XVII. Culminations

   Le cabinet de toilette médian était réservé à la bonne. Je n’en profitais qu’à la faveur des carences intermédiaires.
   Le triangle aigu couronnant la façade, par son échancrure dans le toit élégamment incurvé sur ses bords, à la manière chinoise, était percé d’une fenêtre descendant jusqu’au plancher. L’effet visuel accentuait la position supérieure, dont on jouissait d’autant plus vite que l’exiguïté du local vous poussait vers les vitres. Ce poste de guetteur, telle la hune d’un voilier, frappait tout de suite un promeneur du quai par sa pointe levée vers le ciel et de là-haut, vous portait comme un oiseau dans la frondaison du plus proche des deux énormes platanes encadrant l’allée de la grille, géants dignes de la forêt primitive et Colonnes d’Hercule de la géographie du jardin.
   Mais le spectacle restait limité ; une rive se prête mal à l’agrément d’un panorama. Pour voir de loin Paris, il faut monter sur le coteau de Chennevières. Mon père était attiré d’abord par l’eau et donc par les creux plutôt que par les vues à vous couper le souffle, — auxquelles je suis très sensible quant à moi. L’enfance grandit son environnement, de telle sorte qu’elle se passe des étendues panoramiques. Le besoin que l’on a de ces dernières, vient avec la maturité, plus capable d’attribuer sa vraie dimension à tout ce qui l’entoure, et donc plus exigeante en matière de prodigieux, — surtout quand l’élévation doit enivrer la solitude.
   Au gré d’habitations diverses, j’ai dominé des immensités de bois, de collines ou de bâtiments. On ne les éprouve pas de la même façon. La vue plane sur les forêts comme sur une planète encore vierge ; l’on soupçonne une multitude d’animaux sous la masse cotonneuse et l’on craint de remonter dans le temps. On contemple des horizons bossillés telles les vagues d’une mer agitée par le vent des millions d’années et l’on imagine qu’un mouvement doux unit tous les éléments du corps céleste sur lequel on va se poser ; mais dans le cas de montagnes plus saillantes, on ne saurait dans quelle fosse atterrir et l’on se sent prisonnier de l’altitude atteinte. Un paysage urbain ne laisse pas croire qu’il puisse rester égal à lui-même : c’est une énergie qui se développe à l’horizontale et promet de recouvrir les zones disponibles ; elle progresse aussi verticalement et l’arrogance de ses chantiers finit, tout près de vous, par gêner la souveraineté de votre observatoire.
   De la terrasse de Saint-Mandé, je verrais encore à l’est le Grand Rocher sortir du volume intact du bois de Vincennes, j’entendrais les cris des bêtes du zoo. Mais du côté de Paris et de la banlieue sud, des constructions nouvelles avaient peu à peu borné nos échappées visuelles. Il est si difficile d’obtenir que le spectacle d’un vaste territoire, dépendant des états de la civilisation, continue à égaler son sublime !
   Mieux vaut donc s’installer en face de quelque prestigieuse demeure, voire d’un monument. Ce vis-à-vis est plus intangible et sur la pelouse de l’ambassade de Chine, je ne vois, flottant sur son mât, qu’un drapeau rouge pour surprendre mon habitude d’un hôtel du XVIIIe. A La Varenne, chacune des deux constructions sœurs envoyait à l’autre l’image de sa beauté ; le retrait de la villa moderne au fond de la nouvelle parcelle a sauvegardé cet avantage pour les pavillons anglo-normands bordant, près du quai, le terrain originel, dans une relation de fraternité proche de la carte du Soleil.
   Le malheur aujourd’hui, vu l’étroitesse de la bande où le partage  de la superficie a relégué le plus intéressant, c’est qu’il est devenu impossible au propriétaire de regarder d’assez loin sa maison pour saisir toute sa façade. La photo de l’agence a sa source à l’entrée du couloir uniformément gazonné, envahi d’arbustes ; elle a ciblé son objet de biais, malaisément en dépit des prouesses de la technique. C’est pourquoi je ne l’ai pas reconnu du premier coup, comme au temps où le contemplateur se plaçait en face près du faux puits, devant la haie basse dessinant le double jardin. Pour corser l’insolite, l’art des plantations est devenu négligent : le flou a succédé au tracé, l’arborescence inégale au volume régulier, la mollesse au tuteur. Jadis, à l’endroit où a été déplacée la grille, tout près du billard, une ligne de pieds de fougères garnissait un terre-plein accolé au soubassement de la clôture. Le photographe ne se serait pas posté là pour présenter le bien ; désormais, il est contraint de le prendre comme un bâtiment dans une ruelle.

XVIII. Prévisibilité