III. L’anomalie antérieure

   Enfin rentrée, ma mère était obsédée, non plus par les agresseurs, mais par les voleurs : c’est pourquoi elle poussait la lourde table de la cuisine contre la porte vitrée, persuadée que le bruit du meuble sur le carrelage la réveillerait pour son salut. Elle laissait aussi l’électricité allumée au premier étage, cependant qu’au second, je dormais sans me soucier de ces précautions romanesques. Je dirai même que l’évocation du danger, dont pâtissait quelque voisin, fouettait chez moi ce goût stupide qu’ont les enfants pour les événements, quels qu’ils soient. J’appris qu’une fois, mon père étant parti sans fermer la grille, un fou échappé d’un asile s’était introduit dans le jardin. Surprise à l’extérieur, ma mère tenta le dialogue, puis alla chercher main-forte ; l’incident se régla sans dommage et le récit amusait à table. A chaque retour de vacances, la maison était intacte, divinement tranquille à son emplacement et comme préservée d’un désagrément par son génie ; elle n’avait pas cessé de darder vers le ciel bleu son extrémité la plus pointue, tel un axe de communication supérieure. La sécurité ne devint jamais un problème à mes yeux, ni là ni ailleurs. L’insécurité, c’était pour rire…
   A l’époque de la présence paternelle et de l’attente régulière du train de 19 heures 30, j’assistai un soir à une violente dispute devant le buffet. Le retard que ma mère accusait, libéra de sa part un torrent de reproches et une colère dont une grosse corbeille verte en Vallauris fit les frais. Ma mémoire n’a conservé que la vision de ce geste, je serais incapable de répéter la moindre parole, non que le son eût été coupé, mais parce que je comprenais mal un langage insinuant. Toujours est-il que je n’avais jamais soupçonné pareille mésentente. Une telle constatation ruine soudain votre naïveté. Après tout, l’initiation à la querelle fait bien partie d’une éducation complète et, d’une certaine manière, participe à l’équilibre mental. Il n’empêche que la manifestation de la discorde parentale ôte à l’enfant l’idée qu’il est assez intéressant pour exclure tout sujet étranger à son importance. Dans ce jardin encadré de deux maisons analogues, du lierre épais de la clôture sur la rue et d’un mur d’espalier au fond, dans ce carré protégé où la rumeur de l’impéritie politique, des humiliations ultramarines et de la guerre froide  ne m’atteignait que faiblement en ces années cinquante, une partie de mon propre monde m’échappait. Encore ne savais-je rien des antécédents de cet éclat rapproché, de telle sorte que je n’appréhendais nullement ses suites. On ne sent l’évolution des choses que si l’on a connu leur départ.
   Sans que j’en prisse conscience, le remplacement de la céramique brisée me persuada d’oublier l’épisode, puisque ses effets s’avéraient si parfaitement, si fidèlement réparables ! Le rachat des objets que l’on a cassés, est une espèce d’excuse à leur égard et l’attachement qu’on leur porte en dépit des difficultés humaines, me parut diminuer beaucoup ces dernières et leur substituer un ordre matériel si facile à rétablir qu’il amenait une aimable diversion… Cette leçon discrète m’introduisait déjà dans le monde consolant des choses, dont je saisissais l’accompagnement d’autres passions sans analyser encore sa valeur poétique. Car avec son tressage illusoire, ce n’était pas la corbeille seule que la colère éliminait, mais les liens factices du couple et les fruits de son harmonie superficielle, — à commencer par moi… L’interprétation n’est pas à la portée de l’enfance et surprend même les adultes, au point qu’elle se heurte à leur scepticisme, à leur moquerie. C’est tout le problème des lectures du second degré.
   Ses cheveux auburn et son regard noir donnaient à ma mère une féminité sévère ; je ne la voyais pas sans me demander si je n’avais pas quelque tort ; dès le premier âge je me sus observé, non pas comme le feu dans la cheminée, mais tel le départ d’un sinistre. A mes yeux, la crise de fureur fit de mon père une victime, dont une fois je partageai les larmes dans la voiture avant l’arrivée du train en provenance de la Bastille. Une complicité se nouait par le grignotage de la baguette, par la dégustation du flan ou de la viande hachée de cheval avant que la foule ne sortît de la station. J’avoue que le traitement alimentaire de la contrariété ne m’abandonne que lors des ennuis graves et qu’un repas partagé constitue pour moi le signe indispensable d’un accord, quel qu’il soit.
   Ces années heureuses ne le furent donc pas pleinement. J’étais trop jeune pour m’inquiéter des lendemains, mais trop près de mon origine pour ne pas en conserver, même diluée dans une atmosphère agréable, l’angoisse d’une naissance malaisée. En quelques nuits, j’agrandis la déchirure d’un drap qu’une de mes grands-mères, alors de passage à La Varenne, révéla un matin dans la cuisine en disant : « Un grand jour se prépare. » On en rit, mais l’état de la toile attestait mes tourments.
   On ne convoque pas le souvenir volontairement, on ne peut qu’en recueillir les émergences spontanées, les poussées dont la force intrinsèque nous interroge et nous amène à la justifier. Je ne me rappelle plus en détail tout l’équipement de la pièce (il paraîtrait bien désuet maintenant), mais je revois ces verres à moutarde décorés de fables de La Fontaine. De surcroît, j’illustrais celles que l’école me faisait recopier sur un cahier de récitations. On a beau s’amuser des malheurs des animaux piégés, on s’imprègne d’une grande méfiance à l’égard du genre humain. Tout écolier devait alors au fabuliste la légèreté d’une introduction indirecte dans la vraie cruauté, dont les nouvelles le dépassaient, car on découvre après avoir grandi et même vieilli les événements fâcheux ou sinistres dont on fut le contemporain ignorant.
   A quels dommages ne faut-il pas se préparer ? Aujourd’hui, nous n’entrerions plus par la cuisine. Comme ces hôtels du XVIIIe siècle privés de leur périmètre traditionnel au profit d’enlaidissements modernes, la maison s’est un peu raccourcie sur une surface très oblongue qui s’arrête, du côté occidental, sinon au mur, désormais obturé, de la porte vitrée et de la fenêtre à barreaux au-dessus de l’évier extérieur, du moins à des constructions ajoutées dont la très faible distance ne respecte que le droit d’échelle au pied du pignon. Nul, du fond du couloir en face, ne reverra le seuil du passage bénéficier d’un ensoleillement tardif. Les deux verrières (dont la première appuyait son angle sur une colonne en fer torsadé autour de laquelle je tournais, accroché d’une main, dans l’attente du repas imminent) ont connu pire qu’une mémorable invasion de hannetons ; elles ont carrément disparu, si je me fie au cadastre de la Toile, confirmé par une photo intérieure de Barnes : seule la baie s’ouvrant au sud maintient un éclairage suffisant. La maison touche au bien voisin ou au trottoir sur deux côtés et presque sur trois ; la façade ne tient sa liberté que d’une bande qui l’étoufferait complètement si le bâtisseur des années soixante (si nuisibles aux témoins du style anglo-normand) n’avait eu la bonne idée de s’établir au fond de l’ancienne propriété. Le rétrécissement de la superficie me permettrait de racheter ce qui subsiste principalement de l’ensemble initial, que mon père fut le premier à morceler en vendant l’habitation d’en face pour achever le remboursement de la sienne. Mais comment le souvenir de ce qui fut, autoriserait-il le regard à accepter le peu que c’est devenu ? La valeur de l’humain ne se fonde pas sur la seule question de ce qu’il est, mais par ailleurs sur la considération de ce qu’il possède, quel que soit l’attachement à de superbes restes.
   Pour récupérer du volume intérieur à deux pas de cet enfermement, un propriétaire maladroit a cassé le plafond de la cuisine et dégagé la charpente. Expose-t-on à la vue n’importe quel morceau de bois ? Il faut y trouver une qualité, une taille, qui le rendent montrable. Ce n’est pas le cas. Les remaniements architecturaux n’aboutissent souvent qu’à prouver à quelles bizarreries un système bien pensé n’est pas destiné. Je ne défends pas la raideur, mais la cohérence ; pas plus que l’inconfort réel je n’approuve l’incapacité de s’adapter, de se mouler intelligemment dans une disposition acceptable. Les adeptes de la modification perpétuelle veulent tout changer, sauf eux-mêmes. S’ils doivent respecter une apparence extérieure, à quel bouleversement ne se livrent-ils pas au dedans !

IV. Une prédiction têtue