XI. L’opportunité du risible
L’escalier, desservant les deux niveaux supérieurs du corps plus élevé, ne profite certainement pas davantage aujourd’hui de lucarnes dans le mur septentrional, appuyé contre la propriété voisine. Les ouvertures palières évitaient l’obscurité ; la blondeur du chêne et la couleur brute de la corde n’assombrissaient pas. Par ailleurs, je n’ai pas le souvenir d’un autre luminaire que l’unique ampoule, sous un faux éteignoir, d’une suspension accrochée au deuxième étage. L’ambiance était bien différente de l’aveuglant éclairage actuel qui multiplie sur nos têtes les points lumineux sans abat-jour.
Avant d’arriver au premier, on pouvait ouvrir à droite un placard bas enfoncé dans le plafond à la naissance de la seconde volée de marches. Aucun volume n’était perdu. Rangé là, un grand tapis protecteur, de couleur marron, exhalait une puissante odeur de caoutchouc, associée au déploiement de la table à rallonges et donc à quelque réunion de famille, toujours synonyme de corvée pour la maîtresse de maison. Autant elle raffolait de ménage, autant elle détestait la cuisine, si chère à sa belle-mère. Le modèle n’était déjà plus celui de la femme au foyer. La déontologie conjugale avait évolué vers l’indépendance possible de l’épouse, — encore que dans certains milieux un emploi supplémentaire au dehors parût dénoncer une insuffisance de revenus.
Je reconnais que la cage, taillée juste pour les marches, manquait de majesté, mais les balustres avaient de l’élégance, sans valoir les volutes Louis XV auxquelles vont depuis longtemps mes préférences. Le goût change, si émouvants que soient les modèles initiaux. A mi-chemin, ma quadruple photographie trônait sur une console en fer forgé.
Cette note enfantine excluait le genre intimidant. En vérité, deux des portraits, antérieurs à notre arrivée à La Varenne, semblaient rire ou sourire des chutes que provoquait le tapis glissant. Une cousine se retrouva je ne sais comment à plat ventre, la tête en bas et le menton sur le palier. Je suppliais mon père, enclin à mimer les accidents de cette sorte, de faire semblant de tomber quand il entrait dans ma chambre. Mais la souplesse propre à mon âge me rendait capable de descendre l’escalier quatre à quatre sans mal atterrir. Le désordre comique m’était offert par l’instabilité des visiteurs, comme si (non moins que la tendance à se cogner la tête) elle avait fait la preuve de leur impossible présence dans un univers réservé à des résidents authentiques, c’est-à-dire en capacité de s’y mouvoir sans dommage.
La faille des gens, même des plus intimidants, c’est leur exposition à la moquerie. Car s’il n’est pas toujours facile d’asseoir nos antipathies sur des arguments de bonne foi, il n’est jamais impossible de nous libérer par la saisie d’un ridicule sous-jacent, voire par la fiction qui nous amuse aux dépens de nos gêneurs : le rêve sait si bien le faire que nous nous réveillons alors dans un éclat d’hilarité, — comme d’autres fois dans l’horreur extrême d’un cauchemar.
Je suis donc volontiers moqueur (et même gratuitement), quoique disposé, contradictoirement, à dramatiser toutes les relations problématiques. Peut-être cette double nature me donne-t-elle la faculté, non pas du pardon, mais de surmonter aisément la rancune. Aussi ne suis-je pas fâché d’associer le rire à l’architecture de l’escalier : il nous élève en nous débarrassant des mauvaises pensées, je veux dire de celles qui ne sont pas assez probantes pour nous donner strictement raison par leur version sérieuse. La drôlerie nous exempte du soin de convaincre.
A quoi ressemblaient les deux autres images ? J’appliquais attentivement à mon oreille une balle dont on m’avait fait croire qu’elle était sonore ; ensuite, la tenant à deux mains, je regardais avec un air de reproche ceux qui m’avaient berné. Tel a bien été le schéma de mon existence : la naïveté, puis l’interrogation accusatrice. Globalement, cette histoire me paraît même extensible à la plupart des individus : qui ne voit en soi la gaieté se changer en gravité ? Celle-ci ne proscrit pas quelque humour…
Bannis du marbre de la console à Saint-Mandé, à cause d’une fâcherie avec ma mère, ces quatre portraits, longtemps en vedette, ont fini dans une grande enveloppe avec d’autres reliques du passé.