Défi

1. Vivre habitue à l’exercice d’une volonté pouvant être suivie d’effet. Mais que vaut-elle, puisqu’elle n’est qu’un attribut d’une organisation matérielle dont le départ fut aussi forcé que le sera sa fin naturelle ? Les auteurs de nos jours nous les ont infligés. La complicité du plaisir et du devoir, dont nous résultons, ne fut pas la nôtre et nous n’avons jamais voulu cette volonté que nous manifestons, une fois pris au piège de notre personne.

2. L’homme ne se souvient pas plus de sa naissance que de sa mort. La vie n’a jamais été qu’une aventure continuée. Quelque effort de mémoire que nous fassions, nous n’en retrouverons jamais l’origine absolue ; la toute première affirmation de notre existence nous échappe ; ce pur défi reste un silence parce que le moi vient à se poser en s’opposant. Encore tarde-t-il à dire qui il est.
    Si la mémoire ne livre jamais le vrai début, peut-être accroche-t-elle notre identité à la première image positive : nous sommes dans la voiture de mon père ; j’ai trois ans ; nous nous installons quai de la Varenne, dans un pavillon au mobilier ancien ; je prends possession d’un parc dont je suis le seul promeneur. Eve est absente de ce paradis. La clôture protectrice s’élargissait. Ainsi devait-il en être.

3. Certains états sont d’autant plus durables que l’on ignore quand ils ont commencé. On se souvient, au mieux, des signes précurseurs de l’anomalie, mais non du point qui engendra la droite fatale. De quoi mon rare mal-être d’enfant était-il fait quand j’osais dire, à la campagne, que je m’ennuyais, — au grand scandale de ma grand-mère qui m’écartait de toute compagnie en dehors des deux petites voisines ? De qui m’ennuyais-je ?

4. Revoici donc le tarot solaire et ambigu que j’ai longtemps pris, à tort, pour l’annonce de l’Autre ! En vérité, la carte du Soleil me donna toujours cet avertissement : « A défaut d’entente extérieure, négocie avec toi-même. » Après tout, ce couple de jumeaux, baigné de lumière, ne semble pas malheureux. L’errance de l’Hermite se résout dans le dédoublement.

5. Pourrait-on s’éprendre d’un double tangible ? Il faudrait être attiré par sa propre imperfection !
Il fut un temps où mon double charnel (une rencontre parisienne) me renvoyait l’image de mes défauts avec tant d’excès que nous finîmes par nous brouiller. Nous ne nous étions jamais aimés ; nous avions pitié l’un de l’autre et nous nous consolions mutuellement de notre désespoir. Nous nous souriions parfois comme quelqu’un devant sa glace.

6. Qui s’assemble, se ressemble, mais il est plus facile de rencontrer des amis qu’un amant. Le double apporte au mieux une tendre amitié. Pour l’amour idéal, il faut trouver son complément.

7. Mon double est mort. C’était l’enfant dont la voyante m’avait prédit la perte. Il a épuisé cette folie où la prudence narcissique me freine. Que d’apitoiement sur les victimes de nos malheurs possibles !

8. Mon unicité filiale va de pair avec une longue pratique de la solitude. Autrefois, dans la cour de l’école maternelle, on m’entraîna vers la grille pour me montrer mon « frère » : un enfant qui portait la même veste que moi ! J’en revins dubitatif et fort contrarié.
  Comment remonter aux années cinquante, à cette époque d’innocence où je n’avais – consciemment — besoin de personne ?

9. On se retire plus facilement à vingt-cinq ou trente ans qu’aux abords de la quarantaine, voire fort tard. Une dizaine d’années me séparaient d’un malheureux amour d’adolescence ; je jouais, pendant les congés, à passer le plus grand nombre de jours sans sortir. Je ne me sentais en rien frustré, n’imaginant même plus une éventuelle rencontre.

10. Toute chambre, fût-elle d’exil, froide et laide, s’apprivoise par l’amour au miroir.

11. Les meilleures folies se goûtent dans la solitude ; on les règle à son usage et l’on en rit l’instant d’après. Être seul témoin de sa turpitude. A quoi bon partager de méprisables nécessités ?

12. L’amour se fait toujours trop vite pour que l’on se donne la peine de chercher un tapis vivant.

13. Pourquoi perdre son temps à retarder l’amour s’il faut finir avec soi-même ?

14. Pourvu que la figure n’en soit pas connue, l’attente d’un partenaire fantomatique se dissipe aussitôt que le corps s’est exprimé. Quel était donc ce besoin de compagnie ? La fiction vague d’une présence vaut souvent mieux qu’une réalité importune. Mais l’imagination ne doit rien préciser : elle serait frustrante. Dans ce cas subtil, l’autre n’est personne, pour ne pas devenir un absent. Et soudain, le terme du plaisir à part ridiculise toute quête d’une dualité.

15. Si, dans mon âge plus avancé, des voix au bout d’un fil précédèrent souvent ma décontraction intime, ce ne fut pas en m’excitant, mais comme repoussoir.

16. J’ose dire que l’autre requerrait plus de soin que je n’en recevrais d’avantages.
  Voire je n’aurais jamais couru la moindre aventure pour suivre quelqu’un. Ma prudence aurait toujours préféré mon pauvre salut.

17. De moi, je n’avoue qu’un portrait : une photographie de l’été 60, prise par mon père sur la terrasse de Saint-M***. J’allais avoir onze ans. Je m’accoude à la barre du parapet et m’incline sur les immeubles parisiens. Ma tête s’est tournée vers l’appareil et lui adresse un regard obscur et profond, comme si l’âme se laissait voir. Mon visage a toute la douceur de l’enfance parvenue à sa maturité ; à cet instant fragile et pur comme le ciel, il en émane une tendresse qui engage mon caractère dominant, définitif. Mais ces yeux pleins d’ombre semblent prévenir des limites de l’accueil : « Que votre image entre en nous, si elle n’a pas peur de s’y perdre. »

18. On croirait que ces lieux de rencontre où l’on bouge en musique, tels que les boîtes de nuit et les gymnases, ont leurs murs couverts de glaces pour offrir au client (s’il n’ y regarde que lui-même) l’approbation refusée par d’autres yeux.

19. Quelques-uns s’aiment tant qu’il leur suffit de comprendre (ou d’imaginer) que d’autres les désirent. Ils étendent leur miroir aux prunelles qui les entourent, et se contentent de cette admiration (réelle ou supposée).

20. Je suis en quête d’un mot qui ait tel sens, telle construction et dont la finale ne produise pas d’écho déplaisant. Plus difficile : je cherche un objet d’une taille, d’une matière et d’une époque déterminées. Mais qui attends-je ? Jadis et même naguère, je l’ai su plus fermement qu’à l’heure actuelle. L’âge fait glisser le désir vers des objectifs plus abordables auxquels on tient peu. Or après avoir éprouvé tant de balourdises, j’en reviens à l’autonomie, moins par défaut de complicité que par délicatesse.

21. Ma vie aura fini comme elle avait commencé : dans une indépendance pratique. Pourquoi courir l’impossible, ou même l’incertain ? On a souvent raison d’emblée.

22. Quelle vaine sortie aurais-je encore tentée ? Pourquoi me serais-je trouvé finalement, et par défaut, dans la situation facile qui coupait court au mouvement voué à l’échec ? J’hésitais ; l’heure avait tourné. Combien de fois le fantasme d’une rencontre me poussa au départ et l’impossibilité du souhait, à rester en place !

23. Au bout du compte, l’indifférence des autres me rassure, car elle me conforte dans mes arrangements avec la tranquillité. Il est trop tard : tant mieux !

24. Après tant d’esclavages, infructueux ou nuisibles, je crois que ma santé tient à l’autonomie. Mais ce soupir accuse-t-il un manque ou une lassitude générale ?

25. L’autarcie m’apportait un peu de tout ce que demande l’amour : de la beauté (par l’indulgence du besoin), du plaisir et de la tendresse. Mais je me dédoublais trop imparfaitement pour ne pas souffrir un peu d’en être le destinataire exclusif.

26. La mythologie grecque ne rapproche pas seulement Echo et Narcisse par la ruine d’une relation, mais par le rôle funeste d’un miroir, dont Héra punit la première et Némésis, le second. Le miroir sonore condamne Echo à ennuyer par sa manie de répéter la dernière syllabe des mots frappant son oreille ; l’autre, visuel, voue à la langueur Narcisse penché sur sa propre image dans le cristal des eaux. Les deux amants se laissent d’ailleurs mourir par défaut de nourriture ; ils se dessèchent et deviennent une voix ou une fleur. Mais Echo est un reflet vocal de celui qu’elle aime et la passion l’appauvrit par un mimétisme aliénant ; Narcisse, piégé par l’extase, se fixe à soi. Deux excès tragiques de l’amour, — absolus comme tous les mythes.

27. Je m’accommodais de mon image à l’abri de toute comparaison. Mais que je la surprisse dans un miroir public à côté d’autres personnes, mon narcissisme se démentait.

28. L’amour au miroir ignore la troisième dimension, — comme mes connaissances en mathématiques…

29. Les renvois à soi-même, enfin acceptés, ne rebutent pas tout désir tendant vers l’extérieur ; mais ils en font une force vague qui vous consume sans objet ; on est libre sans sérénité, morose sans frustration particulière.

30. Comment s’aimer, après que tant d’autres vous ont dédaigné ? Il semble que l’autonomie couve quelque espoir d’en sortir. Quel pari que de s’accompagner jusqu’au bout !
  Je me passe assez bien de la chair et de l’esprit des autres ; plus malaisément de leur cœur. Mais comment le séparer du corps ?
  Comment souffrir, enfin, le corps dégradé et l’éloignement des fêtes, à jours fixes, avec soi-même ?

31. Je me suis plusieurs fois promis d’en finir ; voire je l’ai déclaré pour m’y contraindre. Le courage m’a toujours abandonné. De tous mes accomplissements le plus risible, mais le plus révélateur de la gémellité solaire à valeur de confirmation protectrice !
  Je n’aurai été aimé ni d’une génération de lecteurs, ni d’un amphithéâtre d’étudiants, ni d’un compagnon idéal, mais parfois, je le suis de moi-même, dans une incompréhensible euphorie.

32. Être soi-même. D’accord. Mais qui est-on ? Le défi veut poser le moi : quel est ce moi ? La négation des prétendus modèles commence une antéisagoge dont on n’a pas toujours la partie affirmative.

33. On ne sait trop si le regard de l’enfance vous dévisage par curiosité ou déjà par désapprobation, mais en deçà de la bravade.
  Ma sagesse enfantine fut trompeuse : elle observait, avant la rébellion de l’adolescence, et son conformisme n’évitait pas toute dissonance involontaire. J’allais être appelé pour recevoir le « prix de bonne tenue » ; j’avais éternué furieusement sous les arbres et j’étais sans mouchoir… Là-bas, ma mère, élégante, injoignable, ne se doutait de rien.

34. L’enfance est heureuse de tous les possibles, confusément. Que savais-je du bonheur au delà de ce champ de blé sous le vrombissement sourd d’un avion dans l’azur, ou sinon mes réveils dans la mansarde de La Varenne, sous les tuiles délicatement touchées par la pluie ?

35. « Mon premier ne veut pas être ce dont il est requis ; mon second ne sait pas ce qu’il est vraiment. Mon troisième pourra-t-il être celui qu’il aura trouvé ? » Ainsi parle la personnalité en voie de formation.

36. Vous ne savez pourquoi, mais c’est plus fort que vous. Certainement, vous avez le meilleur motif pour agir comme vous le faites, — quoique vous l’ignoriez à cet instant.

37. Dans l’actuel regain de baroquisme, la recherche prime sur la découverte et la forfanterie sur la réalisation. L’enseignement nouveau pousse les maîtres sur des pistes inconnues, annonce des savoirs dont ils n’ont pas la moindre idée. Les programmes électoraux sont des fanfaronnades, que vont dévorer les gueules voraces de tous les continents, et les discours des orateurs, un genre aussi factice que la consolation des endeuillés.

38. D’un candidat qui se proclame sauveur sans propositions précises, on se demande s’il est incompétent ou discret par ambition. Peut-être l’un et l’autre.
  Œdipe incarne le défi de l’intelligence facile et de l’inconscience catastrophique. Il monte sur le trône de Thèbes pour avoir résolu l’énigme très banale de la Sphinge ; il ne sait alors ni qu’il a tué son père, ni qu’il épouse sa mère. Une épidémie de peste l’oblige plus tard à enquêter sur les deux fautes dont pâtit la ville. La question du monstre renvoyait à l’homme en général, mais le dénouement de l’imposture, à l’individu enfin responsable. Au bout du compte, il s’avère que l’identité détermine la capacité : mieux vaut avoir été informé à temps.
  Or de tous ces gens en mal de pouvoir nous connaissons quelques topiques doctrinaux. Mais que promet leur personnalité ?

39. On peut appeler dandysme intellectuel l’idée que le vrai se veut excentrique. Mais en politique, l’hétérodoxie est des plus intenables : face au tourbillon moderne qui emporte les patries dans l’empire, bientôt planétaire, de la laideur et de l’argent, on ne se distingue qu’en se marginalisant.

40. On sent d’autant plus le tiède ou le frais que l’on a traversé le torride ou le glacial. Dans le climat d’une opinion délirante, son atténuation suffit presque à vous réjouir.

41. Julien l’Apostat, tâchant de contenir les invasions et de résister à la christianisation intolérante de l’Empire romain, fut l’exemple d’une attitude au rebours de l’histoire. Certes, il perdit, mais vu la suite, combien il avait raison !

42. C’est quand on peut enfin parler d’un sujet brûlant sans se renier, qu’il n’intéresse plus personne.

43. Une autorité idiote ne rencontre peut-être pas de pire obstacle que dans une obéissance plus bête. En tout cas, la mauvaise grâce entrave mieux la dictature que la dissidence.
  Le monde impose ses changements, mais il est souvent possible, sans disparaître, de ne pas se mettre au garde-à-vous : en traînant les pieds, ou en proscrivant à part soi certains usages.

44. L’inertie fait plus que la rébellion : elle tire l’exécrable vers l’inexistant. L’abstention, d’un point de vue électoral, offre le choix le plus protestataire.

45. Notre enfance rejette le passé et notre vieillesse s’effraie de l’avenir. Entre les deux, il faut affronter le présent.
  On ne s’adapte pas intelligemment au prix d’une abnégation totale, mais en trouvant les moyens de rester soi-même, quelles que soient les déformations menaçantes.

46. L’originalité doit se défendre des approches de toutes les cellules sociales, allergiques à la différence et chronophages.

47. Il est toujours vexant, pour les enrôleurs passionnés, de s’entendre dire qu’on les rejoint par nécessité.

48. Telle ardeur au travail couvre une rage de revenir à soi.

49. Le monde fait sempiternellement obstacle à nos préférences ; il n’y a rien de facile à les conserver. Quelle dépense d’énergie, quelle invention nous coûte leur sauvegarde !
  J’étais bien plus mobile que ne l’exige la consigne moderne (de la République ou de l’entreprise) ;  car je n’oubliais jamais de rentrer chez moi. Je me vante d’avoir été l’un de ces fonctionnaires stigmatisés par un homme politique sous prétexte qu’ils vivaient avec une éternelle valise à la main. Si loin que l’on m’envoyât, je regagnais mon pigeonnier, même s’il ne s’agissait que d’y dormir.

50. L’évitement d’un risque passe toujours par l’évaluation du temps : ou du délai qu’il faut pour parer le coup, ou de la durée fatale à son action.

51. On n’arrête ni la mode, ni le changement, ni l’extension d’un empire. C’est un déferlement qui va jusqu’à son usure. On ne peut que le regarder, les bras ballants, — trop heureux, quand la roue tourne, de ne pas avoir été victime du courant.

52. Longtemps après, revue à l’écran, la folie des événements publics nous interroge : devons-nous à leur insignifiance ou à l’égoïsme le maintien de ce que nous sommes ?

53. Les Français cherchent trop le consensus à tous égards. L’individu a été tellement mis à l’index !
  Vienne la démocratie directe qui, dissolvant les partis et les groupes de pression, redistribuera les citoyens selon chaque sujet de consultation !

54. Il est prévisible que l’industrie du minuscule accompagnera l’individualisme sur un plan matériel ; les vrais défis de la conception et de la fabrication ne résideront plus dans l’énorme. Il faudra aussi du luxe sur mesure et des gammes très diversifiées pour fouetter l’envie. Il est plus douteux que la mentalité refuse un modèle unique.

55. La matière nous jette le défi de la spécificité : à chaque cancéreux sa cellule.
  Le théâtre du corps n’ignorera pas le deus ex machina de la tragédie : voici l’ « ascenseur moléculaire »  qui portera la destruction sur la scène de la pourriture. Reste à trouver la tueuse appropriée au cas… La mécanique est en avance sur la biochimie.

56. Il y a parfois quelque indécence à ne pas être malhonnête. Que peut l’individu sinon profiter, lui aussi, de la décadence ?

57. Ou vous plairez aux autres sans leur faire de concessions, ou vous leur déplairez même en vous étudiant.
  Vous vous interrogez sur ce visage méfiant, presque hostile ; vous vous demandez pourquoi votre amabilité générale paraît suspecte ou a pu heurter. Vous n’avez pas mal parlé ; mais vous n’avez pas dit exactement ce qui vous eût acquis la sympathie, ni usé du ton et des mots adéquats.

58. Le silence, la mine renfrognée, le dédain, mais aussi l’incompréhension prétextée, le renvoi à quelqu’un de plus expert ou de mieux orienté, les faux scrupules, la promesse annulée par sa condition, la contreproposition apparemment serviable, mais encore la plaisanterie, l’air pressé, la fuite respectueuse, sont autant de dérobades (excluant le défi plus ferme d’un refus irrité) pour éconduire une autre personnalité et préserver la sienne de toute collaboration.

59. Les autres sont toujours plus ou moins vos ennemis, — quand ils vous aimeraient !

60. La résistance des autres sonne toujours l’instant où le moi le plus raisonnable se retire dans ses limites.

61. Ma nature n’a pas lésiné sur la puissance de la volonté, mais sur la volonté de puissance ; je m’empresse de renoncer à mes ambitions quand on s’y oppose. Au delà de ce que j’estime me devoir à moi-même, la compétition sociale ne m’intéresse pas.

62. On se rapproche nécessairement de soi-même pourvu que l’on se soit réalisé sous la figure la plus accessible, mais en la jouant avec maints apartés (qu’une compétence reconnue peut avoir le droit de rendre plus audibles).
  Que l’on soit grognon, grogneur ou grognard, c’est toujours par habitude, et cette habitude est française.

63. Quelle serait la devise de l’audacieux tempéré ? « Inclinons-nous devant le monde tel qu’il est, mais pas assez bas pour qu’il soit permis de ne point le refaire. » Hélas, si de ce monde on avait fait table rase, je craindrais qu’on ne le rebâtît de la même façon.

64. J’ai vu une jeunesse hurlante courir à l’assaut d’un barrage de police et tourner juste avant dans une rue perpendiculaire. Une velléité de provocation.

65. Certaines injures seraient trop courtes si on ne les assaisonnait d’un « petit », ou d’un « vieux », ou d’un « quel » indigné ! L’additif charge l’offense, car il attaque votre âge, ou vous place au sommet du défaut.

66. La modestie réduit tout à rien et s’unit à la prudence ; la présomption élève un rien au tout et s’honore de hardiesse. Mais plutôt qu’à cette dernière, j’ai dû mes défis à l’amusement qui ne risque en rien le tout.

67. Sur l’échelle du défi, je résiste volontiers ; je désobéis sans pousser gravement l’expérience ; il est rare que j’affronte.

68. « Il l’a dit sans le faire. – Quel pleutre ! » « Il l’a fait sans le dire. – Quel sournois ! » « Il l’a fait et il l’a dit. – Quelle franchise ! » « Il l’a dit et il l’a fait. – Quel courage ! »

69. On a beau avoir complètement tort, le courage vous donne un peu raison.

70. Je suis de ceux qui se confient volontiers, comme si les autres étaient des lecteurs inconnus. Je ne réfléchis guère aux conséquences sociales de mes dires : je n’y vois que des mots d’écrivain.

71. Il faut bien croire un peu en soi-même, en dépit de tous les reproches que l’on est enclin à se faire.

72. Je consens à ce que la tranquillité condamne le citoyen à la solitude, mais non pas au silence.

73. On ne nous apprend guère à vivre qu’avec les autres, rarement avec nous-même. Leur fréquentation ne devrait être que l’utile vaccin qui nous immunise contre tous les virus sociaux.

74. Communication et mobilité sont les deux pôles du dynamisme économique d’aujourd’hui. On s’échappe le plus possible, on ne s’installe pas : on attend tout de l’extérieur.
  Mais quitte à ne rien faire d’un peu de liberté pour soi, au moins sera-t-il soustrait à l’esclavage pour autrui.

75. Le retrait est la bête noire des grégarismes, — familiaux, professionnels, politiques, religieux, — dans tous les cas, totalitaires. 
  L’idéologie vante la libre circulation des personnes et des biens, abhorre les murs protecteurs, les nostalgies identitaires, — tout en donnant des gages au communautarisme, c’est-à-dire à l’individualisme du groupe. Quelle incohérence !                                                                                                              

76. Mon jeu des sept familles situait en l’an 2000 le jeune homme pourvu d’un moteur dans le dos et d’une mini-hélice au-dessus de la tête. L’anticipation était fausse, car nous n’avons pas atteint cette aisance. Les moyens de transport n’ont pas évolué dans le sens de la liberté individuelle. Ils restent pesamment collectifs et la mobilité des voitures privées pâtit de leur pléthore sur des axes obligés. Des volatiles humains ne seraient-ils pas tenus aussi d’emprunter des couloirs ?

77. La technologie a étendu incroyablement la nécessité des relations, en leur ôtant tout sens péjoratif. L’on n’existe plus que si l’on s’est laissé prendre par les réseaux (autant dire les filets) sociaux ; il importe de laisser sa trace sur la toile, si l’on ne veut pas compter pour rien. L’écran figure une galerie des Glaces universelle où l’ambitieux doit de montrer pour obtenir quoi que ce soit. L’absence prive de salut ; l’indépendance est carrément suicidaire.
  Ils ont beau se louer de leur ubiquité, le rectangle lumineux les isole. Ils ressemblent à celle des Madeleine pénitente de La Tour dont le miroir reflète un crâne sur un livre : ces deux objets (le rien sur le tout) cachent la flamme éclairant la sainte méditative, comme si elle était rivée à un ordinateur !

78. Le repli sur soi préserve de commettre mille et une bévues ; au milieu des dangers, il facilite souvent une navigation inconsciente.

79. Mentalement, le solitaire n’est pas le moins accompagné : son isolement renoue en différé avec les gens qu’il a quittés. Mais il ne se fond pas en ceux à qui il pense. D’ailleurs, on n’imite pas vraiment quelqu’un, mais l’idée que l’on s’en forge, c’est-à-dire son propre moi.

80. La solitude nous évite l’incommodité des relations sans nous dispenser de nous bien conduire avec nous-même.

81. Le véritable misanthrope détesterait jusqu’à sa propre compagnie. Comment ne retrouverait-il pas l’humain haïssable dans son rapport intime et, par conséquent, un écart aussi pénible que les contacts ? Heureusement, on se dédouble dans son for intérieur en ami de soi-même.

82. Dédoublement : état psychologique alarmant en cas de discordance morale ; utile, au service de la délibération ; humoristique, par simple jeu pronominal.

83. Le solitaire se tutoie volontiers, comme s’il passait la parole à son génie. Craint-il tant de se tromper pour prêter la remarque ou l’avis à l’invisible destinateur qui le suit et le conseille ? L’autotutoiement lui donne deux fois raison : « Tu le dis, je le répète, nous le pensons. »

84. La solitude, quand elle est triste, peut se croire favorisée en rencontrant dans son havre une sorte de perfection qui annule presque l’envie de se plaindre.
  Je tiens du religieux par mon goût d’une vie méditative, mais librement, en dehors de toute communauté et de toute direction. Renvoyant dos à dos l’amour-propre des profanes et le « pur amour » des augustiniens, je choie, à égale distance de ces deux contraires, l’égocentrisme jusqu’à la sainteté : le pur amour-propre.

85. Quelque diversité que je constate entre les gens ou les sites, je suis frappé par la monotonie du monde : ne dois-je cette impression qu’à l’abus de ma singularité ?

86. La richesse d’une vie se mesure-t-elle au nombre des fréquentations ? Il me semble que l’on éprouve aussi dans l’obscur rapport avec soi les contentements et les peines des relations ouvertes.

87. Pour proclamer sa rupture, une solitude tempérée demeure visible ; elle élit domicile dans un quartier aéré de la ville et non dans un exil champêtre ; elle fréquente les mails et les parcs, loin de se perdre sur des sentiers de montagne. Elle reste un défi aux autres ; plus retirée, elle braverait sa propre résistance.

88. Le solitaire n’atteint pas le bonheur le plus intense, mais le plus durable. Toutefois, l’indépendance a ses failles. On dépend d’abord de l’amour des siens ; puis des intérêts de la société ; enfin du devoir collectif à l’égard de la vieillesse. On n’est jamais absolument autonome.

89. Un moi qui se plaît en lui-même, ne se déplaira-t-il nulle part ?
  Il semble naturel de tendre au bonheur et de bannir le chagrin dans toutes les situations. Fût-ce au milieu de gens incultes, l’intellectuel se plongera dans ses préoccupations ; elles le sauveront d’une sottise contagieuse. Ou des livres d’art nous distrairont d’une laideur ambiante. Quoique dans le bruit des voix et des machines, un mélomane pourra distraire ses oreilles par l’audition individuelle d’une musique de son choix. Le confort moderne ne nous protège-t-il pas des agressions qui nous cernent ? Un double vitrage nous épargne l’invasion sonore de la rue ; des verres teintés, une climatisation salutaire, nous soustraient aux ardeurs du climat jusque dans un véhicule. On peut donc bien n’être pas malheureux, alors que la vulgarité des gens, ou un cadre inesthétique ou bruyant, ou une chaleur excessive ne demande qu’à vous faire souffrir en vous imprégnant des circonstances.
  Mais s’il ne paraît pas loisible de profiter d’un environnement brutal, certains prétendront que l’on tire quelque chose de la conversation des simples, ou que l’ingratitude d’un endroit excite l’esprit à l’aménager, ou que l’on a l’avantage de ne pas se sentir trop seul pendant que le genre humain se fait entendre autour de vous, ou que la canicule invite à un farniente délicieux… Ces adaptations relèvent d’un optimisme têtu, car, face au désagrément manifeste, le plaisir (ou l’absence de douleur) s’obtient plutôt dans la fuite déguisée que permettent les astuces du progrès matériel, sinon la force naturelle du moi.
  Fuir ! Mais où fuir dans ce monde jaloux de notre débranchement ? Désormais le pouvoir perturbant du lieu dépasse ses limites apparentes, dans un univers dont les parties se sont rapprochées. De toute façon, les médias nous situent à chaque instant sur n’importe quel point du globe, dont nous apprenons malgré nous de mauvaises nouvelles et voyons les images déprimantes ; elles nous poursuivent et nous atteignent, quelle que soit notre place dans cette immense prison qu’est devenue la planète. Quand nous nous appartenons assez pour ne pas nous inquiéter de ce qui se passe ailleurs, on nous fait grief de demeurer insensibles à la misère et aux événements les plus lointains, on évoque leurs conséquences sur notre sphère, on nous interdit de nous retrancher dans une tour d’ivoire et de nous rassurer sur l’avenir de notre quiétude locale. Ainsi des alarmes relayées par le zèle des journalistes, si vite informés, et la mauvaise conscience à la mode, attaquent notre liberté, quoique dans une position réellement propice. Où que nous soyons, où que nous réussissions à cultiver notre jardin d’Epicure, la perception d’autres pays (que nous n’avons jamais connus, que nous ne visiterons pas davantage) s’acharne à troubler une jouissance en aparté.
  De telle sorte que s’il n’est pas impensable de se plaire dans un pénible contexte immédiat, on ne peut éviter de se déplaire dans des conditions fastes, tant les autres se dressent contre votre indifférence et cherchent à vous culpabiliser dans votre asile.

90. Qu’elle conteste le réel ou l’idéalise, la littérature est suspecte à l’orthodoxie. Dans les limbes de son expression, le moi requiert d’abord des cautions livresques. Si intéressantes qu’aient été mes lectures, elles ne m’ont jamais diverti de l’inconfort ou de la précarité qui les punissait.
  Sur une plage du Midi, j’étais écrasé de chaleur à l’ombre légère d’un parasol, ou je devais lutter contre le vent qui tournait les pages. Je me laissais distraire par le scintillement des vagues, par la foule. Ma mère me jetait de sévères regards, non pour mon étourderie, mais parce qu’elle n’appréciait pas de me voir avec un roman (fût-il de Flaubert) et craignait que son fils ne devînt pas ingénieur. Combien j’exécrais pour ma part ces vacances conformistes où la littérature était si déplacée !
  A la campagne, dans un étroit fauteuil, terriblement profond, j’étais contraint de ramasser contre moi mes avant-bras, soutenus trop haut par les accoudoirs. Si la situation était plus abritée qu’au bord de la mer, je conserve le souvenir des rhumes interminables qui me clouaient là en plein été, parce que l’on m’interdisait de m’exposer aux courants d’air. Ou, le soir, quelque douleur intercostale me rendait insupportable le contact des gros draps rêches et glacés. Surprenant vers dix heures la raie de lumière sous ma porte, l’avarice d’un vieillard criait que j’étais fou de veiller si tard ! J’éteignais donc dès que j’entendais monter, puis je rallumais dix minutes après : j’achevai Proust à  ce prix.
  Naguère, chez moi, dans un moment de fatigue, à plat ventre sur le lit et le menton calé sur le côté du matelas, la tête au-dessus du livre gisant sur le tapis, je me sentais plus à mon aise, du moins tant que la raideur de mes lombaires ne m’avertissait pas que je me relèverais douloureusement. En outre, j’écrivais mal si je devais prendre des notes sur un papier instable ; mes lunettes tombaient sur la feuille. Enfin, la position horizontale m’inclinait au sommeil, — le pire ennemi de ma curiosité.
  Autrefois, au fond du verger, la barre de la chaise longue me coupait les tendons ; un après-midi, une couleuvre rampant dans l’herbe provoqua ma fuite. Mais je me rappelle avoir dévoré dans ce décor fruitier les Mémoires d’Outre-tombe, les contes de Voltaire. Je reposais ma vue sur les épis du coteau voisin et passais des journées heureuses dans ce trou de verdure. A la fin juillet, je quittais ce séjour avec tristesse : on avait prévu un voyage importun.
  Par la suite, dans le train, le chauffage sous la banquette gonflait mes pieds, que l’exiguïté du compartiment m’empêchait de bouger. L’arrivée des stations connues encourageait ma lecture à garder son rythme et la trépidation de la voiture me communiquait une nerveuse impatience. La brièveté des trajets en métro m’incita à lire encore plus vite, toujours trop peu malgré tout : les œuvres traînaient.
  En dépit de leurs inconvénients, je n’en dois pas moins à ces circonstances d’être entré dans de nombreux textes, dont la grandeur m’a convaincu très tôt de sacraliser la littérature. Où ai-je le mieux lu ? En me promenant, adolescent, sur des routes tranquilles du Nivernais, tel un curé penché sur son bréviaire. La fraîcheur d’avril était délicieuse et les prés si verts ! Quoique dérangé par quelque chien de ferme en traversant un village, je m’éloignais lentement à des kilomètres, captivé par l’auteur. J’aime à tenir de petits formats, à tâter de la main gauche l’épaisseur des pages qui ont déjà défilé. A l’époque, je marchais aussi beaucoup dans ma chambre, mais la nécessité des allers et retours (dont les conversions râpaient la moquette) finissait par me donner un vertige que je n’éprouvais pas sur les chemins.
  Maintenant mes jambes ne sont plus infatigables ; je préfère l’appui de mon bureau. La lecture appelant l’écriture, je suis prêt à consigner les idées qui me viennent. Par obligation professionnelle, je ne lisais plus avec le plaisir naïf de découvrir des histoires et des pensées qui s’ancraient dans une âme d’abord si disponible ! J’étais désormais satisfait d’une exploitation académique des œuvres ; ou quelquefois, je m’en affranchissais par un éveil personnel. Je ne relisais ou n’explorais personne sans un stylo à la main, le service d’une table me fournissant une précieuse commodité. Une question m’arrachait-elle de la chaise, je consultais d’autres volumes, de sorte qu’il me fallait une bibliothèque pour assurer le caractère studieux de tout commerce livresque. Loin de mes sources, une perplexité non résolue me contrariait tellement que je n’aurais rien emporté sur une île déserte, sinon du papier blanc pour tenter d’y renaître envers moi seul, avec cet enthousiasme que j’accordais jadis à la découverte d’univers étrangers.

91. Après des lectures creuses ou répétitives, on juge que son parcours, si pauvre qu’il paraisse, vous apporte encore le meilleur sujet de réflexion.

92. Un auteur peut considérer qu’il est devenu lui-même, à partir du moment où il ne saurait plus entreprendre la lecture d’un livre sans revenir immédiatement au sien.

93. Longtemps, la simple odeur de l’encre ou du papier m’enivra comme un encens. Mon ardeur littéraire commença – physiquement — par une sensualité légère à confesser.  

94. Mon goût des lettres fut trop précoce pour qu’il me parût déjà que ma propre existence offrirait une forme textuelle. Je voulais écrire avant d’avoir rien de précis à exprimer ; j’étais assez inconscient pour estimer que le métier d’auteur constituait une aventure suffisante, — la plus belle, — qui me dispenserait de toute autre. La Nécessité fut à mon livre ce qu’elle est au héros tragique encore innocent, quoiqu’il n’y ait peut-être pas de plus nette audace que de croire en soi avant d’avoir déterminé son projet. Sans jamais nier l’obligation d’un état plus solide (telle était, au moins, la part de la modestie), je fus très tôt séduit par l’honneur d’écrire, — bien avant de connaître toute la marginalité de ma préférence. La gloire littéraire était la seule qui comptât pour moi. Quand j’en vins à la regarder comme inaccessible, je continuai pourtant à rejeter les autres ambitions, en tout cas superflues.

95. La solitude favorise l’art de dialoguer avec soi et d’entendre, sans éclat, les mauvaises réponses.
  Un ramassis de fusées vigoureuses, mais embryonnaires, n’en ressemble pas moins à une conversation unilatérale. L’auteur n’ignore pas que ses répliques seraient discutées, mais il se dispense  d’écouter en lui les objections qui les nuanceraient.

96. Une pensée brusque interroge le lecteur sur sa source, bien que le genre, mieux conduit, n’oblige pas à se justifier.
  Un fragment serait une énigme : il faudrait trouver le contexte. Un aphorisme exempte l’auteur de servir une preuve, — voire de s’en être inspiré. Mais dans son état le plus rude, il ne s’insère pas dans un système, — d’où l’imprécision dont il souffre et son allure de citation tronquée.

97. Si assurée que soit la bravade, elle ouvre une expérience dont le résultat est inconnu : au défi s’attache une ignorance, celle de la suite. Dans ces conditions, l’écriture court le risque de la minceur, non pas autonome, mais en suspens.

98. L’écriture du défi lance le trait sans soutenir sa portée ; c’est une impulsion sans essor, un élan sans acrobatie, un départ dénué de parcours, un dire intelligible, mais sec. Quoiqu’une matière suscite la force, la conscience ne s’élargit pas assez pour produire une forme entière et apaisée.

99. Certains diraient : « Il écrit les généralités dont le roman lui échappe ! » Il faut avoir déjà mûri pour en arriver là. Un moi, persuadé d’avoir quelque chose à dire avant de le connaître, ne se livre même pas aux confidences ; une production hybride, entremêlant récits et réflexions, ne vient que plus tard. Faute de matière ou de conscience d’une personnalité, l’autobiographie cède la place à la biographie (voire fictive) d’un autre.
  En Cinquième, je voulais récrire les lettres de Julien l’Apostat, dont le paganisme, proclamé contre la religion dominante, flattait mon être profond sans le dévoiler. La naïveté admire des hommes célèbres, mais ne sait trop ce qui la motive : tout en avouant mon intérêt pour Hannibal, je ne me rendais pas compte que je saluais en lui le combattant de l’intelligence contre la discipline. Je rêvais d’une tragédie en vers dont le capitaine carthaginois eût été le héros.

100. On pourrait croire que la littérature à la première personne caractérise le défi (s’agissant d’une expérience excentrique ou non) et que la solitude pousse au témoignage du je. En fait, le journal intime n’est pas forcément le tout premier et le plus simple jet scriptural qui se manifesterait avant les transpositions du théâtre ou du roman, avant les symboles de la poésie, avant l’élévation des sentences ou des maximes, avant toutes ces formes possibles de l’aveu sciemment refoulé, ou ces projections, souvent bizarres, d’un moi encore illisible pour lui-même.
  Dans le défi de l’inconscience, je verserais volontiers tous les mauvais commentaires que mon adolescence lycéenne a pu faire des textes. Entre le mouvement d’humeur et la victoire sur sa timidité, l’esprit s’avère maladroit par ignorance de ses véritables supports. Mais quoique la production fût décevante, je n’attribuerais pas à ce stade de mon évolution le drame bâclé au seuil de mes études supérieures, consacré à l’empereur romain apostat et paradoxalement intitulé Le Calvaire du démon : je voyais alors trop clair dans mes désirs.

101. En dépit des matériaux accumulés, dont l’inventaire raisonné ne me paraît jamais achevé, l’interrogation demeure : laisserai-je en vain mon reflet dans les épaves d’un brouillon ou l’inscrirai-je dans un Livre ? (L’ami qui me ressemblait le plus, était presque stupide : quelle humiliante affinité !)

102. Ma voix seule peut combler le silence. Je reviens à moi, non par prétention, mais par étonnement. Si mon cas n’intéresse personne, il me surprend au moins autant que le monde qui m’entoure.

103. Malgré le doute qui la réfrénait, j’ai toujours soustrait ma tentation littéraire personnelle aux empiétements assassins de la profession, sous les deux espèces, dévorantes et très compatibles, de l’exploitation et du stakhanovisme. Si l’Art seul excuse d’être perdu pour la société, il est toujours légitime de se tenir en deçà de l’aliénation.
  Que ferai-je de ma liberté enfin conquise ? Faute de contrainte, nul élan.                                   

104. Je viens de refaire cette promenade enfantine jusqu’à l’église Saint-Gabriel ; on a démoli les longs murs du dépôt ; ils portaient en lettres noires la DEFENSE D’AFFICHER, juste avant le lycée où, quinze ans plus tard, je passai le concours… Un vaste chantier modifie le quartier. Dois-je voir dans la chute de l’interdiction qui pesa sur mon existence comme une devise majeure, un encouragement tardif à l’écriture libérée ?

105. Au degré le plus faible de la possibilité d’un livre, j’ai plus d’amour pour les mots que pour leur assemblage. Je m’engloutis agréablement dans la dispersion du dictionnaire. Certains vocables nous fascinent, mais quoique nous les répétions comme dans un rituel magique, ils n’évoquent rien.

106. Le poète en mal d’Absolu s’est dit un « grand Commenceur » ;  il était pourtant bien entré dans le chemin. Le philosophe a livré des prolégomènes dont la richesse démentait la modestie. Mais je parle ici d’un début moins marquant qu’un premier pas sur le sable !

107. Comme les anthologies scolaires, les catalogues de mes jeux m’exposaient des constructions éprouvées ; mais je leur préférais l’improvisation des miennes, quitte à manquer de matériel. Le premier réflexe me tournait vers l’aventure ; l’irréalisable l’arrêtait. Plus tard, il me venait des bribes d’un roman dont je ne voyais pas la trame. Où allais-je, alors que je n’avais pas prévu mes étapes ? Car nul dessein ne marche hors du dessin de sa démarche.
   Il y a plusieurs façons de penser infructueusement : on s’égare, on piétine, ou l’on ne sait pas où l’on va.

108. Il n’est peut-être pas faux de dire que nous portons un livre en nous, mais il n’est pas inscrit d’avance dans notre encéphale au point d’être lisible tel quel ; nous n’en possédons d’abord que la potentialité ; toute l’élaboration reste à faire à partir du je ne sais quoi informe, du ténébreux chaos qui nous sollicite.

109. De la lecture d’un poème, la mémoire peut avoir conservé une formule et oublié tout le reste. De l’écriture la moins probable d’un texte, l’invention hasardeuse se répète une phrase, bêtement, incapable de s’étendre. Dans une cervelle littéraire, nul doute que la forme porte l’idée ; mais souvent ce n’est qu’une fausse amorce dont aucun développement réfléchi ne prend le relais.

110. Supposons que l’on jette en quelques mots le préambule d’une œuvre dont la précision à venir emboîtera des livres, des chapitres et des sections : on ne plante même pas un jeune arbre déjà reconnaissable ; on ouvre le sachet d’une graine innomée. Ou si l’intuition nous prévient de parties à traiter, la sympathie qu’elles nous inspirent, ne parvient pas tout de suite à les informer. Romulus avait au moins creusé un sillon pour tracer l’enceinte de la Rome future ; moi, je bâtissais des portes sans dresser les murailles, je n’empruntais chacune que pour ressortir aussitôt de ma ville qui n’avait d’autre réalité que son nom.

111. La mise au net des projets nébuleux révèle souvent leur complexité : ce n’est pas le vide de l’imposture, mais le trop-plein de l’inconnu. Comme ces mèches de bougies qui se noient prématurément dans la cire fondue, notre allant est submergé par une surabondance qu’il a émue et ne sait convertir en lumière.

112. « Mieux vaut se connaître soi-même pour écrire, plutôt que d’écrire afin de se connaître.
  — Non, je n’écris pas pour exprimer ce que je sais, mais pour apprendre ce que j’ai à dire, si peu que ce soit.
  — La précipitation risque de prendre le but pour le moyen. Or l’entrée en religion ne donne pas la foi, ni le mariage l’amour, ni le métier la vocation.
  — Engager son discours sur une matière raréfiée rendra l’embarquement moins aveugle.
  — Le culte du départ ne justifie aucun voyage décevant. »

113. Comment ne pas trahir ensuite un début exigeant ? L’écriture progresse tel un cours d’eau : sa pureté d’abord manque d’abondance ; puis des apports mêlés la troublent. Si je n’ai pas renoncé à mon portrait, je l’ai accompagné en glissant vers celui de mon époque : comment ne parler que de soi ? Je ferais d’ailleurs un mensonge optimiste en me reprochant quelque narcissisme littéraire, car mon texte le plus personnel ne me fixe pas dans sa transparence, il m’interroge par son flou.

114. En dehors des connaissances professionnelles, l’indigence cérébrale est si courante que la plupart des gens traitent une visée littéraire avec autant de scepticisme que la réputation d’un château hanté. « Avez-vous quelque chose à dire ? », me lança un jour une acuponctrice plus piquante que ses aiguilles.

115. En parlant de son propos d’écrire, on aggrave le défi envers soi, car on provoque la demande ultérieure des témoins. Une potentialité d’écriture que l’exaltation d’un moment a eu le tort de confier, vous charge désormais d’un devoir d’exécution. Vous regrettez un jour une hâblerie qui vous inhibe et vous ridiculise.

116. De quoi qu’il s’agisse, l’a-t-on dit pour le faire ou l’a-t-on fait pour le dire ? L’engagement est-il verbal ou effectif ? Du côté du texte ou de la vie ? L’expression est-elle la source ou le but de l’action ? Plus particulièrement, la parole réussit-elle à entraîner l’écriture ? Le projet scriptural, annoncé sans la maîtrise de l’objet, ressemble à l’acceptation hâtive de rendre un service ou d’offrir une faveur dont on n’a pas été informé ; mais la promesse d’écrire on ne sait quoi fait tomber l’auteur (s’il le devient !) dans son propre piège.

117. L’on est souvent moins inventif que l’on ne croit l’être. Il faut alors une grande volonté pour repousser des occasions solides, faciles, mais aliénantes, tandis que l’on poursuit des chimères.

118. Comme la proportion de voitures s’engageant d’un côté ou de l’autre d’une patte-d’oie ne varie pas selon le flux, la part des occurrences venant à me traverser l’esprit désavantage toujours le défi et la joie, parce que celle-ci est d’une qualité rare, et celui-là, dans l’ordre des pensées qui ne se rattachent à rien, le plus rétif à l’extension.

119. Bien qu’elle soit un défi, mon écriture est une défiance, à l’égard du monde et plus encore d’elle-même. D’où procédera la création ? Du très mince extrait avant-coureur du tout, d’une totalité confuse à mettre en ordre ou du rien paradoxalement bavard ? Soit un texte qui se développe, mais parle de ce qu’il sera sans le devenir. Que dirions-nous du mode d’emploi d’un objet qui ne se fabrique ni ne se vend nulle part ? Une vaine perspective ne vaut pas mieux que l’absence.

120. Peut-être ma complaisance pour les débuts provisoires m’a-t-elle longtemps rassuré, car on présente souvent l’intention plus brillamment qu’on ne l’accomplit. La boue est à la neige ce que la réalisation est au projet trop léger : il fond sur la feuille et vous dégoûte.

121. Mieux j’ai connu ce que je devais écrire, plus il m’a pesé de l’enregistrer. L’ignorance appuyait mon enthousiasme.
  Le réalisme tue l’espérance, comme l’attente, l’espoir.

122. Comme le franchissement d’un pont dangereux ne tient qu’à la vitesse de la locomotive dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, devrai-je tout rédiger très vite pour être sûr de ne pas rester sur la ligne de départ en changeant toujours d’avis ? Autre forme de défi : le pari sur le temps qui presse, si nécessaire pour mes tâches professorales ! Entre deux thèses, je fis une pause et jetai sur le papier une première version du texte, assez mince, en grande partie récupérable, plus liée que le travail suivant, mais moins construite et entièrement tournée vers moi-même.
  Les mois défilent, les années s’achèvent ; il serait urgent de tenter le dernier combat, avant l’ultime, l’agonie dont on ne recueille rien.

123. L’architecte construirait-il le vestibule d’une maison en ne se souciant pas du reste en même temps ? S’il est permis au décorateur de consacrer tous ses soins à l’entrée, l’écrivain n’aura rien fait en demeurant sur le seuil, — bien que certains titres soient tellement beaux qu’ils dispensent presque de livrer la suite !

124. Il est toujours plus facile de trouver un titre avant de se fonder sur un état du texte ; il est moins aisé d’être à la hauteur de ses promesses.

125. Par son seul titre l’œuvre se pose globalement, quand elle n’existerait pas encore. Ainsi peut-elle s’annoncer avec d’autant plus d’orgueil que la suite n’a pas été prévue.

126. Il en va des titres ronflants en littérature comme des distinctions honorifiques ou des grades : on se demande si la dignité rigide de la couverture ou de la carte de visite s’animera dans une fréquentation plus avancée.

127. Mainte publication déçoit par le contenu après avoir accroché par le titre : si attractif qu’il soit, il ne peut pas davantage sauver un mauvais livre qu’une étoffe somptueuse, un siège pataud.

128. Quelques mots clés brillent dans un discours comme autant de titres possibles. Mais il faut se méfier des plus clinquants.

129. Un coup de cœur impose le titre prévisionnel ; le progrès de l’œuvre l’aura rendu étrange ; la raison enfin proposera le mot juste. Il doit fournir le commentaire le plus bref, mais non le plus abscons que la production puisse faire d’elle-même. Trop antérieur à la moindre rédaction du texte, un titre risque fort de ne pas s’appliquer ; jeté en tête quand tout a été dit, il n’évite pas toujours l’étroitesse du détail. Idéalement, il devrait guider le travail sans le précéder et le cristalliser sans le suivre.

130. Un titre imprimant une direction à l’œuvre future risque le moins de se tromper. La quête, ou la recherche, déterminée par son enjeu, ou quelque expression de ce type instruit et plaît, — à condition que l’objectif ne soit pas diffus.

131.Une œuvre intéressante pâtit d’un titre inopportun, comme tout le service est disqualifié faute de couvercle sur le théière.

132. Le titre le plus exact n’est pas nécessairement le plus original. Il appartient au piquant ou à l’importance du texte d’en relever la platitude (voire d’en révéler l’ironie). Une fois nommée la plume qui attire le public, une formule bénigne le rassure, puis un message soufré l’élargit !
  La gloire commence quand le nom de l’auteur a plus de valeur que le titre.

133. En tout ou en partie, implicitement ou non, un titre peut sans prétention se réclamer de n’importe quelle sorte de littérature, mais la maxime, au plus haut de la sentence, élève la portée d’une simple opinion : à quelle grandeur de jugement le superlatif engage ! Il semble d’ailleurs aussi maladroit d’annoncer des Maximes, des Réflexions ou des Pensées que d’intituler toute œuvre par son genre, au lieu de le réserver au sous-titre ! Un défaut répandu chez les moralistes met en avant, non pas ce dont ils traitent (à moins de nous prévenir qu’ils offriront des Caractères…), mais l’art de le présenter. La forme les frapperait-elle davantage que le contenu ? L’idéal serait de servir le mot qui vise et l’un et l’autre.
  Je croyais avoir résolu ce problème en optant ici pour Constellations : l’image avait surgi du recueil croissant comme figure morale ou comme symbole de l’écriture sporadique à compléter, en tant qu’allégorie psychologique (propre à un chapitre) ou signe d’un pointillage qui demande des raccords. Mais malgré mon intérêt pour le décloisonnement et la mixité des catégories littéraires, le romantisme du terme me parut afficher trompeusement des poèmes ; de surcroît, la connotation astrologique n’avait pas une utilité primordiale.
  Devais-je me rabattre sur un autre pluriel, Sentiments (quitte à les qualifier de divers) ? Il avait la modestie classique des opinions subjectives et valait pour le cœur autant que pour l’esprit, pour les souvenirs amoureux autant que pour les idées générales et littéraires qui en découlent douze fois dans cette composition. En outre, il n’excluait pas la prose éclatée des moralistes. Mais non moins que Constellations, il laissait de côté le dynamisme qui lie régulièrement au vécu affectif les remarques plus froides ou, à rebours, les confidences aux jugements plus ambitieux, pourtant placés après dans chacun des chapitres. Car les soucis et la culture littéraires ont des incidences sur la façon de voir les mœurs ou de ressentir l’amour ; les sentiments de l’esprit créatif influent sur les deux autres volets du triptyque récurrent, à savoir les sentiments du cœur et ceux d’un moraliste critique, — autant que les premiers, comme on y pense d’abord, ont pour conséquences le regard sur les gens et l’état du projet scriptural.
  Restaient ces Corollaires, fleuris et parfumés en dépit d’une raideur logique que j’espérais depuis longtemps appliquer aux enchaînements de mon existence, — bien avant de les discerner. Quoique la dualité du texte naissant m’eût porté un moment à préférer un titre plus long, riche en échos, La Quête de l’Amour et du Livre, tant d’observations différentes s’intercalèrent entre les deux thèmes initialement admis que leur couple ne suffisait plus. Je me réconciliai donc avec le vocable magique, dont le sens convenait aux dérivations réciproques des sentiments divers ainsi qu’à de brefs énoncés indépendants (la forme n’était pas oubliée). Comme les Sentiments, les Corollaires jouent sur les confidences et les avis, à nommer toutefois dans un sous-titre afin d’adoucir le mystère du genre. Les Constellations auraient porté sur les douze grandes figures existentielles, mais n’auraient pas invité à raisonner autant sur l’ordre ; Corollaires (ce choix intuitif auquel m’ont ramené plusieurs infidélités) installe une force dans le propos et suggère une unité que l’on peut chercher à plusieurs niveaux : l’obsession de la structure l’a emporté sur la métaphore thématique. Néanmoins, l’auréole poétique ne s’éteint pas…

134. Normalement, le titre indique le thème ; le sous-titre, le genre. Ils sont alors unis comme l’abscisse et l’ordonnée.
  Le nom du héros éponyme a la puissance de l’éclair, et la mention de la tragédie, la gravité du tonnerre. A vrai dire, en clamant Œdipe ou Médée, on nous introduit d’emblée dans un univers tragique : le sous-titre joue déjà le rôle accessoire du confident.

135. Le nom propre tinte comme le cristal, puis son caractère comme le grelot. Le tandem du titre et du sous-titre rejoint ici le couple du maître et du valet, quand le second dénonce le vice du protagoniste dont le nom a retenti.

136. Le sous-titre explicatif est au titre brillant ce que le zinc est à l’or sur le dôme de l’Académie. Celui-là nous instruit, quand celui-ci n’a su que plaire.

137. Si le titre est une audace, le sous-titre peut fonctionner comme repentir.

138. « La première fleur issue de mon bulbe est mon titre de gloire, dit la jacinthe. Qu’une seconde sorte encore de l’étui de mes feuilles, elle ne vaut pas la précédente. » Ou tel sous-titre est la corbeille du titre que l’auteur lui a substitué.

139. Le titre et le sous-titre peuvent s’équilibrer sur une balance indécise, de part et d’autre d’un ou qui les donne comme équivalents. Celui qui s’imposera n’est pas forcément le premier ; les Maximes de La Rochefoucauld n’avaient même été qu’une partie du second.

140. Un sous-titre railleur suffit presque à la critique.

141. Un chapitre balbutie, tant que dans la palette des titres on n’a pas mentionné, puis retenu celui qui alliera sa couleur à tous les mélanges, — en s’inscrivant de surcroît dans une série homogène, d’une partie du livre à l’autre.

142. Une préface s’écrit après, quoiqu’elle se lise avant. C’est une genèse rapportée, ou une conclusion déplacée.

143. Pas plus que la préface d’une autre main, les prologues polémiques, les examens défensifs, les manifestes préalables, si chers aux dramaturges, ne sont de vrais commencements. Car ce type de défi porte la conscience de son illustration et de la querelle qui l’a suivie.

144. Le temps propice à la lecture d’une introduction n’est pas moins discutable que l’ordre de la vision du film et de la connaissance du roman. Le lecteur doit peut-être commencer par l’œuvre autant que le préfacier, mais le spectateur n’a pas tort de passer par l’histoire sensible avant d’ouvrir le récit, — à l’instar du narrateur…

145. Pauvre célébrité que celle d’une préface dont l’œuvre attenante est négligeable !

146. C’est une preuve de ma liberté que de verser directement son commentaire dans les remarques du corpus, — alors que Vauvenargues l’éjecte dans un avertissement. Mais qu’est-ce qu’un livre sur lui-même sinon une préface qui n’aurait pas de suite ?

147. L’antériorité – apparente — du propos l’affaiblit par rapport à sa source réelle : de l’œuvre de l’auteur à la préface d’un présentateur et de celle-ci à l’avertissement de l’éditeur, le défi se fait plus humble en se devançant.

148. Les annexes d’une œuvre (l’introduction et les notes) sont l’écorce du fruit, — à moins qu’elles ne  soient plus délectables que le texte hermétique dont elles entourent le noyau !

149. S’il est permis d’impatienter le lecteur par une préface, il est heureusement plus rare qu’une postface vienne casser le ton.

150. On pourrait dire qu’un livre comme celui-ci, parlant douze fois de lui-même, présente autant de préfaces ! Cependant, il ne serait pas injustifié de les réunir dans l’ordre.

151. La maxime a sa place à la fin d’un grand texte aussi bien qu’au début de celui qui ne s’écrira jamais. Est-ce donc la bonne ?
  Quelque classement qu’il parvienne à leur imposer, les remarques d’un moraliste, conçues séparément, offrent autant d’incipit possibles que le lecteur a le droit de privilégier en ouvrant au hasard.

152. Enivrants départs ! Si rien ne gêne le corps, son moment inchoatif correspond à une légèreté toute disponible, quelque activité qu’on lui propose. Et à l’instant métonymique le plus disproportionné, l’esprit détient une partie minime d’une totalité qu’il ignore, quoiqu’il se jure de la révéler. Mais à quoi bon aller jusqu’au bout par simple acquit de conscience, si le présent, riche de son futur, est plus exaltant qu’une longue tâche accomplie, et surtout, si l’insatisfaction perpétuelle condamne tout début ? On ne jouit de l’écriture qu’au moment de sa pratique : il faut donc, sinon poursuivre, recommencer. D’où cette prose entrecoupée, si opportune pour rebondir sans rejeter les  essais antérieurs et pour ne pas pousser éternellement le rocher de Sisyphe…

153. Versatile, j’ai éprouvé si souvent l’ardeur initiale ! Mais je me suis dégoûté de tant de premiers pas ! Je ne pouvais me mettre à parler de moi qu’en sentant la nécessité d’avoir déjà tout dit. Le brin de paille que je soulevais – n’importe lequel – entraînait la botte entière et menait au bavardage : alors, où situer la bonne entrée dans l’ensemble du propos ? Cent fois j’ai introduit ce discours intime et cent fois j’ai regretté de ne pas m’y être pris autrement : ce que j’avais cru essentiel, me paraissait bientôt anodin. Comment aurais-je continué ?
  Je ne passais donc par aucun milieu, car je finissais en même temps que j’avais commencé, mais ne recommençais pas comme j’avais fini. Chaque nouveau défi défigurait le précédent.

154. On ne démarre pas un texte par la seule préférence quand, les choix se culbutant, le doute augmente. Or j’ai connu deux sortes de commencements : ceux qui voulaient éliminer leurs concurrents déjà essayés et, moins déroutantes, les prémices ou les prémisses qui, de plus en plus haut, les devançaient. Ne peut-on écrire à rebours ? L’origine, mieux que ses conséquences, vaut qu’on la cherche.

155. L’attaque du propos interroge à l’égal de son achèvement. La pyramide de René Char n’a ni base ni sommet, et  dans une perspective métaphysique, ni la naissance ni la mort n’offrent des limites sûres. L’astrophysicien pose à l’origine l’explosion universelle, ou le mythe rattache la vengeance divine à la malédiction du premier fautif ; cependant, le préalable n’est pas éliminé, ou par souci de l’effet théâtral, la tragédie lève le rideau avec la crise qui va bientôt la dénouer, elle s’organise près de sa fin et non depuis le déclic particulier d’une fatalité dont toute la puissance remonte à l’union du Chaos et de la Nuit, des parents sans commencement dans la théogonie grecque… Se clore du côté du passé, aussi nettement que dans la progression réelle, convient à la sécurité classique ; moins allergique au vertige de l’infini temporel, on ne cesserait de remonter la suite des surgissements et des causes. L’obstination du texte à réitérer en se précédant est la marque d’une quête dont la vérité tend vers l’orient de la vie la plus générale. Mais à partir de quel point  considérer le cours pertinent ? Le pur défi scriptural est voué à se compléter toujours par-devant ; il inscrit un accroissement qui le tire vers une provenance fuyante ; il ne cesse de reculer à chaque idée nouvelle pour reprendre son élan régressif, — de sorte que la lecture inverserait l’ordre des ajouts pour qu’ils se succèdent en direction de l’avenir.

156. J’évitai longtemps mon apparition comme un thème liminaire banal ; j’éludais aussi cette détermination par pudeur. L’âge a diminué ma gêne ; mais on ne prend jamais l’histoire assez tôt : sortant du germe étroit d’un ventre obscur, chacun est issu de l’incommensurabilité nocturne.

157. Quand on me lirait, nous sommes trop nombreux sur la terre et trop peu de chose dans l’éternité pour que la transparence soit un défaut ou un scandale. Mais je fais tant d’aveux incongrus que, même s’il m’appréciait, je n’oserais me montrer au public. La hardiesse de la plume excuserait l’incognito. Une inspiration scabreuse se pratique anonymement, comme la débauche sous la cagoule.

158. La folie est illisible pour les autres ; il faut demeurer son propre dédicataire, tel le jeune alchimiste du Verbe… Ecrire pour soi (car le public est un accident), — quitte à se déplaire un jour par ses jugements antérieurs et quoi qu’il en coûte à l’exigence personnelle : ainsi se voit-on dans une glace sans qu’il soit possible de s’améliorer. En se résignant à l’absence de communication, il ne s’agit pas de se blottir dans une lecture autosatisfaite. Et si Narcisse ne s’accordait qu’une moue dans le miroir liquide ?

159. Si j’émets des avis déplacés, ce n’est pas par amour du scandale (quoique la littérature l’ait souvent cherché), mais parce que je me heurte continuellement et en toute bonne foi à ce que les autres pensent ou font semblant de croire. Je me rends bien compte que le divers n’est pas un vain attribut de mes sentiments : il s’explique par leurs différentes natures et par leur nombre, mais aussi par leur classement à part, c’est-à-dire par un sens de la diversité qui la tire à l’écart des rubriques principales ou des groupes notoires. Refondu dans l’ordre alphabétique de ses thèmes, ce recueil serait un Dictionnaire des idées non reçues.

160. Des trois manières de choquer, — le désaccord, l’affirmation extrême ou la distanciation, — la dernière me permet souvent de couper court aux plus agressifs reproches.

161. Son insolence (réduite étymologiquement à l’inhabituel) n’interdit pas à l’idée subjective une objectivité, au moins philosophiquement discutable, que la culture acceptable pourrait lui conférer. Quoiqu’elle se présente comme une confidence, tout empreinte de vécu, ne saurait-on la regarder comme le premier état d’une pensée rigoureuse ? Inversement, notre scolarité nous abreuve de vérités et d’exemples que nous mémorisons par devoir, avant que leur rencontre dans la vie ne nous en fasse des repères familiers.  Peu importe la base de la genèse, — pensée établie ou réaction naïve, — pourvu que son corollaire, universel ici ou personnel là, soit possible. Que regretterait davantage le lecteur ? Que notre spontanéité ne trouve pas sa justification intellectuelle, ou qu’une référence connue ne résonne pas en nous ? On acquiesce à certains aveux ; des thèses que ne vivifie pas l’essai, vous ennuient.

162. On ne court pas le risque d’être attendu en annonçant des projets de création à des intellectuels sourcilleux : ils n’estiment que la glose.

163. Que faire de ces machines à communiquer si le livre échappe aux normes ? De plus optimistes en profiteraient pour jeter la bouteille à la mer !

Hantise