou horizontale, notamment chez les poètes, j’interprète la symétrie des deux passages dont le meuble était flanqué, comme la dualité du moi, oscillant entre l’officiel et l’intime, entre le sur-moi et le ça. Cette concrétisation de l’abstrait m’a passionné chez plusieurs écrivains, spécialement chez l’auteur du sonnet en -ix(e) dont l’univers (tel celui de la mythologie grecque, distribué entre Pluton dans les enfers, les divinités de la terre, des ondes et des airs, Jupiter enfin, puissance du ciel) s’agence en trois niveaux : sur la rive du Styx le désir anéantissant de la mère défunte, l’angoisse du vide dans le salon du Maître socialement inséré, mais, pour dépasser ces deux pôles frustrants, le reflet des étoiles dans le miroir du chant poétique. Puis je me suis senti concerné à mon tour. Dès que l’imagination s’en mêle (et l’architecte imagine à l’instar de l’hermétisme littéraire), l’organisation des lieux n’est plus strictement innocente, quand ses arguments reposeraient sur des avantages pratiques et simplement admissibles.
Le sous-sol où s’avéra le moi excentrique, n’épousait pas la longueur totale du rez-de-chaussée, telle la quille plus courte que le pont du bateau. Il comprenait une entrée, une vaste pièce où s’entassait le combustible, et une plus petite pour la chaudière.
Cette partie ne réussissait pas à ma mère. Un soir, descendant en chantant, elle s’assomma en se cognant à une étagère ; plus fréquemment, elle affrontait l’inondation sournoise qui finissait par engloutir le foyer, alors même que toutes les marches de la berge n’étaient pas encore recouvertes. Equipée de bottes de chantier pour franchir l’étalement de l’eau, au bord duquel je m’arrêtais sur les derniers degrés en attendant son retour, elle allait jusqu’au bout du possible. Ce problème hivernal contribua beaucoup à son envie de déménager. Est-ce à dire qu’elle n’était pas persona grata dans mes profondeurs psychiques ? Il est certain que la rivière participait au désordre qui l’en chassait.
Il ne s’agit pas de savoir si j’abuse du lieu en lui prêtant un sens subjectif que je n’aurais même pas compris à l’époque. La lecture d’un livre peut passer par celle d’un autre qui n’est pas de papier ; nous ressentons son symbolisme muet avant de l’identifier et le hasard n’interdit pas une signification spéciale : je n’aurais pas attaché tant d’amour à cette maison si je n’avais toujours reconnu (avec une pertinence croissante) qu’elle me correspondait. De telle sorte que, fondamentalement, elle me révéla plutôt qu’elle ne m’influença ; ou son influence ne fit que compléter la révélation. C’est pourquoi son apparition dans l’ordre des événements personnels inaugure mes souvenirs ; j’ai oublié une antériorité qui ne me disait rien, ou (si elle me revenait malgré la censure du sur-moi) que je ne saurais dire en toute innocence d’esthète, ou de rêveur au moins. J’évoque ici un passé que je crois susceptible de me fournir plusieurs explications avec le soin de l’embellissement ou l’usage circonspect des équivalences quasi oniriques. Or tout ce que je me rappelle n’a pas une pertinence égale pour que je me comprenne intimement. La mémoire ne me livre pas exclusivement des souvenirs clés ; certains n’ont aucune résonance psychique ou confirmeraient une inversion mieux révélée autrement . Bref, le tri raréfie le fonds exploitable ; mais comme la tragédie racinienne s’accordait le droit à la simplicité pourvu qu’elle touchât le public, une vie peut intéresser dès l’instant que s’élucide même le rien troublant qui serait arrivé.
J’adorais descendre à la cave, si achevée, si vaste, alors que ce fut une corvée dans un vieil immeuble parisien où la terre battue, l’état rudimentaire des portes, l’étroitesse des lots et la trahison de la minuterie me plongeaient dans l’inconfort, sous la menace effective des ténèbres ; les fuites d’une cour gâtaient ce que j’entreposais : c’était un endroit de perte et de cécité, — de refoulement conseillé, pour en revenir au psychisme. Le spectacle d’une inondation dans le sous-sol de La Varenne ne m’a pas traumatisé ; sous des ampoules d’une incandescence dénuée de violence, stabilisée une bonne fois par l’interrupteur, une richesse toute proche alignait ses fruits sur des étagères et remplissait de ses boulets d’anthracite des rectangles soigneusement tenus par des planches. Je dois sans doute à ces réserves souterraines de nourriture et de chaleur la sympathie pour l’introspection hardie et l’absence de cette peur ou de ce mépris que nos conventions mobilisent envers le moi caché.
Basculons donc sans réticence dans ce passé. A travers d’autres livres, je me suis largement éparpillé dans une écriture sporadique que j’ai ordonnée par la théorie. Voici l’occasion de dérouler un fil d’Ariane dans la continuité du réel ; revisitons le séjour déterminant, il liera par un mouvement normal dans un espace précis toutes les parties du modèle de progression auquel il préluda, même avec des reprises ou des retards comme souvent dans les apprentissages à l’état brut. Ici la primauté des figures existentielles (telles que l’humeur, le défi, la hantise, l’égarement, l’abstraction, la joie, l’attente, l’épreuve, l’anéantissement, l’élégance, la ruse, la sagesse) dont l’identification et la série imposaient leur discipline au moraliste que j’étais principalement, se relâche au profit, non pas d’un ordre chronologique de récit usuel, mais des lieux successivement accessibles. Toutefois les évocations connexes, les réflexions suggérées se bousculent jusqu’au sein des chapitres, — sans démentir la tendance générale, ainsi l’arrivée assez rapide du défi dans cette troisième station, puis les refuges praticables après une donnée aussi détonnante.
Dès cette époque, je n’eus bientôt presque plus rien à cacher. La cave fut le théâtre d’une réponse qu’un endroit plus noble eût encore différée (tant le cadre nous influence). Je ne jugeai pas sur le moment qu’elle convenait à mon dévoilement et qu’en fait, une parole déplacée y trouvait toute sa place, mais on peut anticiper à son propre insu les harmonies jointes à la circonstance apparemment fortuite.
Ma mère, obsédée par une prédiction annonçant pour son fils des ennuis durables avec ses camarades, s’était élancée sur le chemin exploratoire ; tantôt son inquisition me brusquait en me demandant à quoi je pensais (avais-je donc l’air si pensif ?), tantôt me harcelait sa question sur ma préférence entre mes parents. Un été, fatigué de lui mentir avec une insistance obligée en faveur de l’égalité (si conforme à la justice et à la logique, si commode, d’ailleurs, pour mon inconscience enfantine et déjà si suspecte pour l’interrogatrice), je lui dis la vérité contraire à l’ordre licite de la préséance affective qu’elle revendiquait implicitement, au risque de m’exaspérer. J’eus droit, naturellement, à la protestation selon laquelle « un garçon préfère toujours sa mère » ! Je compris que c’était grave et que j’avais mis le monde à l’envers. La noirceur des regards soupçonneux, jusqu’alors pénible, devint insupportable. Après tout, la victime ne payait-elle pas le prix d’une indiscrétion qui l’avait suivie jusqu’au sous-sol ? Il y a tant de choses que l’on n’a pas besoin d’ajouter, parce qu’elles viennent forcément à l’esprit des destinataires ! Qu’ils s’en prennent à leur propre maladresse !
Je n’avais pas fait cet aveu par plaisir ni pour blesser, mais plutôt par lassitude et en toute honnêteté. Le mensonge radical n’a pour moi aucune saveur linguistique, voire il me porte à désespérer de la communication. Je préfère cultiver les moyens d’atténuer poliment la franchise, ou de la transposer poétiquement. L’exercice m’intéresse en tant que recherche d’un langage. Si je n’ai rien à perdre ou si je veux m’ouvrir de toute façon une porte de sortie, et à ces seules conditions, je ne m’ingénie pas à décevoir en douceur : la colère m’inspire une sincérité vexante, quelquefois excessive et le plus souvent aux conséquences définitives. A l’époque, je m’étais dévoilé presque par obéissance et sans prévoir un instant la réaction ni le mal que je pouvais provoquer en me confiant. Le statut de confident ou de confidente ne met-il pas à l’écart ? Je n’avais même utilisé aucun amortisseur, aucun modalisateur de l’incertitude ; je m’étais uniquement fait attendre. La hiérarchie des affections montre bien quel fantôme est l’égalité dans la vision de la société…
Il faisait très chaud. (La température fait fondre aussi les digues du cerveau.) La bonne fut priée de nous arroser avec le jet d’eau, sur la pelouse de l’arbre parasol, — comme pour laver l’un d’avoir osé parler sans fard et l’autre d’avoir excité un aveu culpabilisant pour elle. Scène étrange après celle de la cave. Ce corps d’adulte voulait-il prouver, en se montrant comme sur une plage, que la féminité existait et savait partager un plaisir physique ? L’expérience le ridiculisa, parce que la violence du jet sur le tissu du maillot semblait faire sonner le creux ! En ce qui me concerne la gêne fut résolue par l’amusement. Mais ma mère n’avait pas désarmé ses yeux pesamment observateurs. Instruit à son retour de voyage, son mari, à défaut de légèreté propice au trait d’humour, ne dit rien. Etait-il sûr lui-même de ne pas en préférer une autre ?
Décidément, la voyante avait raison : j’étais, comme disent les psychanalystes, fixé au père. Qui sait ? Ce fut peut-être un motif aggravant pour vendre la seconde moitié du Paradis, dont la plaque sur un pilier de la grille avait une valeur tellement ironique pour le personnage maternel (je m’en rends compte à présent) ! Sa maladresse n’en continua pas moins ailleurs. Le chemin fatal est connu : la résistance aux prophéties ne sert qu’à leur accomplissement.