II. Les éléments du charme
Au Château des Iles tout proche, la danse avait mis en vedette la fille de l’institutrice, non qu’elle fût irrésistible (comment l’aurait-elle été avec sa froideur ?), mais parce qu’elle nous rapprochait d’une forme de pouvoir social évidente à notre âge. Prise au retour de ce bal costumé de maternelle, une photographie me montre en habits Henri II devant la porte-fenêtre centrale. Nombre de maisons ne manquent pas de caractère, mais de plus rares semblent sortir d’un conte de fées.
Après avoir fait crisser le gravier sous nos semelles, nous entrions toujours par la cuisine, à l’extrémité ouest d’un long bâtiment de style anglo-normand. Comme sa face aveugle était collée au pavillon voisin du côté nord, il se dressait en bordure du terrain, avec l’étroitesse et l’éclairage d’un décor de théâtre, — tel que je le commente aujourd’hui sous l’influence d’une culture postérieure à l’expérience enfantine et d’une telle lucidité, au cœur de l’émotion, que la vie ne semble avoir été que le jeu d’un rôle dicté par les circonstances premières et qu’il faut signer en acteur plutôt qu’en auteur. Les deux triangles relevant la toiture, au-dessus du corps principal et de l’ample baie simulant une ancienne grange, couronnaient les faux colombages de frontons classiques. Ainsi l’apparente rusticité de cette « belle demeure » (selon la terminologie des agences immobilières), s’agrémentait de l’air distingué d’une folie bourgeoise aux portes de Paris. Cette architecture hybride, d’un rythme ternaire parfait en son milieu et asymétrique par ses ailes irrégulières, m’a suffisamment marqué pour que j’aie si souvent marié l’apprêt et l’abandon et pour que le mélange des genres n’ait jamais effrayé mon intérêt littéraire. Ce livre n’hésite-t-il pas entre l’autobiographie et la poésie, entre la proclamation de la personnalité et cette polysémie du cadre matériel dont se pare le légendaire, entre l’assomption des traits, même peu flatteurs, et leur présentation dérivative, entre le défi et la ruse ?
Bien que j’aie quitté les lieux depuis longtemps, avant même d’avoir traversé toute mon enfance, j’ai peut-être tort d’en parler au passé. Toute réalité n’a pas disparu et l’âme a conjuré l’effacement. La construction, datant des meilleurs jours du canotage, a été heureusement épargnée par les transformations de l’habitat sur le quai qui s’arrondit au gré d’un méandre de la Marne, si prononcé qu’il cerne une vaste commune presqu’insulaire dont Joinville garde l’isthme. En outre, vis-à-vis de notre position s’étirait un îlot parmi d’autres dont l’état sauvage abritait la conclusion des embarquements pour Cythère. Cette structure géographique (un ensemble d’îles à la limite d’une presqu’île, une pluralité de rives) n’a pu qu’encourager mon appétit d’indépendance, tandis qu’elle enchantait la mentalité bretonne de mon père. Si, par la suite, l’impact s’est mué en emprisonnement doux et amer, je n’en regarde pas moins le site qui borde La Varenne, quartier de Saint-Maur maintenant réglementé contre les navrantes démolitions, comme la part précieuse de mon existence et la plus digne de me survivre, — la plus sûre aussi.
Sous la plus basse des deux vérandas ouvertes, prolongeant l’accès occidental aux abords du potager, une lecture de Stevenson associa très tôt dans mon esprit l’insularité au trésor : de fait, je n’ai jamais douté, même inconsciemment, que cet endroit, où débute ma mémoire, où je ne vécus que six ans à un âge très malléable, ne soit la référence absolue de ma vérité personnelle. Tout s’est joué à cette unique adresse, dont le numéro s’est chargé d’un bis révélateur sur le quai Winston Churchill, anciennement quai de La Varenne : à neuf ans, ma vie était dite. Le reste ne fut que pâle imitation ou nécessaire distraction, par rapport à un topisme, si j’ose créer ce terme sauvage pour nommer (et donc réaliser) la hantise consentie qui n’a cessé de me captiver.
En quelle année exactement lisais-je L’Ile au trésor sous la petite verrière, dans la chaleur et la lumière des soirées ensoleillées ? Je ne saurais le préciser ; mais il est certain qu’une pointe de tristesse commençait à m’envahir, alors que le projet d’une mise en vente se formait lentement, mais obstinément dans la tête maternelle, depuis que les absences professionnelles de mon père (convertibles en infidélité), dramatisaient la peur des retours quotidiens, à pied, du quai de la gare à celui de la Marne, assez obscur, il est vrai, à la mauvaise saison. Quels Sylvains épouvantables ne se cachaient pas derrière les troncs d’arbres ? Quel rôdeur n’allait pas surgir du talus incliné vers l’eau rampante ?
Bien que la contestation du lieu ne vînt pas de moi, ma curiosité participa à la recherche d’un nouveau domicile. Je mesure aujourd’hui les erreurs que nous aurions pu commettre, pires que celle qui fut effectivement commise. Je sais aussi quel meilleur choix nous aurions pu faire. En tout cas, quand il s’avéra que, décidément, nous ne restions plus que provisoirement au bord de la Marne, je me demandai en parfaite conscience à quelles conditions le bonheur pourrait désormais se désolidariser de n’importe quel endroit, — peut-être fort différent de cette atmosphère d’éternelles vacances. J’ignorais à quel point même les avatars d’un site magique ne ramèneraient jamais des jours heureux.