IX. Les superpositions du vécu
Les choses, comme les enfants ou les vieillards, ne peuvent parer les coups de la brutalité. La séparation et la double porte ont disparu entre l’entrée et le petit salon. Du dehors on pénètre directement dans une pièce agrandie, où monte un escalier qui, ne s’appuyant plus sur une cloison, semble avoir envahi le mur du fond et l’encombrer comme une échelle. C’en est fait de l’alcôve où l’on s’allongeait pour téléphoner. Longue et étroite, l’habitation devait rester suffisamment coupée afin de ne pas s’apparenter à une galerie, conserver intact ce rez-de-jardin accueillant dont les compartiments se succédaient à l’instar des répétitions du vécu. Car l’espace vous prépare à comprendre le temps.
Jadis une espèce d’antichambre, au store le plus souvent baissé, remplissait l’écart entre deux doubles portes dont la première, du côté du hall, répondait par son vitrage à celle de la salle à manger et la seconde, de bois plein, fermait la dernière fraction du rez-de-chaussée. Nous fréquentions peu cette partie, surtout son extrémité.
Le soir, ma mère ouvrait le petit salon pour y classer quelque facture dans son secrétaire vertical, en se souciant de retirer les clés dont aurait pu se servir une curiosité indue. Elle était une femme d’ordre ; aujourd’hui, sa tablette électronique serait des mieux renseignées. Contrairement à mon père, elle n’a jamais perdu la mémoire. Ses piles de linge dans les placards avaient une rectitude impeccable et les carreaux des fenêtres, une transparence absolue. Quoiqu’il lui arrivât d’avouer un penchant anarchiste, elle se prêtait vivement au respect des règles de l’ascension sociale : je la revois, vêtue d’un tailleur d’un jaune impérial, se presser vers la gare et tourner au coin de l’avenue Marie-Louise, dont le pan de mur blanc laissait deviner, derrière la vitre dépolie d’un œil-de-bœuf, la nuque d’un buste féminin. Femmes vues de dos, comme si l’avenir s’était détourné du quai…
Je dois au rituel des rangements que j’observais, une certaine maniaquerie, dont la plus utile s’est portée sur l’agencement des mots. A Saint-Mandé, la secrétaire appelait le lycéen que j’étais alors, pour corriger le jargon des ingénieurs, — du moins sur l’exemplaire destiné aux archives de l’entreprise, car le courrier était déjà posté rue La Boétie. D’une génération qui vénérait encore le français, elle poussait donc le scrupule jusqu’à se sentir responsable du style atroce d’un autre. La ferveur linguistique est la principale condition d’un dynamisme national.
L’expérience me prouvait qu’il était difficile d’avoir un esprit complet et que les compétences en mathématiques sacrifiaient la maîtrise de la langue. Arrivé en Terminale et tenu de choisir, je faillis devenir fou, me trouvant soudain inepte dans les deux formes de culture. Le moi officiel prônait les sciences (recommandées par la Ve République) et me punissait de préférer les lettres en me les rendant tout à coup rébarbatives. A vrai dire, l’amour scabreux me guettait dans les deux classes et ma lucidité naturelle m’évita de succomber à un refoulement stupide. J’optai finalement pour la section littéraire : elle était moins honorable, mais me ressemblait davantage et surtout, celui qui m’y attirait, rentrait mieux dans mon psychisme.
Il était temps de me situer. Depuis quelques années, je craignais de me connaître dans une occasion perturbante, parce que je me connaissais déjà tout en croyant pouvoir me couler dans les normes. Une retraite de trois semaines me convainquit que le freudisme était l’essentiel de la philosophie. Sans nier le rapprochement, je ne considérai pas encore tout le poids de ma fixation au père, mais dans le secrétaire de ma conscience, je commençai à instruire le dossier de mes troubles significatifs, — dont le premier, aussi passager que superficiel, remontait à la plus tendre enfance et intéressait déjà les bords du lac de Saint-Mandé. Le condisciple de la chaussée de l’Etang ramenait clairement le souvenir de ce jeune spectateur du guignol, un peu plus âgé que moi et à côté duquel, tenant la main de mon père de l’autre côté de l’allée, j’avais pu satisfaire ainsi à l’injonction séparatrice de l’animateur, acharné au tri des clients. Le site, analogue au modèle du quai de La Varenne, revenait donc pour la deuxième fois dans une série que l’existence, tout informée qu’elle fût désormais des circonstances fatales et des critères déstabilisants, devait compléter ailleurs avec d’autres rencontres, d’autres corollaires de la matrice affective.
Le voisinage d’une eau verdâtre, de belles façades, une île et des canards, reconnus plus ou moins tôt à chaque récurrence, ne constituaient que le piège capable de sensibiliser très vivement à un certain physique. Celui-ci se serait présenté plus platement dans un autre cadre, non sans être apprécié, mais allégé du drame dû à l’impossible, autant peut-être qu’à mon propre refus… A une époque plus permissive, inaugurée par la révolte de 68 (en Terminale, j’étais à un an de cet événement), j’ai glissé peu à peu, avec réalisme, vers une émancipation qui ne me concernait pas vraiment ; et pour cause, l’histoire courante ne rattrapait pas la légende pourtant vouée à l’échec, les lieux de dissipation ne renouvelaient pas les exigences du topisme (si l’on m’accorde derechef le néologisme) et déracinaient l’amour.
Je crois n’avoir à servir qu’une pauvre description et mes pas dans la demeure décrochent toute l’intimité d’un vécu irremplaçable dans ce qu’il a de majeur. Mais le sujet est compromettant et je marche sur la pointe des pieds. Quelle justesse d’esprit ne discrédite-t-on pas auprès du public si l’on s’avoue d’une confrérie minoritaire ! Notez que le secrétaire maternel, d’un usage si étranger à la littérature, mais qui aurait pu abriter les archives de l’âme et leurs redites comme on empile des documents administratifs de même origine, revendique le secret. J’y vois un signe prémonitoire qui m’éloigne de la communication en des temps de nouveau plus moralisateurs. Telle serait la revanche du Sur-Moi auquel j’ai, malgré toutes les bonnes conduites, passablement désobéi. Je suis persuadé d’écrire ici quelque chose de très joli : puis-je répondre de la compassion du lecteur ? Non, car mon cas ne relève d’aucune pathologie sociale reconnue actuellement. Mon univers est suranné ; mes problématiques, désuètes. Je ne le sais que trop.
Certes, je n’écris pas parce que je pleure, je pleure parce que j’écris, non de labeur, mais de remémoration : inversion encourageante ! Quand on ne tient plus que par habitude des propos que vous inspirait la passion, si les mots la réveillent, il faut bien saluer le pouvoir et le mérite des formules. La vie sur le déclin, par le sursaut qu’elle doit à son propre discours, ne prouve-t-elle pas une part de réussite ?
Mais l’écriture peut-elle être à la hauteur du charme d’une résidence, le transmettre à ceux qui ne l’ont jamais connu, ni de près ni de loin ? La propriétaire précédente pleurait chez le notaire. Je ne suis pas le seul ancien habitant à avoir contacté l’agence offrant une revente récente. Ma mère, quoique responsable du sacrifice, répétait ce qu’elle avait entendu dire : que l’on revenait à La Varenne. Une espèce de culte nous y ramenait à chacun de mes anniversaires, après un déjeuner sur l’autre rive. Outre ce pèlerinage annuel, en quelque sorte, le hasard nous rappelait l’endroit jadis déserté. Une conversation dans le Mistral apprit à mon père qu’il parlait au propriétaire contemporain, lequel nous invitait, par une amabilité restée sans suite, à revoir l’acquisition dont il était si satisfait. Qui, par la mémoire ou indirectement par les rebondissements de l’amour, y est revenu plus souvent, plus fidèlement que moi ?