Egarement
1. La normalité du plus grand nombre devient l’anomalie d’une minorité dont la spontanéité amoureuse se contraint à jouer un autre jeu.
Faire comme tout le monde, par crainte de s’assumer authentiquement, conduit à n’être personne.
2. A l’hétérodoxie d’un naturel le mauvais goût joint la provocation. Nul besoin de se clamer pour ne pas se perdre.
3. L’autoritarisme gâte la norme et donne envie de désobéir. Mais la légalisation des paradoxes marque un désordre inquiétant.
4. En balayant les obstacles religieux et sociaux, la Révolution a rendu la femme plus abordable. D’où l’ennui des romantiques, puis les déviances modernes. N’ai-je été à mon tour qu’un produit de l’histoire des mœurs, ou n’ai-je obéi qu’à ces causes particulières qui n’appartiennent qu’à moi ? Mais leur contingence suffisait-elle à fonder mes valeurs ?
5. En ce qui me concerne, l’amour a-t-il eu tort de chercher le même ? Les plus jolies femmes peuvent s’éprendre de vous dès l’instant que vous êtes sociable, tandis que l’homme le plus laid a l’audace de vous juger par rapport à une statue grecque.
6. A la longue, ce ne sont plus ceux que l’on n’a pu atteindre, qui font verser des larmes, mais ces protections disparues, insuffisamment chéries de leur vivant. La jeune femme altière, aux bijoux aigus, était devenue peu à peu une vieille très douce.
7. Par sa diversité sociale la famille déplaît à l’égalitarisme ; la libéralisation des mœurs est donc la ressource de ce courant extrême.
8. Le désaccord parental réduit tant la nécessité de l’existence dérivée d’une telle union !
9. Bien qu’avant de savoir où allaient irrésistiblement mes désirs, il m’ait paru tout naturel de devenir père un jour, je ne suis pas malheureux aujourd’hui sans enfants. Pourquoi en aurais-je fait ? Pour la patrie ? L’aventure planétaire ne m’exalte pas et compte assez d’acteurs sans que je m’en sois mêlé. Pour transmettre un patrimoine à des héritiers ? Le fisc sera de plus en plus gourmand. Pour le plaisir égoïste de choyer une fragile créature ? Cet amusement transitoire ne justifie pas le droit de la condamner à vivre dans un monde exigeant, complexe et problématique. Pour me dédommager sur le plan social ? C’eût peut-être été pire. Pour survivre en quelqu’un ? Les générations nouvelles sont si différentes de celles qui les engendrèrent ! Non, je ne regrette rien.
10. La stigmatisation des travers filiaux soutient la bonne conscience de l’infidélité dans le mariage. D’un point de vue adverse, dans les « familles recomposées » (pour user d’un euphémisme sociologique), le (ou la) coupable n’est jamais l’intrus (ou l’intruse), mais celui (ou celle) qui l’a fait entrer. Si l’on déteste le premier (ou la première), on maudit l’autre.
Cependant, pour peu qu’une dégénérescence cérébrale tienne lieu de repentir, il s’avère que les liens du sang s’oublient moins que ceux du cœur.
11. Quand le sens moral refoule le désir, il le transforme aussi vainement en noble affinité qu’en haine. Ces conversions d’amour en amitié, ces flammes platonisées ne mènent qu’à d’autres martyres.
12. L’on tient parfois si peu à une amitié que l’on s’empresse d’y chercher de l’amour.
L’amitié peut servir de ferment à l’amour, mais n’en fournira pas le résidu.
13. En général, il paraît moins douloureux, mais plus injuste d’être déçu en amitié qu’en amour, car ce dernier dépend de l’aventure du désir, alors que la première implique la fiabilité du jugement.
14. Le plus grave n’est pas que l’amour fasse l’erreur, mais que le mensonge attise l’amour. Sourires charmants, aussi dénués de signification profonde qu’une amabilité commerciale, combien de fois ai-je été votre dupe !
Cette voix ne manque pas de chaleur : rappelons-nous que le cœur est froid. Cette gentillesse nous concerne : trop belle pour ne pas être vénale !
J’ai su rebuter quelques politesses dont je savais qu’elles ne préludaient pas à l’amour, — quoique la personne m’enchantât. Envers d’autres je me suis montré moi-même courtois, — malgré mon indifférence.
15. Ne jalouse plus ce tiers dont tu entendais l’éloge : son invention ne servait qu’à t’éliminer.
16. Il est dur de simuler l’entrain pour ne pas achever de déplaire à qui ne vous aime pas. Quelquefois on souhaite à l’autre son départ et sa réussite ailleurs, afin d’entretenir une conversation qui lui agrée, ou ne trahisse nullement votre amour (par fierté ou par convenance).
17. Tels vêtements nous transforment, d’autres nous cachent, certains nous suggèrent ; notre vérité, c’est le nu ou, si l’on transpose dans le domaine de la parole, la franchise intégrale. Qu’elle règne au moins dans une conscience lucide !
18. L’attirance anticipe l’accord, que la syntaxe relationnelle invalide ensuite.
La beauté nous fait croire que l’âme agréablement revêtue nous plairait aussi, et dans cette harmonie nous incluons fort imprudemment l’acceptation de notre amour.
19. L’amoureux est volontiers complice des pièges tendus et trouve du plaisir à douter de l’improbable.
20. Dans la rhétorique des mœurs, le fol oxymore correspondrait à la bisexualité ou à toute ambivalence si piquante qu’aucun des contraires n’est satisfait. Le chimérique se résout en double défection.
21. De toutes les aberrations les plus affligeantes nous trahissent par des concessions grossières.
Vie débridée dont l’exil me tint à l’écart, ton visage à trente ans est ridé par l’orgie !
22. J’ai trop pensé à l’amour, puisque la réalité me dégoûtait. (Aurais-je eu de l’appétit pour un corps divin ?) Des fantasmes ne garantissent pas l’aptitude à la débauche. Quelques attouchements glanés sur la laideur m’auront-ils un peu guéri de ce vain sentiment de frustration par rapport à la chair humaine ?
23. Si voir n’excite pas à toucher, comment toucher sans se dissuader de voir ?
24. On peut rester d’autant plus sentimental que l’on ne saurait être sensuel.
25. Ce désir qui repose sur le mépris, cette jouissance qui passe par l’injure, ne méritent-ils pas qu’une réponse agressive ?
26. J’ai retiré plus d’exaltation de mes amours impossibles que d’une concrétisation tardive avec n’importe qui. Mes rêves de jeunesse auront été plus vrais que la revanche du viveur, maladroite et pressée, car leur attrait grave ne se retrouvait plus dans des contacts faciles.
Un besoin de passion revient-il troubler notre ennuyeuse quiétude ? Il nous pousse à l’abâtardissement de l’idéal. De quelque ardeur que soit l’enlacement, si l’on se rêve en d’autres bras (inaccessibles !), on subit tout le poids de leur absence.
27. On s’éloigne enfin des grandes amours fatales et, beaucoup plus vite, de celles que l’on a cherchées.
28. Il n’est pire désert qu’un lieu de rencontre. Mon cœur fut une piste de danse, jonchée de mégots, d’éclats de verre et maculée de pas fangeux. Même avec dix ans de moins, quel avenir aurais-je pu fixer dans un tel milieu ?
29. J’ai vécu à contretemps et couru les affections après les durs travaux de l’esprit. Trop tard. Loin des amours en des années que l’on ne savait pas encore mortelles, j’ai sauvé ma vie comme pour avoir le regret de ne pas en avoir usé dans la saison propice, tout en sachant ce que j’aurais risqué en m’abandonnant à l’opportunité.
30. La relation pédagogique induit en erreur. Elle laisse, au-delà de l’établissement, l’illusion d’arrêter le temps comme l’âge éternel des élèves auxquels on a affaire. On pique leur curiosité, on s’amuse jusqu’au bout de leurs enfantillages et l’on s’entretient dans l’idée fausse de ne pas appartenir à une génération déclassée pour des rencontres d’une jeunesse plus aguerrie.
31. A force de décalages et malgré toute ma détresse, je n’ai fait qu’un personnage comique dont je dois rire le premier. Quoique je me sois réduit si obstinément à une vérité de source enfantine, ce que j’ai cru me correspondre finit, le recul aidant, par me paraître bizarre ! Que la vie prenne quelque sens, la réflexion le jugera très relatif. N’ai-je pas critiqué le physique de ceux mêmes que j’ai le plus aimés ? J’ai ajouté à l’indifférence régulière de l’autre la conviction lente de devoir me détacher de ce charme de référence qui m’avait impressionné par accident. Mais un scepticisme général ne m’a pas permis de m’ancrer dans un abri plus sûr. Et si l’introspection démasque une hantise étrange, l’expérience malheureuse, réitérée, ne peut nous la rendre absolument étrangère.
32. L’amour me fait prononcer des mots débiles et l’étude manifeste tout mon sérieux : qui suis-je le moins ?
33. J’éprouvai d’abord de l’orgueil à vivre en vase clos ; puis du désespoir ; de la rage enfin. Puisque je repasse au moins par la mélancolie, rentrerai-je dans une douce résignation ?
34. Quelle folie de vouloir être aimé selon notre choix ! Le désir nous fait surestimer notre pouvoir de conquête. Tout redevient si plat en l’absence de trouble ! Dans quelle humilité nous retombons !
35. Nous féliciterons-nous de nous déprendre ? Nos victoires sur l’amour ne sont-elles pas nos plus navrantes défaites ?
36. Nous prenons dans la journée des peines infinies pour être à peu près en règle avec des valeurs sans importance ; mais les songes de la nuit nous rouvrent les yeux sur nos vraies lacunes.
37. Plus durs que ceux du jour, les cauchemars nocturnes ont cependant l’avantage d’être inventés. Nous le savons bien en nous ruant sur le sommeil. Quand nous refermons ensuite la porte des délires, quelque part de vérité qu’ils aient grossie en la déguisant, nous avons au moins la satisfaction d’accuser leur excès.
38. Nos occupations professionnelles nous empêchent ou, plus commodément, nous évitent de penser à nous. L’application fournit un refuge ; le soin du détail, une excuse ; la réputation à soutenir, une dispense pour ne pas régler nos propres affaires.
Je suis si enclin à me piquer au jeu que je devins souvent scrupuleux, quoi qu’il en coûtât à mes préférences.
39. A quelle servitude s’abaissent certains pour être reconnus dans un domaine seulement occasionnel !
40. Comme on accélère du doigt le tourbillon de mousse qui s’engouffre par la bonde, on a parfois intérêt à se plier à l’importunité pour s’en défaire au plus vite. Diligence sans abnégation.
41. Conformité, courtoisie, complaisance, ne servent à rien auprès d’un supérieur dénué de sympathie.
42. Dans le vocabulaire du mérite professionnel, la disponibilité remplace le dévouement, mais n’abolit pas l’aliénation.
43. C’est vivre hors de soi-même que de se demander toujours quel service on peut rendre à tel ou tel.
44. Moins par fatigue que par scepticisme, l’âge mur, déjà, rechigne à l’ambition. Vous vous êtes pris à trop de jeux gratuits ou provisoires, vous avez fait trop de grimaces qui vous défiguraient, vous vous êtes contraint à trop de peines pour vous hâter encore de gaspiller votre temps. De surcroît, vous avez suffisamment attendu dans les impasses de la réussite sociale pour ne pas chercher, d’urgence, les passages de votre plaisir.
45. On se délivre en vieillissant de toutes ses fausses identités. La retraite permettrait enfin d’être soi-même, — s’il n’était pas déjà trop tard pour tout ce qui relève d’une action vive.
L’on fait pour sa vieillesse des projets de jeune homme. La mauvaise saison arrive, et l’on n’a plus envie que de laisser passer les jours.
46. On ne projetterait pas certaines choses si l’on avait déjà la mentalité de l’époque où l’on pense les accomplir. Cependant, on néglige de mettre en route des entreprises dont le résultat ne s’apprécie que beaucoup plus tard. Le présent conseille mal les souhaits et les efforts.
47. En un jour, telle passion chasse la précédente avec tant de vigueur qu’il nous semble presque fou de l’avoir éprouvée.
48. Une lecture romanesque m’impressionne au-delà de sa durée ; dès qu’une musique entraînante cesse, je mesure la vanité de son influence.
49. Ai-je fini par ne plus vouloir ce que je n’obtenais pas, ou ne l’obtenais-je pas faute de le vouloir vraiment ? On a d’abord un projet ; puis c’est le projet, au mieux, qui vous poursuit : cette inversion ne suffit pas à vous donner des ailes.
50. Le temps peut avoir multiplié nos défaites : il a aussi enlevé leur sens fort à la plupart de nos batailles.
51. Un excès de fatigue, et toutes les valeurs sont déplacées. Quelque santé que l’on recouvre après la maladie, une vision éloignée dénonce les platitudes et les petitesses.
52. Que fera sur nous l’imminence de la mort ? Ma mère, depuis toujours si critique à mon égard, approuvait jusqu’à mes folies, sachant que s’étendait le mal qui devait l’emporter. Elle me semblait déjà perdue par ce changement.
53. La vie a deux pentes : sur la première on croit que l’on ne changera ni de goûts ni d’occupations, et sur la seconde, qu’une inclination nouvelle ou quelque événement vous en détournera.
54. La jeunesse se définirait assez bien comme la certitude de rester identique à son humeur présente. Mais à ce temps insensé je rapporterais trop d’illusions : je sais maintenant combien je me trompais.
55. Le senior se demande couramment s’il a oublié de faire quelque chose, il s’arrête pour y réfléchir, et l’on en infère que sa vivacité diminue. La jeunesse ne se défie pas d’elle-même et s’aperçoit trop tard d’une négligence ; le doute ne lui est pas familier.
56. Quoi que l’on estime, il vaudrait mieux s’en distancier quand trop de gens s’en mêlent. Le nombre est souvent attiré par l’éphémère.
57. L’exemple nous pousse à des imitations, où le ridicule nous apprend qu’elles nous sont impropres.
Les conseils ne valent que la bonne fortune, ou l’échec, ou l’intérêt personnel, ou l’idéologie, ou le caractère de leurs auteurs. Nous prévenons inutilement nos successeurs des maladresses qu’ils n’auront ni l’occasion ni la fantaisie de commettre.
58. Les présences formatrices se sont effacées : je poursuis mon chemin, seul dans un monde qui a pris un tour si imprévu que je devrais rire de mes anciennes années, sinon les dater d’une autre vie !
59. Notre conduite peut donner l’impression d’un perpétuel égarement : on ne fait jamais ce qu’il vaudrait mieux faire, on ne se trouve jamais où il conviendrait vraiment de se trouver, on n’est jamais avec qui l’on devrait être… A toutes les occupations, à toutes les situations, à toutes les compagnies s’attache le malaise.
60. La condition humaine nous obligeant sans cesse à opter, nous nous enracinons dans la crainte du fourvoiement.
Le choix de naître serait tellement déraisonnable que la nature a dispensé chacun de cette folie.
61. La vie se consume dans l’appréhension de l’avenir et parfois dans le regret d’années révolues ; car elles ont été vivables, mais nous n’avons pas pris le temps de les vivre. Nous nous jugeons rétrospectivement épargné, quoique nous ne nous en soyons pas réjoui au bon moment.
62. Il n’est point d’idée ravageuse que quelques heures de sommeil n’aient ébranlée en vous ; mais un réveil malsain la réchauffe et l’envenime. Comme la tension du corps réexcite la douleur, l’obsession aggrave l’erreur.
63. On accuse souvent les autres de maux dont on est soi-même complice, sans s’en apercevoir. Un ordre isolé amenderait si peu le vaste dérèglement ! Un peu de bien dans le mal, c’est toujours trop de mal dans le bien. Voire dans un milieu unanimement anarchique, l’attitude contraire est perturbatrice.
64. Pierres du désordre, Chaos de Gavarnie, blocs entassés dans la décharge, pendeloque égarée ; pierres défectueuses, quartz rose si fade, onyx malodorant, émeraude lacunaire, diamant impur ; pierres bizarres, ruines vénérées, dolmens inexplicables, meule immobile dans un moulin sans ailes ; pierres inopportunes, gravier broyeur de talons aiguilles, caillou dans la chaussure, calcul rénal, gravillon projeté dans le pare-brise ; pierres assassines, lapidation de l’adultère, roc fatal aux étraves, lave dans Herculanum, ponces pleuvant sur Pompéi, aérolithe meurtrier, amiante mortelle, basalte mortuaire ; pierres fautives, joailler braqué, tailleur silicotique, pierreuse syphilitique ; pierres détournées, pavés des barricades, monument carrière, château démonté, statues en exil dans les musées ; pierres irrespectueuses, pic dressé contre le ciel… et Pierre le renégat.
65. Les circonstances (ou notre amour-propre) nous amènent souvent à faire beaucoup d’efforts pour des gens à qui nous ne devons rien et que nous ne reverrons pas.
66. Les indélicats vous inspirent le regret de votre générosité en la traitant comme une évidence dont ils peuvent abuser.
67. Un homme poli continue à souhaiter mollement sa participation pour que les autres s’offensent moins de sa défection. Mais face à l’exigence, il lui est difficile de se désengager en douceur.
68. Que peut-on partager avec les autres ? Quelques instants de communion légère dans une activité du corps, dans un élan du cœur, dans une région de l’esprit ; puis chacun revient à lui-même. L’émeute ou la fête agrège les individus en foules que disloque le retour de chacun à la loi de son barycentre.
69. Sur quelque sujet, on se croit fort isolé ; puis l’on s’étonne de trouver des gens qui partagent votre position. Mais n’attendons pas davantage.
70. On se connaît parfois trop bien pour ne pas se garder dans tous les cas de projeter son moi sur les autres et pour oser le saluer même dans les miroirs vivants.
71. On n’imagine ni la jeunesse ni la vieillesse des gens. On les enferme dans leur apparence actuelle, et cette niaiserie creuse le fossé entre les générations.
72. On est souvent jugé pire que l’on est, par le soin de cacher ses défauts. Car il est si vraisemblable d’entendre le cupide prêcher la solidarité, l’imprudent plaider pour l’hygiène, le fumiste réclamer du sérieux, l’intempérant défendre la sobriété ou le corrompu prôner l’honnêteté, que l’affirmation vertueuse alerte sur le vice plus ou moins réel.
73. Tel croit avoir peur de l’autre, alors qu’il se heurte en soi à son propre épouvantail.
74. Le discours des querelleurs finit par tourner à vide, et c’est à peine s’ils savent encore pourquoi ils se disputent.
75. Dans quelques moments de délire, tout nous amuse : la sottise, la laideur, les revers ou les infirmités ; la mort n’est pas exceptée. Tel plaisante de tout afin de distraire son cafard.
La badinerie la plus scandaleuse peut être des plus drôles. Mais son objet la motive si mal que nous rions bientôt de notre absurde gaieté.
76. Nous nous moquons de nous-même d’une manière assez avantageuse pour que l’humour d’autrui, moins aimablement dosé, ne nous vexe pas.
77. Nous prêterions de l’ironie aux circonstances qui prennent le contre-pied de nos sentiments, s’ils en sortaient renforcés ; mais l’irruption du démenti extérieur nous dégage souvent d’un état superficiel.
78. La contagion du rire ou des larmes n’engage parfois que le corps : l’âme ne suit point.
79. Il arrive que l’on regrette de tristes épisodes, parce qu’ils vous reportent à votre jeunesse.
80. On n’a pas toujours assez de larmes pour pleurer deux misères à la fois et l’on peut s’émouvoir de la moins pénible seulement.
81. J’ai contracté une si forte habitude de gérer le désespoir que je ne sais même plus reconnaître une occasion favorable.
L’exception du réel explique l’erreur du pessimiste ; la fréquence du caractère, celle de l’optimiste.
82. L’optimiste, contredit par les faits, n’a même pas le bonheur d’avoir eu raison !
83. Nous pouvons n’être heureux que parce que nous le croyons. Serait-il vraiment juste d’en dire autant du malheur ?
84. L’on est parfois si avancé dans une souriante folie que l’on serait plus heureux d’y être tout à fait installé.
85. On se fait souvent un mérite personnel d’une qualité très répandue. Mais on se sent vaguement ridicule d’être admiré à tort.
86. Les déboires ont révélé en moi un acteur contraint jusque dans les rôles que je croyais vraiment personnels. J’aurai été faux en tout, — hormis peut-être en ce que je l’avoue. Si je ne fus vrai nulle part, qui suis-je donc ?
87. L’accoutumance apprivoise des défauts qui semblent même des qualités quand on a voulu les corriger. Ou par la force de l’habitude une vie plate et indigente vous devient nécessaire, pour peu que l’on sache goûter une perfection dans l’insignifiance.
88. Les anciennes générations sont enclines à juger la nouveauté fatigante, parce qu’elles y entrent avec une défiance qui ne délaisse pas tout à fait les processus antérieurs ; voire la pratique à suivre grève la précédente, au lieu de la remplacer. Le progrès paraît alors d’autant moins convaincant qu’il s’alourdit en double tâche et brouille ainsi la perception de l’époque.
89. Pour nous divertir de l’ennui qu’infligent à la longue toutes les certitudes, nous nous risquons à les saper et à douter.
90. On veut vous persuader d’une idée en vous l’attribuant. Vous vous étonnez. Mais pourquoi ne l’auriez-vous pas dite, pour idiote qu’elle soit ?
91. Les méprises des autres peuvent accuser nos propres erreurs.
92. La tension de l’être, dans ses colères ou dans ses goûts, va de pair avec sa foi. Mais certains échecs moquent à ce point notre programmation que la vie n’a plus qu’à retenter les mêmes démarches inutiles pour se satisfaire au moins de rester active. Car en jouant cette comédie, la fermeté répugne d’autant plus à la détente que le repos lui semblerait déjà de l’inertie.
93. Il nous arrive de raidir nos paroles afin de nous persuader avec les autres d’un parti incertain. Mais nous portons toujours dans notre for intérieur la lucidité que nous nous refusons.
94. L’amour-propre nous fait perdre trop de temps à justifier nos erreurs, — dont un manque naturel de fougue nous détacherait opportunément.
95. S’il n’inspire pas consciemment une fausse étourderie, un égoïsme secret tourne au moins la distraction en notre faveur.
96. On publie d’autant plus volontiers son erreur que l’on veut être en règle avec soi.
97. On finit par se demander, non sans pertinence, si l’on ne vaut pas mieux que les gens dont on ne s’attire point la société. Mais convient-il de se retrancher volontairement pour accuser les autres de vous avoir exclu ?
98. Il n’est pas inévitable de conclure amèrement que notre vie n’a pas eu de sens ; estimons plutôt qu’elle n’a pas réalisé ce qu’elle signifiait, en tout cas, de positif, — même si nous ne cultivons plus fervemment ce qu’elle nous semblait opposer à l’absurde.
99. Quand l’existence serait une chronologie d’échecs avérés, il n’est pas impossible qu’ils soient issus de vues justes, du moins avant la modification des paramètres dont nous dépendons.
100. L’instabilité naturelle de la matière, inerte ou animée, nous dissuade de croire que l’esprit humain, forcément lié à ce désordre, puisse vraiment bâtir une harmonie sociale, ou définir un droit, ou régler des relations pacifiques, ou organiser une économie planétaire. L’étude des mœurs et des usages est plus indiscutable que leur instauration.
101. Le législateur raisonne par rapport à des groupes, en oubliant qu’il vise des individus, et la valorisation de la sociabilité se rapporte au nombre des humains plutôt qu’à leur nature. Que de solitudes additionne une prétendue communauté !
102. L’éducation n’est pas l’infaillible ferment de l’unité.
La cane ayant crevé, un paysan mit un œuf parmi la couvée d’une grosse poule. Nonobstant ce transfert et quoique la chaleur propice fût un larcin, naquit un canard. L’intrus, suivant la mère, imita sans peine les poussins. Ainsi put-il grandir, mais, fuyant sa propre espèce et ne portant d’intérêt qu’aux gallinacés, il subissait leur rejet et parfois quelque coup. Sans comprendre le pourquoi de cette antipathie, il s’obstinait dans une fréquentation frustrante.
Souvent le naturel, quoique réorienté par le milieu, se tourne vers une société qui le rabroue.
103. La loi qui fixe le comportement animal sous l’influence d’une compagnie originelle exclusive, résiste-t-elle à l’esprit de contradiction de la jeunesse humaine, que le XXe siècle a vue enfermée dans le culte de plusieurs dictatures, puis révoltée contre un carcan social ?
104. Les surréalistes n’ont fait que reprendre à Freud ce qu’il avait emprunté à la littérature du XIXe siècle, fertile en symboles spatiaux de notre dualité psychique. Mais Breton, bien mieux que le théoricien moraliste, a compris l’effet naturel de la psychanalyse : instrument d’une connaissance profonde de soi, elle a plus de chances d’émanciper le sujet d’après son moi intime que de l’en guérir ! Ainsi la libération des mœurs, à la fin du millénaire, a-t-elle été le résultat logique de l’inconscient déchiffré.
105. Regardons l’enfant, ce monstre de révolte : tout lui paraît bizarre et insupportable ; il ne pense qu’à briser les repères matériels de la société. Si sa nature sauvage s’est exprimée librement contre les choses de l’ordre et du confort, comment respecterait-il ensuite les règles plus abstraites ? Il regimbera contre toute contrainte de la vie collective. Ce qu’on appelle « l’âge de raison » n’a rien de spontané : il faut que la déraison ait été combattue.
106. Alors que la nature appuierait plutôt le moi libéré face au modèle civil, elle sert maintenant de norme à la censure des intérêts de l’économie et, dans ce renversement des culpabilités, c’est la société (libérale !) qui ose une transgression…
107. La règle sociale ne dépendrait-elle pas d’une pression naturelle suffisamment décisive, puisque l’adultère vaudevillesque des uns s’installe en polygamie officielle chez d’autres ?
108. Par quel extraordinaire amendement la fraternité, qui sème si souvent la zizanie dans les familles et ensanglante les mythes, passe-t-elle dans une devise de nation policée ?
109. L’économie du partage s’explique moins comme un retour à je ne sais quelle entraide naturelle, que par la sanction réaliste d’une propriété sociale dérisoire, dont le droit porte sur des biens désormais aussi éphémères que des cahutes dans les bois.
110. Le passage de la nature à la société convertit les instincts en arguments, sans changer le caractère agressif de l’homme. On qualifie de sociales des revendications dont on n’oserait avouer les mobiles naturels.
111. Même feutrés par les rites sociaux, les rapports humains demeurent conflictuels, ambigus, hasardeux, passagers… Loin de corrompre le naturel ou d’en réparer les vices, la société les déguise en vertus, qu’elle nomme droit, tolérance, liberté, ouverture…
112. Quelle si grande différence y aurait-il entre le feu qui écarte les bêtes d’un campement sauvage, et les lampes qu’on laisse allumées pour la sauvegarde d’une maison remplie de biens modernes ?
113. On idéalise la nature par haine de la discipline sociale ou par dégoût de l’étalement urbain ou industriel, — comme si la domination et l’invasion n’avaient pas varié sur la terre depuis la nuit des temps !
114. Allons bon ! Les éoliennes tuent les oiseaux. Il ne manquait plus que la culpabilité de l’air après celle des autres éléments. La production d’énergie sera toujours diabolique. En fait de « transition », il ne s’agit que d’opter pour le moindre dommage sur l’environnement.
115. On oppose l’indispensable naturel et le superflu social ; mais quand l’enchaînement du second se déroule, les effets nécessaires font oublier la légèreté de leur cause et s’imposent comme de sacro-saints impératifs. Ou en ramenant la norme à l’usage, on respecte les scellés de la mémoire sans interroger la raison.
Il serait interminable de signaler toutes les figures du Bateleur autour de soi ; elles jouissent d’une considération irritante, — comme l’arcane du tarot, objet de plusieurs lectures dithyrambiques.
116. Logiquement, tout a son contraire, et il semble presque imprudent de récuser ou l’affirmation ou la négation. Mais on verserait la plupart de ses remarques dans la dénonciation des égarements, tant il est inévitable qu’une idée, présentée comme juste, en rejette une fausse, même sous-entendue. L’antéisagoge et, à un moindre degré, l’épanorthose, sont les formes explicites du procès correcteur en deux temps, — si didactique !
117. On sourit d’une thèse absolue, mais on s’émeut de son application. Ce ne sont pas les horreurs de la tragédie grecque qui, à en croire Rousseau, risquaient d’accoutumer aux actions atroces le peuple « le plus doux et le plus humain » de la planète, mais les idées politiques du philosophe lui-même, si l’on en juge par les cruautés de la Terreur ! Les vices déchaînés des mythes font courir moins de dangers à la morale publique que les vertus impraticables d’une imagination malade.
118. L’esprit totalitaire séduit par l’idéalisme, s’installe minutieusement et se prolonge par le crime. L’essor du religieux n’a pas ignoré ce triptyque, avec ses martyres, ses disputes et ses bûchers. Arrive enfin l’impuissante provocation. A chaque oppression ses Pyramides, son Code civil, ses hécatombes et son golfe Jouan.
119. L’insoluble contradiction entre le bien et le mal nargue les cervelles monothéistes. Le dogme de la chute répond par un mythe et donne licence au diable ; l’optimisme oppose un argument qui borne le pouvoir du créateur au souci de sa supériorité. L’absolu se rompt ou de l’extérieur ou de l’intérieur.
120. Si l’infini chasse le dehors d’où agirait la puissance créatrice, et l’expose à ne se trouver nulle part, il faut inclure le divin dans son œuvre. Le panthéisme aurait-il raison ? En tout cas, la science dévoile tant de cachettes minuscules dans l’univers, ici ou très loin, qu’il est toujours tentant de mettre Dieu quelque part, quitte à le diviser dans la discontinuité d’ « un espace hors de l’espace », — tellement stupéfiant, tellement digne de contraster avec la misère du monde visible !
121. L’impossibilité de connaître la vérité accroche la dévotion à ses extravagances et de pieux intellectuels à leurs aveuglements, devraient-ils nier un libertinage célèbre. Or ce ne sont pas les preuves de sa foi, à une époque où il était si convenu d’en exhiber, que l’on attribuera justement à un auteur, mais plutôt les indices de son impiété.
122. Le peuple revient mieux de ses émerveillements que les mystiques de leurs extases.
123. Si l’âme, immatérielle ou, plutôt, subtilement concrète, se libère enfin de sa prison, elle n’a pas été forcément salie par les fautes imputables à une enveloppe épaisse et vile : ne peut-elle en sortir comme d’un alliage un métal ?
Mais dans leur combinaison, elle paraît très dépendante du corps. On fait sans y penser un effort coutumier et cette distraction écarte la peine, — jusqu’au moment où la tension physique suscite sa conscience : l’esprit rentre aussitôt dans les chaînes de la substance. Ou je rêve que je bute en marchant ; mon pied subit une contraction qui me réveille : comment croire à la libération onirique de l’âme, chère au romantisme ? La cordelette retient le cerf-volant.
«Quel est ce dieu qui s’étonne en moi d’être pris au réseau de la chair ? » Ainsi s’interroge l’excessive admiration de la pensée.
124. Comme la vue souffre de myopie, de presbytie ou d’astigmatisme, l’entendement a ses bornes, ses distances ou ses déformations. Que n’existe-t-il de plus nombreux nyctalopes pour percer les ténèbres ?
125. L’homme est-il un ? Est-il duel ? Et que peut-il connaître ? Le Sphinx qui posa cette énigme aux philosophes, ne fut jamais réduit à se jeter du haut de son rocher…
126. On retranche une grande part de la philosophie avec les rêves des utopistes et les bourdonnements du moi cognitif. Vu l’obsession du sujet dans son rapport avec l’objet, il ne s’agit trop souvent que des conditions de la connaissance, mais on attend la méditation sur le contenu. Il faut la demander aux scientifiques les plus capables de jugement. Car au-delà d’un point de vue humain, d’ailleurs hypothéqué par les humbles scrupules hérités du christianisme, le monde intéresse-t-il les philosophes ? Les uns l’ont rebâti ; d’autres en ont douté ; d’autres l’ont filtré par l’appréhension et la compréhension propres à notre espèce. Les plus hardis ont supposé ce qu’il cachait dans le temps ou dans l’espace, nous livrant le meilleur ou le pire, l’atomisme ou l’horreur du vide et les tourbillons : ceux-là, au moins, prenaient la responsabilité de réfléchir les choses et ne se contentaient pas de réfléchir à leur accessibilité.
127. Epicuriens et stoïciens avaient fixé les trois étapes de la réflexion : une physique répondait d’une logique ou d’un mécanisme mental, qui autorisait une éthique bien comprise. La victoire chrétienne remplaça durablement le premier degré de ce progrès par une métaphysique (c’est-à-dire une hypothèse sur l’inconnu), la deuxième par une fabulation, la troisième par des commandements. Les théologiens l’emportèrent pour longtemps sur les physiciens, alors qu’au début de la culture grecque, les présocratiques s’étaient démarqués du mythe.
Les philosophes des temps modernes, tracassés par le problème de la cognition, traitèrent inégalement le dualisme de l’âme et du corps ou concilièrent difficilement l’expérience et la spéculation. D’un autre côté, les avancées de la science, dépassant l’encyclopédisme gargantuesque, creusèrent peu à peu le fossé entre les concepts sclérosants du vieux débat sur l’accès aux certitudes et le discours à tenir sur les nouveautés de la connaissance, auquel leur haut degré de spécialisation ne porte pas les savants eux-mêmes.
Quel objet reste à la modestie d’une philosophie empiriste, marginalisée par la plus fameuse et la moins novatrice, sinon les conséquences psychologiques ou sociétales des découvertes et des inventions ? Or en quoi la littérature en parlerait-elle à pire escient que les stricts observateurs qui, de toute façon, ne maîtrisent pas les détails du savoir modifiant le monde et sa vision ?
128. Qu’importe une équation ou un mécanisme naturel, si l’on n’en tire pas une leçon relative à l’aventure humaine ou à sa place dans l’univers ? Au tour des mots de déployer leur antique pouvoir.
129. Les prudents tiennent un langage si contraint qu’ils n’ont peut-être plus la connaissance des mots justes. On les étonnerait en leur reprochant de parler « la langue de bois » : leur conscience est également paralysée.
130. Les esprits à la mode opinent sur tout sujet, voire en des domaines où l’on ne sait rien. Mais leurs contemporains leur font une obligation de dire quelque chose, au moins contre l’ignorance.
131. Sous prétexte d’éviter l’erreur ou le renoncement, certaines méthodes forment à l’analyse creuse.
132. L’erreur n’est pas moins répandue que le bon sens. Elle peut séduire et sembler vraie, quand le juste surprend et paraît faux.
133. L’imbécile écho vous impose tant de perversions intellectuelles que l’on a presque honte de remettre une idée de travers à l’endroit. La phobie des prétendus préjugés discrédite d’excellents jugements.
134. Par un réflexe défensif des plus féroces, le dérangement d’un confort intellectuel est toujours taxé d’ineptie.
135. Pourquoi rougir de ne pas comprendre tant de sophismes ? Quoique les détails d’une philosophie se corroborent par leur alliance, le tout peut être un criant délire.
136. Si l’on s’interrogeait d’abord sur la validité des principes, on s’épargnerait la peine d’avancer dans plus d’un système. Certains, très captieux, ne laissent pas dans son premier état l’esprit qui a fait de longs efforts pour comprendre, car ils l’ont encrassé.
137. Le mensonge d’une hypothèse est plus néfaste que l’hypothèse du mensonge.
138. Les problèmes que pose une méthode ne lui survivent pas, et l’on se gausse de l’absorbant pinaillage.
139. Que l’intelligence humaine s’emploie à défendre ses erreurs, elle sera plus dangereuse que la sottise. On dirait qu’à toute époque, des gens doivent exister pour soutenir le faux et jeter le trouble.
140. On peut lire sans dommage maints écrits irrecevables ; il est plus dur de partager l’espace avec des esprits prévenus. La faiblesse de discuter vous expose à une si vaine souffrance !
141. Les exaltés mènent le monde et les autres paient le prix de leurs passions.
142. L’autorité peut aisément donner l’illusion de faire partager ses avis.
143. Notre existence sociale est tellement réglementée, on nous ôte à ce point la gestion de nos affaires qu’il devient vertueux de végéter sous cette tutelle.
144. Telle espèce prétend avoir l’intelligence la plus éclairée, telle autre, une rigueur incomparable. Et cela se vante de génération en génération, au mépris de la politesse, de l’humanisme moderne et surtout de la réalité.
145. On ne peut manquer de reconnaître le génie d’un contemporain que par bêtise ou préjugé, ou du fait d’un génie différent.
On n’a pas plus de raisons de mépriser les classiques de l’art que d’amputer les sciences de tous les travaux des savants célèbres.
146. Comme les morales anciennes tiraient leur validité d’un examen préalable de la Nature, les idéologies modernes se cherchent un air de crédibilité en arguant des sciences. Au moins les présupposés ont-ils fait leur chemin à part, à quelque abus qu’ils servent.
Il arrive aussi que l’élaboration de la connaissance soi-disant objective ait été orientée. Quoi de plus agaçant que ces études apparemment sérieuses, mais corrompues par le parti pris ? Dans ce cas, l’opinion falsificatrice précède la communication savante.
147. Pour se faire pardonner ses ambitions coûteuses ou pour en revenir à l’anthropocentrisme, qui attire comme un aimant toute activité de l’esprit, l’enquête scientifique sur le macrocosme se présente dans l’intérêt du microcosme.
148. Des esprits rigides ne veulent pas qu’un texte poétique ait un sens en filigrane et que deux significations se superposent sans incompatibilité. Cependant, le principe (largement défendable, certes) de l’harmonie entre les sciences de la matière et celles de l’homme augmente parfois la portée d’un système philosophique au prix d’une correspondance factice, voire aussi risible que les équivalences de l’ancienne classification chinoise sous l’égide du nombre cinq.
149. Le regard occidental sur la Chine aura pâti de deux inadéquations opposées, l’une inhérente à nos modèles philosophiques indûment projetés, l’autre à l’attente d’une altérité absolue.
150. Puisque le bon sens était la chose du monde la mieux partagée, pourquoi des idées françaises n’auraient-elles pas été universelles ? Inversement, pourquoi des idées étrangères ne seraient-elles pas françaises ? Ces deux excès de confiance ont successivement conforté l’arrogance, puis la mollesse de notre politique extérieure.
151. L’on s’acharne à élever le numérique à la hauteur de l’intelligence humaine, en s’imaginant qu’il va la dépasser en tout et qu’un instrument incapable d’ajuster lui-même sa logique fera d’étonnantes découvertes !
152. Loin de dissiper l’obscurantisme fanatique, selon une idée banale, les lumières de la science le dotent des moyens de se propager.
153. Les ombres du progrès refroidissent les applaudissements. Si l’on perd à se rétablir une plus faible partie du temps gagné contre la mort, la médecine, en prolongeant la vie du corps, ne parvient qu’à développer toute sa décrépitude. La nature sait mourir à point.
154. Comment se fier à la médecine ? Elle a ses modes comme la couture ; elle obéit aux intérêts de ses établissements ; une solidarité corporative entérine le premier diagnostic, dès l’instant qu’il vaut mieux avoir averti d’un faux mal que d’être accusé de ne pas avoir prévenu d’un vrai.
Par précaution pour lui-même, le médecin persuade donc le patient d’une maladie qu’il n’a pas, — comme, pour se garantir de leur hostilité, le professeur assure les parents des ressources qu’il n’attribue nullement à l’élève. Mensonge inquiétant ou flatteur, mais toujours nuisible, à la santé ou au discernement.
155. Deux folies menacent l’humain : l’éréthisme religieux qui l’expédie dans l’au-delà, et le transhumanisme technologique qui le branche sur tant d’appareils. A tout prix, l’âme libérée, ou le corps prolongé (dans le temps, dans l’espace). Mais le premier choix repose sur un pari sans preuve, et le second n’évite pas la vieillesse, dont le remède, s’il était un jour possible, serait cellulaire…
156. Cécité, apriorisme, routine, suivisme, divagation, imprévision, artifice, malhonnêteté, amalgame, ambiguïté : voilà quelques-uns des riants villages qui nous accueillent sur la carte d’Esprit.
157. Je ne me féliciterais pas d’avoir bénéficié jadis d’un enseignement parfait : nous gaspillions déjà trop d’heures avec l’apprentissage de plusieurs langues, vivantes ou mortes ; les programmes d’histoire étaient déséquilibrés ; nos questions littéraires mobilisaient des lectures que nous n’avions pas faites. (La dissertation est au papillonnage ce que le thésard est à la taupe fouisseuse : une insuffisance, ou par légèreté, ou par enfermement.) Mais je continuerai à défendre la pédagogie de l’imitation, dont les détracteurs mettent un voile sur la glace sans renoncer aux reflets.
Pourquoi proscrirait-on le regarder-faire et l’entendre-dire, alors même que des chercheurs ont identifié des neurones-miroirs dans notre cerveau ? Pascal, retrouvant seul à douze ans les trente-deux premières propositions d’Euclide, est un cas trop rare pour fournir un modèle. Le plus sûr moyen de ne pas transmettre une notion est de considérer qu’elle ne peut être encore acquise, ou qu’il suffit de l’éveiller, — ou que le jeune esprit en rencontrera lui-même la nécessité, comme le proclame aujourd’hui le dogme le plus audacieux.
Depuis 68, les maux se sont accumulés jusqu’à la catastrophe : citons, notamment, le mépris de la parole magistrale, la disqualification du maître transformé en animateur, l’inconstance de la didactique, le fossé entre le haut niveau théorique et les exigences réelles, la confiance excessive dans la réflexion et la curiosité des élèves, l’attente prématurée de leur initiative quant à la spécialisation de leurs travaux, la promesse hypocrite d’un rattrapage individualisé, l’acharnement pédagogique auprès des moins doués pour l’abstraction, la primauté des compétences du sujet sur l’objet à explorer, la dévalorisation d’une culture d’accompagnement au profit des disciplines rentables par la suite, le passage du raisonnement à la juxtaposition, provoqué par la pratique de l’ordinateur.
De surcroît, la langue est entrée en crise. Désacralisé, déréglementé, anglicisé, syncopé, éclaté, par la faute d’un usage ponctuel, rapide, plus interactif que longuement concocté, le français s’est détraqué tel un organe maltraité. Aussi imparables que la multiplication des cellules anormales, se sont répandus les tours incorrects et les formes vicieuses. La technologie et l’influence des médias ont généralisé ce cancer de l’expression.
158. La liberté de parole vaut bien toutes les âneries dont elle nous bat les oreilles, — sauf le souhait de l’interdire.
159. Foncièrement négatrice de l’altérité, l’idéologie républicaine n’en a pas moins largement ouvert les frontières ; puis, face au communautarisme qu’elle exclut par principe, elle a mené une politique d’intégration, quitte à enfreindre sa stigmatisation de l’intolérance.
160. Les peuples se distinguent moins par le critère de la liberté que par les aspects de leur servitude. Tel se flatte d’être citoyen, alors qu’il vit dans une sujétion consentie.
161. On revêt du beau nom de transparence plus d’une défaite de la liberté.
162. Il faudrait un héros de Corneille en chaque citoyen, pour qu’il s’enorgueillisse de faire sien tout ce que décide la supériorité du nombre. Ce n’est pas le cas. Alors, pour adoucir les conséquences d’une arithmétique liberticide, les intérêts minoritaires sont au moins ménagés.
163. La liberté relative est à son absolu, et la justice à la justesse, ce que l’ombre d’un corps est à son ensoleillement.
164. L’enregistrement de la décision royale par un « lit de justice » attribuait à la Cour une puissance que la Révolution a transmise à une Assemblée législative proprement dite, indépendante de l’exécutif et de la juridiction. Le judiciaire n’est un troisième pouvoir politique que par confusion ou désobéissance.
165. Les droits de l’homme expirent face aux cataclysmes et aux épidémies, mais faute d’avoir la faculté de traduire des forces naturelles devant un tribunal, des responsables sont désignés dans notre espèce. La procédure rationalise l’ancienne piété, et les accusations d’imprudence, les immolations de l’impureté ; mais le même optimisme préside aux relations avec la nature : la faute humaine sert d’amortisseur.
166. Certains crimes mettent la voix officielle dans l’impossibilité d’en reconnaître les causes : elle préfère accuser un déséquilibre mental, — fuyant ainsi l’analyse qui la renverrait à ses propres torts.
167. Une nouvelle amabilité appelle de noms scientifiques des incompétences dont les intéressés se trouvent blanchis comme des malades. L’inaptitude devient un « trouble ».
168. Assurément, certaines délicatesses n’auraient plus de sens aujourd’hui : d’une portion exiguë de la nouvelle cuisine, comment abandonner si peu que ce soit pour persuader ses hôtes que l’on est repu ? Mais par ailleurs, une inconsciente ironie a inversé la politesse : car c’est la jeunesse qu’il faut combler de ses attentions, c’est à l’enfance que la place assise est due dans le wagon. A défaut de codes de conduite consensuels, un savoir-vivre imaginaire est invoqué afin de garder bonne conscience ou de prendre ses aises. Alors que des fautes sont sanctionnées, on entend dire : « Ça ne se fait pas. » Ou tel agresseur violent croit que des excuses tiennent lieu de réparation. De jeunes femmes croisent les jambes « par pudeur » (en fait, pour soutenir un sac, un livre ou une tablette), quand l’épaississement de la foule exigerait qu’elles occupent moins de place et n’essuient pas leurs semelles sur les passagers debout. L’imposture se donne libre cours. Les simagrées sont-elles à regretter ?
169. Quelqu’un loue exagérément le défunt pour accuser implicitement la nullité des vivants : vous vous sentez humilié. Le dernier exploit d’un mort haïssable peut être de vous forcer à ne pas vous réjouir ouvertement de sa disparition : vous rongez votre frein. Une autre fois, un enterrement vous concerne si peu que votre affliction ne provient que du sentiment de l’absurde.
170. Des héritiers, trop soucieux de ne pas être lésés, dévaluent les chandeliers ou les fauteuils d’une paire en les séparant. Dès l’échelon familial, l’égalitarisme est un mauvais calcul.
171. L’égalitarisme, s’il était vertueux dans son principe, serait toujours vicieux dans ses effets, car, décourageant l’effort, il installe la pauvreté qui l’aiguise bientôt en injustice.
Le capital est taxé à l’instar du travail, mais on dédommage le travailleur de son chômage et non le capitaliste de ses pertes.
172. Les snobs vous croient en difficulté ; les envieux vous prêtent une aisance que vous n’avez pas. Etes-vous riche ou pauvre ?
173. La jalousie sociale, que l’idéologie cantonna dans la lutte des classes, est une passion qui ne dresse pas les uns contre les autres les seuls groupes, mais les individus par leurs haines particulières. Elle fait des ennemis de gens qui n’ont pas le même niveau de vie ou n’exercent pas le même métier, qui n’habitent pas la même région, la même ville ou le même quartier. Elle nourrit la guerre civile, la fraude électorale, les campagnes calomnieuses et les querelles de palier. Elle motive maints projets et actions, — qu’il s’agisse de conquérir une supériorité ou de détruire une concurrence. Elle donne un tour vengeur au commerce et aux services, compris comme des moyens de faire circuler l’argent ; à la fiscalité et aux aides, une fonction déviante, celle de le répartir égalitairement. Une fois nantie du pouvoir, elle transforme dans le quotidien le chef en subordonné, le travailleur en privilégié, l’indigène en étranger, la victime en agresseur ; ou non moins oppressive, elle instaure le culte de l’entreprise et de l’ambition, chante les louanges d’un nouveau héros, le milliardaire parti de rien. Dans son aspect le plus moderne, elle est parvenue à opposer deux catégories qui, chacune, comptent la moitié du genre humain !
Empoisonnant les relations, l’envie inspire les propos acides et les colères collectives, mais aussi des regards et des silences remplis d’hostilité à peine contrainte. L’observateur la rencontre partout, à tel point que l’honnêteté apparente et, plus insidieuses, la réserve et la modestie peuvent paraître suspectes. Elle dicte les lois prétendument conçues pour le bien général et les jugements qui se drapent dans une réputation d’impartialité. Non contente d’enfermer les simples dans leurs préjugés, elle pousse des esprits dont on serait en droit d’attendre l’exactitude et la rigueur, à fausser leurs calculs, leurs enquêtes ou leurs expertises. Quel que soit son parti, qu’elle attise l’acharnement fiscal ou l’agressivité commerciale, peu lui importe l’évaluation objective de la solvabilité des proies. Elle conduit les philosophes au paradoxe et les polémistes à la mauvaise foi : à la paralipse, à la métastase, à la pétition de principe, à la confusion menaçante des arguments imparables avec des injures répréhensibles. Elle s’aveugle sur les fautes ou sur les crimes de ses meneurs, qu’elle élève au pinacle ; elle fonde leur gloire sur des chimères, des impostures, des vues courtes ou des contradictions.
Ce sentiment pernicieux ferait éclater une nation, si des rivalités plus vastes n’imposaient un minimum d’entente. Sous ses formes extrêmes, il lui arrive de souhaiter la perte de tous plutôt que d’envisager sa propre défaite, ou au moins de nuire à ses intérêts pour empêcher la victoire adverse. Et s’il l’emporte, il parle effrontément d’unité ou d’amitié, comme si la situation de l’antagoniste n’était avantageuse que grâce à la suprématie des vainqueurs, et que l’issue, plus ou moins hasardeuse, du combat politique ou privé justifiât pleinement leur cause et fît de l’antithèse une aberration. Il est vrai que pour conserver les rênes, une faction sait parfois être obligeante à l’égard de ses détracteurs et que, pour atténuer le caractère odieux de sa position dominante, elle peut accepter des compromis, souffrir des franchises, attirer dans son camp des transfuges, dont le nombre associera son image au reniement plutôt qu’au triomphe accru. La jalousie, soumise à tous les caprices du sort, dépense en vain trop d’énergie, car en dépit des vantardises, rien n’est jamais acquis.
174. Si l’oubli du Ciel conteste la hiérarchie humaine, la chaîne alimentaire en restaure l’idée. On n’évite pas l’inégalité.
175. On dirait que la nature répartit les vocations et les inaptitudes afin que la société pourvoie tous les emplois, malgré les écarts entre les rétributions. Celle-là sélectionne et l’autre fixe la valeur des tâches. Comment la gestion politique échapperait-elle au poids des corporatismes ? Démentant l’uniformisation, ils ressurgissent de nos jours.
176. Quoiqu’il faille reconnaître la régression monothéiste quant à la parité entre le masculin et le féminin, l’on rirait d’un Dieu hermaphrodite. L’égalité à tout va s’annexe l’identité ; mais les goûts et les dons harmonisent mieux la société que les quota.
177. L’esclavage, le servage, le prolétariat, puis la colonisation, la délocalisation, ont varié l’injustice, intérieure ou extérieure, des sociétés prospères. Il est plus facile d’être égaux dans la gêne que dans l’aisance.
178. L’argent peut faire peur autant que la pauvreté, de telle sorte que le refus des biens n’est pas toujours une preuve de modestie.
179. Il est moins cruel de se moquer de la prodigalité du riche si elle le ruine, que d’interpréter la parcimonie du pauvre comme de l’avarice.
180. Le riche aime à s’imaginer le pauvre moins dépourvu que dans la réalité ; mais le second veut croire le premier plus à l’aise qu’il ne l’est. La pauvreté serait même réduite au désespoir si elle n’entretenait pas le mythe de fortunes intarissables.
181. La richesse et la pauvreté, par une tendance mécanique à s’accentuer d’elles-mêmes, se rendent également coupables de démesure et génératrices de bouleversements. Il n’y a pas moins de recettes infaillibles pour s’appauvrir que pour s’enrichir, — quand l’incurie de l’Etat le permet.
182. Quelle est celle qui dépasse l’autre : l’indélicatesse d’un appel au don ou la mesquinerie d’un manque de générosité ?
183. Distinguons deux sortes de gains : les revenus médiatisés par la fourniture, le travail ou le prêt, et les rentrées immédiates. Si l’Etat offre aussi des services, les payeurs ne les réclament pas tous. Voler, quémander, taxer, sont donc les trois stations du raccourci qui mène l’aplomb à peu près jusqu’à l’innocence.
184. On fidélise le client par l’abonnement, et dans ces conditions, l’innovateur aussi court après la rente ; l’aventurier n’en vise pas moins sa sécurité, son endormissement.
185. Economie : discipline mathématique dans sa théorie ; politique dans ses applications ; sociale dans ses ravages.
186. Il n’est pas moins risqué de parier sur le succès d’un investissement que sur l’immortalité de l’âme. L’instabilité des intérêts sectoriels fait un fiasco d’un conseil suivi la veille. Il ne reste plus qu’à se demander de quelle façon il coûtera le moins cher.
187. Le monde moderne a ses augures et ses haruspices : les experts et les analystes financiers. Leur tort n’est pas un mauvais raisonnement, mais le démenti des faits. L’examen des signes et des indices, la détermination d’une tendance, se heurtent trop souvent à une réalité plus forte ou plus faible qu’elle n’était prévue. L’erreur est révisée à la hausse ou à la baisse, comme si elle était encore contrôlable.
188. La « création de richesses » est la marotte de la finance, mais par d’incessants effets de bascule, les destructions s’opiniâtrent. Les foyers industriels se déplacent ; une fusion (c’est-à-dire la fin d’un état réputé solide !) s’accompagne d’une acquisition. La crise étend à l’activité mondiale la loi de la chimie : rien ne se perd, rien ne se crée…
189. Accroissement de la productivité, contenu additionnel, conquête de marchés, expansion, croissance et même hypercroissance, etc. : autant de courses frénétiques dans la carrière du faux infini, autant de marques du donjuanisme de l’innovation ou de l’argent, autant de surenchères d’une outrance tragique.
190. La numérisation est le grand mot d’ordre ; on lui prête le pouvoir d’une panacée ; on la veut omniprésente. Physique, le commerce comptait sur la rencontre et sur la tentation : fi donc ! En ligne, il profitera de la recherche délibérée d’une information. Vraiment ? Une démarche ludique s’en mêle, la quête n’est plus qu’un divertissement, et l’envie se réserve une satisfaction potentielle. On rouvre des boutiques !
191. Il en est des pannes de l’économie comme de la plupart de celles des appareils : mieux vaudrait changer la machine…
192. Point de modernes, mais seulement des anciens dans ce désaccord entre étatistes et libéraux, autour du même contresens : le facile rétablissement des affaires dans un monde d’une âpreté postcoloniale. Dans le derniers tiers du XXe siècle, les ex-colonisateurs ont rempli malgré eux le contrat théorique lié à leur première aventure : ils ont si bien transporté au delà des mers la civilisation des métropoles qu’elles sont près de devenir à leur tour des annexes. Si le développement des peuples avancés a des retombées positives sur les pays en retard, la dépendance du premier vis-à-vis des seconds partage la prospérité plus qu’elle ne l’étend. Ce que l’on appelle « échange », n’est pour le plus fort qu’une part de richesse contre maints transferts : une victoire à la Pyrrhus. Comme il n’y a de cités heureuses que dans la clôture de l’utopie, il n’est d’expansion que dans le repli parce qu’il oblige à se suffire en tout. Finalement, le rééquilibrage de l’axe nord-sud, souhaité en des années fastes, aura abouti au déséquilibre de l’axe est-ouest. Plus d’une fois, les gens jouent à un jeu dont ils croient sortir gagnants, — d’où leur perte.
193. Les concepteurs de la mondialisation voulurent l’extension des richesses sans prévoir celle de l’intelligence, et la spécialisation locale des activités sans entrevoir leur diversification partout. Par un réflexe de conservation, un peuple développe ses propres aptitudes pour se doter de ce qui lui manque, plutôt que de se contenter de vendre aux autres ce qu’ils ne fabriquent pas. Or l’utilité et l’harmonie du commerce supposent des marchandises différentes ou complémentaires aux mains des partenaires. La mondialisation effective, en répandant une économie polyvalente, nous a fait passer de l’échange véritable à la concurrence la plus sauvage.
Tout le drame de l’Occident est d’avoir réorganisé le monde pour s’appauvrir et de continuer à vivre comme s’il était richissime. La doctrine de l’innovation découle de la volonté de préserver un niveau de vie élevé. Il s’agit de nouveau d’offrir sur le marché des produits dont on a (pour un temps !) le monopole. Cette parade a le mérite de stimuler l’invention, mais elle a des inconvénients : l’imposture de la fausse nouveauté ou du commerce forcé par des normes arbitraires ; l’imitation par tous les moyens ; un surinvestissement qui épuise les marges et augmente les dettes ; des retards industriels, des défauts de production, la perplexité des clients. Tout va trop vite, y compris pour les novateurs.
A supposer qu’elle s’installe un jour, une mondialisation réglée est aujourd’hui un anachronisme dont nous séparent d’éventuels conflits entre les nouveaux empires. Les problèmes géopolitiques revenus avertissent la finance qu’elle n’est pas seule maîtresse de la planète ni son unique mode de fonctionnement. Issue de la détente, la mondialisation a remonté de formidables tensions. N’en déplaise aux chantres de l’ouverture stimulante, une guerre économique ne se résout jamais économiquement.
194. Une erreur ne vient pas seule.
L’enseignement de masse, promu dans les années 70, allait de pair avec le vaste projet inégalitaire, presque raciste, réservant aux pays avancés les activités complexes et la qualité des emplois. On sait à quel naufrage un modèle éducatif unique a abouti.
Ebranlée par la concurrence extérieure, la France a dû envisager des changements, si étrangers à son goût du bien-être ! Or au lieu de sacrifier tous les intérêts particuliers à la fois, des réformateurs maladroits s’en prennent tour à tour à des catégories de citoyens, qui ont beau jeu de crier à l’injustice et de briser les tentatives politiques, d’ailleurs enlisées dans l’électoralisme.
Face aux nouvelles conditions économiques, les uns surestiment nos forces et les autres retardent ; la témérité béate ne gouverne pas mieux que l’enchaînement à des acquis sociaux intenables. La résistance commune au mondialisme s’est réfugiée dans l’exception culturelle, — qui ne saurait cacher le désastre linguistique.
Cependant, pour ne brusquer personne, l’abîme de la dette souveraine s’est creusé. Tels politiciens guignent vos valeurs pour combler le gouffre obligataire ; tels autres, pour réorienter vos placements vers l’entreprise souffrante. La possession de titres n’a jamais été aussi fictive !
195. Quel syndicaliste aurait imaginé, il y a cinquante ans, que l’Internationale prolétarienne verrait sa cause éclater ; qu’une main-d’œuvre lointaine et sous-payée serait prête à ruiner le confort, très relatif, de l’ouvrier d’Europe de l’ouest ; que le progressisme serait rattrapé par la comptabilité ; que la survie commanderait d’accepter un salaire modeste ; que la précarité serait un adoucissement du chômage ; que, de surcroît, avec l’invasion de l’informatique dans le secteur tertiaire, le travail serait illusoirement quantifiable par la durée et abusivement défini par des tâches ; qu’un ultra-libéralisme responsabiliserait l’individu et prônerait l’emploi par soi-même, indépendant de tout cadre collectif et sécurisant ? Que de repères effacés !
196. Après tout, le plein emploi vaut peut-être moins pour une cité que pour un essaim d’abeilles. Car nul progrès n’allégera le labeur d’une colonie d’insectes, alors que l’humanité, soulagée par des mécaniques toujours plus autonomes, peut espérer des loisirs.
La société bourgeoise est d’autant plus traumatisée par le chômage qu’elle ne l’a pas intégré dans ses mœurs. L’Ancien Régime avait ses couvents, et la noblesse se gardait de déroger. Mais le principe de l’égalité ne veut pas qu’il soit dit que l’émancipation par le travail n’est pas accessible à toutes et à tous ; on est donc obligé de compter des myriades de demandeurs, ou à avouer des « contrats aidés ». La Seconde République n’avait-elle pas plaqué sur la misère le masque des ateliers nationaux ?
197. L’automatisation ou la connexion peut faire deux victimes : l’ex-employé et, sous un fallacieux prétexte de commodité, le consommateur. Car un distributeur, un service de commande en ligne, suppriment quelqu’un et reportent son travail sur l’usager, sur le client !
198. La longévité croissante rendrait-elle les fonds de pension plus propices à la liberté de survivre ? Certes, le système par répartition a sa valeur morale, la jeunesse dédommageant ceux qu’elle remplace ; mais au delà d’une durée économiquement viable, le bénéficiaire abuse, — comme celui d’une rente viagère dont la totalité vient à excéder le prix du bien cédé. Cela dit, l’exigence de la vieillesse ne pèse pas moins sur la gestion de ses propriétés indirectes. Fausse querelle.
199. Pourquoi y eut-il tant d’émotion à l’approche du troisième millénaire ? Les grands changements se moquent des dates rondes. Le XXIe siècle commença dans les dix ans qui le précédèrent ; car nombre de boutiques fermaient alors : l’alimentation fine, la vaisselle de luxe, l’ameublement de style, notamment, ne répondaient plus à une demande assez large. Un goût attardé vous vieillissait avant les signes de l’âge.
200. On ne saurait rester soi-même en s’en remettant toujours à l’opinion d’un autre. On peut passer par un enthousiasme ; la suite vous donnerait tort de vous être engagé en partisan.
Tel se pique de fidélité envers sa « famille politique » : plaignons-le si elle ne coûte rien à sa personnalité.
201. L’électeur attend couramment des qualités d’un candidat qui s’est élevé par ses défauts.
202. La licence intime d’un homme en représentation relève de la sphère privée ; mais si par malheur elle s’évente, l’effet sera sans remède.
203. Cinquante ans d’énarchie nous ont appris que la modération peut être le pire des abus. La négociation patine ; l’autorité recule ; les faits décident.
204. Un homme politique se prévaut d’avoir raison parce qu’il mécontente à droite et à gauche. En vérité, il faut être particulièrement aveugle sur le bien commun pour faire l’unanimité contre soi.
205. Quel est l’écueil d’une apologie convaincante ? L’intérêt personnel ou celui d’une classe, contraint de chercher des arguments d’une portée générale ou de se grandir par de hautes passions, de telle sorte que tout sonne faux.
206. Le démagogue tâche de préserver son image d’ami du peuple en focalisant la responsabilité collective sur des catégories ; mais il découvre que ses victimes forment des groupes plus étendus qu’il ne le croyait.
Sa loi incite à des réactions négatives ceux qu’elle ne protège pas : ils trouvent avantage à réduire leurs efforts, à gagner moins, à dilapider leur épargne, à laisser un logement inoccupé, à ne pas embaucher, etc., — non par conviction, mais par ressentiment.
De leur côté, les libéraux se parent d’un modernisme qui lèvera les difficultés, oubliant que leurs excès du XIXe siècle ont été lourdement sanctionnés par les totalitarismes du XXe.
207. Par bravade, des opposants de mauvaise foi demandent à leurs adversaires d’adopter une voie qu’ils seraient les premiers à ne pas emprunter, s’ils étaient maîtres du jeu.
208. L’inacceptable, le non-négociable, clament les refus les plus imprudents du discours public.
209. Une fois perdue la blancheur de la lumière, les couleurs du débat politique déroutent : le rouge a verdi, et s’il ne fonce, le bleu rosit.
210. Le progressisme agit sur les conséquences des phénomènes qu’il veut ignorer ; le conservatisme influe sur les causes sans prévoir toutes les conséquences.
211. Les meilleures réformes n’ôtent pas leurs pouvoirs à ceux qui en abusent, mais les rendent progressivement inutiles.
212. On n’abat pas la tyrannie ; on l’achève.
213. La République en France est parvenue à créer une situation aussi explosive que dans les derniers temps de l’Ancien Régime. Le coût énorme d’une fonction publique improductive, sinon inefficace, mais cajolée, enflée, est perçu avec la même irritation que les privilèges et les immenses propriétés d’un clergé et d’une noblesse parasites, trop détachés de leurs fonctions sacrées ou militaires pour justifier encore leur existence à la veille de la Révolution. Dans ce cas de superfluité sociale, l’accroissement du nombre, qui reste minoritaire, ouvre moins une caste qu’elle n’aggrave l’impatience de la voir disparaître.
214. Les conflits les plus indifférents invitent nos diplomates à parier. Or une grande nation ne doit-elle jamais se taire ? Mais cette grandeur, l’avons-nous encore ?
Comment la France, telle que nous la connaissons, peut-elle s’attirer tant d’hostilités et d’envies ? Des terroristes y perpètrent des attentats comme si son peuple était innombrable et dominant ; nos frontières sont franchies comme si le territoire ne déployait que l’abondance et disposait des moyens d’une intarissable générosité ; du monde entier l’on se rue pour emporter les derniers produits de notre passé artistique comme sur des réserves inépuisables. Le mythe ne finira-t-il qu’avec nous ?
Les Français n’auraient-ils pas voulu arrêter leur histoire en 1918, après « la der des ders » ? Un célèbre général tenta bien de leur rappeler que l’aventure n’était pas terminée… Mais depuis longtemps, dans la plupart des discours politiques, il n’y a de place que pour l’extérieur. On reconnaît des atouts au pays, comme à l’élève que le bulletin ménage avant qu’il ne s’écroule.
215. Sécuriser, protéger, ont été les maîtres mots d’un demi-siècle timide. On ne vit dans un monde sûr qu’avec hardiesse.
216. On s’émeut d’un chavirement matériel, mais on s’était accoutumé à celui des valeurs.
En Occident, l’usure des convictions fait croire que la tolérance doit régner sur toute la terre. Le propre de la décadence est de ne pas se reconnaître et de présenter toutes ses démissions comme des victoires, d’attribuer ses travers à un esprit jeune et progressiste. Le doute sapant toute légitimité, les maffias imitent les Etats, et les sectes, les religions ; la grimace impunie des nains contrefait les géants.
217. Que fut vraiment la grandeur d’un siècle ? Misère et ignorance pour les humbles, sans doute. Qu’est-ce que la décadence pour une jeunesse qui n’a rien vu ? Une vision morose des aînés que l’âge retire du mouvement.
218. On nous abreuve de nouvelles d’un intérêt immédiat, partiel, voire sans conséquences. Mais que nous apprend-on d’important ? Les informations consistantes portent sur la durée. Comment tel aspect de la situation d’ensemble a-t-il évolué depuis quelques décennies ? Où allons-nous de ce train-là ? Ce regard prévaut rarement.
219. On décuple le désordre en le sous-estimant et l’on hâte la chute en minimisant ses prémisses.
220. La faiblesse se pardonne séparément des fautes dont l’addition s’avère fatale, et dans la crise globale, chacun y va de sa folie, mais ne voit que celle des autres. Ceux mêmes qui s’insurgent contre la décadence, sont loin d’être irréprochables, de sorte qu’ils ne peuvent rien redresser. Il est entendu que la critique sociale n’incrimine que les puissants, tandis que les torts sont partagés. Or, quand des forces diverses tirent dans un sens commun, un pays est ou sauvé ou perdu. La conjonction de l’altruisme égalitaire et du mercantilisme cupide a poussé à la roue de cette mondialisation qui dément les deux partis. Nul n’est innocent et la passivité ne pâtit pas moins de sa complicité.
221. Aussi pernicieuse que le désordre dû à un engrenage d’erreurs, la contribution tranquille à un ordre suranné affaiblit un peuple. L’innovation mal adaptée s’avère dégénérative, mais l’immutabilité s’étiole. Par une loi de la nature, l’énergie se fourvoie ou retombe.
222. Libre à l’individu de renouer l’accord avec soi. Mais sa porosité économique et humaine interdit à une nation de rentrer dans son génie. Le patriotisme est à la fois un remède au déficit commercial et, s’il est dépourvu d’allant, un facteur d’obsolescence ; l’intégration des étrangers est un vœu emporté par le vent qui agite un drapeau communautaire, dans une manifestation sportive ou autre.
223. Dans une guerre d’honneur, la défaite se paie d’une occupation ou d’une annexion, plus ou moins durable ; une guerre d’invasion frappe un peuple que sa décrépitude incite à bousculer : il ne rebondira pas sous son identité.
224. Le déclin peut se prolonger et un pouvoir habile arrêter, un temps, le glissement vers l’abîme : on se leurrerait en saluant trop vite une renaissance.
Quoi ! Ne peut-on soigner la société comme le corps ? Aussi mal, sans aucun doute, et surtout, avec un risque de dérangements consécutifs. Il en est des Etats défaillants comme des individus vicieux ou stupides : ils ne sont capables que du prochain égarement.
225. On n’imaginait pas qu’un peuple longtemps effacé, mis soudain dans les conditions de se montrer arrogant, le devienne au plus vite. Inversement, la fin d’une longue prédominance ramène bientôt les réflexes de la servitude.
226. L’entêtement des Européens à s’unir, malgré leurs divergences, invalide les recettes éprouvées du bon sens de ses membres et ne les délivre pas des abus de leur caractère.
227. L’Europe est rêvée par des ambitieux amers qui veulent rattraper, à plus large échelle, le pouvoir que ne leur accorderait pas la patrie. Mais l’Union souffre d’une double impuissance, car l’exténuation des compétences nationales n’a pas été contrebalancée par le poids d’une identité imposante à l’égard de l’extérieur. L’Europe est si contente d’avoir pacifié ses relations internes qu’elle a perdu toute pugnacité vis-à-vis du monde ; après leur blâme, elle n’a pas su élever les patriotismes à la hauteur du continent ; voire elle a culpabilisé l’attitude en général, quitte à devenir une proie sur tous les fronts. Un rassemblement de faiblesses consenties ne pouvait produire une puissance.
228. La phraséologie du parti européen dispense aux foules les caresses maladroites des amants égoïstes : peu importe le plaisir des destinataires. La technocratie aura fait l’Union sans avoir su lui insuffler une âme. Tout au plus, la paix a donné à l’Allemagne la prépondérance que la guerre lui avait refusée.
229. Le Français déclame, l’Italien chante, l’Allemand gronde, le Polonais chuchote : comment voulez-vous que tant de peuples divers parlent à l’unisson ? Leur langue véhiculaire est celle de l’Etat le plus méfiant et de l’empire le plus hostile à leur succès économique.
230. Au-delà du fer de lance carolingien, l’Europe est un monstre mou, un club facultatif, une dilatation évanescente. Ou l’audace de ses frontières rallumera des conflits périphériques, nonobstant le sauvetage de la paix intérieure à force de ruptures simulées et de compromis.
231. Le blêmissement chronique de l’européisme a tenu beaucoup à l’obsession de parer au retour des discordes et à la velléité de projets vraiment constructifs.
232. Les alliances monopoleuses ayant été interdites par dogmatisme dans presque tous les domaines, alors que la compétition planétaire presse l’entreprise de prendre une dimension oligopolistique, l’enjeu économique de la construction européenne semble maintenant dépassé par la provenance lointaine des investissements, dont résultent l’aliénation et le dépeçage de la production de biens et de services.
L’Europe a manqué son créneau historique en 1945, et les piétinements de l’unification n’ont pas plus d’importance que les arguties religieuses des Byzantins cernés de toutes parts.
233. La manie anglaise de l’outillage et la passion française des automates semblent s’être alliées outre-Atlantique pour forger une population artificielle d’objets connectés et de robots, propre à relayer les hommes sur le globe que leur fureur de vivre aura rendue biologiquement inhabitable.
234. La supériorité technique permet de gagner une guerre, elle ne suffit pas pour garder une conquête.
235. Le rêve m’offre d’abord la vision d’une rive escarpée. Un belvédère ancien y rappelle un motif de toile de Jouy, et sa quiétude est invitante comme la tour du sage. Mais du côté de la mer, je vois un pont suspendu dont les gros câbles de métal enferment les voitures dans un genre de cage. Elles sont nombreuses à rouler vers l’autre bord qui les attire par mille promesses. Plus véloce que leur traversée, le songe m’entraîne, au-dessus de cette migration et sans perspective de retour, vers les Eldorados auxquels je ne crois pas. Soudain le pont s’écroule ; sur l’autre continent, une mégalopole m’apparaît tout en feu et l’idéal illusoire se dissipe en fumée.
236. La rectification des erreurs satisfait la conscience, mais l’impossibilité d’agir dûment est si frustrante que l’esprit s’érige en seule finalité. Bienheureux s’il en est digne !
237. Quelle tâche atrophiante que celle de correcteur ! L’intellect se voue à rattraper un retard qui n’est même pas le sien.
238. Il y a quelque indigence d’esprit à trop lire et plus de mauvais goût à exposer des livres que de la vaisselle. On sait que votre corps a besoin de nourriture. Mais avouez-vous un cerveau si démuni, pour mettre en évidence tant de secours étrangers ?
239. Bien pratiquée, la lecture est l’art de revenir à soi : trop tôt, l’on se méprend sur l’auteur ; trop tard, l’on s’est perdu.
240. La fixation de la curiosité sur un seul écrivain sacrifie trop notre être personnel. L’éclectisme préserve davantage cette identité. Comme j’étudiais alternativement deux poètes, dont l’un regardait vers l’ouest et l’autre vers l’orient, mon propre imaginaire d’exilé ne cessa de me ramener au centre, à Paris.
241. Quoique l’explication rabaisse le génie de la transformation du réel en montrant les influences ou les mécanismes, le commentateur littéraire s’applaudit de cette réduction. Car il encense les tenants de la même sorte d’analyse, quand il ne conteste pas d’autres investigateurs, — parfois comme ces fous qui accusent leurs pareils de déraisonner.
Tant d’esprits sont tordus par les préjugés politiques, moraux ou religieux, ou fâchés avec la simplicité, que la quête des preuves d’une signification dans une œuvre doit renoncer à convaincre.
242. En peinture, en musique, le critique n’utilise pas les moyens de l’art visé. Une langue, quelle qu’elle soit, unit le commentaire à l’œuvre littéraire, — d’où l’illusion d’un travail créateur.
243. On se félicite de s’approprier l’intelligence que l’on a d’un texte comme d’une seconde manifestation du génie. Cependant, il suffit qu’un autre lecteur s’exprime, pour que le parfum scolaire de ces épluchages vous les fasse prendre en pitié, voire vous éloigne de leur objet.
244. Lecture en acte, une mise en scène farfelue est à la pièce classique ce que l’exhibitionnisme est à la pudeur. De crainte d’ennuyer le public, on lui imprime l’image d’un théâtre débile.
245. La lecture des œuvres porte à les imiter ; celle de leur commentaire, à les oublier, si bien que la glose elle-même, tel un fantôme sur de paisibles dormeurs, n’est plus qu’une anomalie dont la cause est inconnue.
246. Combien de thèses sur un domaine littéraire qu’elles ne maîtrisent pas, devant un jury qui a mal lu et le travail et son support ! Journée de dupes.
247. Un style alambiqué ou un lexique rare ou des allusions énigmatiques pourraient prêter des idées profondes à certains auteurs. On croyait descendre dans le séjour des âmes et l’on n’explore que des cavernes désertes. Ou l’on s’interroge sur le sens de poèmes si obscurs que le texte plaît cent fois moins que la cohérence d’une interprétation pour le justifier à tout prix.
248. Les jeux intellectuels autour de la création creusent la solitude : les spécialistes vous jalousent ou vous méprisent, et les béotiens ne vous comprennent pas. Agréable, l’étude paraît superficielle ; savant, l’ouvrage devient rébarbatif.
249. L’examen des œuvres d’autrui ne satisferait le goût de l’absolu qu’en épuisant la littérature. Mais pour un tel dessein plusieurs vies seraient nécessaires. Faute de temps, ces travaux vous condamnent à une vision étroite par scrupule ou inexacte par précipitation, inachevée ou sans valeur. Comment ne pas revenir au moi, que l’on a plus de chances de circonscrire dans le cadre naturel de sa durée ?
250. Aux mille et mille façons de décrire la littérature, j’ose maintenant préférer l’unique chemin du moi, — après en avoir longtemps cherché la certitude.
251. Les univers de pensée où se réfugient nos contestations, nous aliènent parfois tout autant que les voies refusées. Mon allergie au christianisme m’orienta sans doute vers les langues de l’antiquité païenne ; puis je dus m’avouer que ces annales pesantes et ces plaidoyers embrouillés ne me concernaient guère ; que mon exactitude en thème ne servirait à rien dans une Europe à jamais délatinisée. Je ne comprenais pas ces latinistes et ces hellénistes qui, pour leur part, subissaient ou dédaignaient la littérature française.
252. Je me sens peu de liens avec les récriminations des Lumières dont on fait si grand cas dans l’enseignement de nos lettres, — quoique je raffole de l’art du XVIIIe. Pourrait-on se dire chinois par le seul amour des laques et des porcelaines ? Certes, ma francité s’enracine plus profondément dans la connaissance d’un dictionnaire, mais je trouverais sans doute autant de vertus à une autre langue que j’aurais pratiquée dès l’enfance. Je souffre même d’être prisonnier d’un idiome qu’il faudrait maintenant traduire pour se répandre, ou simplifier et altérer pour être entendu de maints francophones. L’extinction des signes intimide les idées.
253. Si la plume suit parfois difficilement le galop de la pensée, que fera la dispersion de nos doigts sur des touches ? La dactylographie, si rapide soit-elle, ralentit l’idéation, — pire, elle en distrait ! Autant de moins pour l’authenticité : le surréalisme n’aurait pas conçu l’écriture automatique sous le règne du clavier !
Accordons que le temps perdu par rapport au rythme vif de l’esprit (dont ne se rendra jamais compte une génération presque dispensée de l’usage du stylo) est compensé par une quasi-coïncidence de l’élaboration du texte et de son impression, voire de son édition. Les intermédiaires entre le destinateur et son lecteur tendent à disparaître. Quoiqu’il soit tentant de se réjouir de cette promptitude nouvelle, l’absence de filtrage par l’écriture nous expose aux scories et aux négligences de style de l’écrivain typographe que fut Restif de La Bretonne : autant de trop pour la qualité.
254. Si contingente que me paraisse la langue qui m’est échue, je m’afflige d’un emploi disgracieux comme d’une infidélité à moi-même. De toute notre culture, l’expression est la moins facultative.
255. La pratique du commentaire perdure dans l’enseignement et refroidit davantage le goût de la jeunesse pour les belles-lettres. On entre plus vivement dans la fabrication des textes par le pastiche ; ils ne sont plus des papillons cloués sur du liège : ils volettent sur les buissons refleuris de l’assimilation active. Les élèves sont dressés à la seule compréhension, comme s’ils ne devaient jamais avoir, à leur tour, à faire entendre quelque chose.
256. De tous les métiers, le professorat de lettres est celui qui risque le plus de brider l’originalité dans la création. Malheur au texte dont la lecture permet de trop songer à ses modèles ! L’imitation inconsciente n’est pas forcément la moins repérable, d’ailleurs.
Quand la fascination des maîtres ne recouvre pas une impersonnalité radicale, elle fournit à l’écrivain la toge du sur-moi, dans laquelle draper ses audaces, mais elle l’oblige peu ou prou à se dépersonnaliser.
257. Les contraintes d’un exercice d’école ne sont pas incompatibles avec le brillant ; mais cet éclat même dénoncera l’artifice. L’admiration d’un genre littéraire ne garantit pas un choix adapté au fond du projet, ni n’exclut que la petitesse, la froideur, le superflu, l’invraisemblance, et surtout l’insincérité, sortent de cette boîte de Pandore.
Romanesque ou théâtral, le détour par l’histoire prépare deux infidélités : aux personnages véritables et à l’emprunteur. Mieux qu’une autobiographie, ou un essai, ou un dialogue, leur fusion vous ressemble ; mieux qu’un recueil de poèmes, ou d’apologues, ou de satires, leur mélange vous rassemble, et mieux encore s’ils cohabitent sans afficher leur distinction.
258. Pour prétendre voler de ses propres ailes, il faut mettre à la feinte de l’ignorance le même soin qu’auparavant à s’instruire. Les ornements que nous apportent les citations et les concepts de l’histoire des idées, nous réduisent à disserter. Un réflexe urgent s’impose : chasser la référence qui aurait rempli une case dans un plan.
Une voix trop docte ne saurait enchanter : reste à placer le ton entre le lyrique et le didactique.
259. Analyser le texte d’un autre ne l’empêche pas d’exister ; le commentaire du sien peut en rester le substitut. Un livre possède une matière, une force et donc une forme ; éventuellement une conscience de lui-même. La littérature entre en crise dès lors que le dernier trait fonctionne seul. C’est aux dépens de la pratique réelle de son art que l’on se soucie d’en parler. On disserte au lieu de concrétiser l’intention ; on bavarde sans faire ; on montre l’œuvre improbable dans un miroir brouillé.
Je m’enfonçai dans cette impasse, à l’époque où j’avais trop acquis l’habitude de la glose pour ne pas envisager indirectement ma propre écriture. Encore n’y ai-je pas renoncé dans le tiers de la version finale ; les deux autres m’en excuseront, — s’il est possible que le moi contestataire ou sulfureux ne déroute pas en compagnie du théoricien…
260. Un discours sur un discours (ou sur un récit) ne fait pas le compte pour un large public. Assurément, l’odeur d’un mets n’en remplace pas la substance, et les papilles du goût ne se paient pas d’un souffle. Au moins, quand la poésie vous entretient des affres de l’inspiration ou des prouesses du Verbe, ses symboles vous donnent le change ; un langage clair n’offre pas cette diversion. L’ennui que verse le narcissisme de l’écrit, participe de la sophistication terminale d’une culture. Le moraliste n’avait intéressé aucune maxime de La Rochefoucauld ; la qualité du penseur retint des réflexions de Vauvenargues, et dans ses aphorismes, René Char n’évoque que le partage indispensable de l’esprit du poète. L’évolution du genre tend vers le métalittéraire.
La mise en abîme de l’acte créateur dans la création rejoint cette distance généralisée que finit par prendre la littérature. Le grossissement de la chanson de geste, à l’origine des lettres médiévales, représente la première infidélité de l’artiste au réel. Les allégories du roman et de la poésie osent ensuite une transformation plus poussée. Enfin le délire de la sotie renverse le monde par l’absurde. Est-ce qu’avec le temps un art ne s’éloigne pas de la vie jusqu’au refus total d’une adhésion naïve ?
261. Je me suis pris à plusieurs disciplines ; j’ai obéi à maintes consignes ; j’ai été studieux par désespoir et laborieux par ennui. J’ai différé ou interrompu le seul travail qui valût mon attention : ma quête intérieure. J’ai lu des morts, écouté des vivants, réfléchi sur des sujets étrangers ; malgré tout, je ne me souviens que de moi. J’ai dû me consacrer à plus d’une entreprise absorbante, mais si longtemps qu’elle durât, je ne manquais pas de me retrouver en sortant. Saurai-je aussi ne pas me perdre, quoique l’objet de mon examen ? Je ne fus à moi dans aucune obligation : le serai-je dans mon loisir ? Ne serai-je pas puni de cette liberté par un écart très dommageable entre le moi présent et ses états passés ?
262. Le dégoût de l’écriture peut avoir deux causes : le perfectionnisme épuisant ou, plus alarmante, la distance critique. En relisant celui que je fus, je mesure ce qu’il ignorait ; je le rencontre dans ce qu’il savait déjà, mais sans partager le ton théorique ou dolent.
263. Comme on ne voit pas d’abord l’incendie qui enfume toute la rue, il arrive que l’on ne discerne pas tout de suite le foyer d’une douleur corporelle, la source d’une fatigue générale ou, sur un autre plan, l’erreur embrouillant les comptes, le faux sens responsable d’une traduction bizarre, la pensée qui fait tache et nuit au chapitre entier.
Mais sommes-nous notre meilleur juge ? La chanson a tiré l’un des galères de la peinture ; tel autre méprisait le seul de ses livres que la postérité honore. Leur talent se trompait d’art ou s’appréciait mal. C’est la loi du genre qu’un moraliste retranche le meilleur de ses sentences !
264. Les sentiments d’un recueil peuvent se contredire comme les répliques d’une conversation. Toutes mes remarques ne semblent pas d’un unique locuteur : lequel a tort ?
Si l’on ne brusque pas les choses en les simplifiant, on s’empêtre et l’on est tenté par le silence. Mais une pensée se fragilise en n’agréant pas d’avance ce minimum de scepticisme qui la complique et l’empâte.
Par ailleurs, si la banalité me choque, l’originalité admissible ne veut pas que j’extravague.
265. Le partage d’une erreur répandue à une certaine époque excuse l’opinion en tant que témoignage.
266. Il n’est pas toujours certain que nous ayons été obscur, car l’oubli de notre idée nous a provisoirement abêti.
267. L’agrément des chefs-d’œuvre nous persuade de la facilité du génie ; l’émulation nous détrompe.
Après avoir tari mon inspiration brute, les études de lettres encouragèrent néanmoins des anticipations de mon propre déroulement thématique : il menait d’abord à la dissolution et à l’échec. Quand je l’eus tracé en moins sombre, des mois passaient sans l’adjonction d’un seul feuillet à l’un de mes chapitres. Je perdais mon peu de temps disponible sans m’alarmer ou m’appliquais carrément à son gaspillage. Savais-je gré, au fond, à tous les détournements, subis ou agréés, de me distraire d’une personnalité dont j’appréhendais la minceur ? Sans doute ne faut-il pas se désintéresser des autres, non seulement pour les traiter en possibles destinataires, mais surtout pour échapper à sa propre hypodensité. De fait, j’accueillis avec de moins en moins de réticence mon observation du monde et sauvai ainsi ma présomption littéraire d’un anéantissement prématuré. Car le spectacle de tout ce qui m’environnait, ne manqua pas d’étendre ma curiosité, trop exclusivement introvertie, à des structures et à des fonctionnements que j’avais frappés d’un dédain maniaque, alors qu’ils entraient dans mon schème existentiel.
On se trouve plus riche de soi-même en étant moins pauvre d’autrui.
268. Je me couche avec l’assurance d’avoir avancé dans la bonne voie ; je me lève avec la honte d’un entêtement saugrenu. Où en suis-je donc ?