Ruse

1. La ruse admet des variétés qui l’éloignent de la duperie ; de leur côté ses mensonges ne résident pas toujours dans un appât. Ulysse n’est point menteur en bouchant les oreilles de ses compagnons avec de la cire et en se faisant attacher au mât du vaisseau : il use d’habiles parades pour que nul ne cède au chant des Sirènes. Quand il simule la folie afin de se soustraire à la mobilisation de la Grèce, sa pantomime n’offre aucun leurre ; mais il tente les Troyens par le cheval de bois laissé sur le rivage comme offrande expiatoire à la déesse Minerve, en échange de la statue qu’il vola dans la citadelle ennemie.
   Une sorte de ruse vise donc à obtenir ce que l’on veut, en feignant la situation convenant à l’autre. Sur le plan psychique, on satisfait le moi intime en trompant le moi social, car la sublimation du désir remplace la vérité scabreuse par un analogue décent.

2. La ruse a ses miroirs, pour simuler ou connoter la présence, pour être magicienne ou poétesse.
   Mais plus éprise d’identité, elle a toute l’ambiguïté du même, car la copie dédommage ou lèse ; le double protège ou se substitue ; le sosie est un frère ou un imposteur.

3. Sur la machine assourdissante et un moment cabrée, la passagère s’accroche au motard en plein boulevard des Italiens. Sensations garanties.

4. Paris est richement paré de pointes et de dômes, — c’est-à-dire de phallus et de seins dont l’obsession a déferlé sur les monuments. Le pont et la tour associaient les deux sexes sur les trumeaux anciens. L’art est complice de l’amour, et dehors et dedans.

5. Deux vases rouleaux et trois potiches alternent sur la tablette de la cheminée, tels des personnages de revue sur une scène de music-hall. Les chenets Louis XVI dressent leurs pommes de pin sur le seuil du foyer. L’amour réchauffe le salon.

6. Les pendules anciennes habillent le temps comme les abat-jour, la lumière. Que veut-on ? Être obsédé par la fuite des heures ou l’oublier ?
   Certainement, une architecture solennisant le mécanisme fatal ne permet pas la distraction. Le dieu tout-puissant trône entre deux ou quatre colonnes de son temple. Si les échéances temporelles ponctuent l’enrichissement bourgeois, l’horloge nous rappelle que notre durée est comptée. Cette sévérité s’affaiblit quand le boîtier devient plus accessoire : quelque personnage s’y assoit ou s’y appuie. L’attention se partage alors entre l’instrument et ses compagnons.
   Mais si le cadran fleurit dans un bouquet, ou se loge dans le renflement d’un vase, ou charge d’un ballot l’éléphant ou le chameau, ou s’élève à la façon d’une montgolfière, le déguisement éloigne la fonction inquiétante au profit de la grâce, ou de l’abondance, ou de la liberté. Quand le style rocaille a sculpté l’objet en entrée de serrure, les courbes variées du cadre bannissent la rigueur ; une telle pendulette, campée derrière sur deux longues pattes fines sous la protubérance du cylindre, évoque l’insecte et le tic-tac se presse à l’instar du cri-cri. Les ambiguïtés autorisent l’insouciance de la douceur de vivre.

7. Cet éventail du XVIIIe ne quitte pas sa vitrine néo-classique et reste ouvert quelle que soit la température. Le peintre l’a décoré d’un paysage en quatre volets. Sur le bord droit une mer démontée est dominée par de hautes falaises. Puis une ville a ouvert ses portes à des convois de marchandises. Après les méandres d’un cours d’eau qui semble chercher sa voie au centre de la composition, vient une zone boisée où l’on remarque le passager d’un carrosse abandonnant sa bourse à des cavaliers dont le chapeau est rabattu. Enfin, l’œil atteint des dunes au long d’un rivage sur lequel maints bateaux ont mis le cap.
   Certains experts ont discerné des allusions politiques, dont l’actualité ne serait qu’un hasard.

8. Le symbolisme de l’éventail ne fascine pas que les poètes ; l’objet se déploie sobrement dans une icône pour indiquer le libre accès à la Toile, — mot non moins métaphorique.

9. Joyeuse dans son association aux fêtes, élégante par les soins de la chorégraphie, la danse participe aussi de la ruse quand elle a une fonction imitative. Elle est un luxe du mouvement, comme le chant et la poésie le sont respectivement de l’intonation et de l’expression, — luxe sacré à l’origine, puisqu’il ne vise pas moins que la conservation du manège céleste reproduit par des rondes autour des autels. Telle fut la danse cosmique de l’Egypte ancienne : une forme physique de la prière dans un espace restreint pour que se prolonge l’harmonie de l’immensité en faveur de la vie humaine.
   En leur donnant un caractère narratif, le culte de Dionysos plaça les rotations des choreutes grecs dans un cadre temporel : ayant tourné de droite à gauche en chantant la strophe, puis de gauche à droite pendant l’antistrophe, ils s’immobilisaient dans l’épode. Ce schéma symbolique (quel que fût le texte concomitant) épousait le leçon de la tragédie : après l’action et son renversement, après la démesure et sa chute, la modestie avait le dernier mot. Le message cherchait à préserver un ordre moral salutaire pour la cité.
   Reprise au Moyen Age par le branle satanique, la circularité eut un sens des moins conformistes : elle scellait l’unité du groupe dans un tourbillon de haine contre la religion établie, car les participants parodiaient les rites de la piété en tournant le dos au centre de leur disposition et les sauts figuraient la révolte. Le choix de la nuit et d’un site écarté marquait bien la volonté de rupture. Ce n’était pas encore l’athéisme, mais une résurgence païenne, hostile à la foi des classes dominantes. En même temps qu’il signifie par le biais d’une inversion, l’encerclement traduit en outre un refus propre à l’humeur.

10. La géométrie inscrit le cercle dans le carré aussi bien que le carré dans le cercle.
   On a l’impression que le carré stabilise le cercle dans un cas et que le cercle peut faire tourner le carré dans l’autre. Pourquoi non ?
   Mais si l’on invoque un symbolisme plus fort, en liant le carré à la terre et le cercle au ciel, il n’y a plus qu’une possibilité pour accoupler les deux figures : le carré a sa vraie place dans le cercle comme la terre dans le ciel. L’inversion logique est abandonnée.

11. Sans le savoir, les poètes ont souvent spatialisé la vie psychique. Mais quel modèle retenir ? Celui de Valéry, qui dans Les Grenades, a placé le moi pulsionnel à l’intérieur et comme sous la garde du sur-moi, ou celui de Supervielle, qui dans La Demeure entourée, a rejeté le naturel à l’extérieur d’un monde de conventions ? Malheureusement, l’essai de localisation cérébrale des acteurs freudiens ne peut valider ni l’une ni l’autre des architectures imaginées. On aimerait que le développement du néocortex, siège du raisonnement, appelle le moi social à la périphérie de l’encéphale et vérifie le symbolisme de l’écorce du fruit valéryen, tandis que la libido correspondrait au cerveau archaïque et profond. Mais les études neurologiques ont démontré la pluralité fonctionnelle des zones et les interactions. La poésie s’avère ici trop simple et d’ailleurs versatile.

12. Hexagonale comme les alvéoles d’une ruche, la France peut avoir envie de se regarder dans le monde des abeilles. A vrai dire, le symbolisme napoléonien (renouant avec celui des Mérovingiens) glorifia ces insectes à une époque où les guerres de la Révolution avaient restauré la frontière gauloise du Rhin et déformé provisoirement l’un des six côtés du polygone régulier. En dépit de cette interruption passagère de la figure idéale, reconnaissons que l’esprit de géométrie fonde une analogie séduisante et que la transformation du pollen en miel rejoint nos exploits culinaires.
   La correspondance morale est moins évidente. Quand on rapprocherait la mentalité citoyenne la plus démocratique et le dévouement des abeilles à leur maison commune, on n’atteindrait jamais leur abnégation au service de la survie de l’espèce, ni leur fusion individuelle dans le groupe. Leur multiplication soutenue ridiculise la paresse de notre natalité ; l’audace collective de leur essaimage, nos faibles aventures coloniales. La polyvalence des ouvrières (travailleuses physiques, soldates courageuses, organisatrices intelligentes), en homogénéisant leur foule, en rassemblant les trois ordres d’une société indo-européenne dans une seule classe, assure une égalité plus authentique que la nôtre. Par ailleurs, cette union animale est trop impitoyable à son propre égard pour ressembler à l’obsession de nos droits ; car le peuple mellifère ne tolère ni la mollesse ni la fatigue ni l’usure ! Pour ne pas être condamné à disparaître, il faut rester à la hauteur de ses devoirs. La fraternité expire devant l’utilité.
   Enfin, les apidés ont des bizarreries et des cruautés dont un blason ne se vanterait pas. Une distinction originale oppose la multitude des productrices et l’unicité de la reproductrice régnante (assurée par le massacre des princesses inactives ou par la victoire sur une rivale ou par l’essaimage). Disproportionnée, cette structure de la population féminine entoure la Mère de toutes ses filles, de beaucoup plus nombreuses que les nonnes d’un couvent autour de la Supérieure, qui, — dans ce milieu peu représentatif de nos mœurs, — ne les a pas enfantées ni ne s’est imposée par la violence.
   Un deuxième déséquilibre se moque cette fois du principe de la parité des hommes et des femmes. Quoique issus eux-mêmes d’une parthénogénèse, les faux-bourdons ne sont pas superflus pour la fécondation des autres œufs, mais leur excès numérique par rapport à la pondeuse royale interroge : s’explique-t-il par une compensation naturelle des risques du vol nuptial ? C’est possible. L’image de la masculinité n’est pas flatteuse : détruits par leur prouesse sexuelle, sans dard parmi des femelles armées, goinfres et encombrants, les mâles se laissent vivre grâce aux efforts des ouvrières ; aussi s’en débarrassent-elles après les noces. La tragédie du coït, l’inversion des rôles, le parasitisme, ne se trouveraient que dans les anomalies humaines ; les horreurs criminelles, dans les meurtres perpétrés par les Danaïdes !
   Ne parlons pas du pire : de l’exploitation apicole confisquant la nourriture et vidant les rayons. Ne serions-nous pas révoltés si des intrus tout-puissants domestiquaient ainsi notre république ?

13. Le symbolisme d’une seule couleur est si variable, la valeur dépend tellement du ton que l’établissement d’un système général s’en trouve découragé. Mais dans le cercle chromatique, la triade primaire semble plus nettement positive que ses compléments secondaires.
   Le caractère expansif du jaune est contrarié par la tristesse du violet. La transcendance apaisante du bleu immatériel s’oppose à l’irritation ou à la jouissance effrénée de l’orangé. L’ardeur du rouge est l’antithèse de l’immobilité, reposante ou carrément ennuyeuse, du vert. Toutefois, on attribue aussi de grandes qualités aux couleurs mêlées et de graves défauts à leurs composantes fondamentales…
   On révise les impressions convenues si l’on se tourne vers la coloration cosmique. Car leur éloignement rougit les galaxies, leur rapprochement les bleuit ; en regard du mouvement, la stabilité du Soleil (par rapport à nous) complète la base par un jaune tirant sur le blanc.

14. Admettons que le vert corresponde à la terre (couverte de végétation), le bleu à l’eau, le blanc à l’air et le rouge au feu : le système des couleurs est exploité avec moins de rigueur que celui des éléments, plus fondamental, mais les associations restent très défendables. Le délire symboliste commencerait avec le parti pris d’une superposition de tous les ensembles quaternaires possibles, par exemple les saisons, en lien avec les factions concurrentes dans les courses de chars antiques, entre autres. Car un tour de carrière ressemblant à un cycle annuel, les esprits ont pu rapprocher le vert et la repousse printanière, le rouge et la chaleur estivale, le bleu et la pluviosité hivernale ; ils ont attribué plus bizarrement  le blanc à l’automne, qui n’a pas le privilège du vent. Saurait-on sans abus poursuivre ce genre d’exercice ? Ne parlons pas des correspondances politiques : elles ont réduit les quatre couleurs à l’antagonisme du vert populaire et du bleu aristocratique.
    Dans la tradition chinoise, la cohésion de l’univers mobilise  cinq éléments primordiaux et repose sur autant de colonnes d’équivalences, physiques ou morales. Si la recherche d’un ordre a une valeur philosophique, certaines affinités laissent rêveur…

15. Parmi les quatre éléments qu’il combine plus ou moins, l’honneur des pavillons se réclame surtout de la terre et du feu.
   A la première, outre la forme rectangulaire affirmant la stabilité, donc celle d’un territoire (à laquelle le carré, moins courant, ajoute la rectitude dont il est le domaine solide), appartiennent l’horizontalité des bandes, l’arbre des croix (motifs ou dispositions chromatiques), les cartes, les bâtiments, les outils. Au second se rattachent les flammes stylisées des triangles (très rarement du tissu, presque toujours des couleurs), la verticalité des parallèles, les étoiles, le soleil et la lune, — les deux derniers se réduiraient-ils à la sobriété d’un disque.
   Grâce à quelque oiseau (un aigle le plus souvent), l’invention vexillaire n’a pas oublié la part aérienne ;  l’eau se montre une fois à travers l’ondulation régulière de lignes horizontales bleues sur fond blanc, ou s’annonce métonymiquement par un trident de pêcheur dans un autre cas.
   Ce rapide examen ne se propose pas d’épuiser la signification des drapeaux ni la liste de leurs valeurs. Dans la perspective retenue la lecture est déjà double, car non seulement il s’agit d’identifier, notamment à partir de figures géométriques, les principes constitutifs de tous les corps, mais encore de leur rendre le sens dont peuvent se vanter des nations.
   La terre admet fort bien des connotations géopolitiques telles que la possession et les ressources : la déesse Cybèle n’avait-elle pas la tête ceinte de tours et la clé en main ? On imagine aisément que le feu réunisse les qualités d’Apollon (l’aurige du Jour que l’on consultait pour fonder une cité), à savoir la force et l’harmonie sous tous ses aspects. Eclairé par son hôte aquilin, l’air devient gage de puissance et de supériorité. Mais il est plus difficile d’interpréter l’eau dans l’optique des rivalités actives entre les peuples, puisque l’insulaire doit quelque protection et un certain isolement au rempart océanique, — sinon à Neptune dont la fougue fait surgir les îles.

16. Une nouvelle se propage, se diffuse ou se répand selon qu’elle participe (sans que l’on en ait conscience) de la terre (pangere, planter), de l’eau (fundere, verser) ou de l’air (pandere, faire sécher). Nul synonyme n’apporterait une étymologie intéressant le feu, — en dépit des incendies que la Grande Peur de 1789 alluma dans les campagnes…

17. Que la décoration renvoie aux contemporains l’image de ce qu’ils sont et surtout doivent être, ou qu’elle reflète des rêves d’évasion dans le temps ou dans l’espace, qu’elle soit conformiste ou boudeuse, elle exalte une atmosphère plus ou moins factice.

18. Faute d’arguments fondés, l’interprétation de certains mystères excite plus les poètes que les savants crédibles. Ainsi l’élucidation des alignements mégalithiques, dès que l’on refuse d’y voir des stèles funéraires, ou du moins en mémoire de défunts.

19. Pourquoi Le décintrement du pont de Neuilly parut-il « pauvre » et « sans effet » au critique des Salons ? Parce que la peinture d’un chantier, quelque remous que le décoffrage d’une arche produise dans la Seine, traite cette construction avec l’utilitarisme des Ponts et chaussées. Hubert Robert n’insuffle aucune poésie dans la vision d’un objet pourtant riche en connotations ; il célèbre la politique d’équipement routier sous Louis XV. La lecture du tableau ne peut que rester au premier degré.

20. Du divin nombre sept au cinq trop humain, on dirait que le mandat présidentiel est descendu des hautes ambitions jusqu’à l’aveu de ses limites.

21. Dans la rue, diverses approches vous persuaderaient presque de votre existence pour les autres : le salut intéressé d’un mendiant, l’avidité d’un pigeon attiré par les miettes de votre gâteau ou, plus symboliquement, la course discrète d’une petite sphère ciliée, cotonneuse, flottant en été à une dizaine de centimètres au-dessus du trottoir et tirée vers vous par un imperceptible courant d’air. Mais à l’instant de vous toucher, elle dévie : qui donc a brusquement cessé de penser à vous ?

22. Un grand tournant astral met votre signe au premier rang ! Hélas, pourquoi vous écoute-t-on si peu ?

23. L’astrologie n’est peut-être que de la poésie, mais de la poésie qui se vend.

24. Les parieurs ne se rappellent que leurs gains ; les amateurs d’horoscopes et de tarots divinatoires ne sont frappés que par les coïncidences.

25. Pourquoi s’inquiéter d’une mauvaise prédiction alors que tant d’annonces favorables ne se sont pas réalisées ?

26. Ce pigeon a la tête et la pointe de ses ailes blanches : bel encouragement. La blancheur de cet autre porte quelques taches de gris : on se rassure. Mais cette colombe est toute blanche et l’on espère le meilleur sort.

27. Attribuer une valeur faste à la chauve-souris parce qu’elle entretient une homophonie avec la richesse en chinois (fu), paraît bien léger, — surtout quand l’animal, si négatif dans la plupart des imaginaires, passe pour avoir été le vecteur d’un virus homicide et ruineux !

28. J’aime à croire que la lyre au fond de l’âtre m’exhorte à écrire, car ne n’est pas moi qui l’y ai mise.

29. Quel acte malheureux que l’enlèvement de l’autel de la Victoire, installé depuis Auguste au Sénat ! Moins d’un siècle avant la prise de Rome, le christianisme intolérant de Gratien veut effacer l’ancien culte : il annonce inconsciemment la défaite du Bas-Empire.
   Faits plus involontaires, le vacillement de la couronne sur la tête de Henri III lors du sacre, le faux pas du cheval de Napoléon sur le point de franchir le Niémen, alimentent encore la superstition.

30. Propriétaires terriens, les Romains conçurent le dieu Terme sans bras ni jambes, afin que cette mutilation symbolisât la fixité des limites que la statue de pierre, enfoncée au bord des champs, était censée protéger. Exemple de superstition non seulement active, mais volontaire.
   Les signes fortuits semblent avoir, non pas plus de sens, mais plus de force que les précautions.

31. L’apparence du pouvoir conditionne sa réalité, mais celle du savoir ne remédie pas à l’ignorance. Cependant on peut impressionner les autres moins par ce que l’on sait, que par ce dont ils vous croient instruit.

32. Jouer le rôle du chef avant d’être investi peut fonder un charisme.

33. Un personnage officiel se sentira reconnu en se voyant revenir dans les dessins d’un caricaturiste.
   De l’imitation de music-hall à la satire et de ce genre à la polémique le rire finit par s’annuler, tandis que la distance se creuse entre le critique et sa cible. Ceux qui font les frais d’une pantomime moqueuse, peuvent s’en amuser, voire se flatter de l’impression dont leur personnalité marque les autres.

34. On dit « vous » aux gens infortunés dont on prétend comprendre la cause, mais « nous » pour les persuader de l’intérêt qu’ils ont à vous confier leur défense.

35. Une mine aimable vous cache des vues que vous allez servir. La froideur serait presque rassurante.

36. L’effigie recueille une part de la sympathie qu’inspire la valeur d’une pièce, l’autorité politique ne négligeant rien pour plaire.

37. On n’oserait réclamer à l’Etat des sommes abominables sans feindre de lui croire des moyens illimités.

38. La justification d’un prix est aussi problématique que l’adéquation d’une quantité à une qualité.
   La rapacité dirige le commerce, mais des manières avenantes sont à son service. Cet univers doit vous caresser pour banaliser la valeur et pour innocenter tous vos désirs.
   Seriez-vous délaissé de tous vos amis, il vous resterait la complicité des marchands.

39. Le commerce a ses proies comme les animaux dans la nature. Mais à la surprise brutale la socialisation de la chasse substitue l’attirance consentie et la victime conserve la jouissance de l’appât. Car la perte de la vie est remplacée par un déboursement, souvent négociable, plus ou moins vite réparable et même renouvelable. La cruauté s’humanise.

40. Qui a le plus besoin de l’autre, le commerce ou la clientèle ? Le premier a l’art de s’attribuer le beau rôle, voire de se présenter comme secourable, jusque dans les secteurs les plus artificiels.
   Pour imiter celle du nécessaire, la commercialisation du superflu s’accroche à un prétendu besoin ; au pire elle anticipe une pendance. Mille activités faussement utiles prospèrent sur l’idée reçue de votre demande ou même de votre faiblesse.

41. On vous rappelle pour vous dire que la boutique est ouverte, comme si vous deviez certainement passer ; on vous assure d’une parfaite disponibilité, comme si vous étiez sur le point d’en user ; on vous fixe le jour de livraison le plus proche, comme si votre commande était décidée ; on prévoit votre satisfaction, comme si l’affaire était faite ; on vous indique un accessoire, comme si vous aviez déjà acquis le principal ; on vous met l’objet en main, comme si vous l’aviez déjà acheté ; on vous informe d’un prix négociable, comme si votre irrépressible envie allait le discuter ; ou l’informatique aidant, on vous crible de messages, comme si vous étiez un client fidèle ; on vous propose une simulation, comme si vous étiez forcément gagnant ; on vous demande la permission d’enregistrer vos goûts, comme si des produits personnalisés étaient tout prêts pour vous contenter. Le commerce s’efforce de provoquer la réalisation en la jouant.

42. Internet vous épie et connaît rapidement vos habitudes et vos désirs. Ecrivez-vous à quelqu’un sans changer de formule préliminaire ? Elle s’imprime automatiquement dès que vous avez inscrit l’adresse électronique : on dirait un enfant qui vous singe par moquerie. Regardez-vous fréquemment les sites immobiliers ? Même si vous consultez un article d’encyclopédie, de belles demeures défilent soudain dans une colonne à droite, — tel un message surgi d’un moi plus profond pour perturber, étourdir le lecteur sérieux et l’entraîner dans une quête moins gratuite… Refusez-vous de vous laisser distraire ? Vous refoulez la tentation en cliquant sur la croix.

43. La plupart des avantages que l’on nous vante, sont censés alléger nos efforts, notre peine, nos soucis. Sans la nommer, le discours légitime la paresse de ses destinataires, avant que la complexité du produit ou du service ne les rattrape, — comme le diable déçoit ensuite ses obligés.

44. Les familles étant devenues des consommatrices de scolarité, un esprit commercial leur tend un nouveau miroir : celui d’un enseignement à la carte, — doublement critiquable, parce qu’il mutile la culture générale et fait croire que les difficultés se résolvent par leur individualisation.

45. N’ayant rien à offrir, mais tout à demander, un appel exerce une pression et emploie volontiers l’impératif. Une publicité suppose habilement le destinataire dans la situation recommandée et se garde bien de le contraindre.

46. L’encouragement présente une image que le destinataire peut devenir ; la flatterie cache le reflet d’un destinateur intéressé.

47. Vous rapportez des propos au style indirect : vous informez. Au style direct, vous les certifiez. Imitez-vous le locuteur ? Vous amusez (outre les fonctions précédentes) et mettez les rieurs de votre côté.

48. Jamais leur description ne fera entendre exactement la voix ni l’élocution de quelqu’un : seul un imitateur y parviendra.

49. La périphrase a souvent plus de saveur que le terme technique. Elle anime ou elle méprise ; elle joint une intention.

50. La devinette ludique, tels les rébus, les charades et les logogriphes, est à l’énigme grave ce qu’un jeu frivole sur des équivoques sonores est à la valeur allusive d’une périphrase et le ramage des Grands Rhétoriqueurs, aux allégories de la méditation.
   Au service de la politesse et de la sociabilité, le symbolisme chinois a donné son sens à la moindre image offerte en cadeau par le visiteur. Mais sa superficialité le fonde sur des homophonies dues aux hasards du monosyllabisme de la langue autant que sur des analogies entre contenus sémantiques. Idéalement, les deux mécanismes se combinent, comme dans le cas du vase dont le nom (ping) fait entendre également celui de la paix, si adéquate à l’harmonie des bouquets. A défaut d’un rapprochement aussi étroit, le destinataire d’un don votif ne doit lire qu’une sorte de calembour illustré. Par exemple un enfant, tenant un orgue à bouche (sheng) dans une main et un lotus (lian) dans l’autre, transmet le vœu d’une ascension sociale (sheng encore) sans interruption (lian, une seconde fois), — pour un père ou son fils. Car les messages d’un tel symbolisme paraissent assez banals : les végétaux et les animaux contribuent abondamment à la présentation de souhaits qui portent trop souvent sur la longévité, le désir d’une progéniture masculine et sur l’ambition. Cette poésie de pacotille, liée aux signifiants et incompréhensible en dehors d’un contexte culturel, atteste le conservatisme de l’ancien mandarinat, obsédé par son maintien physique et hiérarchique.

51. En matière d’expérience on est à peine pourvu par la vie, indirectement enrichi par la culture, mais comblé par le songe, car il est capable de nous attribuer, au-delà du possible, ce qui ne nous appartient pas.

52. L’épanchement des réminiscences littéraires dans la vie réelle paraît aujourd’hui aussi fou que celui du rêve à l’époque romantique. Cependant les genres subliment des modes de la vie affective ou sexuelle : l’autobiographie, le narcissisme ; l’épopée, l’exhibitionnisme ; le roman, le goût de la rencontre ; le dialogue, la complicité ; l’éloquence, la domination ; la fable, la cruauté ; l’élégie, la soumission ; etc.

53. Condamné à une certaine minceur par son caractère d’exercice, le pastiche rassemble abondamment les procédés du modèle, — que l’on ne reconnaîtrait pas sans cette densité. Qu’à la copie exagérée de la manière s’ajoute un référent impropre au pastiché, vulgaire ou anachronique, le genre tourne à la parodie avec laquelle on le confond souvent.

54. La remarque s’incarne dans le portrait satirique et ce dernier, dans la pantomime de l’imitateur, — que l’on peut considérer comme le moraliste du plus large public.

55. La plupart des lecteurs aiment qu’on leur parle d’eux-mêmes et la maxime paraîtra fausse si elle échappe à leur personnalité ou à leur expérience. Le moraliste s’efforce donc de prêter à quiconque son sentiment en lui tendant un miroir de poche.

56. On choque l’opinion commune en présentant l’exclue et l’on s’écarte de l’intelligence ordinaire par l’allusion. On s’éloigne du vécu de chacun par la confidence et l’on ne s’en rapproche pas forcément par une prétendue fraternité.

57. Jusque dans sa fragmentation hasardeuse, l’unité d’un esprit éclate : quoi qu’il écrive et de quelque sujet qu’il nous entretienne, il se ressemble. Le moraliste n’a pas à craindre la dispersion : il est resté dans le champ de son miroir.

58. Le sens sépare des pensées indépendantes, mais leur style les fond dans le reflet d’une seule personnalité. En dépit d’un contenu varié, la lecture est moins cahotée.

59. La pratique de l’écriture permet de se regarder comme écrivain, parce qu’en cherchant toujours les voies de la perfection, on finit par croire s’y être engagé.

60. Il semble que l’on s’élève au niveau des illustres exemples invoqués pour la justification de ses défauts.

61. Dans les instants qui précèdent l’énonciation, l’on porte en soi une grandeur dont l’effet ne réussit qu’à s’approcher.

62. Comme le dessus du panier laisserait croire que la nature ne produit que de beaux fruits, un recueil de maximes occulte tous les ratages de l’esprit.

63. Ses montants font de la lyre une espèce de vase aplati. Les cordes s’y logent comme les tiges d’un bouquet. Par sa forme l’instrument est fait pour réunir, dans un rapport que la fonction musicale oriente d’abord vers l’harmonie que l’on peut tirer d’une langue, mais aussi vers l’ordre d’un monde révélé au lyrisme par une multitude de rapprochements.
   Au rayonnement apollinien des cordes la cithare d’Hermès avait ajouté une carapace de tortue, symbole de la voûte céleste, — cette caisse de résonance pouvant s’interpréter comme le retentissement glorieux du chant poétique ou, plus subtilement, comme les répliques naturelles de la vie humaine.

64. Les sorts malheureux d’Echo et de Narcisse se complètent logiquement, et dans l’ordre narratif et du point de vue thématique.
   Echo paie le prix de son bavardage auprès de Junon, dont elle détournait l’attention des infidélités de Jupiter. La souveraine des dieux prive la nymphe de la parole de telle sorte que ses messages tronqués se réduisent à la dernière syllabe des mots entendus. Ce double sonore n’a aucun sens.
   Le langage est puni dans sa dimension syntagmatique.
   Las d’une compagne dont la manie rend impossible tout entretien, Narcisse l’abandonne, — d’où un second châtiment, dont se charge Némésis, déesse de la vengeance.
   Le jeune Béotien s’éprend de son image dans la pureté d’une source. Après le dommage subi par l’enchaînement oral, c’est pour ainsi dire l’écriture qui est frappée ; car ce visage visible à la surface de l’eau ressemble fort à un pictogramme, — exact et par là si troublant, mais évidemment insaisissable. Le signe n’est pas la chose et la mort de Narcisse souligne bien la perte du réel, une fois transmis au plan scriptural.
   Le langage montre donc sa sécheresse sur l’axe paradigmatique.
   Or le dépérissement de Narcisse le change en fleur. Cette métamorphose restaure la réalité de la victime, mais dans le domaine des analogues. Une remise en question linguistique ouvre le règne de la poésie, — d’une création de nouveau expressive, quoique approximativement.
   Le mythe d’Echo participe à la fondation du genre en ajoutant au symbolisme des mots leur emploi musical (voire en annonçant l’assonance et la rime très postérieure aux vers grecs, construits par le rythme). Il est surtout remarquable que sa condamnation  interdit à la nymphe de parler la première, comme le poète reçoit  l’inspiration.

65. « Je m’enracine dans l’imitation, la plus exacte ou la plus restreinte ; j’ai la fidélité des masques de cire et la mémoire des évocations ; je me permets la particularité des correspondances ensemblistes et la petitesse d’un éclat de miroir. » Ainsi s’équilibre l’autoportrait de l’image, — reproduction réelle ou mentale, ou sélection mathématique ou poétique.

66. La nature produit ses combinaisons ; la logique, ses combinatoires ; et la poésie, ses associations. La compatibilité agrège les premières ; un système autorise les suivantes ; une simple analogie suggère les troisièmes.
   L’imagination poétique conserve sa fonction d’imitatrice aussi longtemps que la raison peut justifier ses images en arguant d’un nœud sémantique. A défaut d’un ou de plusieurs liens pertinents, une assimilation procède du hasard, — comme celle d’un individu à son signe astrologique, — ou du caprice, — telle l’attribution, dans quelque peuplade sauvage, d’un totem par la mère enceinte. Les groupes primitifs sont trop occupés à survivre au niveau du règne animal, ou des végétaux et des choses, pour diriger couramment leur regard vers les lointains du ciel, de sorte que les constellations du zodiaque ont élevé le totémisme des sociétés civilisées, mais sans le soumettre à des correspondances plus objectives.

67. L’interprétation poétique du nombre donne lieu à la concurrence : où résidera la totalité que revendiquent plusieurs autres créneaux quantitatifs ? A cette première cause de scepticisme s’ajoute le fait qu’une convergence numérique ne garantit pas l’accord des cultures sur les différents points du contenu quand ils appartiennent pourtant au même thème.
   Ainsi le quatre est-il une espèce de fourre-tout que les civilisations remplissent à leur gré. L’Occident eut son quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique) et la Chine, les quatre arts du lettré (musique encore, mais échecs, calligraphie, peinture). Deux formes d’esprit, l’une scientifique et l’autre littéraire, ne se rencontrent que sur une discipline.
   On se souvient des vertus du stoïcisme : prudence, tempérance, courage et justice. Celles du confucianisme participent d’une pureté moins tourmentée et plus tournée vers les autres : comportement rituel, conscience du devoir, pudeur (une sorte de tempérance si l’on veut), incorruptibilité. Du côté des Indiens d’Amérique du Nord le souci de l’organisation sociale prévaut naïvement. Les vertus masculines se distinguent des féminines : courage (au sens actif), endurance (on se rapproche au moins de la patience stoïcienne), générosité, fidélité. Pour sa part, la femme est censée cultiver l’habileté, l’hospitalité, la loyauté (écho de la fidélité du mari), la fécondité. Ces listes ne se recoupent guères. Le quatre fournit le compte du « tout est dit » sans contrainte sur les valeurs incluses.
   Les quaternités en mouvement ne soumettent pas davantage le perfectionnement humain au même programme. Les portes du soufisme ne se confondent pas avec les archétypes du spiritualisme jungien, — ne serait-ce qu’en raison de l’étalement d’une progression psychologique sur une vie entière. Le sauvage attentif à son corps n’a rien à voir avec une lecture littérale de la religion ; ni le conquérant avide de satisfaire ses ambitions sociales, avec l’exercice au mépris du corps ; ni l’altruiste soucieux de rendre service, avec la connaissance due à la contemplation. Enfin le sage prenant conscience de sa spiritualité et de son altitude par rapport au monde paraît moins transporté que l’Amant qui s’est fondu en Dieu. L’achèvement prêté au rythme quaternaire demeure, mais les modalités de l’accès varient.
   Il est vrai que le quatre épuise bien des composantes d’un tout ; qu’on le retrouve dans l’éventail des opinions politiques et jusque dans les familles de cartes à jouer ; que des expressions courantes l’utilisent comme un non-plus-ultra : dire à quelqu’un « ses quatre vérités » ou « couper les cheveux en quatre ». Mais il existe d’autres nombres clés. En outre, le symbolisme du quatre, pas plus que ceux du trois ou du douze par exemple, ne permet à l’imagination d’unifier toutes les énumérations, — déjà si peu conciliables quand la logique cherche l’identité ou l’équivalence.
     Le nombre quatre est le dénominateur des inventaires du monde physique d’abord ; il concerne aussi bien les points cardinaux, les saisons, les éléments primordiaux, les différents règnes dans la nature, les humeurs, les tempéraments que les effets du dédoublement des chromosomes ou les malformations associées dans la maladie de Fallot ! Toutefois l’instauration de correspondances précises entre ces tétrades relèverait d’un parti pris poétique plus que de l’analyse objective. On admet facilement des liens entre les saisons et les âges de la vie (l’enfance printanière, la jeunesse estivale, la maturité automnale, la vieillesse hivernale), mais cette évidence reste un exemple isolé.
   A la charnière des mondes physique et moral et dans la catégorie des quaternités progressives, le chemin vers la perfection passe symboliquement par les états successifs de la matière dans le fourneau de l’alchimiste, en relation avec des couleurs (au sens large ou strict) : le noir de la dissolution de l’être individuel, le blanc de la purification, le rouge de l’union des contraires, l’or de la sublimation spirituelle. En fait, le cercle chromatique est ternaire et le bleu a cédé la place à la non-couleur.
   L’initiation au mysticisme des Soufi lie les stations du néophyte à un ordre des éléments primordiaux qui peut paraître l’inverse de ce que l’on attend : l’air du vide livresque, le feu de l’ascétisme, l’eau de la gnose, la terre de la fusion en Dieu. Car ce symbolisme densifie l’image matérielle de l’élévation au divin au lieu de l’alléger !
   Une superposition indiscutable, universelle demeure une rareté. Le poète souhaiterait un empilement exhaustif, comme s‘y sont risqués les Chinois sous l’égide du cinq. Ce seraient les colonnes d’un temple rassemblant l’unité du monde, quadrillé par l’horizontalité des groupes égaux et la verticalité de leurs harmonies, nonobstant la disparate thématique. Mais pour bâtir cet édifice on se mettrait vainement en quatre. La clé d’une vision poétique totale et organisée n’est pas numérique. Faute d’accord sur l’axe des compléments (celui d’un symbolisme logique), quelles échelles solides dresserait-on sur l’axe des suppléments (celui d’un symbolisme analogique, plus stimulant pour l’imagination) ? Mieux vaut s’en remettre à des ressemblances ponctuelles et isolées.

68. La nature parle au poète des Voix intérieures ; les frênes de la forêt « Contractent lentement leurs pieds noueux et noirs », parce qu’ils sont doués d’une âme qui les tourne vers le visionnaire et l’agrège à l’esprit secret d’un lieu sauvage.
   Dans la jardin public le malaise d’Antoine Roquentin rabaisse son moi à l’existence superflue de toutes choses, — telle la racine du marronnier, à la « masse noire et noueuse, entièrement brute », que l’oubli de son nom ne rattache même plus superficiellement au lexique, à la rationalité rassurante.
   Dans les deux cas on note le noir et le noueux, voire le monstrueux ; l’effarement ou la peur. Mais chez Hugo une rêverie est partagée, des liens intimes sont possibles ; chez Sartre, accablé par tant de contingences, la Nausée ne voit que des objets et des personnes « de trop par rapport aux autres ». Autant dire aussi que l’absurde nie l’unité d’un regard poétique. En quittant le jardin, Roquentin croit saisir son sourire, mais s’avoue incapable de comprendre ce signe de complicité : le sens ne se retrouvera pas dans le symbolisme, assurément.

69. Tout se vend, tout s’achète : la durée, l’ancienneté ou l’avant-gardisme, la distance parcourue, le mètre linéaire, la surface ou le volume, le poids et la qualité, le matériau brut ou façonné, la maladresse ou l’expertise, le luxe ou la vulgarité, la fourniture et le service, le concept, puis la chose, la potentialité avant le résultat, le fictif ou l’authentique, la parole ou le silence… Mais la poésie ne fait pas recette parce qu’elle brouille le réel. Quoique des minarets soient analogues à des cheminées, l’hallucination de Rimbaud « voy[ant] très franchement une mosquée à la place d’une usine » inquiète le sens commercial et les certitudes tarifaires.

70. Le bon usage d’une comparaison exploite une analogie que personne n’avait encore vue, — quoique recevable.

71. On ne parle plus librement des termes d’une comparaison une fois qu’on les a liés ; il faut chercher des mots qui se correspondent ou conviennent aux deux côtés, selon la tournure de la phrase. Le rapprochement impose une discipline.

72. Quel mot signifie sans trahir, ou mieux, quelle image ne dévierait qu’autour de sa surprenante appropriation ?

73. La poésie cesse d’être purement ornementale quand le comparant mériterait aussi de fournir le comparé. L’analogie devient sérieuse.

74. La proportion des mathématiciens ressemble à la comparaison des poètes, mais les rapports diffèrent : on passe du quotien de deux grandeurs de même espèce au lien rhétorique entre deux qualités. D’où l’unicité de la formule chez les uns (a est à b comme c est à d) et la flexibilité pour les autres, puisqu’ils peuvent jouer de plusieurs manières avec les quatre termes.
   Si, par exemple, ont été reliées deux antithèses à propos de la principale (l’ombre est à la lumière comme le froid au chaud, ou la lumière est à l’ombre comme le chaud au froid, ou, l’intérêt majeur changeant de côté, le froid est au chaud comme l’ombre à la lumière, ou le chaud est au froid comme la lumière à l’ombre), rien n’empêche de rapprocher deux couples d’analogues pour parler surtout du premier (l’ombre est au froid comme la lumière au chaud, ou le froid est à l’ombre comme le chaud à la lumière, ou, l’attention se retournant, la lumière est au chaud comme l’ombre au froid, ou le chaud est à la lumière comme le froid à l’ombre). N’étant tenu fixement ni par des extrêmes et des moyens, ni par des antécédents et des conséquents, vous pouvez, pourvu que vous respectiez la cohérence, tout inverser dans les deux membres de la phrase et intervertir encore ces derniers, à votre guise.
   On en rirait autant que des variantes du compliment de Monsieur Jourdain si, dans la plupart des cas, ne s’imposait un ordre adéquat à l’intention de produire un sens et un effet.

75. La vivacité ne veut pas que l’on traîne en apprenant au lecteur tout ce qu’il faut pour comprendre. Un éclairage poétique assume parfois cette charge et ne pèse pas.
   Inversement, plus une pensée s’affirme sèchement, plus elle réclame un lien qui l’étoffe, — d’où quelque image faisant sourire ou rêver. Ici l’on allonge le message, là on le raccourcit.

76. La mécanique du corps, chère aux moralistes, certifie par comparaison les lois de l’âme. (Le matérialisme minimisera la part de la pédagogie.)

77. Le merveilleux avait puisé son sens religieux dans la puissance prêtée au Bien ou au Mal. Puis le romantisme, héritier malgré tout des esprits forts du XVIIIe, se permit le fantastique en tant que phénomène explicable, — la raison dégonflant après coup l’apparence étonnante. Cette évolution ne s’est pas dénouée avec le réalisme. L’absurde a mis en scène des anomalies artificielles et réduit l’extraordinaire à une poésie théâtralisée, mais tellement frappante !

78. L’astrologie est à l’astronomie, l’alchimie à la chimie, la numérologie au numérique ce que le détournement des corps célestes, des substances et des nombres au service de la caractérologie est à leur considération intrinsèque. La modernité a substitué l’abstraction à la ruse : au lieu qu’une mentalité poétique force le monde à venir vers l’humain, celui-ci a dû se rendre à l’exactitude du premier, — quitte à tomber lui-même sous les lois de la matière et des chiffres.
   Cependant la poésie n’est pas morte. Si elle survit péniblement comme jeu littéraire, elle participe à la bizarrerie de nos rêves depuis toujours. Médiocre ou géniale, elle est naturelle au dormeur.
Habilleuse des trivialités psychiques, elle s’est repliée sur les secrets des individus. Plus curieuse des avancées de la science, elle ouvrirait peut-être des perspectives de leur unité. Elle offre une faculté indispensable au génie interdisciplinaire, — en toute clarté bien entendu.

79. Entre autres usages, le papyrus fut une matière textile et un support de l’écriture ; la plante unit le tissu et le texte qui en procède étymologiquement. Ainsi file-t-on la métaphore…

80. Fil écru ou cardé : pensée brute ou mal dégrossie. Fil détors, emmêlé ou entortillé : pensée incertaine, confuse ou compliquée. Fil de coton ou de soie : pensée molle ou brillante. Fil dévidé ou tendu : pensée libre ou sans ambages. Fil entré dans le chas de l’aiguille, peigné, retors ou fil d’Ariane : pensée précise, nette, solide ou directrice. Fil doublé ou étiré : pensée confirmée ou extensible. Fil noué ou coupé : pensée arrêtée ou incomplète. Fil perdu ou fil des Parques : pensée oubliée ou fatale.
   On reprochera sans doute à cette pensée de ne tenir qu’à un fil.

81. La métaphore insidieuse est à la comparaison franche ce que l’incrustation sans saillie est au relief sculpté.
   Il en va de la présence des mots sur la chose comme du vernis et du verre sur une peinture. La matité se contente du « truc » ou du « machin » ; le satiné, du terme courant ; le brillant passe par le vocabulaire savant ou noble ; le miroitement, par la métaphore. Mais l’éclat du poli élimine alors la transparence.

82. Une certaine lâcheté intellectuelle n’admet l’entrée en piste des symboles que si le mystère interdit une lecture littérale. La simplicité apparente est condamnée à n’offrir qu’un sens.
   Quelle tempête ne soulève-t-on pas en faisant écho à l’idée que la dame d’un poète courtois puisse tenir le rôle de son âme dans une perspective mystique ! A quel méprisant scepticisme ne se heurte-t-on pas quand on soutient que Francis Ponge n’a pas pris le parti des choses pour elles-mêmes, mais que tel mécanisme soigneusement décrit est transférable à un fonctionnement humain !
   La cohérence d’un ensemble d’indices défend pourtant la thèse de l’allégorie en l’expliquant. Certes, la cour où Francis Ponge regarde tomber la pluie, n’est pas demi-circulaire, mais de nombreux traits peuvent viser l’hémicycle de l’Assemblée. Comment ne pas reconnaître dans la chute molle du centre cette modération d’une majorité de députés (d’« une fraction intense » du phénomène) alors que près des murs, à droite et à gauche, se distinguent mieux des gouttes plus lourdes et plus bruyantes, c’est-à-dire les opinions plus marquées des extrêmes ? Comment ne pas rapprocher le président de l’Assemblée et l’observateur à sa fenêtre, la cloche du perchoir et l’un de ces « berlingots convexes » suspendus à l’accoudoir, surplombant un petit toit de zinc dont les bosses font varier les courants, comme changent ceux qui s’expriment à la tribune ? Comment ne pas identifier les formes que prend à cet endroit l’élément liquide, — le ruisseau creux, le filet assez grossièrement tressé, les aiguillettes brillantes, — à l’éloquence avec ses faiblesses et le seul éclat de ses paroles blessantes ? Comment ne pas voir dans l’évaporation finale la vanité d’une séance au Palais-Bourbon ?
   Si le poète n’avait pas eu l’intention de dissimuler une satire, le lecteur resterait libre d’une interprétation assise sur des données manifestes, quoique inconscientes.

83. On se cache derrière la brièveté par réserve et derrière la poésie par complicité.

84. La mythologie embellit l’énonciation par le haut et la nature, par le bas. Le milieu est-il si fade ?

85. L’étouffement de l’explicite encourage la poésie ; mais un indice trop clair éveille la vraie lecture. La chute du masque est dans l’ordre des choses.
   De même l’interdiction ou le mépris du texte favorise le mime, mais cette langue gestuelle sort de son jeu par la tentation du réalisme. Ainsi le spectacle des histrions romains ensanglanta tout de bon la scène en mettant à mort quelque condamné pour achever le rôle d’un personnage !

Sagesse