X. Les détours de l’audace

   Tirons la porte du billard, généreusement éclairé par trois fenêtres sur le jardin et par la baie, si basse sur le trottoir que nous ne pliions presque jamais les persiennes derrière l’appui d’une ferronnerie assez dense ; j’ai même vu sur le rebord un muret de briques provisoire pour contrer l’inondation menaçante. Parquet, moulures et cheminée de marbre blanc : tels étaient les atouts d’une ambiance haussmannienne, très parisienne, nettement distincte d’un style rustique, plus proche des loisirs de la rivière. Quel magnifique bibliothèque j’en aurais fait !
   Une grosse table tapissée de feutre vert se dressait au centre sur ses quatre énormes pieds de style Louis XVI et, dans un coin, un porte-bâtons tenait les queues dans les trous d’un disque de bois. C’était un univers masculin. Alors que les femmes causaient dans l’antichambre, les messieurs, du bout fin et bleu de leur instrument, poussaient les boules, si lisses, si féminines, blanches de chasteté ou rouges d’impudeur. Le plan du rez-de-chaussée s’achevait donc par la séparation des sexes, non sans compensations symboliques, mais dans la pratique, je ne me souviens que d’une fois où cette répartition spatiale des êtres se produisit. Je tenais les comptes de la partie, impatient d’activer les minuscules manettes de laiton permettant de faire défiler les chiffres. Dans ce cas, l’arithmétique devenait un amusement. La vie sérieuse assigne aux fatigues des besognes ; le jeu, des distractions. Du point de vue d’une mentalité littéraire, il favorise les substitutions avouables, c’est-à-dire les symboles, en actions ou en paroles.
   Il faut mûrir pour passer d’une poésie simplement musicale à la fonction du genre en tant que message crypté. Qu’aurais-je deviné, fût-ce à l’âge de raison, du sens phallique des queues de billard ? Pas plus que de celui des fusils de chasse. Mais grâce au temps, la poésie, en vers ou en prose, et tous les aspects imitatifs de la réalité m’ont séduit surtout par l’enjeu d’un exercice visant à dévoiler leur mystérieuse cohérence. Si la philosophie platonicienne s’est envolée vers la sphère des archétypes, si les mathématiques s’abstraient par le formalisme, le symbolisme, très littéraire, excipe de reflets pour garder innocemment les pieds dans le réel. J’ai, quant à moi, préféré à la transcendance cette manière empirique, plus humble, dès l’instant qu’elle garantissait l’unité du monde aux moindres frais intellectuels, quoiqu’elle fît preuve d’une incontestable ingéniosité, parfois assez hermétique pour dissuader les réfractaires de se croire omniscients par leur seul domaine d’excellence.
   L’ouverture des persiennes du côté de la rue livrait à l’indiscrétion du passant toute la profondeur de la maison, jusqu’à la cheminée de la salle à manger. Tout dépend du caractère des habitants d’un rez-de-chaussée : certains se moquent de s’exhiber tel un objet en vitrine ; d’autres se cachent un peu derrière des plantes ou des voilages, ou, s’ils jouissent d’une autre source de lumière (c’était notre avantage) se dissimulent tout à fait derrière l’écran d’un châssis extérieur. Tels sont les degrés de l’expression : elle dit tout sans se faire prier, ou par de clairs indices guide la lecture biaisée, ou construit une substitution tellement suffisante en soi que personne ne s’avise de la moindre ruse et que le troupeau des imbéciles stigmatise l’interprète surprenant.
    Entre ses persiennes closes et sa double porte pleine, habituellement fermée, la dernière pièce était l’exclue de la maison. Mon père y voyait mon bureau futur. L’âge des jouets comprend leur imitation facile : celui du jeu n’a-t-il pas attendu d’être plus malin ? Or la salle de billard était menacée d’alignement afin d’élargir le quai, — fâcheux présage pour la lecture de l’imaginaire et pour la pensée en général !
   Néanmoins respecté par les folies de l’urbanisme, l’appendice, surmonté d’une terrasse, permet encore au bâtiment principal de prendre un peu de distance par rapport à la rue. Telle la racine d’un mot, si précieuse entre son préfixe et son suffixe, le centre de la maison, solennisé par son balcon au milieu du premier étage, n’a pas cessé d’unir des annexes contiguës, l’une assez courte à l’est, les autres disposées decrescendo à l’ouest. Cette irrégularité fait le charme des anglo-normandes quand le rythme ternaire, central, s’étoffe de compléments plus librement conçus, — à la différence des pavillons Louis XIII de la même époque, si définitivement carrés et achevés dans leur brève symétrie.

XI. L’opportunité du risible