Epreuve
1. On s’accorde des atouts en proportion d’une envie de plaire.
2. L’amour-propre s’inquiète de conquérir et l’amour, de ne pas perdre.
3. Le marivaudage complet ajoute au besoin de vérifier le sentiment de l’autre la réticence à reconnaître son propre désir. Double épreuve : du goût malgré la pudeur et du cœur contre l’inconstance. Double encore parce que le souci d’éprouver quelqu’un lui apporte une preuve de l’intérêt qu’il suscite. Un cercle harmonieux unit le couple.
4. Si, dans la seconde précédant la reconnaissance, on a plaisir à voir, quelle meilleure preuve de l’approbation du passé ?
5. Soudain, le téléphone à son oreille renverse vos illusions.
6. La déclaration était un rite plus qu’une épreuve. Mais un amour était réduit à l’aveu par la froideur ou par l’empêchement de l’autre, ou par quelque interdiction. La réciprocité libre noue le lien sans douter de son évidence.
L’aveu dénote une révélation pénible, tant il risque l’échec ou la condamnation.
7. Le naufrage d’un amour ne tient pas toujours à la légèreté ou à l’indifférence, mais à la multitude des points sur lesquels on diffère.
Un confinement révèle les incompatibilités de la compagnie ou, dans la solitude forcée, l’inimitié envers soi-même.
8. Un meuble craque, une voiture passe, la vapeur siffle dans le radiateur, votre estomac gargouille ; il est quatre heures du matin ; la fin d’un premier sommeil vous a rappelé l’impossible amour et que c’était de votre faute, que vous ne le vouliez pas.
9. La beauté troublant soudain une fragile tranquillité, il est difficile de lui sourire innocemment ou de feindre l’indifférence. Sa rencontre pimente la vie, mais donne l’avant-goût de l’enfer.
10. La prudence onirique excipe de nos alarmes pour appuyer nos appréhensions et de l’impudence des démons pour valider nos mesures. La raison diurne envisage les dangers ; la nuit en témoigne, — avec moins d’extravagance qu’il n’y paraît.
11. Le rire est-il seulement communicatif ou a-t-il l’intelligence de se moquer de lui-même ? Ne vient-il que du corps ou exprime-t-il un jugement ?
12. Si le comique du fait rapporté laisse indifférent, ou le récit est terne, ou le rire antérieur était outré. Combien de crises d’hilarité sont même inénarrables !
13. Certaines plaisanteries méritent qu’on les écrive ; d’autres ne sont bonnes qu’à dire ; mais les plus indignes ne font que traverser l’esprit.
14. On ne regarde pas vos yeux comme on vous regarde dans les yeux. On vous écoute moins si l’on vous examine.
15. Non moins qu’aux propos, nous répondons aux intonations et aux légères variations dans la physionomie de nos interlocuteurs, voire à leurs gestes et au sens de leur habillement. Tous ces aspects physiques, souvent révélateurs, font partie du message.
16. Votre interlocuteur a détourné le regard, mais sans attention précise : vous l’avez embarrassé, ou l’entretien lui pèse, ou il se retranche dans la négation.
17. Il n’est pas désagréable de voir ces visages glacés, crispés, haineux, réagissant à quelque vérité qui les blesse : on a fait mouche.
18. Certains vous entretiennent d’un lieu, d’une personne ou d’un livre comme s’ils vous étaient familiers, de sorte que vous n’osez rien demander de peur d’avouer votre ignorance. D’autres vous parlent si bas, ou si vite, ou si mal que par politesse vous répondez au moins à côté ; du coup ils se taisent. Désespèrent-ils de vous ou d’eux-mêmes ?
19. Vous aurez du mal à vous faire entendre de ce parleur incoercible ; votre unique ressource tiendra dans un laconisme percutant que votre silence aura médité.
20. Les bavards sont plus lents à comprendre, non seulement à cause de leur écoute plus faible, mais surtout parce qu’ils sont trop pleins d’eux-mêmes.
21. L’objecteur de conscience oppose une raison morale. L’objecteur d’inconscience refuse la discussion : il prétend ne rien saisir de vos projets ; à l’en croire vous ne l’atteignez même pas.
22. La convergence des idées peut ne pas être plus sociable que le désaccord, si l’une vous éloigne des autres pour éviter l’ennui et le second, par désir de tranquillité.
23. Il ne faut fonder aucune sympathie sur le partage d’un jugement : ce hasard ne garantit pas une entente plus large.
24. Certains ressassent leurs histoires sans en parler à qui que ce soit ; d’autres les confient au premier venu, sans douter qu’il leur donne raison. Quelle surprise, quel mécontentement s’il les désapprouve !
25. Faute d’argument, l’adversaire vous méprise, soit en se vantant soit en vous rabaissant, selon le degré d’impolitesse ou de haine.
La fréquentation des contradicteurs dégoûte des idées qui vous concernent le moins. On en vient à fuir le débat autant que les acteurs.
26. La plupart des intelligences sont assassines et l’on goûte plus aisément le commerce des esprits sans prétention.
27. Les scientifiques sont à peine plus capables que les littéraires de s’entendre entre eux. Pourquoi un avis extérieur n’aurait-il aucun prix quand les milieux autorisés se contredisent ?
28. Nous plaignons d’autant plus sincèrement les autres que nous ne sommes pas à l’abri de leur malheur, et nous les félicitons avec d’autant moins de réticence que nous n’envions pas leur bonheur.
29. Gardons-nous d’annoncer le nombre de raisons que nous ferons valoir ; mise à l’épreuve, notre mémoire finit par nous trahir, de sorte que nous ne pouvons cacher une défaillance qui gâte l’effet précédent et diminue la force d’un retour tardif.
30. Ceux qui donnent les plus grandes assurances, sont précisément les moins fiables ; ceux qui protestent de leur bonne foi, sont les plus menteurs ; ceux qui clament leur honnêteté, sont les plus louches, etc. Cependant aucun de ces traits d’ironie n’est volontaire.
31. Sous des atténuations timides, nous dissimulons nos mauvaises pensées, — c’est-à-dire les secrets rouages de notre fonctionnement, — mais avec plus de peine que la nature ne cache notre anatomie.
Il est toujours plaisant de voir la modération proclamée sortir de ses gonds.
32. Sur une conversation encore oiseuse pèse un lourd non-dit ; tout le monde y pense avec force ; le premier qui l’aborde, même allusivement, fait tonner les passions.
33. Il n’est pas sûr que l’humour relâche une dispute ; il peut l’aiguiser s’il est un brin sardonique, ou si l’adversaire n’entend pas la plaisanterie.
34. L’insensibilité à l’humour prévient d’un sérieux sans recul, d’un conformisme étroit, d’un esprit rigide. L’esquisse d’un sourire vous annonce des relations moins sèches, mais une complicité superficielle.
35. Plus le dire est discret, plus le faire est sûr.
36. Un logis offre un exercice d’aménagement, que l’on quitte pour un autre si l’on s’ennuie après l’avoir résolu.
37. L’intransigeance n’est jamais si efficace que dans sa manifestation imprévue.
38. La bonne lecture des individus est un don, elle ne s’apprend pas. L’expérience l’enrichit, à condition que l’aptitude préexiste.
39. Les mots sont autant d’amis avec lesquels nous avons fait connaissance bien avant de les comprendre tout à fait.
40. Qu’une mine sympathique s’ajoute à la grâce du parleur, les portes s’ouvrent. Vivant Denon eut le don de plaire aux autorités les plus diverses. A force de se tenir sur le passage de Louis XV, il se fait remarquer par le roi et obtient la gestion du Cabinet des médailles. Il aborde Robespierre et devient graveur national. Il engage la conversation avec Bonaparte et le suit en Egypte avant d’être nommé à la direction générale des Musées. C’est lui qui démissionne, contre la volonté de Louis XVIII, quand il s’agit de restituer aux alliés les œuvres d’art volées sous l’Empire.
41. On est comme on naît. On s’étudie vainement à plaire.
42. On se hisse jusqu’aux postes décisionnels de trois façons (non exclusives entre elles) : par opportunisme, par obstination ou par mérite. Le premier joue sur des circonstances passagères ; la seconde, sur la répétition de l’effort ; le troisième, sur la durée des qualités requises. La temporalité varie.
43. A corriger les faiblesses des intelligences précédentes, on gagne de comprendre ou d’inventer mieux qu’elles.
Ceux que l’on force à entrer dans un système, en deviennent parfois les maîtres.
44. Il y a trois manières d’avancer (ou déjà d’enrayer le recul, personnel ou collectif) : on redresse la situation, on continue sur sa lancée ou l’on s’ouvre à d’autres horizons. Aujourd’hui l’intelligence est devenue essentiellement réparatrice. La fondation sûre d’elle-même, la croissance illimitée, l’adéquation tranquille des individus à leur formation et de celle-ci à des besoins, ne sont plus de ce temps. La politique, l’économie, l’enseignement, ne nous parlent que de remédiation. Quelles lois empêcheront les séparatismes ? Quelle énergie ou quel engrais ne polluera pas ? Quel rattrapage précis comblera les lacunes de l’élève ? Quel recyclage permettra aux chômeurs de survivre ? On recoud sans cesse les blessures de la nation, de l’environnement, des aptitudes humaines.
45. On n’existe qu’en s’attirant l’éloge ou le blâme. Toutes nos occupations, tous nos loisirs ont un parfum d’école : il faut s’y connaître ou savoir s’y prendre.
46. La reconnaissance de vos progrès vous vexe parce qu’elle sous-entend deux insuffisances : l’une antérieure, l’autre actuelle, quoique plus légère.
Les compliments dont la justification est acquise, mais l’application prolongée, ont cela de gênant qu’ils vous obligent à les mériter encore.
47. Il en est dont l’estime elle-même nous remplit d’effroi.
48. Il ne suffit pas d’être loué ; encore aime-t-on entendre la bonne louange.
49. S’il coûte peu à l’amour-propre d’approuver quelqu’un dans un métier que l’on n’a jamais prétendu exercer, le point de vue du consommateur renoue avec le sens critique.
50. Il n’est pas impossible qu’un voyant ait des dons, mais ce n’est pas une raison pour l’y forcer.
51. Nous libérons notre conscience, non pas en trouvant toutes les solutions, mais en choisissant les problèmes.
Ai-je bien joué mon existence ? Je m’entends : l’ai-je exposée à toutes les facettes d’un sort quelque peu probable ? Ce matin les dés me répondent six sur six. La nuit m’a pourtant fait de cruels reproches.
52. Le premier signe négatif réveillant la superstition, le commencement de l’impossible avertit souvent de se retirer. C’est un retard, un numéro introuvable, une porte qui s’ouvre mal, une marche contre laquelle on trébuche, une erreur de direction, la froideur d’un accueil, une complication imprévue, ou une contrainte supplémentaire. Tout cela fournit des prétextes au renoncement. Que craint-on en vérité ? De ne pas être à la hauteur, ou qu’il ne vaille pas la peine de poursuivre ? Sa propre impéritie, ou le manque d’intérêt de l’engagement ?
53. Il faut tenter les entreprises difficiles en désespérant, sans rien négliger ; envisager le naufrage, sans serrer les voiles d’un passage réussi.
Les uns, obéissant à la morbidité de leur passion réelle, expriment leur confiance dans la victoire, mais afin de perdre, vraiment. Les autres, sachant bien ce que leur ardeur positive déplorerait de ne pas atteindre, se découragent pour gagner avec plus de joie. Leur humilité, sincère, ajoute une précaution, moins pour l’emporter que pour mieux s’en ressentir. Il ne leur échappe pas non plus que le moindre espoir est souvent puni par la malchance (comme l’orgueil par les dieux) et que l’hypothèque de l’impossibilité est levée par un succès émouvant jusqu’aux larmes.
54. Des esprits s’épanouissent dans la diversité et peinent en se spécialisant. Leur encyclopédisme les excuse de ne pas tout savoir ; leur identification à un domaine particulier les oblige théoriquement à ne rien ignorer.
55. L’imperfection inquiète, tracasse, obsède ; la beauté des choses réside dans leur silence. Si léger qu’il paraisse, l’oubli entérine une satisfaction ; la mémoire s’accroche aux manques.
De même qu’une alarme ne réagit qu’aux mauvais coups du sort, on s’émouvra de vos travers sans saluer des mérites dont l’opportunité relève de l’évidence.
56. On avoue d’autant plus franchement ses insuffisances que s’éloigne l’époque de leur inconvénient. Voire, de qui finit-on par rire ? De soi-même ou de ceux auxquels les qualités ont caché les défauts ?
57. Le mérite sort plus petit des circonstances favorables, mais plus grand de l’adversité. Il est rare qu’une situation le montre à l’état pur.
58. Ses amis le disent volontaire, dynamique, réactif, travailleur, avisé, honnête ; ses ennemis voient en lui un enragé, un agité, un impulsif, un tâcheron, un ergoteur, un hypocrite. On juge d’après ses sentiments, ou quelque intérêt.
59. Certaines victoires ne valent que pour l’amour-propre, car elles ont coûté trop cher ou n’ont rien rapporté.
60. On s’efforce moins pour l’obtention d’une deuxième victoire que pour la vengeance d’une défaite.
61. Qu’est-ce que l’autorité ? Tout ce qui reste pour se défendre quand on a perdu l’expertise.
62. La vie se dépêche de réaliser quelques possibilités ; puis vient la longue chute des virtualités successivement reconnues comme invraisemblables.
63. Les mauvaises nouvelles nous chagrinent moins quand nous les avons prévues, tant nous sommes satisfaits d’en avoir bien jugé. Nous serions même capables de perdre par amour-propre.
64. On essuie en société maintes manières d’être pris pour un imbécile, — comme proie ou comme subordonné.
A force d’expérience on ne demande plus toujours afin d’obtenir, mais aussi pour se donner raison négativement.
65. On rougit de ses ambitions quand un passé dissuasif en a fait de vaines prétentions. Mais la poursuite d’objectifs démesurés ne servait-elle pas l’envie de se prouver sa médiocrité ?
66. Dans le monde actuel, les entreprises impliquent ou concernent une telle diversité de gens et sont encadrées par tant de règles que l’imprudence parierait sur leur rapidité et même sur leur heureux dénouement.
67. Il n’y a pas moins de misère dans l’état du boutiquier, dépendant d’une occasion propice, que dans la curiosité du passant tenté par la vitrine. Qu’est-ce qui l’emportera ? Le piège ou la résistance ?
68. Associée béatement à une libération, la facilité des déplacements offre un avantage discutable. Car les transports soumettent la vie laborieuse ou oisive à l’appréhension de quelque obstacle, fatal parfois : retard, correspondance problématique, passager malade à déposer, suicide sur la voie, contagion à bord, panne, sabotage, détournement, terrorisme, piraterie, inondation, enneigement, glissement de terrain, éboulement, ciel encrassé par des projections volcaniques, ou autres cases pénalisantes d’un nouveau jeu initiatique.
La haute technicité ne renvoie pas l’aventure à l’époque des chevaliers errants. Produit spectaculaire et typique d’une économie ouverte, l’avion joue son existence sur le concours de trois mobilités : industrielle (puisque sa fabrication est dispersée dans l’espace), énergétique (l’aéroport ne produisant pas le kérosène), humaine (à savoir les bonnes dispositions du personnel navigant et la demande soutenue des voyageurs). Le troisième point surtout fragilise le Titan d’acier ; une grève ou une fréquentation défaillante (pour des causes diverses) relègue ses prouesses au hangar.
Quoique le rapprochement des lieux fournisse un thème aux éloges de la civilisation actuelle, il crée une interdépendance que la relative harmonisation des mœurs planétaires n’affranchit pas de tout risque, puisque un incident ou un dysfonctionnement local dérègle plus ou moins l’ensemble des rôles.
69. Le moi mérite bien quelque métier. Mais l’accès à une confrérie peut dépendre du pire abaissement.
Sparte dont le régime soumettait absolument l’individu à la Cité, ne pouvait imposer d’épreuve plus significative au futur soldat que cette cryptie qui l’obligeait à cacher temporairement sa solitude (autant dire son inexistence) dans la campagne, en volant sa nourriture, — dût-il tuer impunément quelque serf de l’Etat. Cet isolement rituel devait précéder son admission parmi les guerriers pour lui faire apprécier les liens salutaires entre les citoyens reconnus.
Cette espèce de bizutage en montre toute la rigueur : la valorisation d’un groupe et de sa discipline, l’invention d’un rejet préalable à l’intégration du nouveau membre, comme pour mieux la marquer, et la brutalité de l’épisode initiatique, — non pas aux dépens du vagabond (notons-le), mais de victimes extérieures, sacrifiées à une inégalité radicalement inhumaine.
En comparaison, l’on jugera farcesques ces parodies du baptême pratiquées par leur Abbé sur les béjaunes de l’Université médiévale ou par un Neptune improvisé sur les voyageurs franchissant pour la première fois la Ligne ! Quoique une aspersion à grands coups de seaux d’eau ou une immersion dans une cuve soit une plaisanterie de mauvais goût envers les novices, la facétie grossière vise surtout un sacrement de l’Eglise et par une fausse purification se moque d’une culture dominante. La prétendue taxe prélevée sur les béjaunes à des fins bachiques dénonce en outre les exigences de la fiscalité officielle. Tout le contraire du civisme spartiate.
Le bizutage avait donc été criminel, puis grotesque ; le règne de Louis-Philippe vit le retour de cet usage sous la forme désormais malsaine d’une humiliation de l’entrant. Comme dans l’Antiquité, une catégorie (professionnelle en l’occurrence) se montre très fière d‘elle-même ; si l’arrivant subit, non pas une retraite frustrante avant l’intégration, mais des indignités publiques, l’effacement de sa personnalité reste la condition de sa fusion avec ceux dont il partagera l’appartenance corporative. La mort est possible avant la fin du parcours ; quoi qu’elle doive au sadisme ou à l’inconscience des organisateurs de ces infâmes chahuts, elle passe pour accidentelle ; elle ne concerne plus des gens que l’esprit de classe exclut et méprise (de pauvres hilotes dont le sang versé prouve la capacité militaire de l’agresseur), elle peut être risquée par l’intéressé en personne frappant à la porte d’une carrière.
On s’étonne que la République fraternelle ait toléré si longtemps, et dans les établissements et dans la rue, ces défoulements qu’une ancienneté dérisoire se permet par vengeance sur les bleus suivants ou par l’effet d’une cruauté naturelle qui saute sur l’occasion licite. Aux brimades s’ajoute la perversion intellectuelle de certains anthropologues les présentant comme un ferment d’union ! Produit d’un XIXe siècle bourgeois, le bizutage n’a que trop compté sur la disparition de l’honneur cher à la noblesse et sur l’imposture dialectique réconciliant pour finir deux voluptés morbides, celles des dominateurs et des avilis. L’ouverture démocratique des formations, leur variété, tendent à détruire le prétexte de la tradition. La participation des femmes au pouvoir a sanctionné justement le fléau : encore faut-il un scandale pour en inquiéter les promoteurs.
70. Les recommandations départagent les qualités.
Les révélations tardives se voient opposer tout le temps de leur silence.
Le manque de connaissance du milieu empêche souvent le savoir professionnel de porter tous ses fruits.
71. Ou l’existence ne vous a pas présenté l’occasion de rencontrer un don inconnu ; ou vous n’osez le cultiver eu égard aux exigences régnantes ; ou vous trouvez le moyen de ne pas le sacrifier à une orientation plus demandée par la société. Cette compétence secrète ou secondaire procède souvent d’un intérêt pour le beau, d’un art au sens esthétique et au succès incertain. On respecte au moins « un homme de l’art », qui recueille tout le sérieux de la science médicale, mais on n’admire pas « l’artiste » s’il n’a que sa fantaisie.
72. Un amateur habile ne deviendrait pas à coup sûr un professionnel du premier rang.
La plus estimée de vos passions n’est pas forcément celle qui vous réussit le mieux. Votre personnalité rejette des aptitudes réelles. A quoi donc vous emploierez-vous ?
73. Bien faire honore le mérite ou a bénéficié d’un heureux hasard ; mal faire accuse l’incompétence, ou la malice de la mauvaise intention ; ne rien faire convient à la prudence objective ou ménage un amour-propre chatouilleux. De l’extérieur, il n’est pas toujours facile de trancher.
74. Nous regrettons une idée oubliée. Et pourtant, pesait-elle si peu pour s’envoler ?
Quel bruit aimable nous distraira des vanités de l’esprit ? Le ramage des oiseaux est le premier chant du monde : il s’adresse en nous à la mémoire de l’état de nature. Ne pas l’entendre est un défaut ; ne pas le supporter, une tare.
75. Les échecs ne vous concernent que s’ils sanctionnent l’insuffisance d’une qualité naturelle. On peut s’excuser dans tous les domaines où l’on est tenu de se forcer.
« J’aurais pu… j’aurais dû… si j’avais su… » Ne regrettez rien ; faites confiance au moi qui vous a guidé. Vous vous seriez vainement contraint dans une autre voie, ou vous auriez été à la hauteur avec tant de souci que vos loisirs auraient sonné le creux.
76. Les échecs majeurs augmentent l’importance des petites humiliations de la vie, — dont l’esprit s’occupe, non par légèreté, mais pour faire diversion.
77. Quelles que soient nos incapacités actuelles, le cauchemar en imagine une autre, qui n’a même eu aucune réalité dans notre passé, voire dégrade en incurie un soin dont nous nous honorions. Biaisant trop dans ses reproches, le mauvais rêve aggrave notre cas.
78. Echec pour échec, on peut préférer celui qui n’est pas complètement frustrant, et pour faire semblant de ne pas être condamné à l’inaction, s’en remettre à l’arithmétique du désespoir.
79. Trois sortes d’incompétence peuvent vous écarter de l’action moderne : l’impréparation (sans doute la moins paralysante), ou la répugnance personnelle, ou l’impropriété des modèles acquis et si tenaces qu’ils rendent l’inadaptation aussi incurable qu’une fermeture native.
Malheureux qui, comptant sur d’anciens usages ou utilités, découvre qu’ils n’existent plus ! Vous avez été formé dans un autre monde et le changement ne vous offre que l’incommode, même afin d’atteindre l’agréable. Comprendrez-vous assez les voies du « progrès » pour choisir les moins embarrassantes ? Tout ce qui se présente comme facile, vous met en difficulté.
80. L’âge du numérique nous sépare du plus élémentaire et du plus vital par le secret. Le monstre dont nous pâtissons, respirait déjà l’air du mythe. Œdipes des temps nouveaux, nous sommes arrêtés par un Sphinx au bord de tout chemin. Malheur à qui n’a pas le mot de passe ou le code ! Mais notre Œdipe moderne invente lui-même les énigmes, il s’en délecte jusqu’à la paralysie. Celui de l’Antiquité ne se portait volontaire que pour la solution.
On pourra plaindre notre époque, car non contente d’élucider des mystères du monde, elle y ajoute ceux de l’arbitraire, — en tant de chiffres, en tant de lettres, en tant de majuscules, en tant de minuscules, en tant de signes de ponctuation, en tel mélange absurde, — et le délire cachottier se paie aussi des degrés et des combinaisons ! Vient ensuite le repérage de la case opportune, allumant la main sur un terme dont le sens ne doit rien qu’à la malice d’une entrée supplémentaire dans le parcours initiatique.
Quel ange gardien invoquerez-vous pour qu’il vous délivre de cette torture, sur laquelle la génération dominante fonde sa supériorité ?
81. On doit renseigner la machine pour qu’elle renseigne, mais il n’est pas besoin de décider pour qu’elle décide. Voilà l’abandon de pouvoir et de responsabilité.
82. Moins l’individu peut agir efficacement, plus il est fondé à s’en remettre à la vengeance des faits.
Combien de témoins furent d’impuissants acteurs !
83. Un seul titre a fait nommer certains à de hautes fonctions : leur connaissance des problèmes. Que ne savent-ils les résoudre ?
84. Les « vous savez » dont use l’invité politique d’un journaliste, le desservent. Car il s’accorde manifestement du temps avant de répondre ; ou il tente inopportunément d’établir une complicité avec un destinataire qui n’est pas là pour l’aider ; ou il se banalise en arguant d’une vision partagée.
Les « écoutez » d’un concurrent sont encore plus pitoyables : ils habillent l’embarras d’une prière superflue.
85. Débattue en vain ou appliquée, leur mise en œuvre politique est le naufrage de toutes les idées, — des meilleures comme des autres. Un perpétuel réformisme n’avoue-t-il pas la fatalité de l’échec ?
86. Un gouvernement passable n’obtient rien de ce qu’il visait ; une impéritie marquée mène aux antipodes de l’objectif.
87. Un candidat n’a le choix qu’entre le défaut d’être élu, par excès de rigueur, et l’incapacité de tenir des promesses complaisantes. Son échec est immédiat ou différé.
88. Les problèmes politiques n’ont que des solutions interdites.
89. L’élection accorde le pouvoir ; l’agrément permet de l’exercer. Car la première vient des seuls partisans, le second, des adversaires.
90. La faveur divine fut à la monarchie ce que la chance est au pouvoir laïc. Car au-delà des responsabilités directes, l’homme d’Etat est jugé aussi sur la grâce que lui réserve ou refuse le sort.
91. Il en va des chefs comme des livres : la postérité se souvient à peine des plus marquants. Ne parlons pas des médiocres.
92. Ceux qui redoutaient une application liberticide, conçue pour suivre à la trace les gens contaminés, ont été servis : l’ancien monde a dénoncé le nouveau par sa franchise en parlant de recourir à des fichiers et à des brigades !
Covid au masculin plaît à l’usage alors que l’Académie recommande le féminin. On se soucie d’autant plus du genre d’un mot que l’on ne doute pas de son emploi durable…
93. Une peine de mort solennelle a effrayé la société, car elle devait la prononcer en toute responsabilité. Mais les carnages du terrorisme ont stimulé l’instinct de survie : une réaction défensive élimine l’assaillant, de telle sorte qu’il devient responsable de sa propre mort, — par ailleurs recherchée comme martyre. Une espèce de contrat macabre satisfait les deux parties : la conscience de l’une est soulagée ; la foi de l’autre y trouve son compte.
94. Les peuples ont-ils toujours des dieux qui leur ressemblent ? Les divinités rivales et querelleuses de la Grèce allaient de pair avec la discorde entre les cités. On s’étonne que cette religion ait pu devenir celle des Romains, si attachés à l’unité d’un vaste empire.
95. La politique du bon apôtre est souvent une marque de faiblesse. Car la capacité de faire réellement du bien ne succède pas si simplement à l’impossibilité de l’attitude contraire : une puissance en crise est condamnée à une double absence.
96. L’organisation sociale aime les repères temporels aussi indubitables que les dates de fêtes, quoique l’entrée dans une aptitude ne soit généralement pas plus ponctuelle que la sortie.
97. Conseils aux jeunes gens. Le titre serait ridicule aujourd’hui ; le monde change trop vite pour ne pas ruiner le crédit des hommes mûrs, sinon vieux.
98. Tous les problèmes que la vieillesse doit résoudre, lui rappellent la perte de ceux qui savaient les régler.
99. Il en est des humains comme des tuiles : une longue résistance garantit leur solidité.
100. La jeunesse dont on félicite quelqu’un d’âgé, est à la fois l’impolitesse et son rattrapage.
101. « Bien conservée » se dit d’une personne dont on peut encore imaginer le printemps.
102. La vieillesse a le privilège d’avoir connu maintes gens à l’époque où leurs défauts frappaient par l’action.
103. Sur le déclin de l’existence les déménagements rajeunissent ou tuent : on fait un pari dangereux en bougeant.
104. Il arrive un âge où l’on ne vous reconnaît plus d’autre fonction que le souvenir, comme si le temps ne vous avait laissé (au mieux) qu’une capacité statique. La mémoire est associée au conservatisme : on doute fort de votre inventivité, on vous exclut de la sphère des décisions.
105. Le temps du « trop tard » commence avant la vieillesse, mais elle a tout le loisir de méditer sur l’irréparable.
106. Tout est bien dans le meilleur des mondes. L’expérience nous apporte la rapidité quand l’âge nous incline à la lenteur ; la méthode supplée aux lacunes de la mémoire ; l’aptitude à veiller nous dédommage des assoupissements du jour ; l’affaiblissement des besoins accompagne la diminution des ressources, etc. Quelles justifications, quelles harmonies ne proposera pas l’art de consoler ?
107. La vie vous fait passer par les insuffisances de l’esprit avant de vous avoir mené à celles du corps. Une disparition douce et rapide est certainement la plus belle réussite d’une existence. (Nul ne peut être dit heureux avant sa mort, affirmait Solon.) Que la dernière ressource de la santé nous épargne donc le pire de la maladie !
108. Il en va des idées comme des lieux : on s’y cantonne ou l’on aime à en changer ; on reste à distance ou l’on prend la peine de les reconnaître.
Entre la réception de la culture antique par un humanisme fervent et la nouveauté totale que fut l’abandon des livres au profit de la raison a priori, se place la lecture des anciens par l’expérience personnelle : avec ses Essais Montaigne fonde un genre favorable au moi, mais tiré depuis vers la froide dissertation.
109. L’invention dont on a fait preuve, vous rassure et vous inquiète ; car elle atteste une capacité, mais le rebond semble démuni.
110. L’heureuse exception fait le génie du talent persévérant ; la pratique de son art assure au moins le talent du génie fatigué.
111. En allant de la fiction à la narration, le romancier commence par le plus difficile ; en passant du constat à la réflexion, le moraliste finit par le moins aisé.
112. Vous vous répétez : le temps vous fige. Vous vous contredisez : le temps vous trouble. Vous approfondissez : le temps vous accompagne. Mais comme on chercherait en vain toute augmentation superflue, la difficulté de prolonger une pensée est parfois la preuve de sa clôture.
113. Relue trop tôt, l’idée paraît au point ; si l’on y revient trop tard, on n’y entre plus. Créneau incertain que celui de la vérification objective : entre le bouillonnement et la glace !
114. La maxime gagne moins que la miniature à être examinée de près.
Mais ce que l’on ne comprend plus, n’est pas forcément à rejeter : on est souvent moins fin que soi-même.
115. La part du médiocre est l’écrin du meilleur.
116. Formuler à son tour une vérité ressemble au passage d’un navire dans un détroit dont la fréquentation expose au télescopage.
117. Un colloque est aux discussions de café du Commerce ce qu’une communication argumentée est aux avis du tout-venant. Les pensées détachées ont la tenue de l’une et la liberté des autres. Car la littérature ne s’astreint pas à l’exactitude : elle plaidera le regret, la peur, le souhait, l’impression, tous les filtres subjectifs de la réalité.
118. Soucieux de la diversité, un supplément à quelque livre aura déjà du mérite s’il a évité tout ce que l’obligation de renouvellement lui interdisait. Sa seconde victoire serait d’avoir du succès.
119. La vraie conquête des lecteurs atteint des inconnus : ils ne vous doivent rien en venant à vous.
120. On ne fait pas plus violence à l’éventualité des idées qu’à celle du public. Le salut littéraire dépend d’une double grâce, pour soi et pour autrui : la valeur de l’inspiration et le bon accueil de la réception. Le labeur ne donne pas la première, ni la publicité, le second.
121. Qui s’efforce, ennuie. Qui s’exerce, amuse. Qui s’exprime vraiment, n’est pas sûr d’intéresser. Qui devance, délibérément ou non, l’invention paresseuse de son lecteur, seul le retient.
122. La réussite n’est pas l’absence de défauts, mais de plaire quoiqu’il y en ait.
123. Vous ennuierait-il dans vos mains, le texte théâtral peut être vivifié par la représentation. Mais les maximes n’ont pas cette seconde chance : le lecteur silencieux saura-t-il les animer ?
124. Vous croyez n’avoir pas trouvé les mots ni les tours opportuns si plus tard ne se réveille pas votre motif originel. Mais voici que vous parlez fort bien à quelqu’un d’étranger.
125. La solidité d’une pensée la rend accessible aux autres quand vous l’avez formulée depuis trop longtemps pour la comprendre encore. Elle ne vous appartient plus si sa valeur se passe de votre intelligence. Vous désespériez d’imprimer quelque trace dans la cervelle d’autrui, mais c’est vous qu’a frappé la surprise pour cause d’effacement.
126. Il faudrait lire au moins cent remarques avant qu’un auditeur n’en approuve une. Rejetterait-il donc toutes les autres ? Nous ne prévoyons assez l’étrangeté de nos propos.
127. Si rasoir que l’on soit, on peut toujours rêver d’être lu par snobisme.
128. La plupart des esprits ne vous écoutent que si vous leur racontez quelque chose.
129. On veut bien admettre qu’un discours obscur dise plus ou moins le vrai. La clarté fournit au lecteur la facilité du désaccord.
130. On se plaint d’être incompris pour ne pas se désoler d’être incompréhensible.
131. On a tort de ne rien emprunter aux ridicules de ses amis dans un livre : l’incuriosité les empêchera de vous lire ou l’amour-propre de se reconnaître.
132. Le temps fait oublier les auteurs secondaires, mais diminue aussi la supériorité des protagonistes.
133. L’achèvement de votre livre vous éloigne de lui ; l’indifférence à son égard vous éloigne des autres. Le double phénomène vous condamne au délaissement total.