Humeur

1. Le début de l’existence nous imprime les allergies dont nous ne démordrons pas.

2. « Muse, rappelle-moi les causes… » Le père, jeune, était sur la plage, si heureux de vivre, quand ma mère exécrait et la chaleur et l’exercice. Mes parents étaient aussi peu faits l’un pour l’autre que moi-même et la vie.

3. L’anomalie s’insinua en moi par des voies si charmantes que je ne la contrariai pas. Comment l’aurais-je pu, d’ailleurs, dans un âge inconscient ? Quand je m’avisai du drame, il était depuis longtemps trop tard pour réagir. Tandis que je construisais mes châteaux de sable et mon avenir, le père était là, dans sa trentaine rayonnante, prêt à tous les jeux de l’adolescence. Peu encline au mouvement et distraite sur sa revue, ma mère levait souvent des yeux inquisiteurs. Les instances du moi étaient déjà fixées.

4. Je sors d’un rêve à peine bizarre. Dans une voiture tirée par une poule, une femme emmène son enfant. Ma mère et moi, je suppose. Nous nous installons dans une maisonnette aux deux pièces superposées. En un clin d’œil, depuis la salle basse, elle déplie un meuble de fer le long des murs, — une espèce de lit qui m’entoure de barreaux. J’admire la transformation. Mais soudain, un drap de fantôme se plaque sur le métal et me suffoque moi-même. Du coup, mon hôtesse pousse un cri affreux, et tandis que je déchire le tissu, dont je garde un lambeau sur le visage en m’échappant, elle se précipite par la porte de l’escalier. Je m’éveille en espérant qu’elle ira quérir le médecin (le père, sans doute), dont l’attelage est un coq.

5. A-t-on jamais été une page blanche et disponible ? Ne faudrait-il pas approfondir sa préexistence pour se convaincre de la toute première détermination ?  Quelle mémoire ai-je conservée de l’inconfort primordial et des sources de ma rancune ? Malgré de pénibles efforts, je ne puise dans les profondeurs de mon esprit que les eaux du Léthé. Du texte primitif, tissé dans le cachot de la vie informe, la lumière du soleil oblitéra ensuite les impressions.
   Il me semble aujourd’hui que dans cette grotte obscure se formaient lentement des stalactites, qui risquaient d’envahir tout le volume et de me broyer ; qu’une hydre farouche défendait le seuil de ce repaire fétide et m’y retenait captif, entrelacé par ses tentacules, muré dans mon silence. N’avais-je qu’à attendre le secours d’un héros, à qui l’astuce de la magie permettrait d’endormir le monstre et de pénétrer dans son antre pour y délivrer sa proie ? Probablement, je ne soupçonnais ni n’espérais pareille issue. J’imagine que de la voûte humide, si dangereuse, tombaient des gouttes, dont la cadence invariable marquait les minutes, en scandant mes affres dans les flaques, et que là s’accrut, avec mon corps en révolte, l’horreur indélébile de la clôture et de la régularité agressive. Mais que savais-je alors, sinon ce qui me répugnait à un niveau élémentaire, sans la notion de sa cause et de ses entours ?
  Hors de la caverne et de ma préhistoire, je connus la Reine du rivage où me fixait ma nouvelle servitude. Moins lisse qu’Aphrodite à la crête des flots, elle sortait du bain dans le drapé disgracieux de son costume alourdi de liquide. Ses cris stridents appelaient les servantes dont j’occupais les jeux maladroits et taquins. Leur maîtresse demandait bientôt ses bijoux et m’accordait en passant la dure caresse de leurs minéraux. Ses regards noirs et sévères exprimaient constamment de mystérieux reproches. (Devinaient-ils sous le masque la défiance qu’elle inspirait ?) Ses ongles acérés s’amusaient à déchirer les plantes. La raideur des bagues empêchait ses mains de se livrer au travail délicat de la tapisserie. Encore moins la souveraine eût-elle, à l’instar de Pénélope, défait l’ouvrage de la veille pour attendre amoureusement le retour de son époux.
  Car le Roi fuyait dans ses voyages la voix aiguë de sa femme, relayée par les sonneries assourdissantes d’une armée d’horloges. Las de leur sec tic-tac comme des calendriers meurtris jour après jour, il cherchait au loin les battements intimes d’un cœur et la durée discrète. Avec plus de force que le suintement des ténèbres originelles, les vagues de la mer martelaient le sérieux de mes journées ; si j’osais m’en plaindre, l’écume se mettait à tambouriner sur les raides toiles de la Reine, de telle sorte que la résonance amplifiée me rendait vite à la raison. Cependant, à l’ouverture d’un coquillage ami, un doux murmure à mon oreille se moquait de la baigneuse : non, le vaste océan ne noierait aucun de ses torts et nulle parure de nacre et de corail ne les embellirait.
Une galère l’avait amenée, disait-on, d’un pays dont le seigneur se plaisait à bâtir. Or, d’un père curieux de poésie autant que d’architecture elle avait hérité la seule intelligence des Nombres.
Hélas, elle ne structurait que l’espace souterrain : tout son règne s’employa et ses pauvres sujets s’épuisèrent à creuser des labyrinthes complexes, où l’avare dissimulait ses trésors. Personne ne pouvait donc habiter son royaume s’il n’honorait le Calcul, physiquement ou intellectuellement. Quoique sans goût, je tentai de m’unir à la tâche commune de la seconde manière. Chaque soir, surgie d’un crépuscule sanglant, l’Abeille tyrannique contrôlait de près l’exactitude de mes tablettes de cire, tandis que je sentais sur ma nuque le frôlement de son dard. Quand elle me surprenait à rêver, tombait brusquement cette question : « A quoi penses-tu ? » Je n’avais pas toujours une réponse prête…
  Il arriva que, dépositaire des instruments antiques et sacrés de la Géométrie, je ne pus expliquer pourquoi le parfait Compas était absent de son alvéole de velours pourpre. Quant à retrouver le voleur, il n’y fallait pas songer. Dans son courroux, la Reine me jugea si négligent que, par un sortilège digne de Circé, elle me métamorphosa en poisson rouge et m’enferma dans un aquarium sphérique.

6. L’absence du père me le rendit préférable et, souvent interrogé, j’osai l’avouer, dans la chaleur d’un mois de juin, dont le tourniquet d’arrosage ne nous rafraîchissait pas. Dès lors, ma mère se fit un enfer du jardin de mon enfance, — d’un choix paternel qui l’éloignait trop de Paris. Je mesure à quel point la vente qu’elle provoqua, ressemble à l’exclusion du paradis terrestre…

7. Je ressens l’autorité cassante d’une femme comme une contre-nature, — sans être ému par la douceur. Ainsi, la bonne  affectueuse ne put me faire descendre dans la cave de l’immeuble parisien où je vécus d’abord. De ce séjour, ne me reviennent que mes hurlements au bord de l’escalier obscur…
  Je ne saurais reconstituer l’ambiance d’avant-guerre de cet appartement maternel ; mais ce que l’on m’en a dit, m’explique ma distance à l’égard de la modernité.

8. Autrefois, quand je me tirais du sommeil dans cette chambre de campagne où s’insinuait le jour, la vue d’un gros bouquet du papier mural m’effrayait d’abord comme le visage enlaidi d’une vieille voisine très édentée, dont l’approche m’horrifiait et me mettait en fuite.

9. Femelle, le serpent me terrifie parce qu’il est possession utérine ou conjugale (Phébus tue le Python suscité par la jalousie de l’épouse de Zeus contre Latone, qui vient précisément de l’enfanter) ; mâle, c’est-à-dire phallique, il me rappelle des responsabilités à ne pas prendre…

10. On ne tient que trop des siens par les influences qu’ils ont pu avoir sur vous. Mais les rigueurs maternelles ne m’aveuglèrent jamais sur les défauts de mon père. Il avait la religion de ces grands repas de famille, au terme desquels les esprits libérés par la boisson jettent tous leurs griefs.

11. Comme il avait deux sœurs, mon père eut toujours deux femmes. La famille peut être utile à la patrie, elle ne l’est pas forcément à la vertu. La nuit, l’angoisse le réveillait en sursaut parce qu’il avait oublié quelque nom propre ; il est possible qu’il ne sût pas mieux qui il était lui-même. Je mesure à présent à quel point sa manie des mots croisés était malsaine : elle révélait sa duplicité personnelle.

12. Mon père aura rempli plusieurs figures de la trahison : l’éloignement, l’infidélité, l’injustice, la prodigalité et enfin l’amnésie. Dans l’appartement de ma mère, remarié presque in extremis, il reporta sur l’autre toute la haine qu’il avait nourrie pour la défunte. Sa perte de mémoire l’aida même à renier celle qui avait bénéficié d’une si longue tromperie : quelque temps avant de mourir, il ne la reconnaissait plus. Ce vieillard échevelé avait perdu la tête depuis que la simplification de sa double vie ne l’obligeait plus à un mensonge permanent ! Le gâtisme était caché au fond de la corbeille de son second mariage.
   En vérité, il fut bien mal récompensé d’avoir préféré à ma mère cette femme que je connus hideuse et puante, avec la montre de la morte au poignet. Car elle abrégeait les heures du nouveau couple : épousée par un homme aux approches de sa fin et désormais exempte des effets contraignants de la comparaison, cette ancienne maîtresse s’avina scandaleusement. Combien d’époux et d’épouses tuent l’autre à petit feu, par la querelle, ou par les exigences, ou par le désordre de leurs vices ! Ce sont des crimes parfaits dont les auteurs seraient très étonnés d’être accusés.

13. Ce père me reprochait de n’aimer personne. En fait, tout m’éloignait de ceux dont je me suis épris follement. Les incompatibilités me les rendaient presque désagréables, avant que le lien principal ne s’avérât impossible à nouer, de sorte qu’après la douleur, puis l’écœurement, revenait le mépris.

14. L’usage d’une profession ou d’un milieu déteint souvent sur la manière de chercher l’amour ; aux antipathies de fond il ajoute les incongruités sociales. Par nature, d’autres ne savent point parler, ni même sourire, et n’adressent qu’un regard froid, terriblement pratique, mais dont il est facile de profiter pour ne pas les comprendre.

15. Sans doute y a-t-il davantage de porcs que d’esthètes ou de sentimentaux et donc, plus de chance de séduire avec une physionomie libidineuse. Mais on ne se la donne pas.

16. Les monomanes se contentent d’un détail et la dépravation grossière se jette sur n’importe quel corps. Certaines complicités ne tiennent qu’à des pointes de chair, mais de là n’irradie aucune affection.

17. Infernale ou sainte, la béatitude a le même air.

18. L’attachement d’une conquête ne trouble pas moins les don Juans que leur légèreté ne perturbe la victime.

19. Siècle chaud : siècle putrescent. Mon entrain est hivernal (mais non sibérien) et mon horreur, caniculaire. Ce que l’on nomme « la belle saison » ramène pour moi la déliquescence et l’abêtissement. Je me souviens du parasol écrasé de chaleur, sur la plage aussi peuplée que les bords du Gange. Combien j’aspirais à la rentrée scolaire !

20. De Paris en banlieue, de banlieue en province, ma vie s’éloigne de la vie. En dehors de Paris, la France est un tombeau. Et Paris n’est même pas entièrement Paris ; les idées et les mœurs n’ont de liberté qu’au centre de la ville et rebutent la province dès les arrondissements périphériques. Mais de cette licence qu’ai-je fait ? Car si tout est permis, rien n’est forcément possible.

21. Ville sans âme. Le peuplement de Paris ressemble à l’occupation de ses palais nationaux : d’une politique à l’autre, une catégorie d’habitants ou de résidents doit céder sa place.

22. Un jour, des blouses blanches ; un autre, des vestes rouges. Un après-midi, des Cinghalais en file indienne ; un petit matin, des colleurs d’affichettes pour des feuilles qui se vendent mal. Un samedi, des chars exhibant l’impudeur ; un dimanche, des pousseurs de landaus. Avant-hier, des taxis ; hier, des motards ; aujourd’hui, des bœufs, des chevaux et des moutons ! Toutes les colères défilent sur mon boulevard.

23. Paris, première destination du tourisme mondial, mais parcouru par les cyclo-pousses de la misère !
  La mendicité, ponctuant les trottoirs, expose le décrochage du continent, — sans jamais ébranler le discours officiel dont le pharisaïsme a classé, une fois pour toutes, le phénomène accusateur parmi les droits.

24. Vous descendiez paisiblement l’escalier de la station Louvre ; la course d’un enfant vous oblige à vous plaquer contre la rampe. La jeune Chinoise à la poursuite du voleur renonce, hors d’haleine. Elle vous dit en anglais qu’on lui a pris son argent. Il faut bien exprimer dans la langue de Dickens ce qui ressemble à un épisode des Aventures d’Olivier Twist, — à cette différence près que personne ne songe à rattraper le malfaiteur… De quel droit gênerait-on l’exercice d’un des métiers de Paris ?

25. Ces groupes de touristes, obsédés par leur photographie devant les monuments, rejoignent ces voyageurs dont les récits ne s’intéressent qu’à leurs compatriotes à l’étranger. Quelque rebord sert de socle à des poses de starlette.

26. Les plus beaux lieux du monde sont constamment défigurés par des baraquements, des manèges, des tribunes, des barrières, des ornements vulgaires : tout cela tient plus de la profanation conquérante que de l’animation urbaine.
  Les édifices de certains princes ont eux-mêmes la laideur et l’inutilité des excréments dont les chiens marquent leur territoire.

27. Paris a une indigestion de gargotes ; elles ont empuanti maints immeubles : on est dégoûté au rez-de-chaussée, on a le cœur barbouillé au deuxième et, tout essoufflé, l’on est bien près de vomir au cinquième.

28. Comme sur une jambe variqueuse, la chirurgie municipale ne coupe une voie de la circulation que pour encombrer le reste du réseau. Les piétons eux-mêmes ont la rage de rouler.

29. Paris pollué, Paris tagué, Paris cadenassé, Paris terrorisé, Paris soûlé de sirènes (le molosse d’une passante leur répond, sous les arcades, en aboyant à la mort).

30. « Fluctuat nec mergitur. » En ferais-je ma propre devise ? Notre barque légère tâche de flotter sur un océan de pouvoirs. Elle est quelquefois portée par la vague ; le plus souvent, la vague menace de l’emporter.

31. Les cimetières sont remplis de gens qui ont joué leur rôle en famille et se sont haïs comme ils le devaient. Cependant ils dorment sous la même pierre.

32. Les mauvaises habitudes, prises dans la vie familiale ou conjugale, sont le poison fréquent des rapports professionnels ou sociaux.

33. Si l’humanitarisme applique un pansement, un humanisme ceint d’une couronne.
  Mais autres temps, autres mœurs. L’humanisme le plus large et le plus ambitieux appartient au héros de la Renaissance ; l’honnête homme classique s’intéresse à tout et ne parfait rien, même la vertu ; le philosophe du XVIIIe siècle a des valeurs morales et un esprit encyclopédique, mais ne cherche pour son corps que des sensations agréables, d’origine extérieure et plus ou moins fugaces ; l’homme ensuite se spécialise, sans négliger sa formation militaire, et le plus moderne ajoute le souci commercial à sa compétence propre, quelle qu’elle soit.
  La plupart se rangent dans telle ou telle catégorie ; l’honnête homme qui ne se pique de rien, mesure sa solitude. N’excellant nulle part, il ramasse partout les miettes de la vie.

34. Les gens ressemblent à ces appartements que distingue à chaque fois une ambiance déroutante, quoique l’architecture les empile à l’identique autour du vôtre. Ne pouvant éviter la diversité, les plus optimistes prennent le parti d’en faire l’éloge.

35. Plus d’un subit l’espèce à laquelle il appartient, mais si l’apparence du rôle est conforme, les autres y verront un attribut essentiel ; ils ne soupçonneront pas l’aliénation ; ils seront dupes et vous détesteront.

36. L’insolence du costume réside dans tous les genres civils de l’uniforme.

37. Pour un peu, la bizarrerie de certaines espèces rendrait étrange leur utilité sociale elle-même.

38. Le propre d’une espèce sociale est de mépriser toutes les autres, — quand elle se ridiculiserait.

39. On dirait que les hommes disposent d’un sens pour se joindre à leurs pareils et fuir la différence (tiendrait-elle à de faux semblants).

40. A la disparité des fonctions s’ajoute celle des loisirs. Les intellectuels parlent de ce qu’ils ont lu ; les esprits légers, de ce qu’ils ont vu ; les écervelés, de ce qu’ils ont fêté ; les sportifs, de leur entraînement. S’ils vous adressent la parole, les premiers étalent leur culture ; les seconds, leur curiosité ; les troisièmes, leur insouciance, et les derniers, leur technique. Purs ou mixtes, je ne certifie pas qu’ils soient tous estimables selon leurs propres critères.

41. On ne mesure pas toujours à quel point on a raison de ne pratiquer des gens qu’à distance ou par des voies officielles. Ce que l’on apprend de certains, après les avoir très superficiellement connus, vous ouvre des abîmes insoupçonnés.

42. Quand elle exagérerait les défauts, l’antipathie est plus clairvoyante que l’affection.

43.   Les autres m’auront toujours paru singuliers : au mieux, je m’en amuse ; au pire, je m’en effraie, — jusqu’au malaise durable.

44. Le système des rôles sociaux ou économiques vous force au sourire vis-à-vis d’une multitude de personnages plus ou moins nécessaires et toujours dérangeants. On se sent environné de mille espèces qui vous déplaisent et avec lesquelles il faut pactiser pour survivre. Sous l’influence de la fatigue, on voit l’humanité autour de soi comme une myriade de dangers. Par rapport à l’inconnu, je ne dirais pas avec le poète : « Au mal que je lui fis vais-je le reconnaître ? » Mais : « Au mal qu’il pourrait me faire, devrai-je le connaître ? »

45. L’attention à laquelle nous obligent les autres, évalue d’abord les ennuis que leurs passions peuvent nous coûter.

46. Le plus grave n’est pas qu’un groupement (voire minuscule), afin de défendre une conception ou une action, soit une menace pour la liberté de ses membres, mais qu’il le devienne ensuite pour celle d’une multitude indifférente.

47. Une tête brûlée risque sa vie pour se prouver qu’elle ne l’a pas encore perdue. Aimable Etat que celui qui n’interdit pas de garder la tête froide !

48.  Si les autres lisaient dans nos pensées la mauvaise opinion que nous avons d’eux, nous pouvons croire que la plupart s’emploieraient à la confirmer.

49. Le brassage des races n’en reproduit pas moins les mêmes espèces sociales. Quoi qu’il en soit, l’humain garde la fatalité de ses vices.

50. Telle est l’ingratitude courante qu’elle ne regarde pas les services rendus, mais ceux qu’elle peut encore tirer de vous. On admet qu’elle soit un droit quand l’obligation a été faible.

51. Certains gêneurs nous pèsent d’autant plus qu’ils s’excusent de nous importuner pour prolonger notre martyre.

52. Le manque de passion pour ce que l’on fait, incite (d’autant plus s’il est inavoué) à accuser les autres de vous déranger.

53. L’homme progressera dans le bien ou dans le mal, mais ne saurait changer : c’est pourquoi le pardon n’a aucun sens.

54. L’action ne peut réparer la plupart des coups que tous les milieux nous portent. Une formule outrée nous débarrasse d’un grincheux qui s’offusquait d’une vétille. Mais s’il existe des mots vengeurs, nous n’avons pas toujours intérêt à les prononcer. Quelle impuissance !

55. Il y a dans la fureur un degré qui préserve de toute honte.

56. On est méchant avec soi-même en perdant son temps à des méchancetés. L’âpreté des rapports quotidiens ne tire de vous que la mauvaise humeur et ne laisse pas juger que vous valez mieux.

57. Moins on a d’opinions, plus on respecte celles des autres. Mais la fréquentation de gens détestables vous apprend ce que vous refusez.

58. Un mauvais humour vise à préserver des défauts.

59. La leçon de morale est au manque de tact l’aide d’une canne blanche à l’aveugle.

60. J’accepte la vertu chez moi, mais je ne l’apprécie que fort peu chez autrui parce qu’elle me semble un reproche de ne pas en faire assez.
  Une Terreur morale exalte la sainteté, la bravoure, le zèle ou le mérite personnel pour servir la volonté de puissance de quelque tartufferie.

61. Le christianisme ignore à jamais que la conservation de soi est le terme de la charité.

62. Le culte exige la dévotion ; la citoyenneté, des devoirs ; un emploi, du dévouement. Mais à la fin, ce bouquet de vertus exhale un parfum de servitude.

63. L’enfer religieux situait dans l’au-delà le châtiment de l’immoralité. Un utopiste anglais vint, au début des temps modernes, et ce fut au tour de la vertu vivante de ne pouvoir éviter une ambiance infernale.

64. On ne redoute pas les gendarmes comme les voleurs, mais on les craint.

65. La sévérité du fanatisme est d’abord celle de la méfiance : on se sent réprouvé avant d’avoir parlé ou agi.

66. L’intolérance du vice ou de la vertu, de l’ivrogne ou de la dévote, c’est de chercher à convertir.

67. Une morale pourrie est au déclin ce que la pourriture morale est à la décadence.

68. Tout autant que le parti de la Désobéissance, l’Autorité gâte l’atmosphère en rendant nos jours incertains. Est-il un pays où la révolution soit plus permanente qu’en France ?

69. Les lois tournent comme des girouettes, quoique l’on ne voie pas l’inconstance des premières aussi bien que les secondes.

70. Nos législateurs multiplient les interdits comme les druides gaulois : sur ce point, la nation a pérennisé sa culture.

71. L’usage change la loi plus souvent que celle-ci ne réforme celui-là, — qui provient de la domination d’un fait ou d’une catégorie. Une législation vraiment réformatrice serait l’antithèse d’un processus barbare.

72. La loi peut interdire la haine, en tout cas ses marques ; elle ne saurait commander l’amour, et moins encore empêcher la haine de la loi. On tremble à l’idée que, sous l’accusation de quelque hostilité, il vous appartiendrait de prouver votre innocence ! Règle digne des calomnies grecques et des proscriptions romaines, — symptômes extrêmes de la crise, ou de la démocratie, ou de la république.

73. La haine est le présupposé de toutes les lois.

74. La provocation peut aider à la conquête d’un droit, mais elle en salit l’exercice. L’inconduite humaine est telle que l’usage rabaisse toujours le progrès.

75. La société moderne protège tout le monde, les meilleurs et les pires. L’égalitarisme traite aussi bien ou aussi mal l’action et l’inaction.

76.  L’on vit de secours, ou de violence, ou d’un travail rémunéré. Relayant l’ancienne charité, l’Etat exploite la rétribution au profit de la redistribution. Les revenus des citoyens imposables ne suffisant pas, il s’endette sans fin, persuadé que sa morale le dispensera de rembourser.

77. Une générosité publique maniaque, un égoïsme privé féroce, participent aveuglément à la crise française, — la plus insoluble du monde.

78. Le bon sens exigerait des qualités ; la démagogie promet des attributions.

79. La panne des acquisitions marque le déclin et toutes les obtentions de droit viennent avec la décadence.

80. La République est une vieille dame indigne que l’Unité européenne (mieux que l’Union) mettrait sous tutelle.

81. Tant de contraintes sociales s’exercent grâce au seul intérêt des exécutants ! Mais il est fort imprudent de fonder un régime sur la vertu : on s’expose à dénoncer plus vite sa corruption.

82. La vertu se conserva longtemps dans l’armée romaine, alors que, par ailleurs, l’emportait la facilité. L’attrait moderne des compétitions sportives tient peut-être à cette étroite survivance du pur effort, — moins salutaire que les légions.

83. Les campagnes électorales n’opposent que des minorités. Des alliances négatives évincent une minorité relativement majoritaire. Que vaut le pouvoir ?
  En fondant l’Etat sur un double hasard des urnes, la Constitution n’en a pas moins réservé l’initiative à l’exécutif : une espèce de plébiscite, faussé par le même mode de scrutin à deux tours, doit aligner le législatif sur la Présidence pour qu’elle gouverne à sa guise. Une mécanique stupide entraîne l’électorat à ne pas la contrarier.

84. Quand il aurait répandu au départ le faux pour le vrai, un sondage, par son influence, a toujours raison à l’arrivée.

85. La minorité fait d’autant plus de bruit qu’elle est minoritaire. Mais son opposition n’a de choix qu’entre le parjure et la perspective encore plus immorale de se réjouir des fautes nuisibles au pays.

86. Ou le parti choisit son chef, ou le chef autoproclamé fonde son parti, mais il n’aurait point de partisans s’il ne répondait déjà à une demande. De telle sorte que s’il s’en écarte, il ajoute à son inconstance personnelle une trahison publique. S’il n’est un grand homme, un Président est toujours l’otage de son bord : il ne peut lui déplaire, même au nom de l’intérêt général. Le nous de majesté le cède au nous sectaire.
  Malheur au Fils du Ciel (cela dit poétiquement, sans plus) qui rabaisse sa hauteur aux réclamations d’une classe !

87. Démocratie indirecte : éternelle jeunesse du peuple, traité en mineur par une oligarchie administrative, forte de sa complexité pour couvrir ses mauvais desseins.

88. La dénomination d’une lourde autorité ne devrait pas être indifférente. La violence propre à la tyrannie suscite la haine brûlant de la renverser ; la dictature est consentie, même indirectement, par des citoyens ; le despotisme est subi par résignation. En Grèce archaïque, le turannos est un roi progressiste ; nommé temporairement, le dictator romain exerce une magistrature républicaine ; le mot despotês désigne l’Empereur chez les auteurs grecs de l’époque romaine. Du premier régime au troisième l’abus s’aggrave, mais dans le deuxième il est le plus agaçant parce qu’il se targue de sa légalité.

89. La faction relativement majoritaire, au pouvoir dans une démocratie multipartite, reste une faction et le régime ne vaut que par cette liberté dont profitent les électeurs pour changer fréquemment de maîtres. Il est vrai que l’impuissance et la banalité des politiciens ne donne pas aux résultats électoraux plus d’intérêt vital que n’en présente l’issue des compétitions du stade.

90. Bel exemple que la démocratie athénienne elle-même avec ses sophistes, ses sycophantes, ses guerres d’hégémonie, ses esclaves, son Ecclésia de citadins oisifs et ses citoyens professionnels !

91. Le peuple néglige maintenant la citoyenneté, — cette notion qui l’unissait, — parce qu’il ne se retrouve ni dans le prêche humanitaire de la gauche ni dans le verbiage économique de la droite ; la classe politique a mérité cette appellation par son isolement.

92. Il en va des idées politiques comme des peintures décoratives : il faut qu’elles soient grossières pour faire effet de loin.
  Si génial que soit un esprit par ailleurs, il se rabaisse par un engagement, même verbal, — que l’on jugera naïf si le moi prononcé l’inaugure, ou déplaisant s’il est comminatoire.

93. La plus haute formation de nos administrateurs n’a réussi qu’à leur forger des réflexes de candidats briguant les suffrages. Le métier est tout au service de l’ambition personnelle.

94. Le parricide politique est un crime parfait quand le père, par dignité, peut approuver un « héritier » dont la profession de vertu ne sort pas le poignard de Brutus.

95. Au pouvoir, la jeunesse est insupportable parce qu’elle croit à sa puissance ; un vétéran, à son rôle indispensable.

96. Il peut avoir été grisant de commencer par l’éloquence de la chaire pour impulser une foi lors des rassemblements ; il est plus normal de poursuivre par celle de la tribune pour exposer une action. Il n’est pas exclu de finir par celle du barreau pour défendre un honneur compromis…

97. De la provocation à l’opposition, de l’opposition à la proposition et de la proposition à la conduite des affaires, l’engagement effectif se rapproche. Mais la plupart du temps, l’action affaiblit la proposition, qui ménage ses opposants, au point d’irriter l’extrémisme provocateur.

98. L’action publique, fût-elle d’une intelligence passable, dépend du hasard. Si le charisme de l’homme politique ne vient guère de sa parole, il ne peut tenir qu’à sa chance.
  Une prétendue responsabilité s’enorgueillit du bien qu’elle a fait. Que n’argue-t-elle plutôt de celui qu’elle n’a pas eu la maladresse d’empêcher ?

99. Un sophiste qui enseignerait aujourd’hui l’argumentation politique, aurait plus de silences à recommander que de paroles à dire.

100. Un politicien ne clame que ce qu’il donne ; un vrai politique oserait annoncer ce qu’il demande.

101. La synthèse des contraires est le poncif et le mensonge de la prudence politique : elle n’a pas d’effet plus sûr que l’activation des cacophonies au sein d’un parti mou. Et le temps de la modération coule trop lentement pour ne pas exacerber l’impatience de l’extrémisme. Car au nom d’un fallacieux bon sens, il est un extrémisme de la modération plus intolérable que la colère.

102. Centrisme : chimère des chimères, tenant des sirènes de la gauche et des harpies de la droite.

103. Si la polysémie fait la richesse des mots et des poèmes, ou si leur reconversion prolonge la pertinence des objets et des bâtiments, on admire moins un élu de se renier pour rester, apparemment, « l’homme de la situation ». Cependant une carrière entachée de fautes et de ridicules est jugée brillante quand elle a su rebondir et perdurer. Se maintenir : voilà la devise.

104. La seule réussite d’un nouveau pouvoir est de ne pas hâter sa déconsidération.

105. La politique réforme tout, sauf ses travers. Les prétendus remèdes pour le redressement national ne sont que l’accentuation des défauts qui nous ont perdus. Mais ses auteurs n’avoueront jamais une mauvaise politique : ils diront plutôt qu’ils ne sont pas allés assez loin.

106. C’est honorer bien peu les femmes que de les associer pour moitié à des responsabilités politiques si décriées.

107. Il en est des réputations mondiales comme des rôles familiaux : la générosité qu’on leur prête, condamne certaines nations au dépouillement sans fin.

108. Y a-t-il une sottise à dire sur le plan international ? C’est de France qu’elle va venir. Tel n’a pas toujours été le cas. Mais les errements, aussi bien que le génie, sont un attribut qui tourne.

109. Le pays qui a inventé la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, la combat maintenant sur toute la planète, et d’abord chez lui.

110. Une politique sournoise crée la situation qui justifiera des mesures partisanes ; une politique rêveuse se persuade que l’idéologie modifiera la réalité. La proximité des échéances électorales empêche heureusement l’une et l’autre d’aboutir.

111. Idéologie : toute doctrine qui méprise une réalité médiocre pour en établir une plus invivable.

112. La mise en pratique des idéologies fait descendre de l’esprit au corps ou, conformément au principe de réalité, des arrangements théoriques aux spoliations, voire aux crimes qui les rendent possibles.

113. L’idéologie du partage fait feu de tout bois, même d’un comportement animal pour nous persuader de son universalité naturelle ! Inversement, le fabuliste imaginait le monde des bêtes à l’instar des défauts humains.

114. Le régime communiste est la caricature de l’étatisme ; le sans-gêne libéral, celle du capitalisme.

115. Le communisme déguise la misère ; le libéralisme promet son extinction. Il faut reconnaître aux libéraux et aux marxistes une égale lucidité : la dénonciation de l’échec de l’autre camp.

116. Ni le progressisme, ni le libéralisme, ne peuvent tenir un langage de vérité : il démentirait cette comédie de l’enthousiasme, qui les caractérise l’un comme l’autre.

117. La fin du XXe siècle aura montré la convergence effective de la droite et de la gauche dans deux domaines au moins. Car l’idéologie du partage des richesses appuie l’intérêt des industriels, qui expatrient nos activités au bénéfice de pays pauvres. Car la démocratisation de l’enseignement l’a rendu aussi indolore que le souhaitent les ennemis de la culture, au nom des exigences professionnelles les plus immédiates et les plus bornées.

118. Quel candidat oserait encore promettre, non seulement la sécurité des personnes, mais celle des biens ? L’individu n’intéresse la cité actuelle qu’autant qu’il cède la richesse, ou la redistribue par le jeu de la fiscalité, de l’emploi, de l’investissement, de la normalisation ou des services dont elle s’agrémente… Il ne s’agit plus d’acquérir que pour rendre et d’avoir que pour donner.

119. Les biens de la classe sénile ne seront plus liquidés par ses héritiers, mais par ses exploitants. Déjà « le marché des séniors » en fait jubiler plus d’un !

120. Quel déplaisir de n’être regardé que pour le don ou l’achat escompté, d’intéresser jusqu’à des exploiteurs de votre corps, vif ou fraîchement éteint ! J’entends qu’un vampirisme de laboratoire se propose d’infuser un sang jeune pour prévenir le vieillissement (car le souci de la longévité croît dans une civilisation à mesure que la natalité baisse).

121. La propriété immobilière appelle vingt sortes d’acteurs et de contractants, comme en biologie l’hôte nourrit des organismes externes ou internes.

122. A force de vivre dans le même cadre que leurs employeurs, les gens de maison, comme les enfants, s’imaginent que tout leur appartient.

123. Compte tenu de ce qu’il faut protéger, préserver, libérer, on a dans un appartement à peine la possession d’un volume d’air ! Encore est-ce un bien plus concret qu’un placement financier : on ne dispose alors que d’une addition, et souvent d’une soustraction.

124. Comme le dieu Janus, la ruine du propriétaire a deux visages : celui du passé par la pression fiscale, celui de l’avenir à cause des normalisations obligatoires.

125. Dieu nous rappelle à l’humilité par nos infortunes et l’Etat, par l’impôt.

126. Le credo fiscal de nos gouvernements a les mêmes effets que le zèle catholique par la révocation de l’édit de Nantes : la fuite à l’étranger de maintes compétences. Du reste, niveler le corps social par une pression de l’impôt sur des classes à peine supérieures ou imposer l’unité de la foi dans le royaume, c’est toujours obéir à la même valeur de référence : l’Absolu !

127. Le traitement des citoyens comme un réservoir fiscal inépuisable est aussi peu réaliste que l’anticipation de la demande pour un produit nouveau. Mais elles diffèrent en un point majeur : l’assujetti subit la ponction, alors que le consommateur acquiesce à sa dépendance.

128. Le contribuable français se trouve maintenant soumis à une double peine : non seulement il paie l’impôt, voire celui des plus riches, mais ceux qui en sont exemptés, le détestent.

129. La fiscalité frappe abusivement l’avoir comme le gain, le statique à l’égal du dynamique. Au pire, le bien est taxé sur son acquisition, sur son usage (même fictif), sur sa part dans le domaine local, sur son apport à la fortune du propriétaire. On peut imaginer tant de charges ! Encore accepterait-on de payer sur une plus-value, si le principe n’interdisait pas de racheter l’équivalent du produit vendu.

130. « Vous serez taxé par rapport à l’alignement durable de l’indemnité de chômage sur le dernier salaire.
    — Pardonnez-moi ; je travaille, il est vrai.
    — Vous serez taxé sur la surface occupée individuellement.
    — Désolé ; je possède.
    — Vous serez taxé sur vos achats à proportion de vos revenus.
    — Tous mes regrets ; je consomme.
    — Vous serez taxé sur vos années dépassant la longévité moyenne.
    — Vous m’excuserez de ne pas avoir déjà succombé sous le nombre des prélèvements. »

131. La série des impôts semble concurrencer les emboîtements de la création, car on doit à la copropriété, à la région, à l’Etat, et par l’intermédiaire de ce dernier, au continent, voire à la planète, de sorte que l’individu peut être ponctionné à tous les échelons de sa vassalité.

132. Dans deux de ses dimensions, notre liberté est surveillée ; car s’il faut avoir sans avoir, il convient en outre de dire sans dire.

133. L’innommé répugne à la conscience et l’innommable au sentiment : c’est un degré de plus ou de moins dans la proscription lexicale.

134. L’histoire se précipitant et la mondialisation surclassant l’européanisation, la patrie et le patriotisme ont glissé du ridicule à la mise à l’index. Trahison, invasion, occupation : voilà des termes trop virulents dont la sensibilité réglementaire se scandalise.

135. Associés par l’histoire dans des syntagmes diaboliques, des mots innocents en eux-mêmes sentent à jamais le soufre.

136. On flétrit à bon droit les criminels de guerre, mais on ne dit jamais rien de ces criminels de paix, qui préparent les guerres futures.
  Une civilisation vaut contre la barbarie et se met en péril faute de barbarie.

137. Face aux torts multiples qu’elle peut subir, notre société ne réagit qu’en les qualifiant d’inadmissibles, alors même que dans sa faiblesse elle admet toutes les offenses.

138. Le terroriste était un détraqué : il aurait dû consulter un psychiatre. La victime survivante reste choquée : un psychologue l’assistera. Juste une histoire de fous, à en croire les commentaires, sans dimension géopolitique.

139. On ose moins surtaxer au nom de l’égalité (cette valeur a fait trop de ravages !), mais en invoquant la cohérence : la révolution aussi a sa langue de bois. On ne dit point « mettre au pas » ; on normalise  (dans un esprit partial), on modernise (non sans imposture), on réforme (avec une sincérité administrative). L’euphémisme est encore plus insupportable que l’intention avouée.

140. Les pourcentages d’opinions défavorables taisent les griefs indicibles. Dans le débat politique de bon ton, le mal que l’on pourrait dire de ses adversaires, se cache derrière les louanges décernées à son propre parti.

141. Ceux que l’on n’ose désigner qu’en appelant à une intelligence complice, doivent-ils s’en plaindre ou s’en enorgueillir ?

142. De la déposition au rapport de police, de l’information des avocats à leur stratégie argumentative, la parole initiale arrive si déformée devant le juge !

143. On attaquait plus hardiment des catégories sociales ou des espèces humaines sous Louis XIV que de nos jours ; notre époque est mille fois plus audacieuse contre le pouvoir, comme pour se dédommager de tout ce qu’une menace de procès lui interdit de stigmatiser par ailleurs. La liberté moderne, si sévère à l’égard de la classe politique et de la corruption, émousse sa pointe par des stéréotypes inoffensifs sur tout autre sujet. La contestation des tabous devra bientôt finasser dans son langage comme les remontrances des poètes chinois durant des siècles.

144. Le « politiquement correct » est aux propos contemporains ce que l’attestation de langue classique, délivrée par l’épais dictionnaire, fut à mes thèmes latins ou grecs. Il importe encore de se contrôler, — jusqu’à l’aphasie !

145. Si les partis extrêmes se coulent par les écarts de leur franchise, un pharisaïsme lénifiant n’est pas rassembleur autour des modérés.
  L’onctuosité au pouvoir se rend deux fois plus haïssable que la dureté, car elle s’adjoint la tromperie.

146. La colère bafouille moins par excès que sous la contrainte de taire le plus juste et le plus scabreux.

147. Il peut être gênant que l’on rapporte ce que nous avons dit, mais il est toujours irritant que l’on nous attribue de faux propos.

148. Comme dans une théocratie, les délits verbaux sont maintenant les plus sérieux. Effet de la culture littéraire en France, le poids du dire est tel que son inculpation renoue avec les accusations de sorcellerie. Si les entorses faites à la langue de bois ont la gravité d’un blasphème médiéval, combien de siècles s’écouleront avant que ne revienne le libre parler ?

149. Après avoir été source des divergences morales, magasin des divagations lyriques, la nature reverdit en fournissant des anathèmes aux politiciens.

150. Le non-conformisme de certaines déclarations publiques est souvent passible d’une double peine : la sanction judiciaire s’ajoute, — reconnaissons-le, — au ridicule de l’énormité.

151. Que pèse la fadeur du discours politique dans les divers conflits ? Si peu qu’elle laisse libre cours aux violences. Par crainte de se montrer trop ferme, l’autorité préfère les voies insidieuses. Du coup, le déchaînement de l’anarchie décline : ses vandales cagoulés ne s’en prennent qu’au mobilier urbain, comme une lâche colère ne brise qu’une verrerie pour s’abstenir d’un meurtre.

152. Les excuses sont à la morale ce que la création monétaire est à la finance : une solution trop facile. De plus, elles déshonorent leur auteur sans réparer la faute.

153. Les composantes vocales de l’autorité sont rarement réunies. Un air benoît dessert la rigueur, tout autant que la sécheresse et le tranchant.

154. La plainte et le gémissement sont les détours de l’agressivité, peut-être la plus pernicieuse. Le code social a converti toutes les faiblesses en forces opprimantes.

155. On a beau dire : nous manquons de liberté, avec des lois et des usages qui ne permettent qu’un langage fraternel ou, à défaut, une hypocrisie convenue, des adoucissements agréés, des silences aseptisés. Rappelons-nous dans quel bain de sang a fini l’amabilité du XVIIIe siècle. Car l’amour et la haine ne sont pas moins indissolublement liés que l’inspiration et l’expiration.

156. Qui dit France, dit franchise, étymologiquement. Comment ce pays a-t-il pu sombrer dans toutes les formes de la réticence verbale ? Tout un peuple se lève pour défendre les droits du dessin satirique avec cet argument qu’il pèse moins que les mots, — comme si l’expression ne devait jouir que d’une latitude sélective.
    Les Français, ne pouvant plus médire des autres, ont pris le parti de se maltraiter eux-mêmes.

157. Pas plus qu’une liberté obligatoire ne se conçoit, on ne peut sans contradiction ne pas tolérer l’intolérance. Quoique justifiable, la haine d’un fanatisme rabaisse à son objet. De même l’aversion déclarée envers un pouvoir abusif provient souvent d’un caractère aussi impérieux que son exercice.

158. La profession d’optimisme est un précepte de morale sous un régime autoritaire.

159. Réquisition des âmes, la fête est presque toujours le sourire d’une oppression, dont l’individu pâtit de la part d’un groupe religieux, politique, professionnel ou familial.

160. La liturgie, la mémoire civile, la culture, l’économie, la propagande, tous les groupes de pression nous ont truffé de devoirs le calendrier, jusqu’à la superposition. Sa fréquence quotidienne a tué l’exceptionnel et sécrété la monotonie.

161. Ce guignol dont l’ordonnateur inflexible séparait les parents et les enfants, m’a peut-être prévenu de bonne heure et contre le théâtre joué auquel le lecteur échappe dans son fauteuil, et contre cette discipline sociale qui enferme chacun dans un rôle.

162. Alors que l’on brocarde communément la présidence, le ministère et la députation, tout le caractère sacré de l’Etat s’est concentré dans la Justice : elle glace d’effroi et la défense ose à peine respirer.

163. Si les désaccords de l’exécutif et du législatif peuvent se résoudre dans les urnes, ceux du judiciaire et des deux autres pouvoirs embourbent le char de la République dans l’ornière.

164. La justice est une passion : elle en a toute l’audace.
    On attend de la Justice qu’elle juge selon la loi ; or c’est la loi même qu’elle juge. La liberté d’opinion de la magistrature pose un problème aussi épineux que le recours aux épices sous l’Ancien Régime.

165.  La complexité des processus légaux, empêchant leur exécution parfaite, ouvre tant de portes à la mauvaise foi !

166. Le résultat d’un procès est donné à attendre comme celui d’une rencontre sportive : observée par le journaliste, la Justice doit offrir son rituel verbal en spectacle, dans un monde où le châtiment n’est plus à voir sur une place publique. L’indécente curiosité s’affiche plus intellectuellement.

167. Si le politicien a l’étoffe du scandale, le journaliste en a l’appétit.

168. Le pouvoir médiatique harcèle chacun des trois autres : il l’influence, il le court-circuite, il le sape. Ce rôle est parfois salutaire, mais comme il obéit à des groupes de pression, la masse n’exerce le contre-pouvoir qu’en le déléguant aussi.

169. Une coutume s’est installée : les journalistes observent une trêve de cent jours, avant de dénigrer le nouveau maître et de clamer son Waterloo pendant cinq ans.

170. Le mépris de soi-même est à l’éloge des incapables ce que celui des autres est à leur critique bornée.

171. On nous informe si mal qu’avant même de nous apprendre une nouvelle, on nous dit ce qu’il faut en penser. Certes, il paraît dangereux de nier qu’un journaliste puisse tout savoir et tout dire. Mais de quel droit un individu aurait-il le pouvoir de forger l’opinion populaire ?

172. Que cherchent donc ces aveugles dans leur journal favori ? L’idée qui rabaisse le fait gênant.

173. Par l’ampleur de ses moyens, par l’insistance de ces répétitions, le journalisme, loin de s’en tenir à l’événement survenu, en tourne l’annonce vers le futur qu’il s’efforce de provoquer, — à moins qu’une soudaine discrétion sur tel ou tel sujet qui, la veille encore, l’excitait, ne trahisse l’aveu d’un doute ou d’une erreur.

174. La plupart des nouvelles reposent sur l’évocation de risques inexistants ou exagérés, ou de potentialités irréalisables, en tout cas sous leur forme extrême. En géopolitique ou en économie, combien de montagnes accouchent d’une souris ! On en tire l’impression que les événements graves menacent plus qu’ils ne se produisent et que les tendances n’aboutissent jamais.

175. Sur quelle longueur d’ondes entendrai-je ce qui nous arrive vraiment ? Qui m’apprendra la vérité majeure ? La voix pathétique, accusatrice, déplorant les victimes du dernier gel ou du surmenage dans telle entreprise ? Le timbre métallique et le débit précipité de l’économiste comptant les pertes d’une action ? Le ton neutre, officiel, de l’envoyé spécial qui rapporte l’enlisement d’une opération militaire ? Mais cette léthargie nationale, déguisée par ses épiphénomènes, qui me la dénoncera ?

176. Une tyrannie matérielle ou, au contraire, spirituelle a ruiné partout le pouvoir purement politique : l’économie ou la religion règne sur la planète.

177. Bien que l’on puisse avoir en horreur la redistribution autoritaire et confiscatoire des richesses, il faut reconnaître que les exploits industriels et commerciaux des compétiteurs sans patrie réduisent l’Etat à réparer les dégâts sociaux de leur âpreté. Un capitalisme international aventureux ne laisse plus aux pouvoirs publics qu’une fonction charitable, — sous surveillance bancaire.

178. L’indignité ou la démission des Etats favorise les féodalités financières et industrielles. Le conflit nouveau n’oppose pas tant des classes sociales que deux types de décideurs : politiques ou privés. La marge de manœuvre des premiers se rétrécit, au point que nous entrons dans une ère médiévale dont la brutalité est capable des coups économiques les plus imparables.

179. Les alliances industrielles se nouent sur le globe, tels des mariages royaux ou princiers d’un genre nouveau. Les démocraties sont mises devant le fait accompli : qui peut prévoir quelles vassalités résulteront de ces dots inédites, de ces « passages sous contrôle » extérieur ?

180. Une espèce de justice est appelée pour régler les conflits commerciaux : l’amende affaiblit l’adversaire avant son rachat. C’est le programme du boa constricteur : il broie dans ses anneaux avant d’avaler.

181. A l’instar de son traitement par le communisme, la réussite de l’entreprise privée, dans un monde obsédé par la croissance, finit par déposséder ses fondateurs.

182. Multinationale : Hydre de Lerne de l’économie mondialisée, en l’absence de tout Hercule politique.

183. Sous l’influence de l’affairisme, la morale ne vient plus de la religion ni de la république, mais des intérêts de l’entreprise qui disperse les familles, étrangle les patriotismes, absorbe l’épargne. Plus grave : le commerce nous trace les chemins de l’esprit.

184. La « crise » a des aspects étonnants ; on n’a jamais à la fois tant misé et tant craché sur l’argent. Des compagnies se rachètent et des biens se vendent à des prix vertigineux, tandis que l’on prête pour rien et que l’Etat renonce à lever l’impôt sur plus d’une moitié de la population.

185. Astucieusement généreuse, la société ne vous laisse aucune échappatoire : ou vous gagnez moins en gagnant plus ou, pour diminuer la dépense, vous dépensez davantage ! Ce sont toujours un mauvais calcul et un faux cadeau.

186. De toutes les pertes qu’un pays économiquement amoindri puisse essuyer, celle des œuvres d’art est la plus triste et la plus irréparable. Même à son tour en position de faiblesse, le pillard ou l’importateur ne rend jamais ce qu’il a volé ou acheté à trop bon compte.

187. D’une terreur à l’autre. J’ai vu le jour dans un monde où le communisme étendait ses tentacules ; tout m’annonce, pour finir, l’anarchie des conglomérats et des migrations climatiques. Vraiment, son épée de Damoclès différencie chaque époque. Ce que l’on appelait « le rideau de fer », se sera effondré à peu près au milieu de mon existence.

188. D’une incohérence à l’autre. Après la société de consommation qui a profité de l’accroissement démographique et l’a rompu dans nos contrées en surexcitant les égoïsmes, voici le temps des entreprises compétitives, d’autant plus aberrantes qu’elles suppriment la clientèle en détruisant les emplois ou en les sous-payant.

189. Si le libéralisme sauvage et le communisme se rejoignent dans leur effet, la paupérisation du plus grand nombre, on n’a vu que dans l’aire de celui-là un territoire de mendicité devenir un enjeu !

190. Bourse : sorte de casino où le petit porteur rendra ce que l’industriel regrette de lui avoir consenti en salaire.

191. Les secteurs du commerce et les services de la fiscalité ont leurs proies spécifiques, tout comme les acteurs de la chaîne alimentaire. Mais par un semblant d’humanité, ils affichent un altruisme qui oblige leurs victimes ou les dévoue à l’intérêt général…

192. Si l’on donne parfois son cadavre à la Science, on livre son corps vivant, quoique malade, à la santé de la Médecine et de la Pharmacie.

193. Dernier degré du despotisme économique, la contrainte des rénovations diverses, présentées comme plus efficaces, ou plus sûres, ou moins polluantes, ou moins coûteuses, s’ajoute à l’agression publicitaire. Peu à peu, le client perd le choix de la dépense ; certains déboursements s’apparentent à l’impôt.

194. Détachants huileux, colles détrempantes, éclairages tardifs et verdâtres, voilà quelques conquêtes de l’économie durable. On en ferait une satire : De la régression volontaire.

195. « La sagesse fait ma normalité ; inutile, je deviens comique ; l’abus de pouvoir m’érige en principe ; l’intérêt me rend commerciale. Je me nomme Précaution. »

196. Libre-échange mondial : système économique dont la théorie multiplie les richesses en général et l’application les divise en particulier.

197. Emergent : qualificatif d’un pays dont la fortune repose sur la pauvreté de ses travailleurs et sur la frénésie des acheteurs étrangers. L’euphorie a pour terme les revendications des premiers et la gêne des seconds.

198. Mercantilisme : rage des additions pour soi-même, ignorance des soustractions pour les autres.

199. Le scandale n’est pas tant que l’étranger achète nos ressources, mais qu’il se trouve des compatriotes pour les vendre, ou par intérêt personnel, ou par la faute des règles de l’Etat.

200. On nous avait promis la complémentarité ; la mondialisation a produit une féroce concurrence. Or les intérêts rivaux s’engrènent à la manière des roues dentées : le côté dynamique force l’autre à tourner à l’envers.

201. L’innovation, ce refrain de la rivalité commerciale, est le plus souvent aussi légère que des plumes d’autruche sur une meneuse de revue.

202. Jeune pousse : euphémisme dont se pare une entreprise naine pour ne pas avoir l’air de végéter.

203. La civilisation anglo-saxonne réside dans la bravade permanente, — qu’il s’agisse de sport, de politique ou de finance. Une grande partie de l’humanité se croit tenue de mal jouer à tous ces jeux dont les règles ne lui sont pas communes et froissent tant d’autres mœurs.

204. On aimerait se contenter de croire que la quérulence américaine, officielle ou privée, relève de la psychiatrie ; mais l’impérialisme et l’appât du lucre nous offrent des clés plus redoutables.

205. Les pères de la mondialisation projetaient de répartir les tâches selon les pays : de façon plus complexe, le racisme de Gobineau, frappé de tant d’anathèmes, y eût trouvé une seconde jeunesse… sans le dire !

206. Esclavagisme atténué à travers ses délocalisations, renouvellement forcené pour les concepteurs de produits, le modèle économique qui s’est imposé, repose sur l’inhumain.

207. Pas plus que la gesticulation ou le présentéisme, le sérieux n’est une preuve de capacité.

208. On rémunère une compétence en exigeant des résultats. Mais l’enthousiasme demandé au salarié se proportionne à l’argent qu’on lui refuse.
  La fonction ne tue pas la liberté ; le zèle vous asservit. La motivation flatte l’amour-propre ; l’implication vous enchaîne.

209. Les qualités dégénèrent pour peu que le talent se force à devenir une profession.

210. La passivité des uns, la sourde hostilité des autres, laissent le pouvoir aux voix les plus fortes dans un « groupe de travail ». Mais parmi ces dernières, les plus expertes se rallieront à l’inepte avis qui les débarrassera, honorablement, de leur désaccord.

211. Dans tout métier, l’esprit de corps défend les droits et les ruses qui protègent l’incompétence ou les gains. De sorte que des privilèges peuvent durer des siècles.

212. Dans certaines professions, on est voué, sans être coupable, à ne rien dire de vrai.

213. Le ridicule peut tuer deux fois : d’abord, à cause de la vanité d’une profession, et de surcroît, quand elle est exercée prétentieusement.
  Il semble que la prétention soit à certains états le substitut de l’admiration dont les honorent trop peu les autres.

214. Plusieurs emplois n’offrent qu’un statut de mendiant patenté ou de parasite agréé.

215. Le mois d’août s’achève : la France va retravailler. A la radio, un psychologue amène dispense des conseils pour adoucir le choc ! Faudra-t-il bientôt ouvrir une « cellule de crise » pour gérer un traumatisme national ?

216. Jouir d’une retraite plus longue que sa carrière active : l’objectif se clame franchement.

217. En ce jour de la Fête du Travail, dont le mois s’annonce en capitales, tout un peuple défile dans la rue, bien encadré par les hautes silhouettes du service d’ordre, ou par les barrières métalliques, ou par les rubans tendus entre les platanes du boulevard, ou par les façades parallèles : comme on voudra, en regardant le graphème initial.
  Tel son angle intérieur, d’abord des banderoles se plissent entre deux bâtons mal tenus (les pessimistes y voient un mais, c’est-à-dire la mollesse de l’unité syndicale, ou l’inutile abri quand l’averse gâte la manifestation) ; puis s’élève, amplifié par le porte-voix (plus audible qu’un A couché), un discours sur la condition laborieuse, — dont les hauts et les bas se reflètent aussi dans la ligne brisée du M. Les formules véhémentes sont approuvées d’un battement de mains, stylisé encore par la double pointe de la première lettre, et parfois un peu faible si les marcheurs sont fatigués.
    Enfin, les gens se dispersent : après les bravos, les jambages verticaux de la majuscule se rapprochent pour le reploiement des slogans. La place publique se vide par les bouches du métropolitain et, dans l’attente du bonheur universel, on s’achète quelque brin de muguet, raidi dans son corset transparent, comme un I dans un A renversé.

218. Les sociétés futures, dépassées par les prouesses de la science et de la technique, traîneront-elles un contingent toujours accru d’hommes inutiles ? Il y a de moins en moins de métiers pour les simples. Faudra-t-il reconvertir le chômage en loisir rémunéré ?

219. La concurrence des mécanismes, plus ou moins efficaces, fabriqués par les groupes humains, renouvelle l’impitoyable question de la survie des espèces.
  Comme il faut être attractif à tout prix, quitte à révolutionner le travail des autres par ses inventions, l’appareil ou le service lié au numérique importe moins par son usage intrinsèque que par sa rentabilité pour ses auteurs, — quand il aurait des inconvénients sociaux.

220. Au pire, la machine fait deux victimes : le corps qui la manie péniblement, et l’esprit intrigué par l’emploi.
  On voit de quel côté se trouve la servitude : moins dans les techniques que chez leurs usagers.
  Les entrées d’un automate arrêtent d’individu dans ses besoins les plus élémentaires. Les gestes mécanisés de l’industrie ont rattrapé tout le secteur tertiaire et l’art même sacrifie au clavier et à l’écran lumineux.

221. Quoique procédant d’une science, l’usage de l’ordinateur semble manuel et appuyé sur un savoir-faire que l’on possède au bout de ses doigts plutôt que dans sa tête, — d’où la difficulté de son enseignement. Car un apprenti pourrait observer les gestes entièrement réfléchis de son maître et les reproduire, alors qu’une rapide acrobatie digitale, inconsciente d’elle-même et presque toujours incapable de se décrire, ne permet pas de fixer un modèle. Le novice peut réussir en tâtonnant, sans avoir remarqué ce qu’il a fait.

222. Les maniaques de l’ordinateur parlent toujours des services qu’il leur rend, jamais de la manière dont ils s’y prennent. Ils s’étendent sur les finalités de l’outil, mais gardent pour eux le mode d’emploi.
  C’est peu de dire que l’adepte de l’ordinateur s’isole de la société ; il se refuse même, le plus souvent, à dénouer l’embarras d’un autre, comme si l’on n’entrait dans le club des usagers solitaires que par une initiation hasardeuse et autonome. L’accès à l’écriture fut verrouillé par un tel égoïsme dans les civilisations qui en firent le monopole d’une classe…

223. Le pouvoir du numérique, en dépréciant la connaissance et l’expérience purement humaines, a largement contribué à l’intolérance du « jeunisme ».

224. Quel lexique étonnant que celui de l’informaticien qui « démarre » quand il veut s’arrêter ! Il y aurait là de quoi nourrir le sottisier de Flaubert, — si l’on avait le courage d’en rire. La supériorité des jeunes générations atteste moins une « logique » que la vacuité antérieure au dressage.
  Malheur aux machines dont l’évidence n’est pas immédiate ! A quoi bon cette rationalité profonde si je dois mémoriser bêtement ses processus visibles, pester contre leurs caprices, et que le système d’une firme déconcerte les partisans de sa concurrente ?

225. Tel un archer muni d’un arc détendu, l’internaute oriente mollement sa flèche. On nous vante des outils aussi peu pratiques qu’une pierre taillée sans manche.
  La peine en moins, l’énervement en plus : voilà, au mieux, le monde mécanique.

226. L’homme moderne, conditionné par toutes les techniques, vaut seulement ce qu’elles peuvent à sa place, et trop souvent moins que lui-même. Comment souffrir qu’une assistance ignare surveille votre orthographe et votre grammaire ? La praticabilité d’un ordinateur est proportionnelle au nombre de prétendus services et d’agressions publicitaires désactivés.

227. La main dessine mal, mais pense. La machine dessine bien, mais ne pense pas.

228. Il est aussi difficile de réfléchir, les doigts sur un clavier, que de marcher avec des semelles d’une épaisseur clownesque. La frappe n’est pas assez naturelle pour s’entremettre ; elle s’interpose lourdement entre le cerveau et ses traces visibles,  elle brise une continuité entre le corps et l’esprit, — plus qu’un stylo dont l’encre vient à s’épuiser.
  L’épellation inconsciente, que suppose encore la dactylographie la plus agile, bride l’idée par le souci de son orthographe au lieu de la tirer vivement vers sa syntaxe. Une écriture filiforme témoigne au moins d’une précipitation de la pensée ; un texte tapé directement aura couru tant bien que mal après ses retards.

229. Les gens vous rendent compte d’une lecture ou d’un film ; mais ils vous renvoient à un site, comme si sa consultation les avait laissés incapables de restituer autre chose qu’un éventuel imprimé. La compétence de l’instrument leur importe beaucoup plus que ses renseignements ; le fil d’Ariane engage ses utilisateurs dans un labyrinthe sans Minotaure, dont ils sortent indemnes, mais sans valeur.
  Ce touriste, regardant sur sa tablette le monument voisin, n’admire plus qu’une ardoise magique, qui le coupe du réel.

230. Les nouvelles techniques de la communication dépersonnalisent l’émetteur : il ne signe pas, il « valide » !

231. Du mathématiquement nécessaire au techniquement possible et de ce dernier à l’arbitraire, l’application dérive à nos dépens.
   Un pullulement de connexions va emporter les derniers lambeaux de notre liberté. Qu’est-ce qui ne sera pas branché dans l’asservissement que nous préparent les techniciens ? Nous imaginons sans peine que la pensée unique contrôlera les cerveaux, sur cette planète et au-delà.
  Robotisé dans ses mouvements, l’homme du XXe siècle s’est révolté. Robotisés par des mémoires adjacentes, ses descendants seront si dociles !

232. Dieu voit clair dans les consciences ; Internet aussi.

233. On peut définir la modernité comme le stade de la civilisation où la technique montre tout ce qu’elle sait faire, — quand ce serait au dam du progrès !

234. L’humanité progresse-t-elle vraiment, ou est-ce que ses inventions diversifient son inéluctable inconfort ? Certaines dédommagent au moins des nuisances du modernisme. Le marchand de sonotones se félicite publiquement du potentiel de son commerce, car il faut appareiller de plus en plus tôt des générations assourdies par une musique comprimée. (De combien d’accessoires notre longévité dépendra-t-elle ?)

235. Par un effet extraordinaire des avancées de l’esprit humain, les icônes de l’informatique nous ramènent aux hiéroglyphes de l’ancienne Egypte. Hélas ! il est peu probable que vienne le jour où les mille manoeuvres inhérentes à l’ordinateur paraîtraient aussi obsolètes, aussi gaspilleuses de l’énergie humaine que la momification des animaux sacrés…
  Si la transmission du courriel dénonce la lenteur du courrier, l’installation du numérique a augmenté dans tous les domaines la charge du travail. Voire le soin apporté à toutes les opérations nécessaires nuit à la pensée. On rétorquera que ces griefs s’expliquent par un manque d’habitude. Mais en l’occurrence, l’entraînement se périme par l’instabilité de l’outil, reconfiguré, complexifié.

236. Des applications multiples et souvent saugrenues ressemblent à ces exercices de virtuosité auxquels les Grands Rhétoriqueurs, à l’aube des temps modernes, pliaient leur versification pour prouver que la langue vulgaire valait bien celle des savants.
  Tout ce que l’on peut faire, vaut-il la peine qu’on le fasse ?

237. La technologie poursuivant d’elle-même son essor, l’argent se dématérialise, la main-d’œuvre se désincarne, la conception s’automatise. Il s’agit de moins en moins d’avoir, d’ouvrer ou de penser. Que restera-t-il à l’homme pour exister ?

238. L’ambiance musicale omniprésente contribue à la dissolution de la pensée. Sans que l’on puisse l’affirmer pour toutes ses formes, la musique s’adresse au reptile qui danse, au cerveau originel.

239. Ressenti musical : inflexion du corps, ravissement de l’âme, — ou agression impunie. Même donnée, avant que l’on se risque à vous en demander le salaire, la musique rejoint les nombreux aspects de la pression commerciale.

240. Observer, comprendre, juger. J’enrage de brûler si souvent la deuxième étape et de n’avoir, par défaut d’intelligence, qu’un esprit littéraire.
  Je me suis fait un épouvantail de ces mathématiques qu’un hasard malencontreux a rattachées à mon sur-moi autoritaire, — maternel.

241. Entre Le Roman de Renart et Les Merveilles de la Nature, j’avais choisi le premier. Le fils de l’instituteur se réjouissait d’obtenir un second prix plus sérieux. Consternée par mon manque de curiosité scientifique, ma mère m’acheta le livre que j’avais dédaigné. Cependant je savourai les tours du goupil derrière les fenêtres ensoleillées ; l’ouvrage savant eut le mérite de provoquer les sursauts de ma grand-mère par ses planches de monstres.

242. La maîtrise d’une complexité artificielle et mouvante n’autorise pas à reprocher aux autres de n’y rien entendre. Mais le progrès des connaissances de fond a déclassé la culture générale à la française ; un enseignement universel est maintenant condamné au saupoudrage des cerveaux. Il est si difficile de comprendre un peu les choses sans entrer assez profondément dans vingt spécialités ! Pour combien d’esprits vaudrait cet ambitieux programme ?

243. Dans la plupart de nos établissements, les études grecques et latines ont pris une tournure si pitoyable que le gâchis est double : à celui des deniers publics s’ajoute la dérision dont ces disciplines, en recul depuis si longtemps, paient leur maigre survie.

244. Depuis qu’il est devenu un enjeu collectif, l’enseignement cherche sa mission sur l’échelle des valeurs : l’instruction publique défendait le vrai contre le faux (ou déjà l’ignorance) ; l’éducation nationale s’est chargée de la cause du bien contre le mal (ou les habitudes jugées nuisibles) ; la formation professionnelle se propose d’œuvrer pour l’utile contre le superflu (ou le non rentable économiquement). De l’esprit à la morale et de celle-ci au sens pratique, l’orientation est descendue de la connaissance à l’idéologie et de cette dernière à l’action. La deuxième nuance, revenant à l’institution, est certainement la plus politisée.

245. L’école d’aujourd’hui destine au tout-venant des matières dont la complication croissante n’atteint qu’une élite. Pour que la démocratisation fasse bonne figure, les maîtres doivent surestimer des élèves qui n’ont cure de leur discipline, marchandent leur note comme le prix d’un objet et veulent qu’on les félicite, tels des malades pour avoir pris leur purge.
  L’enseignement français ressemble à quelque mauvais roman à thèse : c’était trop peu d’affirmer l’universalité des dons intellectuels, il fallait la prouver par la baisse des exigences chiffrées et valider cette chute par les a priori de la docimologie.
  Qu’ils veuillent une filière nationale ou privée, les démagogues de tous bords commandent aux professeurs de tenir leurs promesses électorales et les condamnent à l’inefficacité. L’enseignement ne doit pas tant s’adapter au monde réel qu’aux surenchères de la politique. De quels échecs se sentirait-il responsable ? Peu à peu, les concessions sociales ont fait de l’instruction des masses une machine délibérément inopérante : il ne s’agit plus que de laisser couler à plein régime les flux de l’ignorance.

246. Signe des temps, régression primitiviste : le jeunesse aime à s’asseoir par terre, à se tatouer, à se percer d’anneaux.

247. De l’institution scolaire, l’inaptitude attend une distribution d’intelligence, et bientôt, à la médecine le patient demandera l’immortalité.

248. Plus les liens du couple se sont affaiblis, plus la fonction parentale est devenue froide, scrupuleusement éducative, réclamante à l’égard de la société, voire paranoïaque.

249. Un mauvais pédagogue ne montre qu’une chose : qu’il sait. Ou il croit (ou feint de croire) que ses élèves savent déjà tout.

250. La pédagogie se donne souvent un air aimable en faisant de l’esprit sur l’Esprit ; elle altère ainsi les pensées qu’elle expose.

251. Eloge funèbre acide et crypté : « Sa passion pour une civilisation disparue, professée non sans aveuglement sur le monde moderne, entretint chez elle, jusqu’au terme d’une longue vie, la suffisance de la jeunesse. » On peut se demander, de certains savants, si leur spécialité les a rendus antipathiques ou si l’inverse ne serait pas plus exact.

252. La nécessité de transmettre les fondamentaux disculpe l’enseignant de sa paresse intellectuelle. Par ailleurs, le diplôme aura été à la bourgeoisie fatiguée l’équivalent d’un titre pour la noblesse  potiche : un ticket d’entrée pour une carrière paisible. Le manque d’extension rejoint la fuite du risque, et l’assoupissement de l’esprit, la défection du courage.

253. L’esprit professoral n’admire la création que dans son antériorité. L’existence d’un inventeur, contemporain ou potentiel, abîme dans sa platitude l’analyste littéraire, — dont l’intérêt, souvent exagéré, pour une nouvelle mise en scène repose sur ce qu’il appelle « une lecture de la pièce » : on reste entre gens qui dépendent du même fonds de commerce, sans que leur porte ombrage la gloire d’un pourvoyeur vivant.

254. Une prétendue complexité sert d’excuse aux esprits rétifs et tortueux pour ne pas convenir du vrai. Ne pouvant mettre des chefs-d’œuvre à l’index, ils embrouillent leur interprétation. La négation des évidences d’un texte, inspirée par une idéologie qui se garde bien d’avouer ses tabous, constitue une imposture absolument navrante. Un homme intelligent vaut mieux qu’un « intellectuel ».

255. Par ambiguïté lexicale déjà, le jury de justice projette son moralisme sur tous les autres groupes d’examinateurs. On se perd si l’on n’a su tirer des rideaux noirs sur le jour éblouissant des vérités dérangeantes.

256. On ne peut s’entendre ni avec ceux qui se piquent de penser ni avec les imbéciles, — que l’on fasse partie des uns ou des autres. On est bien seul.

257. Que la naïveté de mes remarques les préserve du mauvais goût de l’anodin ! Il est temps de ramener les passions dans un monde refroidi par la technicité, gelé par l’observance du non-dire.

258. S’il est plus honnête de détruire ce que l’on a possédé, que de brûler l’inaccessible objet de son adoration, la psychologie de ce feu vengeur inquiète moins.

259. Même à part soi, on se relève à ses yeux par un bon mot après une humiliation. Par la fustigation des mœurs on se console d’avoir échoué avec cent sortes de gens. Tout en actions malheureuses peut-être, la vie n’en reste pas moins spectacle. Voire il est encore permis d’agir en trempant ses pinceaux dans la couleur du sang versé.

260. Les cibles de notre antipathie suivent le cours de notre inconstance. J’ai oublié de haïr la religion. Elle s’était présentée à moi avec le visage sévère d’une arrière-grand-mère dévote. Avant même de savoir ce qu’il pourrait contrarier d’essentiel en moi, mon esprit regimbait devant le « commandement ». Quand j’étudiai l’histoire romaine, je ne pardonnai pas au christianisme sa responsabilité dans l’écroulement de l’empire, — sans prendre conscience de toutes les libertés qui me souriaient dans la culture païenne. Quand je découvris les classiques, j’eus envie d’être un anti-Pascal ou d’opposer au Polyeucte de Corneille une tragédie tirée du règne de Julien d’Apostat. Tels furent les derniers signes d’impatience d’une affectivité de moins en moins refoulée.

261. Suffira-t-il de dire du mal de tout le monde pour être moraliste ? Non. Si juste que soit la dénonciation des travers et des vices, elle se contente de détruire.

262. D’un accès de mauvaise humeur on peut tirer l’envie d’écrire, mais la conséquence supprime la cause et s’éteint du même coup. Ou par excès l’hostilité, à l’égal de la passion positive, inhibe l’écriture.

263. La colère retombe et le trait vous semble trop envenimé.

264. Le chapitre de l’humeur voudrait s’augmenter de mille autres choses qui agacent, choquent ou révoltent, mais justement, leur multitude bigarrée convainc de leur insignifiance.

265. On perd trop de temps à critiquer son époque : ses défauts vieillissent avant vous. Il est vrai qu’un livre d’aujourd’hui se consomme à la saison du beaujolais nouveau et qu’après, il est convenu de ne plus en parler.

266. Quelle attention le public porterait-il aux recueils d’aigreur et de souffrance, inspirés aussi par la perspective de leur rejet ? Laissons hurler les chiens querelleurs de l’arcane XVIII, sous les rayons de la Lune propice à l’animosité. Les petites allergies retardent la hauteur de vue : purifions-nous.

267. Les répétitions du polémiste tiennent du bégaiement ou de l’essoufflement ; celles du moraliste servent à la clôture d’un constat inexorable.

268. L’humeur crie à la honte avant de chercher l’erreur. Le doigt sur l’égarement coupable finit par se mettre aussi sur la bouche de la Colère.

269. On n’exècre plus autant ses ennemis, quand on parvient à tourner contre eux un trait mordant. Et en lui-même, qu’il le veuille ou non, un adversaire vous reconnaît au moins le mérite d’une pique bien lancée.

270. L’épigramme serait-elle la vengeance de la bonne humeur ? L’art de se moquer des autres est l’antidote de la crainte.

271. Comme Noé embarqua dans son arche toutes les espèces vivantes, le moraliste ne doit pas exclure les serpents de ses remarques. Cette lapidation littéraire ne lance-t-elle que des petits cailloux ? «La parole en archipel » (pour reprendre le titre du poète résistant) a souvent convenu à des guerriers et fait la gloire de La Rochefoucauld, de Vauvenargues, de René Char.

272. Pour souligner une satire plus générale, le moraliste doit savoir aggraver les défauts de ceux qu’il aime.

273. L’hyperbole est toujours au-dessous du mal que l’on ressent, quand elle paraîtrait exagérée. Dirai-je, en pessimiste, qu’elle excède tout bien dont on pourrait se féliciter ? L’antithèse me tente.

274. L’emploi d’une terminologie adéquate approuve, l’approximation voulue conteste. Encore faut-il user d’une maladresse habile et qui ne semble pas relever de l’impéritie.

275. On perd une critique majeure par une expression trop timide, trop nébuleuse, — afin de ne dénoncer personne. Le contestataire se heurte à tant d’idées établies qu’il doit se sauver du scandale ou de la censure par quelque circonlocution ou par un comique outré. La polémique feutrée fait prendre à l’esprit des postures, telles certaines douleurs au corps.

276. La relecture préfère le mot neutre à l’injure et s’arrête au dédain.

Défi