Joie
1. La joie est au cœur ce que la meilleure abstraction représente pour l’esprit : la certitude d’une perfection. Intellectuelle, elle s’explique ; psychologique, elle tient du sublime, ressenti comme tel tant que la source réelle exalte par son merveilleux ou même dans son absence (la mémoire du sourire aimé suffit).
2. Le bonheur ne se dissocie pas de la pureté. Autrefois, dans notre jardin, nous laissions sur la neige, mon père et moi, les premières empreintes. C’était un grand moment, comme au printemps la floraison rose de l’arbre de Judée.
Avec sa toiture découpée et ses colombages, notre maison ressemblait à la fois aux chaumières et aux châteaux des larges illustrations de mes contes de fées. Peut-être un de ces vieux pêcheurs, arrêtés sur le courant dans leur barque attachée à deux piquets, enchantait-il ces parages. Sous sa toque de lierre taillé, un pilier de la grille portait un rectangle de marbre sombre où l’on avait gravé l’euphonie de quatre syllabes d’or : LOU PARADOU. En ces lointaines années, dans une clarté de vieil ivoire, mon père me lisait l’histoire de Blanche-Neige : il était, sinon le prince charmant de ces lieux, le sympathique chevreuil que je remarquai parmi les animaux entourant la jeune fille dans la forêt. Je rêve encore de ce séjour comme du seul habitable.
En haut de l’autre rive, d’interminables trains de marchandises berçaient mon sommeil. L’aube, surgie du plateau de Chennevières et prenant la colline à rebours, plaquait sur l’eau verdâtre une argenture scintillante. Au-delà du quai de La Varenne, dont le nom évoquait une résistance de la monarchie, un long mur blanchâtre hurlait à la peinture noire : « VIVE LE ROI ».
Remontant la boucle de la Marne vers Joinville, dans une ambiance de baignade et de canotage, la voiture paternelle longeait ensuite l’hippodrome et les terrains de sport par la route de l’obélisque de Louis XV, jusqu’à l’esplanade du château de Vincennes dont une extrémité m’annonçait de loin, dans la trouée des arbres, la première maison de la ville. Ce chemin de Paris, tant de fois parcouru sans que mon enfance en comprît toute la signification, m’accompagnait d’un hymne au corps nettement masculin. J’adorais cet itinéraire. (En revanche, le train à vapeur qui m’emmenait parfois à la Bastille avec ma mère, passait à Saint-Maur près d’un lycée dont je regardais l’énorme bâtiment avec angoisse. Sur ce trajet-là, les tunnels avaient un autre sens…)
3. Le mythe ne serait pas fidèle à l’atmosphère de mes amours, car il les transposerait dans un port de Claude Gelée. A ce prix, j’en conviens, il la rendrait plus sûrement admirable.
4. Habiter au bord d’un cours d’eau ne vous inscrit pas à un point fixe sur le flux du temps. Après notre départ, la maison perdit son grand jardin et, peu à peu, maints pavillons qui m’avaient fait rêver, furent démolis. Toute une douceur de vivre (malgré la précarité des années cinquante) s’est envolée.
On ressent du désespoir à se dire que le bonheur est derrière soi ; quelque orgueil aussi.
5. Le premier amour est celui que l’on désavoue le moins par la suite. Telle est sa vérité qu’elle revient, une nuit, par un songe émouvant, alors qu’elle avait sombré dans l’oubli.
Au bord du petit lac de Saint-M***, sa maison que je nommais Media Domus, était juste à sa place : toutes les autres me semblaient des annexes. L’amitié dont je m’enthousiasmai pendant quelques mois, n’osait pas brusquer une psychologie provisoirement indécise : je me découvris trop tard.
6. Divins amis, — ô combien fragiles ! – je m’imposais de ne rien vous dire d’essentiel, craignant de tout gâter. Mais l’audace d’une relation humaine est un instant à cueillir : qui le laisse passer, perd tout. (Il me regardait, les paupières mi-closes, dans le faible éclairage qu’il avait souhaité ; mon propos s’en tint à de timides généralités ; cinq minutes après, j’aurais été importun. Ou avait-il seulement essayé d’aimer ?)
Ma joie subsiste tant qu’elle cultive la virtualité sans la moindre impatience. L’amour le plus conforme au modèle enfantin ne reste-t-il pas de bonne compagnie ?
7. Parmi tant d’attirances, on n’en élira qu’une, celle qui s’appuie le moins sur le désir. Miracle de l’amour et signe de durée…
8. Le temps use nos sensations et accroît nos sentiments. La tendresse, loin d’attiédir l’amour, l’engage sous les lois d’un monde où plus rien ne se dégrade.
Oh, cette voix, cette Voix dans l’éternité !
9. J’ai toujours été fasciné par les cercles où de simples présences valent une fête. Quelle extase ce devrait être (si je souscrivais au mysticisme) d’embrasser dans l’au-delà ses frères de lumière, loin des turpitudes de l’incarnation !
10. La joie bavarde longtemps avec l’aimé, plus que les circonstances ne l’ont vraiment permis ; à peine l’écart temporel rend-il le tutoiement caduc.
La soirée allait finir ; tu venais de reprendre ton vestiaire. J’étais adossé au mur et je saisis l’occasion de t’adresser la parole. Tu avais deviné toutes les pensées que je ne disais pas, mais dont je te couvrais depuis longtemps ; tu t’inclinas soudain pour m’offrir un baiser si fraternel que je libérai ta main avec une lenteur délicieuse. Te souviens-tu que j’étais sur ta route ?
Le flot d’argent d’un coucher de soleil humide inonde la rue de Rivoli et je revois tout à coup la perspective insondable de tes yeux clairs…
Le moindre de tes gestes s’imprimait dans ma mémoire ; tu te tenais ici, tu marchais là, dans cette ombre ou sous cet éclairage, avec cette complicité ou cette indifférence. Je t’apprenais comme une discipline nouvelle et me récitais tous les instants de notre mince histoire.
Un dimanche encore (il y en eut si peu !), nous avions dansé sous la jalousie de quelques regards bruns. Que pouvais-je espérer d’autre que ce triomphe superficiel et court, problématiquement renouvelable ? Une assurance ne m’habitait pas moins : celle de T’avoir trouvé.
Je souhaitais que l’idée me suffît désormais ; que la roue des aventures s’arrêtât sur la cime radieuse, après trop de passages glissants ; que la vie démentît enfin mon livre, — à jeter au feu ! Ô joie, n’aurais-tu pas le dernier mot ?
Moments extrêmes : tu t’agitais en face de moi ; tes yeux brillaient dans l’éclat des projecteurs ; tous mes soucis, toutes mes ambitions me quittaient, sans même laisser place au désir. Je t’adorais à l’égal d’une souriante sculpture détachée de sa cathédrale pour une fugitive et rare métamorphose, dont j’acceptais la réserve comme un gage de l’absolu.
Même quand l’impossibilité du moindre contact séparerait nos corps, même quand ton baiser bleu et blond ne descendrait plus sur moi comme une grâce du Ciel, tu demeurerais le phare de ma nuit, ma plus belle et plus constante vision à travers le songe de la vie. Mais pour tenir cet héroïque serment, pour que ma joie ne s’abîmât plus, il aurait fallu mourir très vite. Dans les allées improbables où mon âme t’aurait guetté, j’aurais su t’accrocher au passage, — ainsi que dans la presse délirante, d’une rapide caresse sur ton bras…
11. Ma gourmandise ne s’accommode pas des miettes qu’il faut arracher au maigre festin de la vie. Mon enfance s’est passée dans un rêve et l’on m’a élevé pour le bonheur. Puis dans les années soixante, le progrès matériel, le crédit national restauré, le mieux-être redevenu possible, portèrent à l’exigence toute ma génération, si bien qu’un vent libertaire souffla sur les revendications sociales et sur les mœurs. Mais les difficultés économiques, l’épouvantement viral, pesèrent sur toute la fin du siècle. Le réel n’inspirait plus confiance ; le virtuel devint une valeur, technologique et pour moi, plus que jamais psychologique.
12. Le châtiment de l’homosexualité réside moins dans la réprobation ambiante que dans la fuite de son propre idéal : le papillonnage est la règle. Un millénaire de séduction ne m’aurait pas amené le Grand Ami.
L’on retrouve dans une jeunesse un visage connu autrefois et l’on ne sait plus qu’on a vieilli. Dans cette recherche effrénée de l’Amour, les autres avaient toujours vingt-cinq ou trente ans ; et moi, je m’éloignais de cet âge.
Mon vertige de l’échec aidait le monde à s’évaporer.
13. Une histoire forme le cœur ; un mythe l’enferme dans un vain combat ; reste la légende pour embellir une expérience décevante.
14. L’habitude est le cristallisoir des eaux troubles de l’amour naissant. Puis, si vive que soit la sublimation, il faut s’avouer de quelle source vile elle s’élève. Car l’idéalisation ne pâtit pas seulement de la médiocrité de son objet, mais de sa propre indignité : la flamme des passions cérébrales consume l’esprit et se rallume dans le désir.
15. Comment préserver un pur amour unilatéral, sinon par une dévotion profane qui se figure aussi que le dieu n’est pas indifférent ? A ce compte-là, l’argument de la joie n’est même plus une potentialité ; elle se complaît dans l’illusion.
16. Les amitiés lyriques appartiennent à la jeunesse, bridée par l’interdit ; à la vieillesse, du fait de son état crépusculaire. La dernière belle rencontre de l’esseulé peut lui faire connaître au moins l’héritier qui l’enterrera.
17. Jour étrange, qui m’annonce tout à la fois le pseudo-Ami et l’anomalie organique dont la gravité croissante m’emporterait !
M’abandonner à mes rêves, au creux de l’oreiller, dans le doux murmure de l’aube… Mais pourquoi mes yeux soudain se remplissent-ils de larmes ?
Cette joie amère, établie sur l’hypothèse de l’amour, ne s’accommodera pas d’un lien social, même sur fond lugubre et dans l’urgence. Après tout, mieux vaut n’avoir pas vécu toute une vie pour atteindre son enjeu au moment de la perdre.
18. Certaines formulations littéraires effacent leur genèse, mais l’amour ne se libère pas de l’absent.
19. Dans ses occurrences les plus fragiles, la joie repose sur une promesse non tenue ; c’est une porte que l’on pousserait en vain. Mais peut-on toujours s’arrêter devant le seuil ?
Retour rafraîchissant d’une époque où mes anniversaires se fêtaient à la campagne et me rapprochaient de l’Avenir, cette image s’impose à moi : interrompant l’une de ces haies hérissées d’épines, une barrière de bois rustique se découpe sur un fond d’herbage ensoleillé, près d’un arbre à branches courtes, envahi par le lierre. J’apprécie particulièrement ces tableaux que les peintres ont centrés sur un portail ou sur une arche : la réussite de l’art est de nous immobiliser dans une position spatiale que nous ne garderions pas réellement.
20. L’heureuse suspension de l’âme a cet avantage, au moins, de nous éviter parfois les mauvaises initiatives.
21. Comment l’expliquer ? Il arrive que l’on voie tout à coup la vie sous un jour meilleur, sans qu’aucun événement soit intervenu ou puisse se produire ; on peut avoir l’impression d’avoir vaincu, par un essor fortuit, l’altitude d’un bel instant, en ignorant pourquoi.
22. Une bonne nouvelle, une lueur d’espoir, et l’on dirait, à mon visage, que toutes mes aspirations doivent s’accomplir.
23. On se couche avec l’envie d’en rabattre, mais on se lève avec l’intransigeance et l’on exulte d’exclure tout compromis, — qu’il s’agisse d’une tâche ou d’une relation.
24. Si l’on me permettait de formuler un souhait, je le ferais porter sur la permanence d’un centre d’intérêt, quand il serait discutable.
L’un attire les gens, l’autre les animaux, un troisième les découvertes ou les inventions, un quatrième les choses. Le dirai-je à ma honte ? J’ai de fortes affinités avec l’univers matériel : les plaintes humaines, si souvent pétries de mauvaise foi, me touchent moins qu’un objet maltraité ou perdu, qu’une pierre effritée dans un mur. Je cultive une piété quasi romaine envers l’inanimé apparent et l’entoure de respect, même en le jetant. La place à meubler, l’étagère à occuper, la cloison à garnir, stimulent mon imagination, et j’entre mentalement dans des atmosphères que leur réalisation n’égale pas.
25. Il me semble que si j’avais tous les bonheurs du monde, il m’en manquerait encore quelqu’un.
Pleure-t-on de joie parce que sa cause vous a longtemps boudé, ou en raison d’autres vœux insatisfaits ? Il n’est point de réussite qui ne m’eût fait regretter de ne pas avoir la même chance au moins dans tous les domaines me concernant.
26. Les satisfactions justifiées sont plus rares que les minutes d’excitation dans le vide. Il n’est pas plus possible de concrétiser certains projets que de remonter dans le temps.
27. S’enflammer d’un présent qui ne répond pas du futur, ou d’un passé dont s’emplit le présent ? Quoique nous soyons né naguère, il nous semble avoir connu une époque très ancienne que nous plaignons nos successeurs de ne pas avoir traversée. Mais le prestige de nos souvenirs doit tant à l’agressive altération du monde, à la disparition des proches que nous nous plaisons à rajeunir et à remplacer dans un dialogue réconfortant !
28. La magie du banal enchante un regard neuf ; puis viennent les exigences, — que le temps relativise. De sorte que l’on ne voudrait rien revivre : ni l’adhésion immédiate, ni le sens critique, ni l’indifférence démobilisatrice.
29. Bien plus que l’austérité, des plaisirs convenus attristent l’existence originale. La modestie permettrait la gaieté, mais une trop haute appétence teint la joie de mélancolie.
La vie m’a exalté quelquefois ; elle ne fut jamais gaie. Mon humour était noir.
30. A quelle fontaine réelle me serais-je enivré ? J’entrais par nécessité dans des lieux scolaires dont les acteurs ne se supportent pas. Ma solitude s’adressait à des endroits sombres et bruyants où la beauté me faisait si souvent grise mine. Mon décor intime, quoique accueillant, était désert.
Je n’aimerais pas être privé de ce cadre de vie, mais il me semble que je nouerais un autre dialogue avec une ambiance des plus simples, que j’y imprimerais mon ordre et surtout, que grâce à l’écriture la chute ne serait pas si navrante…
31. On se rappelle certaines lectures ou recherches comme des fêtes de l’esprit qui ne reviendront plus. On s’était fait, pendant quelques mois, une âme nervalienne, on s’était pénétré d’égyptologie, ou des doctrines et des atmosphères de l’Empire céleste. On s’en obsédait avec ravissement. Mais à présent, les images ont pâli, les distinctions ont perdu de leur finesse. Leur retour ne serait qu’une pénible révision, — si dépourvue des ardeurs de la découverte ! Il faudrait avoir tout oublié pour rentrer avec passion dans le champ magique.
32. Le commentaire organisé d’un texte puissant et mystérieux procure une victoire dont l’abstraction fait régresser la joie d’une lecture imprégnante et docile jusqu’à la tranquillité issue d’une cohérence soigneusement construite et vérifiée.
Inversement, l’extase intellectuelle a toujours un air d’imbécillité quand le cœur s’en trouve trop ému.
33. Il faut baigner dans la grandeur sans se soucier du jugement que peuvent en avoir les autres.
34. La glorification doit beaucoup au désir humain de ne pas désespérer de l’espèce. Toutes les admirations ne se valent pas.
35. Le désordre et la médiocrité sont si courants dans l’histoire que l’exception de la grandeur semble un miracle.
36. Le courage d’un homme l’héroïse ; celui d’une femme la sanctifie.
37. Ce que les guerres intestines des Grecs et des Romains compromirent trop fréquemment, le peuple d’Isis, raidi par son application, l’avait longtemps réalisé : l’ordre prospère, — le long d’une vallée défendue par les sables, isolée à l’instar d’une utopie.
38. « Jam redit et Virgo… » Artisans de l’âge d’or, Richelieu, Colbert, Louis XIV, ont forgé le plus beau siècle français, tandis qu’un autre fils d’Astrée, le duc de La Rochefoucauld, employait son réalisme à bien juger les hommes. Tout autant que la circumambulation de l’empereur de Chine dans la Maison du calendrier, un pas de danse du Roi Soleil réglait l’action de tout un peuple sur l’évidence cosmique.
En ces jours si purs où le monarque, pour inaugurer Saint-Louis des Invalides, vient de descendre de son carrosse, du côté de l’actuelle avenue de Villars d’après la toile de Pierre Denis Martin, la campagne s’est couverte de foule ; sur le ciel clair, majestueusement porté par l’héritage antique, se détachent les ors de la toiture et de l’automne. L’église du Dôme est à Paris et à la France l’équivalent du Temple du ciel pour Pékin et pour la Chine : le symbole d’une grandeur réitérée. Dominant le mur de scène de toutes nos tragédies, tel un astre lumineux descendu jusqu’à nous, ou telle une précieuse montgolfière encordée par les colonnes, mais prête à l’envol, la partie supérieure de l’édifice ressemble à la machine théâtrale qui, à la fin de la pièce, sauverait la patrie.
Sculptée comme une place forte de Vauban, la France, cette étoile au centre du planisphère, demeure, malgré toutes les fautes commises, notre foi. Quoique endeuillée par les démissions de notre temps, l’allégresse nationale reste si prenante ! On admire ce que la France a fait, on espère qu’elle puisse encore illuminer la planète. L’éclat de rire dont s’accompagne elle-même une déclaration patriotique, n’en diminue pas la force.
39. Je fais souvent un vœu en traversant la Cour Carrée, chef-d’œuvre de plusieurs siècles : comment un quadrilatère aussi harmonieux ne vous exaucerait-il pas ? La géométrie des pierres encadre si régulièrement le ciel que le passant est associé à l’Un ; dans cet espace parfait, clos sur lui-même, le cœur se dilate. L’autre soir, la lune, en plein milieu, brillait parmi des petits nuages de grosseur égale : on eût dit un plafond peint. La voûte naturelle épousait le support architectural. Surgie je ne sais d’où, une voix mélodieuse semblait chanter l’hymen. Quoi que vous ayez en tête, il paraît exclu que l’on vous contrarie.
40. Comme les Champs-Elysées sont la voie triomphale de l’armée et deux ou trois boulevards celles des syndicats, la Seine offre son artère aux touristes, — du moins principalement. Du haut d’un pont, vous levez d’un simple signe de la main cent bras de Chinois souriants ou de noctambules hurleurs dont vous vous croyez l’idole pendant quelques secondes.
41. Le véritable orateur ne se contente pas de poser le problème et de le résoudre : il exhorte à mettre en œuvre la solution et fédère les énergies. Ainsi procède l’Appel du 18 juin 1940. En pleine défaite, la vitalité nationale se ressaisit dans un lien participatif avec un chef nouveau. On relit avec des yeux humides cette brève allocution, tellement éloignée des petitesses technocratiques et des remèdes systémiques, insoucieux des adhésions humaines !
42. Chacun apporte à la société ses compétences précises, mais la sociabilité passe par la polyvalence de tous. Je me rappelle mes années de lycéen comme celles d’un honnête homme, à qui l’orientation finale coûta bien des regrets. Si le professorat m’a beaucoup ennuyé, au moins ai-je eu affaire à des jeunes gens cultivant toutes les disciplines et que l’étude des lettres, sous ma houlette, ouvrait sur toutes sortes d’opinions et d’existences, — avant que leur vie professionnelle ne les spécialisât et que la maturité ne rétrécît leur point de vue.
43. A Saint-M***, en février 67, au coin nord-est de ma chambre, j’avançais lentement dans la lecture des Méditations cartésiennes; un vent glacial soulevait légèrement les voilages de la fenêtre à guillotine et le ciel était aussi pur que les idées claires et distinctes. L’édition dégageait une odeur studieuse.
J’admirais les grands textes et ne désespérais pas d’en produire à mon tour. Plus j’ai tardé, plus j’ai douté de moi-même.
Jadis, quel bonheur d’entrevoir le Livre futur dont me parvenaient quelques fragments ! J’arpentais la pièce à la douce lumière des lampes. Dehors, la nuit et le froid hivernal : rien qui fût digne d’attention. Il n’y a peut-être eu de bon dans ma vie que ces suites de jours, — trop largement séparées, — où j’ai cru avoir l’étoffe d’un écrivain. L’agression du monde s’émoussait en nous qui avions largué des amarres.
Cependant, je perdis beaucoup de matériaux utiles par ma confiance dans leur retour exact, sur ma convocation, devant la feuille blanche.
44. On oublie une ébauche de pensée que n’ont point sculptée les mots. Sous quelle tournure reviendra-t-elle ? Est-ce que le premier trait de plume ne fissurera pas ce château en Espagne avec l’inconscience d’un tremblement de terre ?
Que le sens commun sorte des propos de café ; qu’il rencontre sa Forme : il devient littéraire. La plupart du temps, on échange des idées avec le seul souci de l’idéation : l’accord ou la dispute ne tient qu’à la substance. Mais on admire une sentence avant de l’examiner de près.
J’ai donc fini par faire de ma sécheresse une vertu. Des éclats de la colère aux conclusions de l’apaisement, tout ce que j’exprime, cultive la brièveté. Puisse-t-elle suffire et dans sa conception et dans sa réception !
45. Certaines idées nous plaisent parce qu’elles nous vengent ; d’autres nous enivrent par une justesse dont nous ne saurions expliquer toute la résonance. La circonstance remémorée nous donnerait peut-être tort ; la pensée que nous en tirons, nous justifie absolument.
Loin du monde décevant, retirons-nous au paradis des sentences et des maximes : elles éclosent à des sommets d’où l’on méprise enfin tout ce qui les éveilla. Vienne un jour de trouvailles, et voici le dégoût des êtres et des choses les plus désirables, — par la grâce des mots…
46. Allègement, simplicité, grandeur. Je me répète ces principes comme un extasié s’écrierait : « Je crois, je crois, je crois. » Si par ordre croissant de la difficulté, la première réussite en littérature est de capter l’attention, la seconde, de plaire, la troisième, de toucher, la quatrième vous ravit. Versée par l’Etoile exaltante, la belle maxime est aussi crédible que la trompette du Jugement.
Peu m’importe d’enseigner, mais je veux bien que l’on me dise professeur au sens de « celui qui déclare hautement ». Le prophète a ses versets, et le moraliste, ses maximes.
47. De la remarque à la sentence et de cette dernière à la maxime on s’élève jusqu’au trait d’esprit qui en impose le plus. Sinon de formuler un précepte, la maxime est tenue d’atteindre une cime de la pensée, d’être une sentence lapidaire et de grande envergure, une remarque aussi contractée que parfaite en son absoluité.
La généralisation aiguise des sentences, mais les expose à s’entre-détruire. La nuance les accorde et les affaiblit. La maxime préserve la pureté d’une loi.
L’alternative célèbre interroge : Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle ? Le sous-titre jette le doute sur l’éternité des remarques. Justement, l’auteur laisse à d’autres la volonté d’écrire des maximes…
48. Au lieu que le dépouillement de l’écriture se reflète dans l’intitulé, les moralistes proposent souvent des titres énumératifs. Les Réflexions ou Sentences et Maximes morales sont le plus illustre. Suivirent les Paradoxes de Vauvenargues, mêlés de Réflexions et de Maximes (raccourcis finalement en Réflexions et Maximes), les Maximes et Pensées de Chamfort. Seul le mot maxime survit partout, moins comme règle de conduite que pour le prestige de la « maxima sententia ».
49. Les maximes et les sentences sont à la réflexion comme des atomes par rapport à la molécule. Les deux premières peuvent cacher les annexes qui nuiraient à leur unité ; la troisième se rassemble volontiers sous un titre, mais avoue les fils qu’elle s’attache. Là, l’exercice est de finir presque aussitôt que l’on a commencé ; ici, de s’étendre en s’assignant des limites. Celles-là se passent d’exemples ; le développement de celle-ci en accueille. Les unes brillent par une affirmation rapide ; l’autre enseigne en suivant des méandres, quoique sa minceur n’ait pas le temps d’ennuyer. De toute façon, le locuteur est d’un commerce agréable.
50. On attribue l’adage au juriste, l’apophtegme au médecin, le slogan au publicitaire, la saillie au bel esprit, l’épigramme au moqueur, la devise au héros, le dicton au paysan, le proverbe au peuple, l’énigme au Sphinx ; mais la pensée à quiconque.
L’apophtegme est mémorable ; la sentence, dogmatique, voire prétentieuse ; la maxime, générale dans sa perspicacité ou sa finesse. Le lecteur qualifiera une pensée à sa guise.
La remarque attire l’attention ; la réflexion considère ; la sentence juge ; l’aphorisme définit ; l’adage, l’apophtegme et la maxime normative prescrivent ; le slogan persuade ; l’énigme interroge ; la saillie surprend ; l’épigramme mord ; la devise brave ; le proverbe assagit. Mais la pensée se prête à tout.
51. La maxime énonce un principe de fonctionnement ou une règle de conduite en conséquence. Qu’elle ne fasse explicitement que l’un ou l’autre, ne nous empêche jamais de suppléer un « parce que… » ou un « donc… » que son auteur nous suggère avec confiance. Précepte à suivre ou vérité à saisir, leçon de morale ou loi des mœurs, elle est fille du courage et de la clairvoyance, car elle commande en connaissance de cause ou instruit avec force. Son nom la classe dans l’aristocratie des formules.
52. La maxime éblouit par sa hauteur et la pensée affiche une ambition que n’a pas le mot remarque, le plus modeste dont le moraliste puisse couvrir son travail en mêlant l’observation et l’intelligence. Il convient à La Bruyère qui s’en sert dans sa préface en refusant de prétendre avoir fait des maximes, dont il reconnaît avoir débordé la concision de maintes manières.
La maxime a la décision du Grand Siècle avant sa crise. De nouveau, à notre époque dubitative, fertile en enquêtes d’opinion, on hésite à dire « toujours », « rien » ou « n’est que ».
53. Si je m’en tiens aux définitions de tous ces dits brefs et frappants que recense le dictionnaire, aucun terme ne désignerait la totalité de mes notes, — simples souvenirs ou confidences en bien des cas. Je suis peut-être un moraliste dont l’autobiographie abandonnée se plie autant qu’elle peut, à un genre impersonnel où elle introduit des pauses à la manière des portraits et des faits probants.
54. Entre le dialogue incomplet et le dossier d’un sérieux ouvrage, quel genre exactement pratique le moraliste ? Il met son écriture en scène comme s’il ne cessait de répondre à quelqu’un, — sans daigner poursuivre plus amplement. Le style saillant et les courts paragraphes de L’Esprit des lois montrent que la sociologie est issue de cette tradition hautaine.
55. On maugrée ordinairement contre un vice ; l’auteur satirique s’amuse de l’avoir rencontré ; le comique l’élève au niveau d’un type et le moraliste en attrape la quintessence.
Comme, dans leurs Dialogues des morts, les philosophes intellectualisent les inimitiés antérieures au profit de la réflexion, la généralité de la maxime la purifie de toutes les attaches passionnelles. La froideur qui rebuterait dans d’autres genres, devient ici la règle.
56. Les bons mots viennent à l’esprit sans que l’expérience préalable soit forcément consciente. Dans sa plus digne épuration, la formule s’impose, détachée des sources secrètes. Mais par quoi l’invention d’une fable commence-t-elle ? Par l’idée de la morale ? Par celle de l’action ? Par l’entrée d’un acteur au moins (comme dans un exercice d’école) ? En vérité, elle tâtonne (quitte à simplifier la leçon) pour harmoniser ces trois paramètres.
57. L’auteur de maximes pratique le roman d’analyse, mais sans entrer concrètement dans les maintes situations qui le font réfléchir, et sans nommer les personnages qu’il pourrait faire vivre. Des vagues il ne garde que l’écume.
Certes, l’art opère toujours des choix, quoique plus ou moins stricts ; le roman clarifie le réel à la passoire et la maxime, avec du papier-filtre.
58. La maxime introduit son registre dans tous les genres, — qu’elle suspend par sa clairvoyante indépendance. Au théâtre, le public salue cette bouffée d’ozone.
Si dans son propre recueil la maxime soutient difficilement un niveau génial, elle relève tout texte où elle ressort.
59. Pour être tout à fait respectueux, on ne parlait pas à l’Autorité, mais devant Elle ; des substantifs, permettant l’usage de la troisième personne, dissolvaient le rapport direct entre la Majesté ou la Hautesse et l’humble serviteur. S’érigeant en lois des mœurs ou des caractères, les maximes participent de ce langage de cour ; voire non contentes de gommer tout à fait les deux pôles de la communication, elles raréfient la pression du référent.
60. L’anecdote embarrasse la maxime comme la remorque pèse à la voiture : il faut l’en décrocher.
En parlant d’art réaliste, on nie l’art lui-même.
61. Un esprit classique déverse dans les oreilles de ses amis toutes les petites confidences que le travail littéraire transcendera. Le manque, bien naturel, de grandeur a besoin de proches ; les lecteurs auront droit aux fruits de l’alchimie.
Quand on s’est efforcé à la hauteur de vue, les propos étriqués sont d’un usage récréatif.
62. La maxime est la rencontre sacrée de l’expérience qui l’amène, et d’une autre dont le souvenir est réveillé chez le lecteur. Une double dilution les relie.
63. De même que l’exposition d’une pièce évite le renseignement hors de son entrée naturelle, rien ne doit faire sentir que le moraliste se force à la clarté. Le charme d’une pensée tient à une proportion acceptable entre l’émergence lisible et le développement potentiel de l’implicite et des présupposés.
J’estimerais non classique tout message dont la compréhension passe par une glose préalable, — comme, sur certains cadrans, il faut déjà se douter de l’heure pour repérer les aiguilles.
Malheur au jugement ou au constat qui n’a pas l’art de taire sans lacune tout ce qui permet de le comprendre !
64. Telle formule est un peu mystérieuse, mais elle vous plaît : son effet ne souffrirait pas qu’on la clarifie. Plus encore qu’en illustrant une pensée, on ternit son expression en l’expliquant.
Il faut prendre la distance de la voix hors champ et cultiver le flou artistique.
65. Beauté d’antan et peut-être défunte, que m’importe ici le souffle timide de ta voix, écoutée cent fois au magnétophone avant son effacement salutaire, entendue à l’époque dans les sons expirants d’une musique à la mode ou du milieu immédiat, et si lyriquement décrite dans un fragment romanesque ? Ton souvenir incertain se retire à l’audition du timbre théâtral que doit suggérer l’auguste formulation.
66. Vaut-il mieux que le journaliste montre, annonce de vive voix, ou écrive ? La radio se situe au degré où le réel ne s’appuie plus sur les images particulières et ne s’est pas encore enfui dans les conjectures douteuses d’un article de presse. Sur le même ton réactif, mais en affinant plus aisément son propre recul, l’auditeur peut dépasser l’exclamation.
67. Que sais-je d’un islamiste du désert, d’un éleveur de la Pampa, ou d’une ouvrière en confection ? Rien de plus que de l’humanité en général d’après les gens que j’ai croisés ou pratiqués, si je les dépayse. Epurée, au-dessus des atmosphères sans tomber dans le vide, la remarque la plus typique du moraliste désincarne les vertus et les vices. Un caractère formel vaut pour la relation mathématique et l’universalité pour la maxime. Cette distanciation fut celle du mondain, exempt du dogmatisme religieux et de l’esprit de corps, pour autant qu’il ne se laissât pas enfermer dans la peinture de ses fréquentations. L’ethnographie ne correspondrait qu’au régionalisme littéraire. Mais de quels trésors la sociologie comparative, la psychologie et même l’économie enrichiraient la concision superbe !
68. Derrière un présent trompeur, le temps peut avoir rendu caduques les circonstances d’une appréciation, — qui demeure pourtant valable.
Disons mieux : une œuvre géniale ne vit pas moins de ce qu’elle pressent que de ses souvenirs, si profonds soient-ils. Extraire une loi générale d’une expérience récente ou ancienne est l’art de mettre cette dernière au futur par le biais d’un présent gnomique.
La littérature ne saurait profiter d’une actualité telle quelle, si tôt évanouie, ou mineure, sans la filtrer ou au moins la tourner dans le sens de l’éternel.
69. Perfidies intemporelles, ressentiments aseptisés ! De quelle couleur fut la vie brute qui s’épancha sur ce pudique papier ? J’en ai fait un camaïeu gris d’un autre siècle, où la jeunesse elle-même portait des cheveux blancs.
70. Accusez un défaut sans l’attribuer : tout le monde acquiesce. Citez un détail dénonçant un milieu : quelqu’un se tait, se renfrogne ou se froisse. L’applaudissement que peuvent soulever des maximes encore trop près des circonstances connues, n’est rien moins qu’un succès diffamatoire.
On prononcerait tant d’injures, on stigmatiserait tant de gens, on s’exposerait alors à tant d’ennuis que la décence classique devient une sauvegarde. Le blâme du moraliste est de bon ton quand il laisse ignorer qui il vise.
71. L’élévation d’une maxime se mesure à la tranquillité de sa cible quand elle l’entend ou la lit. Le grossissement du miroir comique empêche aussi le fautif de s’y reconnaître, alors que l’on s’interroge sur la clé d’un portrait satirique.
72. L’idée peut convaincre ; le départ de l’induction ferait rire d’une méchanceté. Il importe de s’arrêter sur le faîte vaporeux.
Moins la relecture de l’épigramme vous rappelle un certain nom, plus vous l’avez tirée vers la maxime, — incolore sans faiblesse, telle que sa graine acerbe n’est plus reconnaissable. Ainsi l’écriture du moraliste est-elle une ascèse : l’impardonnable s’allège du haïssable, et la pertinence, de l’humeur.
73. Des œuvres plaisent parce que leur cri est à point nommé celui des contemporains. Je dis leur cri, car une esthétique durable maîtrise l’émotion.
74. La maxime bien nommée ne se récrie pas. Son auteur étouffe le tumulte du style, — sans ennuyer. Si exaltante qu’ait été sa production, le message vaut par sa réserve, pourtant impressionnante.
75. L’émotion me précède, la sérénité m’accompagne et l’ivresse me suit. Ou : frappée de glace, je grise à l’égal du vin. Mon nom est un prénom, masculin ou féminin, puisque mon verbe a la justesse des anges. Qui suis-je ?
76. Avoir l’invisible richesse dont se gonflent les voiles, l’impassibilité du pilote guidé par la Polaire et la décision de la proue fendant la plaine liquide : telle est la maxime des maximes.
77. Au degré spirituel du dédain commence la joie de l’écriture.
78. On jugerait banale une pensée qui aurait besoin d’une expérience émouvante pour toucher au moins le cœur.
Sans même user de la pataude hyperbole, nous pouvons dire les choses plus puissamment que nous ne les avons vécues ; mais leur transfiguration nous épargnant leur pesante authenticité, l’émotion est nouvelle. Il est pitoyable de pleurer pour écrire ; mieux vaudrait avoir écrit pour tarir ses larmes de souffrance, mais non celles de la satisfaction.
79. Quand je tourne ces feuillets que le temps a jaunis, je regrette la verte saison et le bourgeonnement des idées, quoique je m’étonne aujourd’hui de plusieurs. Mon esprit, détaché de tout ce qu’il croyait digne d’être dit, semble avancé dans son automne ; un vent de scepticisme le penche sur les raides nervures de ces pages et le refroidit à leur examen. La boîte où j’ai amassé les paquets de fiches avec le râteau des trombones, ne me paraît plus qu’une brouette pleine de feuilles mortes.
Mais soudain, comme par la grâce d’un rayon de soleil sur le tapis mordoré craquant sous nos pas, une pensée s’allume d’un dernier éclat.
80. Le moraliste retenu cache celui qu’il a été par expérience ou par emprunt.
Lyrique jadis et naguère didactique, je voudrais contrôler dans la maxime le moi indiscret et le nous dissertant.
Les réminiscences littéraires éduquent la naïveté ; mais trop conscientes, elles brisent la liberté du ton.
81. On fait preuve de petitesse en précisant l’ancrage de sa culture, car on en rabaisse le prestige, ou l’on méprise son lecteur, tout en réduisant sa propre personnalité. Imitons les poètes de la Pléiade : ils mentionnaient les dieux et les héros païens comme des noms familiers. Dispensons-nous de béquilles universitaires et marchons en compagnie des penseurs et des artistes comme s’ils étaient des connaissances de tout le monde. Laissons identifier l’auteur ou l’œuvre, et surtout le passage exact. Oublions les guillemets s’ils risquent d’attester seulement nos scrupules.
82. Dans l’autobiographie, on s’exhibe indécemment en plein soleil ; le moraliste impersonnel se drape de mystère sous la lune.
83. Entre mes confidences d’autrefois et mes pensées de maintenant, je vois le même écart qu’entre les buissons sauvages et les buis taillés : j’ai gagné à coups de cisaille la signification des parterres.
84. L’aveu irréductible à la moindre sentence peut paraître bizarre. Les souvenirs personnels sont pénibles, ou le recul les déprécie. L’objectivité, l’apaisement, la valeur, résident dans les lois générales de l’existence. Il faut être d’un égotisme bien étroit pour ne pas se montrer avec un loup, au moins, sur le visage. On s’ouvre à travers la maxime de la manière la plus digne et la plus partageable.
85. Tout ce que je couche sans commandement sur ces papiers, me reflète en tant que miroir, moi-même, d’un monde. Mais après la subjectivité, puis la mémoire, l’écriture exigeante tamise une dernière fois le réel.
S’il n’a été fulgurant, l’inchangeable ressort de maints ajustements, dont la joie est le résultat plus que la source.
86. De l’aveu trop spécial naîtra peut-être l’affirmation litigieuse. Mais la confidence dégageant un trait de caractère ne peut-elle être au moins une maxime sur soi-même ? De ce roman qui s’est échappé telle une poignée de sable entre mes doigts, ne garderai-je pas quelques grains ?
87. On passe plus souplement du particulier à l’universel que de ce dernier à l’exemple, parce qu’il est déplaisant de respirer les miasmes après l’air des sommets.
88. Si l’argument d’expérience souffre toujours de sa particularité, l’idée sèche rencontre immanquablement des objections.
La généralité du penseur fournit par excellence des sujets de dissertations. Si elle ne conjure pas la dispute, elle exempte d’écrire à la manière d’un potache : au candidat de trouver les exemples, pour ou contre.
89. Un nom propre va de pair avec l’enjeu d’une maxime si l’exemplaire corrobore le fameux.
L’histoire collective offre des références plus sérieuses que les aventures du moi, mais leur célébrité les expose aussitôt à la divergence d’interprétations. On vous contestera d’autant moins vite la loi générale que vous l’aurez laissée sans application.
90. On n’est jamais sûr de maximiser le vécu sur la cime culminante ; au moins peut-on se féliciter d’une tendance au dire insurpassable.
91. Les philosophes ont leurs ontologies et leurs phénoménologies ; la littérature a ses maximes et ses romans.
Le romanesque est tout l’inverse de la maxime : il aime le hasard, l’extraordinaire, le mystérieux ; elle repose sur la nécessité qui fait loi, sur le plus courant d’où procède la généralisation, et sur l’évidence dont on ne se doute pas d’abord.
Il n’est pas certain que le moi se reconnaisse le mieux dans un récit contemporain de sa naïveté ; la maxime sied au blasement des passions.
92. A l’époque de mes plus anciens déboires sentimentaux, je sacralisais le récit. J’en ai conservé des bribes plus ou moins éloignées de la réflexion.
On possède les êtres, on les fait vivre avec soi quand on les enrôle dans un texte. Naguère on se rappelait trop bien que leur présence était minutée… Le réflexe narratif offre une revanche immédiate sur la fuite du réel ; mais la voie salutaire se dégage de l’histoire unique et de ses hypotyposes.
Le romancier exploite des aventures ponctuelles ; le moraliste a fait le tour de l’humanité. Mon premier amour tentait de se raconter dans un roman, puis se jugea dans un journal ; enfin les rencontres ont réduit les individus, aimés ou autres, à leurs analogies : les eaux-fortes obsédantes se sont bistrées en se confondant.
93. Mon adolescence était plus prolixe pour romancer l’aveu infortuné, dont les pages n’en devaient pas moins à la lecture de Phèdre. Puis j’ai reconnu la pauvreté de l’abondance, avant le mérite d’une pauvreté plus riche que m’enseignait aussi le classicisme.
L’esprit tend naturellement vers la formule fière et dépouillée, car à force de narrer, il se lasse des minuties et ne retient plus que le noème ou la leçon.
Les maximes d’un roman sont les éminences d’un relief que l’inondation a recouvert alentour.
94. Des notules ultra-courtes préférées à des souvenirs longuets, mais assez persistantes pour que l’absence de leur liber ne les dessèche jamais : voilà l’ambition des minuscules folios que je tassais dans leurs cases.
95. Quoiqu’un roman à la première personne décèle une incapacité d’expulser le moi pour se fondre dans une conscience supérieure, cette exclusivité du point de vue n’interdit pas de belles réflexions. On lit par ailleurs des romans si décousus, aux chapitres si minces, qu’ils ressemblent à des recueils d’observations et de pensées que le moraliste moderne, honteux du vrai genre dont il s’approche, aurait trempées quelque peu dans le réel pour atteindre des lecteurs vulgaires.
96. Que de prétendues vérités générales, que d’états jugés définitifs il faut bientôt mettre au passé ! Combien de fois la réflexion doit se dégrader en narration !
Recueil d’avis à jamais validés ou journal déguisé par la déchronologie ? En me relisant, je m’interroge (et tout autant sur le style : ciselures intangibles ou simples notes ?).
97. L’appui concret dont s’autorise la justesse d’un constat, est souvent tu, non que la vérité s’impose sans peine, mais par un calcul excessif et malhonnête de la pudeur ! Le je s’accuserait sans fard, — même derrière un nous de modestie. Un nous pluriel convient à un juge qui se sait compromis. Plus lâche, un on irréalise les coupables et le locuteur. Mieux : en parlant des hommes, le moraliste décrie une espèce dont paraît l’exclure sa lucidité.
98. La confidence ne vaut que pour le locuteur. La remarque peut admettre au moins le témoignage ou le sentiment de la première personne. Mais la maxime bannit le je, — autant que la restriction qui arrêterait la sentence sur le chemin ascendant de la loi incontournable.
99. Le sujet qui perçoit, ressent ou cogite, s’efface d’autant plus qu’il n’oserait se croire assez original pour n’imputer qu’à soi des cas susceptibles de concerner, sinon tout le monde, peut-être la plupart, voire quelques-uns, ou seulement un autre.
100. Il y a le choix entre la personnalité du possessif mon, la singularité extensible de l’indéfini un et l’idéalité du le. Du premier au troisième, le propos parvient, s’il est permis, à la certitude d’une loi.
101. Comment tendre un miroir à n’importe qui si le moi s’est trop étalé ? De l’anecdote à l’autoportrait, la confidence systématise l’intime. Mais du trait de caractère statique à la réaction circonstancielle, le je peut céder la place à cet on indéfini.
102. Entre un on normatif sévère (tel qu’il se présente dans « on ne fait pas cela », « on n’agit pas ainsi ») et sa nuance de participation affective (par exemple : « Alors, on est remis de ses émotions ? »), le pronom personnel indéfini, dans son rôle vaste et obscur, a la dignité du premier emploi sans en asséner la raideur, et la complicité du second sans dégoutter d’attendrissement.
103. Par ses vous insolites mêlant personnage et lecteur, le Nouveau Roman a orienté le genre vers l’ouverture du moraliste.
104. La voix d’un écrivain gagne à rester sans visage : elle est plus divine. La connaissance des gens déprécie toujours leurs pensées : mieux vaut ignorer leurs intérêts ou les motifs d’antipathie.
105. Du noir au blanc, du blanc au rouge, du rouge au jaune, une alchimie vous élève de la confession au roman, du roman à la poésie, de la poésie aux sentences. L’aventure initiale se transmue progressivement : elle rompt avec sa réalité telle quelle, ensuite avec sa pureté fictive, puis avec son ambiguïté, pour se fixer enfin dans une vérité entière. Dans cette ascension, le travail du poète élargit l’humain par la participation de la nature : c’est l’union des contraires, une liberté plus ou moins intelligible, avant l’Or d’une conscience à la fois dématérialisée, dépersonnalisée, démasquée.
106. C’est un avantage de la création romanesque ou théâtrale de pouvoir prêter à des personnages des propos dont l’auteur n’a pas à craindre qu’ils paraissent communs, et des fadaises qui mettraient au jour sa médiocrité s’il osait les prendre à son compte. Une pièce, surtout, rend l’inanité manifeste, car l’échange verbal, faute de matière solide, tourne au bavardage. Mais l’écrivain parlant en son seul nom, fût-ce d’une voix impersonnelle, doit gagner le pari dangereux de ne dire que des choses intéressantes, sinon tout à fait justes.
107. L’écueil du penseur à bâtons rompus est de s’obliger au trait d’esprit. Que l’inspiration se force, elle risque de faire long feu.
Quoique la parole mémorable soit malaisément le produit de la contrainte, l’habitude peut donner l’illusion d’une fécondité disponible. On attrape le ton de la maxime au point d’en produire deux de suite ; mais il était plus facile à la sagesse paysanne de répondre par des proverbes qu’elle n’inventait pas.
108. Ne fait-on qu’imiter l’esprit, ou est-ce qu’il pétille pour de bon ?
Le génie prend le train de l’excellence, comme d’autres, aussi mécaniquement, reproduisent leur insuffisance.
Il faut avoir été puissamment génial pour briller encore par ses faiblesses.
109. La Rochefoucauld est un modèle d’égalité : jamais ne déçoit cette machine à faire tomber les masques, jamais ne lasse son tir incessant. Et le duc n’a pas triché : il a cultivé la maxime dans sa stricte nudité, en se gardant de l’adoucir à grand renfort de portraits facétieux ou de chatoiements poétiques, de l’habiller de démonstrations complètes ou d’arrière-pensées jansénistes.
110. Un poète, un dramaturge, un romancier, ne se contentent pas d’une production ; libre à l’autobiographie même, qu’elle s’affiche ou se dissimule, de se diviser en plusieurs titres. Mais comme un fabuliste rassemble toutes ses fables, un moraliste confie ses maximes à un unique recueil, — dont l’échec serait irrattrapable. Il ne disperse pas l’amour de son genre : cet amant de la Vérité est fidèle.
111. Chaque matin, l’école de la République me dictait une règle de morale que je calligraphiais. De là peut-être mon goût précoce des expressions ramassées.
L’appréciation d’une copie ou d’un subalterne fait de la sentence une corvée professionnelle, mais aussi un art épineux s’il refuse l’insipidité. Ajoutons les remerciements, les félicitations, les condoléances, tous ces usages embarrassants de la politesse, qui n’ont d’effet sur le destinataire qu’en lui exprimant cette part du vrai qu’il n’attendait pas.
112. L’écriture sagittale excuse plusieurs défauts de l’esprit, mais elle doit toujours éveiller. Dans ce genre seul, on ne parle jamais pour ne rien dire, — même s’il arrive que l’on se trompe, par doctrine ou sous l’influence d’une chapelle.
Quoique la force d’une pensée puisse tenir au mensonge, une formule tranchée s’avérer inexacte, nulle indifférence n’amollira la réception.
113. J’écris au présent depuis tant d’années, ramenant tout à la même minute, que l’on dirait, à me lire, une vie de fou, aggravée par le désordre chronologique de mes instantanés. On a tort de se croire définitif à chaque moment, mais une légende (j’entends la nécessité d’être lu) ne se bâtit pas sur l’inconstance.
114. On ne peut faire immanquablement une loi d’un constat passager. D’où les maximes fausses, — dont l’approbation est pourtant possible, car il ne faut pas nier que d’altières sentences soient capables d’accréditer des sottises.
115. Des idées paraissent d’autant plus profondes que leur énoncé catégorique dissuade de les approfondir.
116. Pourquoi me semble-t-il encore si important de faire un livre s’il n’intéresse que moi ?
Entre vingt pensées qui vous traversent l’esprit, il en est une que l’on sent devoir garder, non qu’elle ne puisse venir à personne, mais parce que toutes celles que l’on rejette viendraient à n’importe qui.
117. S’il surgit sans travail, le trait du moraliste concentre autant d’inspiration que l’éclair poétique. Mais de hautes pensées ont pu naître dans une baignoire ou sur une selle.
118. La portée de la maxime s’établit par une double substitution : et de l’indistinct à l’individuel, et de l’infaillible au fréquent.
119. Jetées sur un carnet, des consignes d’écriture, des réformes politiques furent déjà des maximes, mais normatives. S’élever de la règle au constat, du constat au soupçon, du soupçon à la loi plus qu’humaine, c’est la gageure d’un moraliste du premier rang.
120. Le philosophe raisonne, le bavard ratiocine, le moraliste conclut. La maxime ignore les préparations. Comme la litote, elle relève d’un art énergique, quoique économe de ses moyens ; son laconisme vaut des volumes.
121. Continu et achevé, le propos classique n’évite pas toujours d’ennuyer, — tout en se limitant. La fragmentation, voulue par le dilettantisme mondain ou laissée telle quelle par la mort, a produit le meilleur du Grand Siècle.
122. Les bons mots nous récompensent d’avoir lu un fastidieux contexte. Que ne nous en ont-ils dispensés dans une sélection pour lecture cursive !
Tel un feu d’artifice nous rapprochant des très lointains flamboiements cosmiques, la maxime nous abrège un trop long discours.
123. Le public se porte plus volontiers sur un roman ou sur un essai, mais l’art de la maxime devrait convenir à notre époque : sa discontinuité ne le rendra-t-elle pas agréable aux cerveaux façonnés par les clic de l’ordinateur et les messageries de poche ?
124. Les observations morales stimulent l’esprit et se savourent à petites doses, comme le moka. A chaque obstacle franchi, le lecteur reprend haleine, ou s’entretient avec soi, ou referme le livre si la partie lui semble valoir un tout.
125. Quand on voit que la postérité se détourne des chefs-d’œuvre, on se demande si les classiques eurent raison d’attendre de sa part la reconnaissance du génie. Une désaffection de masse condamne-t-elle un goût d’élite ?
126. Plus une pensée se résume aisément, plus elle a de chance d’être claire. Certes, l’abstraction, assaisonnée d’un jeu rhétorique, rend parfois les meilleurs moralistes inintelligibles. Mais le sublime peut être redevable au style conceptuel pourvu que l’obscur en soit banni.
127. Le moraliste a cette rage commune de dire son opinion sur tout et l’art, peu courant, de ne jamais fâcher le lecteur : le plaisir de l’effet percutant prime sur le désaccord éventuel, l’admissibilité formelle édulcore le paradoxe, l’apparence anodine prévient l’inquiétude.
La morale est illustrée dans l’apologue, débattue dans le dialogue, détachée dans la sentence, et du cas et de la contestation. Le premier prend le temps d’amuser ; le second, de convaincre ; la troisième est péremptoire, mais assez habile pour que l’acquiescement précède sa conscience.
128. Un auteur opportun écrit pour son siècle en ayant meilleur goût que lui, mais sans le dépayser : la maxime a sa parole de bois, sans emprunt stéréotypé.
129. Plutôt que la phrase légère du causeur, ou inachevée de l’interlocuteur, ou monosyllabique de l’interloqué ; plutôt que la phrase complexe du clerc, ou périodique de l’orateur, ou entassée de l’enthousiaste, ou enflée du vantard, ou à tiroirs du distrait, ou rebondissante de l’oublieux, ou renaissante de l’obsédé ; plutôt que la phrase liée du raisonneur, ou substituable du linguiste, ou compassée de l’officiel ; plutôt que la phrase inversée du précieux, ou renversée du plaisantin, ou disloquée de l’improvisateur, ou hachée du timide, ou retardée de l’intéressant, ou explosée du rêveur, ou bric-à-brac du fou, ou de bric et de broc du polyglotte ; plutôt que la phrase tranchante du pédant, ou sèche du prétentieux, ou acérée de la mégère ; plutôt que la phrase évasive du mystérieux, ou périphrastique de l’embarrassé, ou sinueuse du diplomate ; plutôt que la phrase agglutinée de l’impatient, ou fondue du babillard, ou confuse de l’ivrogne ; plutôt… plutôt la phrase cristallisée du moraliste !
130. Laissons mollement vagabonder l’esprit. Tout à coup, il s’immobilise dans un diamant et subsume les préoccupations personnelles.
La puissance du Verbe a fait claquer son fouet sur la monture poussive du Temps ; un éclair fracture la morne atonie.
Dans son corset de dignité, la reine des formules dissipe tous les malaises. Et le visage heureux salue la phrase nouvelle.
131. Sur l’échelle des appréciations, la maxime suprême se classe au-dessus du sauvage, du lourd et du piquant, — telle cette dénonciation de notre lâcheté : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
132. Ne prendre la plume que si la pensée errante a trouvé enfin un air grandiose.
Il faut à l’Ecriture le ton de l’homme qui s’entretient avec les dieux.
Officiellement, le français est la langue de Dieu.
133. Si les signes chinois proviennent des craquelures sur les os des victimes brûlées en l’honneur des ancêtres afin de lire leurs réponses oraculaires, dès sa plus lointaine origine, l’écriture rejoint sa vraie grandeur dans une tonalité post mortem, éclairante comme un feu.
134. Ce n’est pas assez qu’un anneau de Gygès rende le moraliste invisible aux autres ; il reconnaît d’autant mieux sa réussite qu’il n’en reconnaît plus en lui-même le creuset et regarde ce qu’il a écrit, comme s’il n’en était pas le promoteur. Sa culmination le dépossède.
Dût le livre juxtaposer des souffles subits, qu’il retienne tous les moments où leur violence nous indique un haut lieu.
135. Si l’on n’enregistre pas aussitôt sa pensée, on a du mal à s’en rappeler les termes exacts, que l’on se répète comme pour apprendre ce qu’aurait dit quelque auteur, — fort objectivement peut-être ! Tel le froid comédien de Diderot, on se règle sur un fantôme qui vous dépasse.
136. Si quelque chose de notre existence doit un jour se retrouver dans une vie supérieure, il me semble que l’œuvre littéraire est une parfaite transition. Rousseau ne voulait-il pas se présenter dans l’au-delà avec ses Confessions ?
On exerce, dans le choix des mots justes, un pouvoir qui paraît vous mettre à couvert des atteintes physiques. Pour un peu, on se croirait immortel.
137. Toute langue est incommode, ou par ses conjugaisons, ou par ses déclinaisons, ou par sa prononciation, ou par sa syntaxe illogique, ou par la rigidité de son vocabulaire… Mais la maxime bien frappée évite ou fait oublier toute pesanteur idiomatique ; elle tend vers le mode d’expression universel.
138. Une phrase qui me revient, un distique dont je m’enivre en marchant dans les rues, ne doivent-ils pas être sublimes ? Je ne les ai plus entre les doigts, je ne les ai plus sous les yeux ; je ne fais que les entendre en moi, élus par la mémoire entre tant d’autres !
Tout meurt, sauf quelquefois ce que l’on sait en dire. Il n’est de salut que littéraire.
139. La maxime étant à la fois le plus juste et le plus nouveau des constats, elle ne demande aucune afféterie pour éblouir. La plus belle forme peut narguer le talent par une production dédaigneuse.
Un mot de plus : la pensée était banale. Ou un mot de moins : elle n’avait pas de sens. S’il est vraiment naturel, ce périlleux équilibre n’a pas eu besoin de balance.
140. Une noble tournure honore une réalité ennuyeuse. Mais comment conserver le ton ? Des règles vous apprennent la correction d’une langue et chacun peut les respecter, tandis qu’un rare mélange de grandeur et d’humilité ne se compose pas délibérément.
On a beau recommencer l’autopsie des auteurs illustres, on ne trouve jamais le fond de leur charme. Les trois critiques du XXe siècle ont désacralisé l’écrivain : le structuralisme en montrant sa dépendance à l’égard d’un moule ; la psychanalyse en repérant les récurrences intimes ; la sociologie en réduisant le créateur à un produit des circonstances. Mais où réside le « je ne sais quoi » de l’agrément ?
De même que les calculs des sciences occultes sont pitoyables auprès d’une vision pure et spontanée, le génie se moque des procédés de fabrication. La maxime fulgurante, comme l’amorce de l’infini esthétique en poésie, n’a pas besoin du travail qui perfectionnerait une forme plus étendue.
141. On compte beaucoup d’acteurs, mais si peu de voix de théâtre ! Parmi cent timbres qui résonnaient sur les thèmes d’une époque, à peine quelques-uns ont passé la rampe. Quel est le secret ? Sinon par l’étude, l’acquiert-on par la lecture, ou le possède-t-on de soi-même ?
142. Quand je considère mes notes anciennes, je me plains de ne pas avoir eu le sens de la formule pendant la moitié de ma vie ou presque. Je me perdais en détails. Si mon expression s’est contractée au fil du temps, elle s’est trop peu maximisée.
On s’enchante de louer ; mais plus on grandit le modèle, moins on l’atteint.
143. Des termes clés deviennent aisément mes fétiches. L’italique ou les majuscules en font des fanaux sur les récifs de mon obscurité.
« Continuez à aimer les mots. » Ainsi m’encouragea quelqu’une dans un jury de soutenance, la seule, au fond, à avoir compris la thèse…
Jubilation du langage, audition frémissante des sonorités françaises, enthousiasme obsédant de mes récitations d’autrefois, puissiez-vous renaître de mon propre souffle ! Mais où prendre les ailes d’Iris pour porter des conseils et des jugements divins ?
144. L’emphase n’agrée que si le contenu la mérite. L’ampleur des termes ne suffit pas à transcender une expérience plate et à lui conférer du sens hors de ses bornes.
Plus modeste, le sublime creuse l’écart et n’offre jamais l’occasion de l’en blâmer, ni n’oblige à des retouches ultérieures. L’inspiration exaltée ne fut qu’une gaieté passagère et de piètre valeur s’il faut rentrer avec peine dans les traces qu’elle a laissées.
145. S’il y avait lieu de choisir, quel auteur ne préférerait la gloire du texte à la sienne de son vivant ? De quelle absence provisoire n’achèterait-il pas une présence différée !
Mourir content du livre, quoique sans renommée, ne garantirait pas une survie par procuration.