Epreuve

1. Tel le cri débile que vous arrache un cauchemar à l’acmé de l’insupportable, je suis né malaisément : la vie s’annonçait mal.

2. Mes torts remontent fort loin. Je n’ai pas vu le jour pour moi-même : mon existence devait rapprocher deux êtres qui, n’étant pas faits l’un pour l’autre, ne s’entendirent que par devoir et vécurent le plus souvent séparés. Les dernières années de mon père, légitimant une infidélité que la vieillesse rendait plus lamentable, m’ont confirmé le désastre.

3. La médiocrité de leurs enfants achève de convaincre les parents mal unis qu’ils n’auraient pas dû les faire ensemble.

4. Témoin privilégié de la mésentente d’un couple, j’ai eu dès l’enfance, quant au succès amoureux, la même attitude qu’à l’égard du concours de l’agrégation : il fallait avoir la chance insigne d’être agréé. Mais la première était mille fois plus douteuse.
  De surcroît, l’échec de mes amours était inscrit dans la nature du modèle auquel j’étais fixé : un père qui se révéla très tôt un homme ailleurs. Je contractai par cet éloignement un goût prononcé pour l’impossible, — ce quelque chose en vous qui dit non et vous sert de barrière au bord des abîmes.

5.  L’amour insensé peut éclater soudain, mais comme apparaîtrait la blessure d’une flèche reçue bien avant cette preuve sanglante, pour peu que la raison ait résisté.
  M’étais-je intéressé à Phèdre, en Première, avec la secrète prévision de l’incommode aveu que je ferais à quelqu’un d’inaccessible, ou la tragédie de Racine influença-t-elle la conduite de ma plus déstabilisante passion ? Avais-je lu la vie, ou est-ce que je vécus ensuite la lecture ? De toute façon, je pressentais l’importunité en connaissant déjà, de loin, le destinataire sans le reconnaître comme tel.
  En passant par les méandres de la gêne, on se découvre par désespoir. On s’avoue d’abord une impasse ; puis à défaut d’obtenir, on se résout à perdre franchement.

6. Une étincelle brille dans un regard ; le temps d’y songer, et nous l’avons éteinte. Ou notre œil, seulement curieux, allume un incendie ; nous battons en retraite. Ou nos envies n’échappent pas à certains, alors que nous nous détournons, timide ou convenable.

7. Ou le regard s’éclaire, ou il aspire gravement son objet : de ces deux appels muets de l’éloquence amoureuse, l’un manque de sérieux, l’autre inquiète. Le sourire italien paraît vous envelopper d’un désir ardent : il n’est souvent qu’aimable. Une insistante audace vous fixe : elle dénonce tout son égoïsme.

8. L’indiscrétion, attirée par les jambes, remonte la personne, pour fuir avant d’entrer dans ses yeux. Par maintien ou par refroidissement ? Mieux vaut ne pas le savoir.

9. Je payais régulièrement l’entrée d’un bal avec autant de malchance qu’un billet de loterie. Le rituel du club suivait son rythme infaillible : l’heure du vide, l’heure du remplissage, l’heure étouffante, l’heure décisive, l’heure dépassée, — tels les cinq actes d’une tragédie.
  Le jour allait poindre. Paris était désert. Je marchais jusqu’à l’aurore. Que la nuit eût été nulle ou médiocre, pleine de désir insatisfait, de répulsion déprimante, ou marquée d’un réalisme éphémère, l’aventure avait été courue. Mon sommeil ne durerait pas et je me réveillerais avec l’amertume d’une perte au jeu.
  Plus tard, l’habitude me tirait du lit à ce moment de vérité où je rentrais seul. J’ouvrais la fenêtre : tout était calme encore, et j’avais la faiblesse de regretter mes anciennes sorties.

10. J’ai eu la modestie de me rappeler, quand on me refusait, qu’un air trop réfléchi, aggravé par les ans, m’excluait des complicités délicieuses auxquelles j’aspirais. Je quitterai ce monde comme le véritable enfer.

11. La nature m’ayant façonné un visage puéril, on m’a longtemps cru plus jeune, avant de me trouver déplacé. Je me persuadai moi-même que je pouvais attendre l’amour autant que les honneurs. Il était trop tôt pour tout succès aussi longtemps que je n’arrivai pas trop tard : quand aurais-je saisi l’opportunité ? Je n’avais coïncidé avec la vie qu’à l’âge correspondant à ma physionomie : celui de l’innocence.

12. Le drame, dans la quête de l’Amour, c’est que l’on devient tout doucement plus vieux que l’objet idéal : on était fils ; on passe par la fraternité ; il faudrait enfin devenir père. Chez moi, le mental n’a pas su accompagner le corps.
  Heureux celui que l’on peut encore regarder en pleine lumière !

13. Jeune, j’étais insignifiant ; vieilli, je fus respecté, mais toujours tenu à l’écart.

14. Je ne saurais dire quelle est l’invitation la plus vexante : celle qui relativise votre âge par un surcroît d’ancienneté, ou celle qui l’accuse par une jeunesse vénale.

15. On dirait que les gens sont d’autant plus affables que vous leur êtes indifférent.

16. Les marques superficielles que l’on croit deviner de quelqu’un, — par exemple son métier ou son pays d’origine, — sont le plus souvent démenties par les paroles. Mauvais présage si l’on échafaude une identification plus intéressante !

17. S’il est juste que l’on reste libre de ses mœurs pendant l’exercice de n’importe quel pouvoir, le comportement intime n’en éclaire pas moins le rôle public. Inversement, la profession n’est pas étrangère au style particulier de l’abord ou du retrait en amour.

18. On voudrait croire qu’il en coûte plus à certains de décliner des avances qu’à une jeune fille de Marivaux d’avouer son inclination. En fait, qui veut du temps pour aimer, farde son refus.

19. Les tendres bêtises que prononce l’amour, effraient toujours l’inconstance.

20. Vous espériez devenir son amant ; soudain l’on vous traite en confident : l’accès se ferme. Mais de guerre lasse, vous pouvez aussi avoir confié un autre amour.

21. Rien de plus indissociable que ces couples dont l’un s’émancipe en vue d’un complément. L’évocation de l’autre vise à garder la distance.

22. Ses premiers mots tombent, si plats, si secs, ou si bornés que l’on n’a plus envie de continuer l’approche. Est-ce que l’harmonie passerait par le silence ?
  L’accord tactile n’a pas besoin d’entendre, ni de voir, mais sa persistance n’est pas garantie au retour à la lumière.

23. Comment se croire aimé de ces caractères qui veulent toujours la liberté de l’initiative et que l’on dissuade à la première relance ?

24. La raison nous convainc mal de ce que valait l’auteur de notre déception. Un cauchemar nous révèle notre intuition profonde du personnage.
  X, médecin de son état, m’apparut en songe : une infirmière diabolique, portant perruque blonde et lunettes effilées (ses yeux fourbes, le soir de la fausse séduction), se mouvait sur un chariot à main, pourvu de deux phares cassés (sa voiture de mauvais conducteur). Arrivée à mon chevet, elle griffonna sur un papier le prolongement de mon séjour à l’hôpital. Je me désolai trop violemment pour ne pas sortir d’un rêve dénonçant la malignité. (Ne plaidait-il pas aussi pour ma guérison ?)
  Accablé par le désastre d’une autre fuite, je vis sous mes paupières ce chat bleu (de la couleur de son tricot de corps) ; ses pattes de devant marchaient comme l’avaient simulé ses avant-bras vers moi dans la danse. Il était câlin, mais secrètement agressif. La peur me fit rouvrir les yeux. A quelle duperie je m’étais prêté !

25. Ne savais-je pas que la partie réelle était perdue dès que l’autre m’inspirait quelques lignes ? Mais cette entrée dans mes légendes me dédommageait-elle de ses dédains ?

26. Que cela tînt ou non à moi, je n’attirais en amitié que des incapables, en amour que des épaves.
  Sur l’échelle tragique où le désir se tourne vers le haut, qui nous aime, nous relève, et nos cibles nous rabaissent.
  J’ai plu à des gens que je rejetais ; à peine aux médiocres et jamais aux dieux. L’Amour brilla très loin, dans le cosmos !

27. Dans ces bras acceptés par horreur du vide, je pensais donc à d’autres avec qui j’aurais voulu être. Ou dans le meilleur des cas, je n’aurais pu me dire aimé, mais seulement toléré.

28. On sort tout triste de certains rêves parce qu’ils vous ont montré ce qui vous manquait.
  Avec un rayon de soleil, l’optimisme est tentant ; puis le réalisme se revanche et le noie sous une vague de mélancolie. De fait, l’attendu ne s’est jamais produit.

29. Quoique vous l’imploriez, l’Autre vous éconduit, car l’amour ne se mendie pas. Il n’y a rien à faire pour prendre sa place dans un univers mental qui ne l’a jamais programmée.
  S’il m’arrive encore de caresser l’illusion d’un échange, l’expérience me conseille d’en provoquer très vite la fin.

30. L’échec du cœur est ressenti plus violemment que celui de l’art, mais le succès d’aucun des deux ne serait à lui seul consolateur dans la poursuite manquée d’un double épanouissement.
  Et l’on aime selon l’objet : on idéalise, on s’attendrit, on désire, on admire, on compare  même, ou l’on partage un dessein ; de sorte que l’insuffisance meurtrit de la manière spéciale dont on vit l’amour.

31. Je me plains de la solitude, mais j’avoue que l’on m’a très rarement inspiré le souhait de vivre accompagné.

32. Que trahirent longtemps ces épreuves oniriques, telles que des aménagements insolubles, des retards irrattrapables, des rues impossibles à traverser, sinon ma désobéissance à toute réception extérieure, de quelque nature qu’elle fût, mais aussi ma dérobade devant tous les dévergondages risqués ?
  J’avais trop peur de la contagion pour passer outre aux arrière-pensées. D’ailleurs, l’imprudence n’eût même scellé aucun lien. Fallait-il braver la mort pour être oublié cinq minutes après ? Une nuit, un pigeon blanc m’apparaissait voluptueusement ; sa souillure me réveilla.

33. Comme l’abnégation de l’amour-propre prouve le sentiment dans une relation venant à vexer d’un point de vue intellectuel ou social, le relâchement de l’instinct de survie, dans des circonstances douteuses quant à la salubrité, est proportionnelle à l’impétuosité du goût.

34. Souvent les gestes affectueux compensent le défaut de sensualité. On ne désire vraiment que les corps auxquels le rêve vous unit. Combien de mes amitiés amoureuses sont restées sans fougue !

35. Dans les rêveries très libres, les amours s’écrivent plus fortement qu’elles ne se disent, et surtout, qu’elles ne se font.
  Je ne suis pas plus fait pour la chair que la chair n’est faite pour moi. Le contact a été si décevant quand il fut possible !

36. Il n’y a pas moins d’inconstance dans l’admiration que dans la coucherie. De près ou de loin, toute chair nous lasse.

37. Tous les élus de notre faible suivent le même chemin : le charme se perd et les défauts s’aggravent.

38. La décristallisation d’un être le rend aussi désastreux qu’un palais incendié.

39. J’ai changé de tristesse. Au malheur de n’être pas aimé succède, avec l’expérience, l’impossible attachement à qui que ce soit. Je contemple de loin, mais si j’observe de plus près, si j’écoute, la séduction diminue et je renie bientôt mon idole.
  Je me suis trop accusé de mes échecs. Le jour est peut-être proche où, convaincu de l’inaptitude des autres plutôt que de la mienne, je sortirai de la quête amoureuse comme d’un cloaque indigne de mes pas.

40. Il arrive un temps où l’inaccessibilité rassure : à quelles complications, à quelle défaite retardée mènerait une bonne fortune !

41. En amitié comme en amour, mieux vaut rompre un lien que l’on est seul à retisser. Les amis se manifestent spontanément ; il faut se rappeler au souvenir des relations.

42. Du point de vue de la vérité ou de la connaissance des gens, la conversation illusoire nous avance moins que la discorde.

43. Votre réserve donnerait l’alerte ; plus vous parlez, mieux vous dissimulez ce que l’on ne doit pas vous soupçonner de taire. Tout dire pour ne rien apprendre, à l’insu de la compagnie. Nous sommes parfois d’autant plus bavards que nous n’avons rien… ou que nous aurions plus important à communiquer.

44. La politesse ne serait-elle que l’art de ne rien dire ?

45. Pour sortir d’une situation pénible, le badinage pourra s’avérer plus opportun que le silence, et le superficiel, évincer le profond.

46. La manière la plus lâche de dire non est de laisser croire à la possibilité d’un oui.
  Certaines demandes ne peuvent être refusées brusquement, de telle sorte que notre politesse encourage leur insistance. Elles nous agacent, nous excèdent, nous horripilent ; mais d’un autre côté, nous nous amusons de ce manque de finesse, ou de cette bêtise vraiment, qui ne se doute pas de la digue inébranlable que nous opposons à la grande marée de la sollicitation.

47. Souvent, pour cacher le passable, on risque d’éveiller le soupçon du pire.

48. Ennemis de l’approfondissement, les défenseurs des propos honnêtes ont jugé la cervelle humaine bien légère. Hostiles à l’épanchement du moi, ils ont sous-estimé l’individu.

49. L’art de descendre jusqu’au niveau de ses destinataires ne produit qu’une excellente médiocrité. Elle ne ressemble à personne.

50. Rituel réputé aimable, la conversation sert de couverture aux enquêtes et aux épreuves, foncièrement indiscrètes ou autoritaires. Qui s’en rend compte, ne se découvre pas ou joue la provocation.

51. Dans plusieurs professions, on est un interlocuteur rémunéré, bridé par les consignes.

52. Le débat politique est un spectacle dont les auditeurs frustrés ne s’expriment que par délégation. Ils enragent de ne pas lancer de plus percutantes raisons.

53. Quelques paroles nous allègent de la méfiance à l’égard d’un inconnu silencieux. Sans plus.

54. Je suis de nature à pleurer si l’on pleure, même quand le cas m’indiffère. Simple contagion.

55. Il nous arrive de devoir feindre tant d’intérêt pour ce que nous disons, que cette comédie nous épuise.

56. Il en est qui vous laissent à peine parler, complètent librement vos propos et seront incapables de redire le peu qu’ils ont entendu. Ils ont presque soliloqué.

57. Des journalistes déchaînés harcèlent de questions accusatrices des hommes politiques dont les arguments ne sont même pas attendus, tant les demandes sonnent déjà comme des condamnations. L’invité tente en vain de se défendre face au mitraillage ; l’auditeur ne saisit plus rien de ce dialogue confus, de cette cacophonie si éloignée d’une alternance cérémonieuse !

58. Si par passion je ne laisse guère parler mon interlocuteur, sa faible participation résonne longtemps en moi et j’y trouve un sens, d’abord inaperçu, sur lequel je regrette de ne pas avoir répliqué.
  Une objection légère que nous avons habilement parée en minimisant l’obstacle, revient nous inquiéter après coup, par l’empêchement qui pourrait en resurgir.
  En marge de l’audible, un aparté personnel rend soudain très songeur s’il nous ébranle à retardement.

59. Ce que l’on nous dit, nous intéresse-t-il si peu ? Nous nous retenons d’interrompre en guettant l’occasion convenable de ne plus être le destinataire.

60. En fait, nous ne cherchons que le silence de l’autre en répondant à ce qu’il n’a pas encore demandé ou objecté, d’après nous.

61. On consentirait à s’entendre répéter les mêmes choses si, au moins, elles étaient formulées autrement. La plupart du temps, la conversation ne progresse ni dans l’expression ni dans les idées ; elle ne fouette que l’entêtement.

62. Les contacts téléphoniques nous épargnent le soin d’aller voir ou de recevoir ceux dont l’ouïe nous suffit. En dehors de ces rencontres purement orales, ils nous dérangent.

63. La technologie permet des relations si abstraites qu’elle nous débarrasse de la présence humaine, mais nous retranche dans la solitude.

64. La politesse oblige à se défier de sa propre franchise, quitte à mal parier sur les pensées d’autrui.
  Elle peut aussi avoir de telles lourdeurs, de telles timidités qu’elle excite l’impolitesse ; ou se démentir face aux conséquences pratiques de ses hypocrites acquiescements.

65. On n’apprend plus à parler civilement, ni même correctement : le langage est doublement brutal. On se sent désarmé si l’on n’imite pas malgré soi cette agressivité.

66. De certains caractères on n’entendra que des critiques et l’on ne poursuivra le dialogue que pour mesurer toute leur maladresse.

67. Nous ne nous entretenons de rien sans entrer plus ou moins rapidement en désaccord.

68. Il est quelquefois difficile d’interpréter ce qui s’imprime sur le visage d’un interlocuteur. La désapprobation, le doute, l’indifférence, ou l’incompréhension, ou tout à la fois ?
  Visible et muette, la divergence est insupportable. Mais sa formulation peut rassurer par ce qu’elle ignore.

69. Nous avons à faire aux autres, programmés par leur code génétique et par leur dressage, comme à des machines qui s’useront, mais ne changeront pas. Nous-même, nous nous raidissons plus ou moins vite à leur égard dans notre propre mécanisme. Car la prudence permet  de les observer, mais non de se refondre pour chaque relation.

70. Pour abréger les discussions inutiles, on se hâte souvent d’envoyer sans ménagement ce qu’il faudrait retenir pour ne pas envenimer trop vite l’affrontement.

71. Par intérêt ou par politesse, on s’abstient plus ou moins longtemps de prononcer les mots qui rembruniraient la mine de l’autre, mais on ne résiste pas toujours aux circonstances venant à dérouter la dissimulation.
  Quand il garderait son secret, quelqu’un parlera toujours en sachant ce qu’il cache. Un dialogue habilement mené délie parfois toutes ses défenses.
  Un langage un peu ambigu révèle son destinataire par le sens immédiat qu’il lui prête. L’exposé trop précis de nos vues risque d’inhiber la présentation des siennes.

72. On ne sait pas toujours, en devisant, s’emparer de cet instant de détente qui agrée la sincérité.

73. La conversation incitant à parler, la retenue que nous avons pu nous promettre, ne dure pas, — surtout si nous nous adressons à des interlocuteurs sans lendemain : il n’y a aucune conséquence.

74. Nous avons avantage à changer de collègues ou d’amis : seul le temps de se découvrir réciproquement favorise l’approbation ou la mansuétude.

75. Une loi psychologique banale semble présider au déroulement de ces rencontres réchauffées par les paroles creuses, prolongées par la confidence et achevées par la dispute.

76. Les vieillards sont trop sourds, hélas, pour qu’on leur murmure encore des mots affectueux ; on doit leur crier tout, et presque avec colère.

77. En entendant quelqu’un vous parler comme si vous aviez reçu un préjudice plus grave que vous ne le ressentez, vous vous demandez si l’on veut vous consoler, ou vous éperonner vers la querelle, ou en vous tourmentant se réjouir de ce qui vous arrive.

78. Certains ne vous écoutent et ne s’amadouent qu’au sujet de vos embarras ; vos triomphes les aigrissent. Car la compassion leur coûte moins cher que la maîtrise de leur envie.
  Un pessimisme argumenté est une fréquente parade de l’aigreur à l’assurance née d’un premier succès.

79. Il est toujours blessant d’ouïr l’éloge appuyé d’un confrère : les qualités que l’on encense, seraient-elles l’endroit de vos défauts ?
  Les louanges peuvent être un reproche à ceux qui n’en sont pas l’objet, tandis que le blâme soulage la conscience de ceux qu’il ne vise pas.

80. Les gens éviteraient plus d’une altercation si leur versatilité les accordait au bon moment.

81. D’un gouvernement très discrédité, l’on médira auprès du premier venu sans craindre d’être contredit. Mais la politique est un sujet aussi scabreux que l’amour quand l’autre ne partage pas vos sentiments.

82. On prend plaisir à entamer des certitudes conformistes dont le discours ambiant vous assomme tous les jours. Mais au prix de quelles tensions et de quelles ruptures !

83. Qui osera la plaisanterie que plusieurs retiennent derrière leur sourire ? Qui s’esclaffera ? Qui se récriera ?

84. Croyiez-vous lui apprendre quelque chose ? Elle le savait déjà ; elle est au courant de tout ; elle a fait toutes les expériences ; elle a les solutions de tous les problèmes ; vous n’êtes qu’un enfant à ses yeux. Lui exposez-vous un projet ? Non, ce ne serait pas le sien. Êtes-vous satisfait d’une acquisition. Elle éveille votre regret de ne pas en avoir préféré une autre. Lui énumérez-vous les invités prévus ? Elle vous reproche d’avoir oublié un tel, — qu’elle déteste d’ailleurs absolument. Pour parler en maîtresse femme, elle serait sa propre ennemie.

85. Loin des Salons de l’Ancien Régime et des confidents du Second Empire, la conversation, mise à l’épreuve de la modernité, tend à devenir problématique. Les salons actuels, réduits à un canapé sans autre vis-à-vis qu’un immense téléviseur, ne sont plus conçus pour communiquer. Le phénomène n’en est pas moins révélateur.

86. Enserré par de grosses oreillettes, celui-ci branle la tête pour battre un rythme : ne cherchez pas à l’atteindre, il vous rejette. S’il daigne vous écouter, il prend d’abord un air ahuri. Et comment déranger cette autre, tricotant prestement un message sur sa tablette tactile ? Serait-elle sourde-muette ?

87. Des appareils aux effets quasiment autistiques ont accaparé la jeunesse en trois temps : la première vague s’est bouché les oreilles pour jouir d’une musique ; la seconde, pour bavarder à distance ; la troisième n’a plus d’yeux qu’en direction de ses acrobaties digitales. La révolution technologique a-t-elle produit tous ces insociables dans la proximité, ou les a-t-elle seulement montrés comme tels ?

88. Ce n’est pas l’examen de ma rétine qui focalise cet ophtalmologue ; il n’en souffle mot. Non, il suit sa marotte : tandis que j’ai le front et le menton rivés sur le métal, il m’interroge sur les poètes les plus oubliés du XVIIe siècle pour critiquer le peu de place que leur accorde l’enseignement des lettres. Ayant essuyé ce contrôle borné de mon univers professionnel, je sors du cabinet avec le sentiment d’avoir consulté un fou.

89. Avec les érudits, vous n’avez pas le droit d’émettre une idée personnelle ; ils vous en dépouillent par une référence et vous conseillent une lecture, comme pour vous signifier avec mépris que l’on a parlé mieux que vous, que tout est dit et que vous êtes d’un commerce inutile.

90. Il est crispant d’être fâché, mais si vexant d’être fâcheux !
  Je suis assis à sa gauche ; sa tête ne pivote que vers le côté droit. Quoique les jeux me semblent faits, je hasarde une intervention : elle répond aux personnes d’en face ou en regardant son dossier. Zoé souffre-t-elle d’un torticolis ? Non, elle ne parle qu’aux femmes.

91. L’humour amuse par sa façon de présenter les choses ; de surcroît, l’ironie se moque du destinataire niais, alors que son apparente niaiserie fait rire d’un humoriste.
  L’ironie appartient à ces jeux malsains dont use un esprit moins soucieux de communiquer que de tester l’entendement de son auditeur. C’est un procédé si retors que vous vous accusez de sottise quand l’intention vous échappe, et d’apriorisme quand vous l’identifiez par erreur. Pourtant le plus crédule n’est pas celui qui n’a pas reçu comme telle l’ironie du message, mais l’émetteur persuadé de l’évidence objective de sa vérité.

92. J’ai souvent joué la dignité par plaisanterie, et l’on m’a quelquefois pris au sérieux ! Il ne vient pas à l’esprit de beaucoup de gens que le monde puisse se dispenser de la gravité.

93. Instruits des termes de leur métier, nos contemporains maltraitent la langue commune. Cent mots devenus archaïques vous ridiculisent. Quelle ignorance !

94. On a bien été capable d’une déclaration que l’interlocuteur vous attribue. On n’en est pas moins libre d’avoir changé d’avis ; mais le plus souvent, on a été mal compris.

95. L’avidité satisfaite de ceux auxquels nous donnons, ne remplace pas la reconnaissance qu’ils nous doivent et ne sauraient exprimer, même hypocritement.

96. Je me félicite de lier conversation avec un être simple : son ouverture est un hommage à mon humanité, mais l’échange tourne court parce que le tact élimine trop de pensées. La différence ne stimule pas les propos.

97. La connaissance que nous avons de quelqu’un, nous rappelle tout ce qu’il ne faut pas lui dire. Mais on paraît idiot à force de ne pas contredire.

98. Il faudrait tellement étudier ses réponses pour ne pas déplaire aux plus susceptibles que l’on préfère les éviter. Au moins sait-on ce qu’il suffit de soutenir afin de s’en défaire…

99. On n’a jamais si peu d’esprit qu’en s’empressant de briller, ni si peu le cœur à rire qu’en s’y forçant.

100. Se comprend-on d’autant mieux que l’on n’a rien dit pour établir cette convergence ? Une rare communion supprime toute parole préalable.
  Lors d’une brève visite en fin d’année, nous avions certainement les mêmes pensées, ma grand-mère et moi, dans cette chambre misérable, quand nous pleurâmes sans un mot d’explication : le soleil des vacances d’autrefois, la famille dispersée, la solitude et bientôt, l’éternelle séparation.

101. Nous avons assez bien connu nos proches pour savoir s’ils approuveraient une de nos entreprises ; le visage que ressuscite leur évocation, exprime le sentiment que nous leur prêtons d’emblée. De cette simple et très fugace vision des morts surgit sans doute une part de vérité.
  Je suis persuadé que nous captons aussi des pensées hostiles des autres à notre égard, et que nous serait épargné d’en subir un jour l’offense manifeste si nous savions nous interroger nous-mêmes sans complaisance.

102. Il est moins irrépressible de laisser la mine trahir des pensées que des sentiments. Mais celles qu’ils n’osent dire, s’impriment, serait-ce très discrètement, sur la face des plus sournois.

103. Quoique la physionomie vous ait déjà trompé sur les opinions, leur rapport n’est pas indéfendable : vous voyez tant de fois les gens s’unir dans leurs lamentations politiques alors qu’ils n’ont pas été prévenus sur leur destinataire !

104. Souvent le corps avoue ce que la parole maquille en notre faveur.
  Coupez le son, regardez ce qui bouge chez l’orateur : cela vous montrera en partie le caractère.

105. L’enfant manie pour casser, porte pour frapper ; ses gestes, que l’on peut qualifier de naturels, sont destructeurs. Faute d’éducation il tiendra un parapluie la pointe en avant, comme une épée.

106. Cherchez la femme. Dans leur marche : derrière l’autre…

107. Le rire est d’autant plus révélateur qu’il explose sans vous avoir laissé le temps d’en étouffer l’incongruité sonore. Le phénomène s’en trouve plus ridicule que son motif.

108. L’éclat de rire nous délivre de la perplexité produite par la sophistication pontifiante. L’esprit se vexe de ne rien comprendre ; mais soudain le corps, sensible au comique de l’écart, permet d’hésiter entre l’extranéité intellectuelle humiliante et la possible extravagance de sa cause. Comme la sueur rafraîchit la peau surchauffée, la secousse de l’hilarité veut soustraire le cerveau à l’ennui de son blocage par une ambiguïté l’autorisant à ne pas minimiser ses ressources.

109. Le rire accuse franchement l’outrance d’un reproche ; un ricanement amer tente de nier la vérité blessante ; mais un mensonge insidieux vous interroge, parfois jusqu’au tracas.

110. Le corps est alourdi par d’inutiles fatigues de l’esprit, mais son aisance vous confirme les satisfactions de ce dernier (ne seraient-elles que subjectives).
  Dans les grandes inquiétudes, la détente physique rassure : elle est moins trompeuse sur la tournure des événements que la confiance forte d’elle seule.
  Coupant court à l’incertitude, l’échec, comme la victoire, peut amener un soulagement corporel.

111. Le pendule n’exprime, à travers la confirmation ou le démenti de la proposition énoncée, que l’avis du corps : est-ce le moyen de trancher entre plusieurs hypothèses ?

112. Porte-t-on ses pas dans la direction que l’on a prise, ou se laisse-t-on porter par ses pas ? Dans certaines circonstances, ce sont les jambes qui décident.

113. Cet avocat chenu a déjà la tête au tribunal, — à tel point que le corps machinal lui échappe. Arrivé au bout du palier, il retourne tirer sur la poignée de sa porte, qu’il vient de fermer ; mais il ne vérifie jamais s’il a bien tourné la clé dans la serrure. Puis il descend quelques marches et remonte pour satisfaire le même scrupule. Une troisième fois, il s’est davantage éloigné avant de réitérer l’inutile contrôle. Il ne quitte pas l’immeuble sans avoir hésité encore un instant à mi-étage. Derrière mon œil de verre, je compterai bientôt une quatrième traction, plus furieuse.

114. L’héroïsme ne craint pas de s’avouer la mort imminente. Mais nous n’en croyons pas les nôtres assez capables pour prendre au sérieux leurs plaintes, — surtout quand elles ont précédé de loin leurs ultimes moments.
  Quant au détraquement du corps, il n’avertit que les médecins. Il étonne les autres par ses paradoxes : j’ai vu des moribonds soudain ragaillardis. Les signes pertinents d’une mort instante viennent d’un geste ou de paroles dont le pathétique se contraint. C’est la main maternelle qui veut la mienne au bord du lit ; c’est l’invitation paternelle à descendre du train imaginaire sur le point de repartir ; c’est l’appel d’un oncle m’assurant pour la première et la dernière fois son estime.
  Irréparable légèreté ! Ma mère dépérissait entre un mari dans l’expectative de sa fin et un fils dont l’attachement différait la rupture d’une habitude. La main tendue, à peine l’ai-je prise quelques secondes, par refus commode de l’inéluctable.

115. L’envie de dormir trahit une motivation glacée ou sanctionne une assommante nullité extérieure. La nature dénonce la comédie des sursauts ou des satisfecit.

116. Le rêve m’a quelquefois prouvé que je recélais des connaissances dont l’état de veille revenait m’interdire l’accès.

117. La fraîcheur d’un matin, ramenant en nous le « pourquoi ? » de l’enfance, fait vaciller une résolution d’hier.
  Point de projet qui ne subsiste si le réveil l’a maintenu.

118. L’achèvement d’une tâche subie correspond à l’instant précis où le retour d’une pensée latente rappelle une envie plus personnelle, sinon quelque chagrin.

119. Vienne l’heure d’un choix inévitable : quelle qu’elle soit, ma décision me semble plus ou moins une sottise. Que j’aie le loisir d’hésiter entre deux ou plusieurs partis, je risque fort de n’en prendre aucun : peut-être, justement, dois-je m’abstenir.

120. Si l’on juge toutes les situations par rapport à leur avenir, l’exigence de durée vous éloigne d’une aubaine éphémère, quoique tentante. D’autre part, si l’on refuse un avantage trop mince, même stable, que restera-t-il ?

121. Quand la prudence a envisagé toutes les possibilités acceptables, le goût de l’action saisit la première qui se présente. Il saute sur l’occasion avec une hâte et un enthousiasme que les témoins étrangers aux réflexions antérieures imputent à la précipitation.

122. Il faut s’accommoder d’une contestation stupide comme d’un retard prévisible sur l’itinéraire de l’accomplissement.

123. Nous avons à l’égard de certains dangers une indifférence totale, — non par courage, ni par inconscience, mais pour nous croire hors d’atteinte. Nous avons même le bonheur de gagner ce pari !

124. Le pacifisme se proclame par faiblesse et la guerre se déclare par imprudence.
  L’Histoire est remplie de batailles perdues d’avance, et l’on s’étonne de la naïveté des peuples qui n’ont pas présumé leur défaite, pourtant fatale.

125. De multiples événements vous donnent tort d’avoir eu raison ou raison d’avoir eu tort : vous n’êtes sensé qu’en amont ou en aval de ces accidents ou de ces fortunes.

126. Mon père avait des certitudes positives, et ma mère, des intuitions décourageantes. Mes intuitions ont souvent dérangé mes certitudes avant que la vérité ne les ruine.

127. L’idéologie se moque des faits ; le réalisme les subit. La lucidité les préviendrait-elle ?

128. Compter les adeptes d’une idée, quelle qu’elle soit, l’affaiblit. Que prouve un nombre supérieur, sinon peut-être une aberration plus contagieuse ?

129. Quelle serait la pierre de touche des limites entre les peuples ? Les frontières naturelles, ou culturelles ? Les premières n’existent pas dans tous les cas ; les secondes bougent et s’embrouillent ; l’incompatibilité des croyances et des mœurs contredit l’évidence de tel compartiment géographique et, pas plus que dans la haute antiquité, l’intervalle entre deux fleuves ne suffit pour constituer une nation.
  La Seine distingue-t-elle à Paris des mentalités rive droite et rive gauche ? Une harmonie entre l’espace et les habitants se vérifie mieux dans l’artifice des arrondissements ; encore n’a-t-elle rien d’absolu. Si l’on choisit pour sa résidence un lieu dont l’architecture vous correspond, l’on doit s’agréger à une population de plus en plus dissemblable. Impossible de se situer sans dissonance humaine.

130. Les caractères portent plus ou moins fermement les projets : s’ils ne sont pas renversés par les circonstances, ils risquent de l’être par le caprice.

131. Le charme estompait l’audace. Après cinquante ans, le vice affiche toute sa laideur, — ou se retire.

132. Certains deviennent beaucoup plus entreprenants dans la vieillesse, parce que les conséquences d’un éventuel échec prennent déjà la légèreté de la mort.

133. Nos loisirs de retraités nous caractérisent le mieux, car l’urgence invite à privilégier l’essentiel.
  Devenir tout à fait ce que l’on est, sans craindre le jugement d’autrui ni briguer les honneurs : voilà le plus beau chemin de la vieillesse.

134. La conscience du changement ne nous rend-elle pas moins bêtement sérieux et plus enfantin qu’à l’âge de l’installation ?

135. La jeunesse se plaint peu de l’ingratitude, n’ayant pas eu le temps d’accumuler les efforts.

136. La richesse ou la pauvreté révèle celui qui ne l’a pas toujours connue.

137. Vous réconciliez-vous ? Hâtez-vous de vous refâcher : l’autre sera le même à l’épreuve du temps.

138. Des vieillards quinteux vous rebutent en prétextant qu’ils n’ont pas le temps. Ils ne sauraient mieux dire, car l’humeur leur dicte l’aveu inconscient de leur sort prochain.

139. Le vieillard dit « ne plus pouvoir », moins véritablement que pour s’harmoniser avec la perspective de sa fin.
  La fatigue a la propriété de l’âge avancé : elle anticipe un aboutissement. Ne suffit-il pas qu’une occupation pesante s’achève bientôt pour que vous n’en puissiez plus ? D’elle-même la durée nous épuise à mesure que nous l’épuisons.

140. Reconnaître telle ou telle incompétence libérerait d’une ambition déplacée, d’une source de tourments et de déconvenues. La vie surcharge sa finalité, dont il faudrait savoir rayer les paramètres vexants et facultatifs. On aimerait que la vérification des incapacités fût le ferment des aptitudes !

141. Toute compétition a besoin de figurants pour laisser croire que le vainqueur l’aura emporté de haute lutte.
  Dans une équipe professionnelle, plusieurs doivent jouer des rôles d’imbéciles afin que les autres soient fiers d’eux-mêmes.

142. Sans prendre la peine de rechercher le contraire, la plupart des gens s’arrêtent à la faiblesse que vous montrez : elle les rassure. Ils ne vous mettent jamais en doute quand vous vous dépréciez ; votre humilité leur fournit une bonne raison de se rengorger.

143. En tout domaine, la compétence tâche de s’accréditer par le dénigrement des concurrents.

144. L’orgueil s’aveugle en refusant toute estime aux autres. Mais il est presque raisonnable en les récusant comme juges, — tant ils prouvent de l’incompétence dans ce rôle !

145. On n’a pas forcément la compétence de sa passion ni la passion de sa compétence, de telle sorte que l’on peut fausser le jugement en bien ou en mal.

146. L’approbation est plus gênante que les reproches ; la première souligne involontairement les défauts que nous nous connaissons, tandis que les seconds nous forcent à chercher des excuses, sinon à plaider en faveur de qualités incomprises.

147. On peut se sentir humilié même par des louanges.
  Plat compliment que celui qui salue, non pas votre manière de faire, mais l’exception à l’âge auquel vous agissez, ou, plutôt que son contenu, la durée de votre intervention !

148. De tous les agacements que produisent les mauvais conseils, le pire naît de la recommandation d’un objectif au-dessus de nos capacités, ou d’une démarche qui arriverait trop tard.

149. La bonne opinion que nous avons de quelqu’un, s’accroît par le besoin de la compétence qu’on lui prête, et s’effondre souvent dans la pratique.

150. La froideur des médecins peut avoir deux causes : ou vous ne leur semblez guère malade, ou le remède leur manque.

151. Tel homme politique vous paraît mériter un ministère. Je vous entends : son incompétence habituelle avertira le Conseil de toutes les âneries à éviter.

152. Comme les maux visibles font paraître un corps plus malade, les fautes de sa politique extérieure chargent plus durement la direction d’un Etat.

153. L’homme serait-il étranger à son espèce ? Certains sont programmés pour des goûts et des aptitudes que les autres jugent inconcevables pour leur compte.

154. Le mérite ne se signale pas forcément par des preuves ; les plus perspicaces savent le soupçonner.

155. On devrait demander à celui que l’on embauche : « Êtes-vous bien passé par toutes les fautes instructives ? »
  Une erreur expliquée vaut une vérité conquise.

156. Si estimable que l’on soit par l’efficacité, l’art de perdre officiellement son temps passe dans maints emplois pour le comble du zèle.

157. La motivation est à la mode. Mais le fin du fin ne serait-il pas plutôt de prouver ses compétences dans un domaine pour lequel on n’a aucune affinité ?
  L’amour d’un métier n’a jamais été une garantie d’expertise, quoiqu’il ne l’exclue pas. Pourquoi ces tâches que l’on exécute sans éclat par froideur, ne se feraient-elles pas sans faute par conscience ?

158. Intégrée dans l’économie, la formation produit des compétences, comme une usine, des outils ; rien de plus.
  Dans l’ère du changement perpétuel, l’application des savoir-faire est trop courte pour que leurs détenteurs se sentent valorisés.

159. Rare est la vocation. Chacun occupe sa place en raison de ce qu’il ne saurait faire ailleurs. On exerce le métier dans lequel on se rencontre comme le moins inapte aux fonctions sociales.
  Telles choses viennent à vous ; vous attirez certaines gens ; une carrière vous admet passablement. De terribles lacunes simplifient le portrait par élimination.

160. L’indulgence est le privilège des années. Posons-nous sur le tard cette question : « Qu’ai-je su faire ? »

161. J’ai l’âme du commandement, mais non celle d’un chef : je n’aurais été qu’une éminence grise dans l’action.
  Pour m’être arrêté au seuil de la plupart des connaissances, je ne sais rien de plus que l’ignorant ; mais je ne suis pas sûr d’en savoir infiniment moins que le possesseur de la partie défrichée d’un champ incommensurable.

162. On vivrait facultativement après la réalisation d’un grand dessein. On doit mourir avec beaucoup d’amertume avant.

163. On pourrait parler de la vie comme d’une épreuve en temps limité : à la fin la Mort ramasse les copies.
  Telle serait mon épitaphe : « Enseignant de bon aloi, citoyen résigné, écrivain secret. »

164. Toutes les carrières rejoignent le chemin de l’amour : on y décroît à raison de son ancienneté.
  Il en va de l’esprit comme du corps : si excellent que l’on soit dans un rôle, on vous y juge toujours faible à la longue, — ou le rôle devient caduc.

165. Une préparation réussie n’entraîne pas sa validité économique ou sociale. De longs efforts répondraient à une exigence actuelle. Enfin prêt, leur résultat sera-t-il encore utile ? On se donne parfois une peine incroyable pour se doter d’une capacité qui deviendra obsolète (ou que l’on craint soi-même de mettre en œuvre). L’imprévisible évolution nous décharge de la responsabilité de nos erreurs en matière d’apprentissage.
  Une élite restreinte déstabilise sans cesse la palette des emplois ; il ne reste plus à la masse qu’à s’infantiliser dans un recyclage permanent. S’adaptent les sujets oublieux de ce qu’ils savent, pour apprendre autre chose ou dans l’urgence de raisonner autrement. La rupture règne.
  Embarquement pour Cythère, navigation utopique, traversée de l’Achéron, l’épreuve soumet le corps ou l’âme à quelque franchissement. Dans le cas de la modernisation cahotante, elle transpose le spatial en temporel, le passage en survie.

166. Un employeur vous a fait sentir dès le départ votre utilité contestable ; une longue carrière vous a permis de vous en convaincre assez pour ne voir dans la retraite qu’une admission à la franche inutilité.

167. La société a une telle pratique du gâchis que la conformité, fût-elle irréprochable, n’est pas forcément reconnue. Et de toute façon, l’hommage aurait-il à lui seul un sens personnel ?

168. On se dédommage des avis défavorables par l’anticipation de leur fatalité. On peut se promettre l’insuccès pour se prouver combien l’on connaît le jugement d’autrui.
  Deux issues possibles attendent l’action de l’Empereur : ou le triomphe du Chariot, ou la catastrophe de la Maison-Dieu. C’est dans cet ordre inquiétant que se succèdent les trois lames du tarot.

169. Mon père voulait un grand homme, et ma mère, un homme grand : je les ai déçus l’un et l’autre, — mais leur affection ne s’est jamais démentie, malgré la déficience neuronale du premier. (Je tiens que nous sortons d’autant plus tôt de la mémoire des vieillards que nous sommes mal entrés dans leur cœur.)

170. On a beau ne pas rechercher son intégration, on s’offense d’être rejeté.
  Faute de victoire, changeons d’ennemi.

171. Le mépris de l’échec passe par de plus hautes exigences, justement dans cette voie où l’on s’est embourbé.

172. Que vous vous approchiez plus ou moins de la perfection visée, votre propre durée peut avoir déjà reclassé vos valeurs et dirigé vos passions vers un autre but. Au fond, ne dit-on pas non d’avance à l’achèvement de l’entreprise ? Aboutir quelque part vous cantonne dans un cercle trop étroit.

173. Dans la résignation suivant la rage vaine de l’effort, sera-t-il enfin couronné ?

174. La réussite se mesure à l’intervalle, problématique et plus ou moins durable, entre les obstacles surmontés et la dégradation de l’état acquis.

175. Moins aimable que leur éloge, l’envie des autres nous convainc d’une part de succès.

176. Je ne vois pas une action, fût-elle plaisante, qui ne soit une vérification de compétence.
  La civilisation prolonge les luttes naturelles, mais en multipliant les épreuves dénuées d’enjeu vital.

177. Alors que les élèves apprennent de moins en moins, voire ne savent plus ce qu’il importe d’apprendre, le parcours scolaire les accable de contrôles.
  La déformation professionnelle de l’enseignant le conduit à traiter les adultes en écoliers : il est celui qui sait (ou est censé savoir) et donc reprend. Sa mentalité transforme tout en exercice, — au sens le plus contraignant du terme, celui du latin exercitus, traduisible surtout par armée !
  Je redoute à ce point les poseurs de colles que je me hâte de déclarer mon ignorance, quand la réflexion me soufflerait la réponse dans la seconde d’après. En revanche, le plaisir me caresse face aux questionnaires dont le but n’est pas d’embarrasser.

178. « Je ne suis qu’un peu bon en tout », dit modestement ce cosmonaute. En fait, l’honnête homme d’aujourd’hui devrait dominer tant de choses pour « ne se piquer de rien » ! Un élitisme secondant la mobilité professionnelle a tellement renoué avec l’esprit encyclopédique de la Renaissance et des Lumières que l’on est par trop ignorant, sauf à se spécialiser universellement. D’où le mal-être scolaire, — d’ailleurs aggravé par l’extension du public.
  Puisque la culture peut de moins en moins être un objet de contrôle, l’exercice probatoire devra bien sonder l’intelligence…

179. La jeunesse ne supporte plus chez les professeurs les droits que prendra néanmoins sur elle la « Direction des ressources humaines », — avec des critères d’évaluation moins indubitables.
  Lettres de motivation, entretiens d’évaluation s’apparentent aux auto-accusations soviétiques sous l’apparence positive d’un usage libéral. Les candidats sont des flagellants qui s’ignorent : ils se nuisent en déployant quelque atout. Ainsi, comment accréditeraient-ils leur future implication en arguant de la souplesse et de la mobilité qu’atteste le nombre de leurs emplois antérieurs ?

180. La nomination d’un senior inconnu à un poste clé éveille chez le journaliste le soupçon d’incompétence, comme si la réussite était d’avoir œuvré en pleine lumière.

181. Il faut être déjà connu. Mais où auriez-vous débuté ? Il faut avoir de l’expérience. Mais qui vous aurait mis le pied à l’étrier ? Pourquoi le passé aurait-il offert ce que le présent vous refuse ? On vous attend à l’arrivée sans admettre le principe de votre départ.

182. On s’exclut de la cité par l’errance, mais on n’y rentre pas toujours par le travail.

183. Les activités, les croyances, les loisirs marginaux recrutent, tolèrent ou éliminent sur des critères de sélection d’autant plus durs que la société les envie par impuissance, ou les méprise par système, ou les condamne par précaution.

184. Il n’est point de relation que je n’aie rompue, dès l’instant où j’étais jugé selon quelque marotte.
  L’abus commence avec les avis discrétionnaires qu’une passion prononce sur autrui, et dépasse la mesure avec l’officialisation de ses valeurs.

185. Il s’agit plus souvent de prouver sa réception d’un courriel que de s’inspirer de son maigre contenu. Un nouvel usage oblige à traiter comme des messages indispensables ces productions d’un harcèlement licite, que l’on imputera à la fureur d’exister, ou au ludisme maniaque, ou, plus despotique, au contrôle de votre pratique du clavier.

186. Entre deux ordres contradictoires, on obéit au chef qui vous voit.

187. S’il est exact qu’un pays où l’armature administrative est omniprésente et l’entreprise individuelle bridée, ne progresse plus techniquement, le lien à établir entre le dynamisme commercial et les inventions ferait clairement entrer dans l’enfer du pari, du risque et de la probation perpétuelle.
  Au pire, la doctrine libérale défend la compétitivité des prix, cause de maigreur salariale ; au mieux, l’innovation. Mais quoi de plus irritant que de s’entendre crier « Invente ! », ou par sa conscience, ou par la voix publique ? Et plus l’offre est superflue, plus la demande est critique, tant on enrage de gâcher deux fois son argent.
  Inactif, le rentier fut stigmatisé par le progressisme ; dans son activité même, il est devenu la bête noire des libéraux parce que la rente, liée à des monopoles, empêche la concurrence, donc la liberté des prix et le renouvellement. Ce reproche, lourd de conséquences sociales, ne vise pas que les secteurs réglementés et la fonction publique ; l’indexation du point sur les performances de l’économie exposerait aussi le havre de grâce de la pension. Il n’y aurait de dignité que dans une lutte continuelle pour la vie, au service de l’entreprise aventureuse ou par l’effet général de ses résultats,  voire dans un travail dont l’indépendance désespère de toute protection.
  Malheureusement, l’inquiétude conditionne la survie, si agréable que soit la tranquillité… Mais la disparition des structures établies sous la houlette de l’Etat instaure pour tous la loi de la jungle.

188. Dans cette guerre nouvelle où l’on se ruine sans armes, les déficits commerciaux sont la forme moderne des tributs payés aux vainqueurs par leurs assujettis. Le dépeçage économique a succédé aux traités humiliants.
  Que l’on abandonne la planète aux ambitions territoriales ou aux empires industriels, on n’évite pas les antagonismes et les déséquilibres. Jusqu’où de fausses paix seront-elles préférées à de vraies batailles ?

189. Plusieurs, Un, zéro. Les fondements de la religion se sont simplifiés au cours des siècles et finalement exténués, — du polythéisme surabondant au monothéisme rigoureux et de cette foi à l’athéisme qui a mis l’homme dans l’obligation d’accomplir lui-même tous les miracles.

190. Le journalisme livre à l’envie mille records : de fortune amassée, de clients séduits, de suffrages remportés, d’exemplaires écoulés, de visiteurs passés, de distances parcourues, de buts marqués, de temps réduits, de vitesse accrue, etc. Mais nous, qu’avons-nous fait ?
  Telle ville se vante de la plus haute tour, telle autre, du plus long comptoir de bar. La compétition multiforme oppose les groupes ou les individus. Nul ne compte vraiment qu’au sommet de l’échelle. Les rivalités techniques se déchaînent tandis que les écarts de la démographie se creusent et menacent de tout régler, ou avant que la nature n’ait le dernier mot.

191. Pour exister davantage, nous sommes enclins à montrer notre être, notre avoir, notre pensée, notre action. Nous cherchons l’assentiment : nous nous heurtons à la critique. L’affirmation personnelle nous piège.
  Les visiteurs ont, sur votre habitation, un regard de décorateur, d’architecte ou d’agent immobilier. On regrette d’avoir ouvert sa porte. Outre le domicile, les occasions de déplaire se multiplient : la personne, les opinions, le métier, les loisirs… A tout propos, les autres ne vous considèrent qu’en vue d’un jugement, plus ou moins explicite, inégalement dédaigneux ; quelques indifférents vous honorent de leur neutralité. Dans une ère commerciale, on déprécie tout par réflexe d’acheteur, même ce qui n’est pas à vendre.

192. Les épreuves sociales ne vous laissent pas respirer, mais vous somment sans relâche de prouver votre participation. Des difficultés nouvelles surgissent, et l’on regrette les obstacles dont on s’accommodait. La survie dépend de toutes sortes d’entrées à ouvrir et de passages obligatoires à emprunter.

193. L’étrange effort que j’ai pu faire pour apprivoiser des lieux, me soumettait aux affres de l’ambiguïté. Il y avait dans mon attitude autant d’agonie que de réalisme docile aux lois de l’environnement.
  L’expérience le confirme à souhait : il n’est pas de milieu humain qui ne devienne bientôt dramatique et étouffant.

194. En passant de la formation à la profession, on s’aperçoit que l’épreuve est moins technique ou intellectuelle que relationnelle. On se prépare dans l’optique d’une fonction intrinsèque ; puis on la remplit sous le joug de l’arbitraire.

195. L’informatique n’a pas si radicalement changé l’acquisition de la connaissance : on accède à des bibliographies ; mais le « sésame ouvre-toi » demeure la clé problématique du contenu.
  Les tiroirs cachés d’un logiciel ressemblent à ceux d’une commode qui serait restée sans serrures ni poignées. Afin de percer les secrets de l’escamoteur diabolique, la souris du profane tâtonne sur l’invisible pour allumer « la main de gloire » dont usent les magiciens pour lever les fermetures. Quoi de plus exclusif que ce mode d’accès ?

196. Un songe sans souci plaisait par le vouloir ; recouvrée, la raison trouble-fête oppose un non-pouvoir. On a pénétré dans un univers facile par la porte d’ivoire et l’on en sort par la porte de corne…
  Une résignation anticipée semble nous dédouaner de notre pusillanimité, mais l’ennui nous persuade d’oser.

197. La vie se joue d’assez bonne heure, affectivement, professionnellement : la jeunesse s’affole ; les vieillards plaisantent.

198. Entre ces deux excuses, le prématuré et le trop tardif, je me rappelle l’étroit créneau mal occupé : celui de l’effervescence vaine ou de l’inaction, selon les cas.

199. Je sais bien où je me réveille, mais je crois souvent émerger d’un débordement de sommeil, quand on ne m’attendrait pas.
  Une carrière suivait son décours. Que pouvait-il naître encore de ma vie ? J’avais déjà le sentiment qu’il était trop tard pour tout : pour l’amour, l’aisance, une pensée reconnue.

200. On pousse un pion sur le damier professionnel afin de ne pas s’accuser d’inertie, mais on sait que les jeux sont faits.
  On finit par se sentir étranger à un travail sur lequel on vous critique ; un minimum d’amour-propre vous commande de ne plus vous identifier à ce qui vous déprécie ; il vous détourne d’une correction dont la formule ne vous correspond pas, et encore moins à l’opportunité ; il vous conseille l’abstention, la présence absente (tout autant que la nécessité sociale l’autorise). On devient médiocre par dépit.

201. J’ai fait ce rêve : je voyageais en train ; le contrôle m’apprit que je n’avais pas de billet. Image de toute ma condition peut-être.

202. Mieux vaut faire que durer ; or on n’est pas forcément plus maître du premier que du second. Tant pis si nos jours se prolongent pour nous narguer.
  Qu’appellerais-je « me souvenir » sinon poser sur la palette toutes les nuances de la tristesse ?

203. La retraite est une espèce de prison où l’on a le loisir de ressasser tous ses ridicules. Malgré la rigueur de cet examen de conscience, qui ne referait la plupart de ses fautes ?
  Les Cassandres ont beau prévenir les peuples de la catastrophe dont ils pourraient se protéger, seul l’événement les rend crédibles, — si tenace est le fourvoiement.

204. L’exclusion jusqu’au trottoir nous gêne, non qu’elle nous fasse honte d’en être exempt, mais parce qu’elle représente l’échec à son degré extrême.

205. A moins d’un rêve avantageux dénoué par un renversement comique, mes tourments nocturnes me rappellent sans pitié tant de fourches caudines ! Un cauchemar me réveille, mais la vie m’endort : où fuir ?

206. Toutes mes motivations se sont enlisées dans l’impuissance ou la timidité. Notre patrimoine s’est dispersé dans le monde et l’objet d’art est devenu rarissime ; des déballages miteux dégoûtent un collectionneur. En quelques années, un écart infranchissable m’a coupé de la jeunesse, de la beauté, des mœurs audacieuses ; l’amour serait si saugrenu qu’il en est impensable. Enfin, la rigueur de la science me décourage de la critique, et le succès de tant d’autres, de la création.
  Après tant de trahisons, d’inhumations, d’occupations, de dévaluations, de liquidations, d’évictions, de compromissions, j’ai du mal à survivre à tout ce que j’ai sacralisé. Quand je considère le peu qui s’est réalisé de mes demandes, et l’ampleur de ce qu’elles n’obtiendront plus, ne vaudrait-il pas mieux disparaître ?

207. Quitter des lieux et des gens, s’affranchir des épreuves afférentes, cela fait plaisir et peine à la fois : dans la morosité humide d’un juillet gris, j’ai dit régulièrement adieu à une carrière qui n’eut de beau que la durée et de gratifiant que sa sécurité.
  Si une éducation timorée me montra des inconvénients partout, je lui dois au moins les ruptures plus brusques dont j’ai usé à dessein pour me tirer (ou me garantir) de servitudes stériles. Car je trouve à la fin si stupide de fréquenter un endroit peu accueillant que j’épie le moindre signe propre à m’en écarter. En dépit de la politesse innée qui m’a servi de patience, la dernière indélicatesse m’exaspère. Un éclat me délivre alors d’un endroit où l’habitude me ramenait malgré le déphasage. Rebuté pour rebuté, autant l’être en fournissant un prétexte ostensible. Plus dangereusement, les espèces sociales incapables de s’adapter ne trouvent rien de mieux que la provocation.

208. Avec les autres, avec nous-mêmes, le souhaitable finit par n’avoir plus aucune probabilité. Est-ce que ce vide n’inaugure pas une époque néanmoins supportable ? On accepte enfin ses bornes aussi naturellement que ses cheveux blancs.

209. On n’osait envisager certaines pertes ; le jour où elles se produisent, elles ne paraissent pas si grandes. Les chutes dommageables à nos vœux semblent souvent plus lourdes avant que nous ne les ayons subies.

210. Le regard de la vieillesse minimise toutes nos insuffisances parce que nous n’avons plus tort de ne pas les réparer.
  Mieux vaut parfois une déroute libératrice qu’une victoire incertaine.

211. Les naufrages de la vie assurent le désespoir d’avoir vu juste. On goûte ainsi la volupté de l’échec comme celle de la mélancolie.

212. L’intellect ne vous a pas entièrement desservi quand il s’est fixé des repères dont l’encadrement l’aide au moins à fonctionner.

213. Moins nous pouvons agir, plus nous parlons ou rêvons. Au mieux, tout trempés par les tempêtes, mais poussés par la vague irrésistible, nous accostons aux rivages de la Littérature.
  Se mettre à écrire, c’est considérer, sans mourir encore, que l’on a assez vécu.

214. A l’approche de la quarantaine, ma quête du Livre multipliait les plans éphémères ; j’essayais des voies compliquées et torturantes, — aussi patiemment que je descendais chaque semaine dans l’enfer des métros nocturnes, des salles de gare bondées de troupiers bruyants et de pauvres hères, et des Lorraines hivernales. Il fallait toujours recommencer. Le rameau d’or d’une nouvelle structure ne me donnait pas encore droit à la révélation d’un chemin d’avenir. Mes allers et retours en train étaient le corollaire de mes compositions bientôt effacées. D’ailleurs, l’arrêt de mes revirements coïncida presque avec la fin de mes voyages insensés. Il ne restait plus aux fruits qu’à tenir la promesse des fleurs…

215. Je n’ai jamais envié sans inquiétude le loisir qui m’ôterait toute excuse pour différer l’exécution de mon projet littéraire. Pas de bien qui ne soit aussi un mal, et inversement… Je ne serais plus libre de ne pas être libre, et cette liberté que je réclamais, deviendrait ma prison. Je verrais ma table disponible comme elle ne pouvait l’être encore, j’aurais l’esprit allégé de ces travaux dont l’urgence ou le fardeau était coupable de me distraire : j’avouerais donc ma vacuité si je ne me consacrais pas résolument à l’écriture.
  Dans peu de temps, disais-je, tout ce vécu professionnel sera du passé, vite lointain : je me mesurerai à mon aune. Une passion jugulée pendant plus de cinquante ans sera devenue mon affaire exclusive, un devoir absolu, mon strict état : l’épreuve qualifiante de l’écriture.
  Vous voici parvenu au grand congé studieux : vous avez dix ans, et pour mourir, et pour gagner l’immortalité !

216. Il faut toujours écrire un livre comme si c’était le dernier, ou l’unique : on y met alors toute son âme.

217. On dit d’un tel qu’il a une conversation riche et intéressante. Mais en ferait-il un bon dialogue ? Le brillant causeur ne sait pas forcément écrire (ni l’écrivain, parler).
  On s’étonne que le commentateur habile à démonter les mécanismes d’une création n’en invente pas à son tour. Son esquif sombrerait sur la mer du Génie. Le technicien n’est pas l’ingénieur.
  La complémentarité des épreuves n’implique pas un égal succès.

218. Des circonstances légères feront naître des pensées de poids, pourvu que l’acuité des émotions relève la platitude de la vie sans nuire à la froideur du jugement.
  Autrefois un accès de tristesse me consumait inutilement ; il libère aujourd’hui diverses remarques dont la décrispation m’amuse parfois.

219. Après quelque trouble, le premier retour à l’écriture marque au moins la convalescence de l’esprit ; puis cette pratique le fortifie jusqu’à la santé.
  Inversement, quelque apport bien troussé focalise mon attention et m’exalte, avant qu’un brusque chagrin m’envahisse au souvenir du renoncement qu’excuse mal la généralisation d’une impasse. L’écriture ne m’a pas convaincu, fût-ce par une belle loi, que mon expérience avait épuisé le champ du possible.

220. Moins je consacre le jour à de sérieuses pensées, plus le songe m’inflige des calculs sévères, des urgences extrêmes, des défis implacables. Tout improductive qu’elle soit, cette compensation nocturne m’alarme de mes négligences et houspille ma léthargie intellectuelle.

221. L’habitude règle les rendez-vous de l’esprit comme ceux du quotidien : par prudence on envisage un faux bond ; pourtant les idées se présentent avec l’exactitude des gens qui veulent être connus de vous.

222. « Mon matin est pauvre ; mon midi, lourd ; mon soir, animé. » Ainsi l’inspiration se décrit-elle.

223. L’incipit d’une formulation suspendue revient, m’importune et me lasse. Plutôt que de forcer l’achèvement, j’abandonne au hasard le soin de me servir le retour fructueux et de justifier ma persévérance inconsciente.

224. Nous entrons quelquefois dans une idée comme dans un bosquet et nous nous perdons dans une forêt. Nous profitons d’une clairière pour faire semblant de nous retrouver.

225. Imaginons qu’un sinistre détruise ce pointillisme que j’affine sans découvrir jamais l’intégralité de mon texte ; envisageons de surcroît l’imminence de la mort me privant de la durée pour ventiler, ici et là, au compte-gouttes, une matière multicolore : la mémoire du plan déroulerait-elle un discours suffisant avec une aisance aussi imprévue que celle du candidat amené soudain, par la contestation du jury, à se défendre sans le secours de ses notes ? Le péril et une saine hâte peuvent stimuler l’à-propos et concentrer sur l’essentiel.
  Toutefois, le sablier fatal m’autorise peut-être encore, en m’épargnant tout dépouillement accidentel, mais à la condition d’un dernier sursaut, à tirer le meilleur parti de ce que j’ai rassemblé en m’éparpillant. L’homme résolu s’accroche souvent moins à la vie que la vie ne s’accroche à lui.

226. L’écrivain, comme le collectionneur, accumule avant de choisir et d’éliminer. Ces deux phases contraires n’en sont pas moins naturelles que le processus respiratoire ; elles se succèdent plusieurs fois aussi. Puisque les déchets ravalent le tout, épurons-le pour sauver la part communicable.

227. Quel examen majeur dois-je passer ? J’ai mis toute la vie en fiches, comme un étudiant, les connaissances contrôlables. Que n’ai-je à l’instar d’un illuminé l’espoir de compter sur un jury céleste !
  L’auteur le plus marquant ne pourrait apprécier que d’être lu  par un public posthume, s’il était encore possible que, par delà les critiques contemporaines et grâce à l’alchimie du Temps, les défauts accusés aient fait date et se soient transmués en repères sacrés.
  Présentement, le bon goût littéraire se décide par délégation, comme la politique par les élus.

228. La maxime, bannissant la redondance, mobilise toute l’attention. Jusqu’où le lecteur supporte-t-il d’être éprouvé ?

229. Un recueil de moraliste ressemblant à une conversation dont une seule face serait lisible, les réactions suscitées se cachent dans les intervalles : on approuve, on nuance, on sourit, on proteste, selon sa propre conviction. Le genre invite à le juger sans cesse.
  Outre les marges, l’auteur de sentences, lu tel un élève, offre ses blancs aux annotations du correcteur !

230. Rit-on de cette pensée que vous avez dite sérieusement ? Le contraste entre la manière et le fond n’a pas laissé indifférent. Si des lois du comportement ne parlent qu’à l’esprit, leur effet s’accroît par une expression plaisante.
  La Bruyère amuse, et aussi La Rochefoucauld par son pessimisme radical ; plus sensible, plus ardent, Vauvenargues touche. Mais un moraliste ne fait jamais pleurer : si grave que soit la maxime, la grandeur prévient les larmes par le frisson admiratif, ce léger frisson derrière la nuque…

231. Suis-je de ces vieux fous programmés pour l’écriture sentencieuse dans un monde imperméable aux registres littéraires ? J’ai vécu l’autre jour une scène dont on aurait fait jadis une satire : pour me vendre un livre à compte d’auteur, un poète à la couronne capillaire blanche et flottante s’est opiniâtré au point de me réciter de très lyriques alexandrins, qui lui auraient valu peut-être un renom au siècle de Lamartine.

232. Quelqu’un vous dit qu’il écrit et comment il conçoit la chose : vous l’en félicitez poliment, comme s’il parlait de ses vingt tours du pâté de maisons, chaque matin, en trottinant.

233. Nous habitons durablement une surface, mais provisoirement une structure avant les travaux d’un acheteur déboussolé. Il en est des livres comme des appartements : chacun veut les refaire à sa guise.

234. Le premier prodige est de bien écrire ; le second, plus inouï, d’être lu.
  Plus solitaire que le désir d’un autre corps, l’écriture, de ma part, s’est peu à peu dissuadée d’atteindre des destinataires.

235. Il ne faut éprouver, ni ses amis en leur prêtant de l’argent, ni soi-même en leur lisant ses œuvres.
  Je me divertis d’un naïf admirant de loin le nombre de ces feuillets dans ma boîte : je n’en connais que trop le peu de prix.

236. Je mets ici en faisceau plusieurs désavantages : la pauvreté d’un roman autobiographique, l’éclectisme d’une culture, l’impressionnisme de mon observation des mœurs, les soubresauts de mon élan poétique, les ergotages de ma méthode. Que ferait un lecteur de ces miscellanées ?

237. Comment occuperais-tu les multiples pauses de mon discours, lecteur ? Par tes bâillements, par tes indignations, ou par tes moqueries ? Après tant d’efforts pour me transfigurer en Livre, n’ai-je su qu’être ennuyeux, singulier, ou déjanté ?

238. L’écriture révèle les travers de l’esprit, comme un examen médical, les anomalies du corps.

239. On a oublié certaines œuvres avant même d’avoir achevé leur lecture.

240. Bien que la censure maternelle l’ait déconsidérée, l’écriture demeure la tentation à laquelle je cède avec le moins de honte, voire excessivement. Elle doit trop aux valeurs d’une profession qui m’a permis d’exister socialement, pour que je souscrive à la mésestime du moi officiel, complexé par la technologie et la comptabilité. La tâche est surtout trop ardue pour que je la regarde seulement comme une  escapade ludique ou un commode exutoire aux frustrations dans l’illicite ; mais elle est trop subjective pour constituer un simple et ultime devoir d’examen ou de concours ! Du point de vue psychique, le statut de l’épreuve est complexe.

241. Il n’est pas nécessaire d’avoir vécu de grandes expériences pour écrire : l’esprit peut rendre au centuple les maigres placements de l’existence. Car le problème n’est pas de savoir si nous avons personnellement peu ou beaucoup à dire, mais si le monde consent à s’exprimer à travers nous.
  Vous avez trop lu : vous n’aurez aucune pensée qui vous appartienne. Vous avez trop écouté : vous n’aurez que des idées à la mode. Avez-vous beaucoup réfléchi par vous-même ? Vous aurez pourtant rejoint, sans le savoir, maints esprits de votre époque. Si cette rencontre inévitable vous désespère, songez toutefois qu’elle est rassurante ; car si vous perdez les droits de l’originalité, vous partagez ceux du bon sens.

242. Si le génie ne s’impose pas infailliblement dans la durée, au moins a-t-il passé à son avantage l’épreuve des hasards propices à sa manifestation. C’est un arbre dont la croissance, au sein de la forêt, n’a dû qu’à une lacune dans le ciel des frondaisons environnantes le rayon de soleil qui le favorisait à sa place et lui permettait de grandir, puis d’étouffer ses voisins, — parmi lesquels un concurrent plus droit, plus haut, d’un port plus majestueux, se serait peut-être développé avec plus de lumière. Qu’est-ce qui nous assure qu’un génie, dans les sciences comme dans les lettres, était le seul possible et forcément le plus parfait au moment où il se signale ?
  Comme les ramures d’une espèce se ressemblent, les esprits d’une génération baignent dans les mêmes problématiques. Mais dans ce chœur obscur, un ensemble de circonstances privilégie quelque coryphée : il a reçu les connaissances, il a joui du loisir, il a nourri l’ambition, qui ont manqué à d’autres pour prendre conscience du trésor qu’ils portaient en eux, ou seulement pour avoir envie de le formuler (de façon plus intéressante, même) et de le publier ; ou par chance il bénéficie, un jour, des conditions échappées à cent savants également capables, proches de la fameuse découverte et qui auraient été plus méthodiques pour la compléter dans la foulée.
  Modérons donc le prix des résultats relativement excellents de rencontres aléatoires, ainsi que de leurs auteurs, épargnés par l’infortune parmi d’autres moins heureux. Car la nature ne procède pas délibérément pour le meilleur absolu, et ce qu’elle produit d’approchant, est d’autant moins vénérable qu’elle ne sacrifie rien à dessein, mais gaspille sans calcul !

243. En matière de prévision, on court deux risques : l’erreur n’est pas le pire, mais la banalisation d’une juste vue. La fadeur est le stigmate d’une vérité dont ne s’honorerait plus aucun auteur.

244. La conscience de sa banalité ne suffit pas à rendre un esprit original. L’aveu d’un défaut ne certifie qu’une trace minime de la qualité contraire.

245. On ne sent point de honte en formulant une pensée médiocre, mais on en est accablé en la relisant plus tard.
  L’acquiescement que l’on accorde sur le moment à ses productions écrites, récompense le soin dont on n’ose sortir bredouille, — sans savoir lequel des deux vous presse davantage, l’amour-propre ou la fatigue.

246. Une harmonie souhaitable unit les éclats divers du discours entrecoupé. Or quand le sentiment vif ne soutient plus l’intrusion d’une note particulière, elle retentit bizarrement, et la lecture joue sur un piano désaccordé.
  Les confidences de l’amour, principalement, doivent se garder d’un pathos appuyé qui ne préserve pas, si l’on y revient, l’amour des confidences ! (L’outrance des moyens tue l’effet recherché.)

247. Si seulement la certitude de ne dire que des vérités (même subjectives) nous illuminait tout d’un coup et nous exemptait de toute rechute ! Mais il faut admettre, et leur progressive élaboration, et le malaise de la relecture trébuchant par incompréhension ou par déplaisir.

248. L’on se vexe de ne pas comprendre une pensée d’un grand esprit, et l’inintelligence reste souvent irréparable. On enrage d’avoir écrit nébuleusement, mais l’inintelligibilité fournit les matériaux d’une refonte dont on est le maître.

249. L’augmentation d’une œuvre prouve sa vitalité ou son succès ; ses remaniements trahissent l’embarras d’un auteur, maintenant juge plutôt que créateur. On s’installe dans cette attitude pour avoir trop traîné.
  Je relis sévèrement mes papiers les plus anciens ; j’en rejette presque tout dans sa forme brute, mais j’y trouve encore de quoi réfléchir.
  On est toujours le contemporain d’une pensée juste.

250. Si l’on finit par être plus clair pour les autres que pour soi, il n’est pas impossible d’avoir opiné justement. A ce compte-là, il devient honorable de déléguer sa raison aux lecteurs.

251. On s’habitue à ses pensées dans la langue où elles ont été forgées. Selon les difficultés d’une traduction étrangère, elles paraissent plus douteuses.

252. Certains diraient fort méchamment que la sagesse des moralistes est à la philosophie ce que la bicyclette est au coupé sport. L’esprit littéraire mime-t-il seulement la profondeur ?

253. Ai-je fait semblant de tout, même de réfléchir en me racontant ?
  Ces quelques heures d’oisiveté que j’arrachais au monde, valaient-elles la peine de l’être ? Cette liberté que je protégeais, était-elle si importante ? Pourquoi répugné-je obstinément à ce qui pourrait me distraire de moi si, dans le refuge du dialogue intérieur, je me heurte aux limites de ma conscience, tel un oiseau aux minces barreaux de sa cage ? N’ai-je pas confondu la concision du genre qui m’attire, avec ma pauvreté ? Comment poursuivre une œuvre dont on désespère ? Ce dessein aussi vieux que l’enfance, auquel je revenais d’autant plus que la faillite et l’abandon de vœux moins méritoires, le bâillon des convenances, me l’avaient rendu indispensable, l’aurai-je manqué à ne pas me le pardonner ?
  Autrefois à Saint-M***, j’avais passé la journée, quoique requis par les études, à rêver de l’impossible entraînement d’un verbe supérieur. La nuit tombait ; des lumières scintillaient à l’horizon ; des chiens aboyaient. Combien de soirs aussi tristes devrais-je traverser ? Je ne savais plus si je tremblais du froid glaçant la vitre ou déjà de la peur de survivre à l’ambition déçue.

Anéantissement