Défi
1. Quand vous diriez du mal de tous, on discernera celui que vous préférez.
2. L’humeur se repose dans la défiance et se ranime dans le défi. Mais on est passé du rejet des autres à l’affirmation de soi, — du moins de la conscience que l’on en a.
Ambiguë, la provocation joue sur le refus ou sur le changement accompli. Le champ du défi accepte n’importe quel anti-quelque-chose pourvu que le préfixe corresponde à une réalisation positive et non plus à une critique.
« Je savais ce que je ne voulais pas ; maintenant je sais ce que je veux », dit une féministe. Reste à savoir le pourquoi et nous aurons la hantise.
Cependant, pour être exhaustive, la notion de défi devrait faire la part, dans la société même, de la fierté professionnelle et de la proclamation d’une utilité majeure, d’une confrérie indispensable. L’amour-propre ne se pose plus alors comme une réaction solitaire ou émanant d’un groupe qui rue dans les brancards, mais se prévaut d’un corporatisme en compétition avec d’autres dans une structure générale parfaitement validée. Les sirènes de la police, les trompettes de l’armée, l’indicatif d’une émission, font entendre des manifestations sonores de cette autosatisfaction officielle.
Loin de moi, donc, l’idée que le défi ne soit qu’une position personnelle, car il peut fusionner maints participants. Supposons que la parole ou l’action frémisse au fond de chacun, mais que la paresse ou le désespoir les inhibe ; arrivent enfin celui ou ceux qui osent et nous font oser avec eux : ainsi se réveille le patriotisme de tous.
3. Dédicataire du théâtre athénien et compagnon de la débauche romaine, Dionysos (ou Bacchus) patronne les excès source de vérité, — que ce soit la démesure menant à la catastrophe ou l’ivresse déliant les mœurs. Poussant à l’extrême les forces du désordre (alors qu’Apollon est un régulateur), le fils de Zeus et de Sémélè est connu aussi pour échauffer l’ardeur colérique des Ménades jusqu’à la frénésie d’un retour à la nature sauvage sur les hauteurs ou dans les vallons boisés. Au cours de ces mystères célébrés nuitamment à la lumière des torches, malheur au mâle surpris à les épier ! Car cette fête violente est l’affaire des seules femmes. Elles ont rejeté leurs travaux textiles et sont sorties du gynécée où la règle les confine ; en bande furieuse, couronnées de reptiles ramassés en chemin et repoussantes à l’instar de Méduse, elles chassent le bouc (exécré par le dieu de la vigne) afin de manger sa chair crue et brandissent le thyrse, emblème du sexe masculin, tel un sceptre de leur pouvoir dissident. Renversant la nuque dans leurs transes, elles ont rompu, le temps d’une fugue, avec l’usage de la raison, l’ordre de la cité, leur position subalterne. Cette émancipation provisoire, dont on aurait peut-être tort de ne pas admettre le féminisme, moins explicite mais plus terrible que celui des actuelles Femen, n’est pas sans rappeler la période des Saturnales qui libéraient les esclaves à Rome et les traitaient en maîtres.
4. L’égalité des sexes ne libère pas seulement les femmes, mais aussi les hommes…
5. Le féminisme est sur la défensive dans Les Thesmophories d’Aristophane : il ne s’agit pas de changer la société, mais de contrer la misogynie d’Euripide. En vain, puisque les médisances masculines sont relayées par l’espion que le poète tragique a introduit parmi les indignes dévotes de Déméter.
Par ailleurs, les revendications féministes ne sont pas traitées intrinsèquement dans Lysistrata parce qu’elles se confondent avec un thème plus large, le pacifisme ; de même dans L’Assemblée des femmes où Praxagora établit le collectivisme dans la cité. Toutefois cette révolution passe par une prise de pouvoir préalable, celle des Athéniennes : déguisées en hommes, elles ont devancé leurs maris sur la Pnyx et, du fait de leur majorité, voté ce bouleversement politique, — plus audacieux que l’égalité des sexes proclamée aujourd’hui.
6. Des attitudes contraires peuvent défier l’ordre social. L’amour inconsolable d’Orphée pour Eurydice repousse les femmes de Thrace : leur fureur met le veuf en lambeaux. Le libertinage de Dom Juan multiplie les infidélités à son épouse : Dieu précipite le coupable en enfer.
7. L’autonomie apporte à la sexualité ce que l’indépendance vaut à l’économie : un allègement des crises.
8. Automatisme de la bête, l’instinct de reproduction s’affaiblit chez l’homme en intérêt à se reproduire (psychologique, familial, national, religieux, économique). L’espèce a besoin de raisons pour survivre : son affirmation est facultative.
9. « Je suis toujours pressé, je force le passage. J’allume le désir, mais j’éteins les enfers. L’échelle que j’allonge, n’est pas celle de Jacob : mon ascension ne sert qu’à la descente et je sauve le corps sans détacher l’esprit. Ma voiture porte la couleur vive de l’incendie : je l’assume pour le service public », se félicite le pompier.
10. Hissé en haut de la hampe et flottant dans l’air, un pavillon affiche la fierté d’un peuple d’être ce qu’il est. Mais qui devant les nations répond de notre histoire, présente et à venir ? Il semble que le drapeau tricolore laisse la page en blanc. C’est une carte d’identité sans photo ni signature.
11. La France ne fut jamais grande au sein d’un empire imposé, faute d’y être elle-même.
La Gaule prospéra sous les Romains parce que ses maîtres la préservaient des invasions germaniques et de ses propres discordes : lors de la révolte de Civilis, l’envoyé de Rome fit bien valoir aux indépendantistes qu’ils devaient leur existence aux légions. Entre l’assimilation culturelle des riches et les traditions populaires nulle fusion dynamique : la province n’eut d’autre mérite que celui d’une bonne imitatrice. Le génie d’un Virgile, pourtant Cisalpin spolié, avait mis au service d’Auguste une voix latine. A l’époque de la Tétrarchie, l’une des quatre capitales de l’Empire, Trèves, se situe au moins en deçà du Rhin ; quand elles se réduisent à deux, à l’heure où le danger réclame le plus d’initiative, ni Ravenne ni Constantinople ne sont gauloises.
Plus tard, la grandeur carolingienne fut celle des Francs, peuple aux coutumes germaniques, soucieux de restaurer l’Empire romain d’Occident à côté de la puissance byzantine. Le modèle, de toute façon, restait extérieur.
Il fallut attendre le XVIe siècle pour qu’un Jean Lemaire soutînt le gallicanisme de Louis XII vis-à-vis de la papauté ; pour que l’historiographie française défiât les humanistes italiens en prouvant que l’éloquence gauloise avait précédé l’imitation des Grecs et des Romains ; pour que les esprits et les cœurs fussent désormais disposés à l’illustration nationale.
12. Ou le moi se sent étranger au monde ou le monde paraît étrange au moi. Tout dépend de la force d’une personnalité.
Quand ils seraient largement majoritaires, on peut trouver spéciaux ceux dont on ne fait pas partie.
13. Il faut trop d’efforts, même pour vous entendre avec ceux qui vous ressemblent un peu.
L’on accroît parfois son malaise en se confiant à des auditeurs dont on sent bien qu’ils vous jugeraient bizarre s’ils savaient tout.
14. Où que vous alliez, des gens cherchent à vous incorporer dans leur groupe et ne vous pardonnent jamais vos distances.
15. On a cru rompre avec la hideur de l’homme en déménageant ou en voyageant. On la retrouve partout et l’on n’a de tranquillité que pendant la découverte du cadre matériel.
16. De tous ces lieux où l’inévitable hypocrisie sociale vous contraint à divers exercices de style, il importe, pour ne pas étouffer à jamais sa personnalité, de sortir en se secouant comme un chien mouillé.
17. Les autres ne vous dispenseront jamais de faire exactement ce qu’ils veulent ; vous croyez vous en rapprocher suffisamment par une imitation sélective, mais vous n’êtes point agréé.
On rejette peut-être moins agréablement les maniaques d’un modèle que le maladroit que l’on fut avec eux.
18. Parmi les soucis qui nous accablent, il est presque reposant de nous en tenir aux plus personnels.
19. La spécialisation n’a pas seulement pour inconvénient de responsabiliser sur le plan du savoir, mais aussi d’imposer une identité sociale si précise que son énonciation rencontre la perplexité. L’arbre des fonctions humaines se ramifie indéfiniment. Pour peu que l’on se laisse prendre au jeu, on s’oublie soi-même, et dans le minuscule. Il est vrai que cette taylorisation intellectuelle, requise par le progrès et servie par les cheminements tout tracés de l’ordinateur, mécanise le travail et peut rendre du temps à la personnalité, — à condition que la routine professionnelle ne l’ait pas éteinte.
20. Il n’y a de discipline plaisante que celle que l’on s’impose soi-même ; que l’on divise dans l’espace et le temps de son propre chef ; dont on fixe la manière et oriente la finalité personnellement. On accepte plus de rigueur par cette libre direction que l’on ne consentirait à en subir de l’extérieur sans la comprendre. Quand on étonnerait ainsi autour de soi, quitte à sembler ridicule, on garderait l’avantage de gérer ses changements.
21. La dépendance vis-à-vis des autres est une loi du genre humain, — du vrai besoin au plus artificiel. On vous en veut toujours de faire exception.
22. La sophistication des compétences n’efface en personne la bête humaine, — que certains auront envie de fuir dans un désert.
23. Le solitaire peut avoir tiré la conséquence des difficultés de son affirmation parmi les autres, ou rencontrer sa vérité à la faveur de circonstances qui le mettent en sa propre compagnie.
L’époque classique chante souvent la retraite dans un coin de nature, dont la saison clémente permet d’apprécier les charmes et l’inspiration à l’écart de la ville. La solitude de Descartes se distingue en ce que l’hiver l’enferme dans un intérieur allemand chauffé par un poêle. Le Discours n’en dit pas davantage. Rien ne distrait le philosophe des réflexions personnelles d’où sortent les règles de sa méthode. Comme l’unité du monde est l’œuvre d’un créateur unique, un seul esprit refonde la connaissance. Divin isolement !
24. Où vivre à l’écart ? Une vaste maison accroît la solitude de son unique occupant ; un logis exigu semble la déclarer définitive. Le retrait n’aime pas forcément son évidence.
25. Dans un bourg ou dans une ville, la maison défiante se replie sur elle-même : un mur l’isole du trottoir ; une porte pleine cache la cour ; les fenêtres y puisent la lumière sur les trois côtés bâtis ; le rez-de-chaussée est aveugle sur la rue ou ses ouvertures élevées sont munies de grilles. En même temps, ce type d’hôtel particulier défie l’intrusion : les armes du propriétaire ne sont-elles pas sculptées sur le cintre ?
26. Quoique l’audace du défi semble exclure la timidité de la défiance, celle-ci peut s’adjoindre la première. L’ascèse du stylite retiré sur sa colonne ou en haut de sa tour ne brave-t-elle pas les mœurs grégaires de la cité ?
27. Le sculpteur d’un buste retient du modèle ce qui l’identifie le plus énergiquement, et le piédouche ou la colonne apporte au sujet une stabilité architecturale, — comme une niche d’atrium solennisait les masques mortuaires des patriciens romains. Le défi imprègne un art aristocratique.
28. L’alignement d’objets par l’autisme infantile doit servir à protéger son monde intérieur, comme les gestes hiératiques de la Grèce ancienne, dressant des suites de colonnes, délimitaient l’espace sacré de ses temples. Réfugié dans ses fantasmes au point de se détacher de toute participation à la vie qui l’entoure, le sujet se défend contre une destruction menaçante : une société elle-même peut donc être globalement autiste en se retranchant derrière quelque grande muraille pour préserver ses symboles.
29. Le rangement est d’autant plus obsessionnel qu’il n’est pas question pour l’individu de mettre le monde en ordre, mais d’user librement d’une possibilité toute proche.
30. L’autisme est d’abord un caractère, — que la société taxe de pathologie parce qu’il nie ses principes, au premier chef la communication. Est-ce que l’on cherche les gènes des altruistes maladifs, leur attribue-t-on des anomalies associées ? Non, car tout en abusant du droit reconnu, ils s’inscrivent dans la morale officielle. L’autiste, quand il serait supérieurement intelligent, se recroqueville sur lui-même et se distingue du modèle sociable : au degré extrême de cette indépendance commencera la dépendance, en marge de la collectivité.
31. Nommé par la psychiatrie au début du XXe siècle, l’autisme tomba d’emblée sous le coup des explications relevant de la machine du corps. L’analyse psychique n’est pas la bienvenue parce qu’elle accuserait les torts du milieu.
32. Si Aristote s’est trompé sur la nature en lui prêtant l’horreur du vide, pourquoi aurait-il indiscutablement raison sur l’homme quand il le catalogue en tant qu’animal citoyen ? Il faut certainement ménager une place à la diversité de l’espèce.
33. De fortes tendances autistiques devaient s’abriter autrefois derrière la caution religieuse : le détachement de la réalité extérieure et le repliement sur soi s’exprimaient sans doute à travers le mysticisme et la retraite. Ces excuses isolantes ayant perdu la justification de la foi, l’autisme contemporain est abandonné à toute son originalité asociale.
34. En exaltant le pouvoir de l’imagination contre une bourgeoisie terre à terre, en fuyant la foule jusqu’au sommet de la tour d’ivoire des poètes, voire en prônant l’art pour l’art, les romantiques n’ont-ils pas offert à l’autisme une sublimation littéraire ?
35. L’artiste sauve l’autiste. Mais il en va de l’irréalisme comme du rêve : le génie distingue des cas exceptionnels.
36. Une fausse communication ne fait qu’atténuer le silence morbide. Ainsi l’autisme professionnel, quelle que soit l’attention à la réalité, se mure au moins dans un jargon d’initié. Mais son hermétisme moderne a d’autant plus marginalisé la poésie qu’elle n’était pas nécessairement utile.
37. Protecteur, le masque doit le plus souvent cacher tout le visage ; ludique, il préserve l’incognito, de telle sorte que le porteur échappe délibérément au contrôle de la société à l’occasion d’un carnaval. Le déguisement libérateur brouille les distinctions ordinaires ; le choix de se faire passer pour un autre afin de tromper le regard de la censure, émancipe provisoirement l’individu, — mais sans le nommer.
Il est vrai que celui-ci ne compte pas forcément davantage derrière un masque destiné à l’identification, plus propre au défi. Si le moulage funéraire est fidèle au défunt, l’acteur, le prêtre ou le danseur s’efface au profit d’une figure qui le dépasse : du type comique ou tragique, du dieu chimérique ou du guerrier sanguinaire. En tout cas, ce genre de masque se met en avant : il s’enorgueillit d’une tradition familiale, ou prévient d’emblée le spectateur du caractère d’un personnage, ou célèbre une puissance divine, ou donne à redouter une énergie dangereuse.
38. Les cris protestataires d’une manifestation valent pour l’humeur ; les chars d’une fierté pour le défi.
Quoi que l’on oppose à la « norme », on peut, insoucieusement, laisser croire que l’on y croit, ou, défensivement, voire agressivement, ne pas laisser croire que l’on n’y croit pas. Signe paisible ou hérissé, selon le caractère ou les circonstances.
39. On entre dans une ethnie, on se rattache à une fonction sociale, mais au-delà de tous les groupes humains, — physiques, moraux, intellectuels, — on n’appartient qu’à soi. Le défi ne cultive pas l’union, il clame la différence.
40. Pédagogie : art de s’insinuer dans une cervelle inhospitalière.
41. Nous brûlons d’autant plus de donner notre avis que celui des autres ne nous intéresse pas.
La liberté d’expression est forcément celle de la divergence. Quel serait l’intérêt de faire chorus avec le plus grand nombre, sinon d’avoir la paix ?
42. Par un vibrant éloge que ses auditeurs ne partagent pas, un panégyriste leur fait comprendre à quel point il est irrécupérable.
L’audace d’un tempérament peut aller jusqu’à la témérité ; celle qui procède de l’expérience (et quelquefois d’une timidité frustrante) sait quelles limites imposer à l’excès.
43. L’extrémisme du défi, c’est d’avoir raison contre tous afin de ne pas avoir tort envers soi-même.
44. Aujourd’hui son vagabondage ne vaut que pour le clochard ; la vie de chien du cynisme antique ne cessait de donner des leçons aux autres, — fussent-ils des rois.
45. Arrivée en Porsche, Diorissima inspire avec ravissement devant la majesté de son nouvel escalier et lève un bras dans son exaltation. Lui demande-t-on si elle a rencontré des Gilets jaunes ? Elle répond qu’elle préfère les gilets de vison. Sa réussite est toute matérielle et s’affirme par une méprisante ostentation.
46. Que l’on salue au moins dans l’égoïsme anglo-saxon la santé des réactions contre toutes les tyrannies de la planète !
47. On peut donner par vertu, sèchement ; par prévision, froidement ; par sensibilité, utilement ; par bonté, dans la mesure du possible. C’est dans la générosité qu’un moi prodigue paraît s’oublier lui-même, alors qu’il se retrouve étonnamment dans le comble de l’altruisme, dans cet excès qui le distingue parce qu’il le consume !
48. Comment la nouvelle génération serait-elle à la fois individualiste et égalitariste, sinon par l’échec personnel dont elle voudrait se dédommager par l’abaissement des autres ? Mais alors comment peut-elle se désintéresser de la politique et souhaiter un nivellement auquel seul l’Etat est capable de procéder ?
49. L’art défie la société triplement : il paraît superflu ; il peut rapporter beaucoup plus que le travail réputé utile ; plus qu’aucune autre activité, il suppose des dons. Il exaspère la mentalité positive et l’égalitarisme.
50. Une vérité nouvelle est paradoxale, non qu’elle soit inconcevable, mais parce que personne ne l’avait conçue. Inversement, un paradoxe inédit n’est pas forcément vrai.
51. Un diseur de paradoxes séduit par la vraisemblance et se coule par l’énormité.
En général, le défi s’embarrasse d’autant moins d’amortisseurs qu’il lui importe peu d’être suivi. Mais il lui arrive de fraterniser d’abord, d’anesthésier ses destinataires en partageant avec eux certaines opinions, afin de banaliser celle qui risque de les choquer.
52. Le plaisir de la lecture vous possède ; puis vous possédez le texte par le commentaire. Heureux qui se possède lui-même par l’imitation, — premier signe d’une maturation littéraire !
53. Le moi se distingue d’une troisième personne du pluriel, quand il l’approuverait, mais au singulier se distancie seulement de lui-même ; ou se cache derrière un on, mais s’étoffe dans un nous ; ou se déguise dans un vous, mais se tient compagnie dans un tu. Il ne signe que par un je.
Que pèse notre cas particulier dans l’infini ? Peu de chose, il est vrai. Pourtant, sans conscience ni volonté, l’univers est incapable de défi.
54. Plutôt médire du moi que de le cacher ! Mais tout le mal que l’on dit de soi-même en société suscite des protestations au moins polies. Le lecteur d’une autobiographie sans complaisance s’arrête aux aveux.
55. A l’égoïsme, à l’égocentrisme, à l’égolâtrie, aux franches affirmations du moi s’ajoute l’égotisme, plus relatif. Se reprocher ses défauts au point de vouloir être un autre ne consiste pas à se renier absolument, mais à déplacer le moi dans l’espace pour se revaloriser dans ses défis amoureux et culturels. Ainsi Stendhal, inadapté aux parisianismes , se proclame-t-il milanais, — comme Nerval constate qu’il n’est pas jugé fou en Allemagne.
56. Porter un autre nom pour être soi-même : tel est le paradoxe d’un pseudonyme.
57. L’auto-accusation est pitoyable, car on se déconsidère par un mouvement d’humeur à ses dépens. L’autocritique évoque la terreur marxiste, c’est-à-dire l’égarement qu’impose l’humeur des autres. Mais un cynisme paradoxal mène le défi à la provocation.
58. Un chantre de l’égoïsme déplairait à tout le monde, quand il dirait la vérité de chacun. Ainsi le veut l’hypocrisie, plus ou moins inconsciente selon les effets de l’éducation.
59. La franchise de vos maximes vous expose à perdre des amis. Vous pouvez aussi les leur offrir pour faire le vide…
60. La concision sied aussi bien au défi qu’à l’humeur : à celle-ci par suffocation, à celui-là par fierté.
61. Telle maxime inaugure un traité ; telles autres, une satire, un roman ou un poème. On s’engage à chaque fois sur un chemin nouveau ; mais on ne poursuit pas cet élan, on s’arrête sur une apparence de fin.
62. Il en va des phrases d’accroche comme des drogues à prendre à jeun : en cas de concurrence on ne sait par laquelle commencer.
63. Les anecdotes édifiantes sont au guide moral ce que les remarques sont au témoin des mœurs communes : les deux moralistes se rejoignent dans la brièveté. Mais l’un recommande et l’autre critique. Les « beaux exemples » s’adressent à la jeunesse et les pensées amères aux adultes.
L’ambiguïté du genre moral et de la maxime elle-même, directive ou non, autorise un titre qu’épargne ce flou.
64. L’homme de lettres commente la peinture, ou inversement, l’illustrateur agrémente quelque récit. Mieux : un écrivain cultive le pittoresque dans ses descriptions, ou plus rarement, le dessinateur imite le moraliste : ainsi les Figures de différents caractères, titre de l’abondant recueil dans lequel Jean de Jullienne fit graver les dessins de Watteau, nous évoquent les Caractères de Théophraste et de La Bruyère. En outre le premier mot, à comprendre sur un plan visuel, n’est pas sans rappeler la représentation par le langage. Double lien, très valorisant, entre un art graphique et l’écriture.
65. Si quelque mauvais intitulé ment, ou reste approximatif, ou ne sacre qu’une part minime de l’œuvre, l’exagération (non le débordement) n’est pas interdite au bon titre.
66. L’éloge reconnaît le génie d’un titre ; ce début est trop favorable pour que l’éreintement ne prenne pas le relais. L’accueillante extase d’une intellectuelle s’éteint au premier coup d’œil sur le texte.
67. Que de livres indignes de leur reliure, sinon de leur titre !
68. J’aurais pu simplifier mon second titre en lançant d’Autres Corollaires (ce qu’eût fait une bonne âme en triant mes papiers après moi). J’avais gardé la clé si longtemps en réserve que je fus très déçu de découvrir qu’elle ouvrait d’autres serrures que la mienne. Le dictionnaire, il est vrai, appartient à tout le monde et chacun repense les mots à sa guise, les accompagne différemment.
En 1997 Edoardo Sanguineti, le poète de « Corollario », avait hissé le terme sur le pavois du titre, au singulier et sans complément. Le recueil de cinquante-trois poèmes pouvait apparaître comme le prolongement d’un recueil déjà produit. Le pluriel aurait justifié plutôt ces multiples deux points ponctuant tous les morceaux, — jusqu’à leur fin pour les lier toujours à leur suite et au delà du dernier d’entre eux. Le texte se morcelle, mais rebondit dans le champ de sa cohérence, car cette espèce de journal intime émane d’une seule personnalité dans tous les endroits où l’emmène le voyage.
Dix-huit ans après, dans Corollaires d’un vœu (celui d’une passion), Hélène Cixous a associé le concept tiré des mathématiques à un renouvellement de l’autobiographie, c’est-à-dire à une écriture fonctionnant comme une relecture de carnets plus ou moins anciens, au présent redécouvrant le passé, à l’étonnement du moi à l’égard de ses états antérieurs : les corollaires naissent de ce que l’auteur appelle des « mémorables », — entendons par là les premières versions des événements. S’ajoute le jeu étymologique (et esthétique) sur la corolle, dont les pages pétales couronnent l’amour d’Isaac ; c’est la part du lyrisme, que le fait de se ressouvenir n’éteint pas : « Les choses finies ne sont pas finies. » Tel le théorème s’enrichissant de conséquences.
Qu’elle appartienne à la poésie ou à la chronique personnelle, la confidence est au cœur des deux cas et la marque du corollaire consiste à tisser un lien dans l’espace ou dans le temps. Le vécu s’étoffe de ses résonances, ailleurs ou plus tard. Par sa ponctuation, ou par ses retours aux notes oubliées, l’écrit s’engendre lui-même.
L’intimité du propos s’est annoncée aussi dans une partie du sous-titre de mes propres Corollaires : avis et confidences. Cependant l’autobiographie ne fournit qu’un registre, elle n’est pas le genre auquel se rattache principalement ce recueil de pensées où le moi, tout en étant conscient de son caractère particulier, varie au cours d’une succession cyclique de douze figures largement partageables (si bien que la corolle, dans cet univers très structuré, ressemble à un cadran d’horloge). En outre, mon admiration pour la maxime me dissuade de m’engluer dans la réalité du souvenir identifié : la généralisation reste l’objectif, à savoir l’apaisement après les passions. Si la confidence est bien là, elle prépare une prise de recul et tend à céder la place aux avis que le vécu, sinon la culture, a imprimés dans l’esprit, — de telle sorte que le jugement acquis oriente à son tour le comportement avoué. L’influence est donc réciproque entre les deux noms que le titre en s’expliquant donne comme des corollaires. De plus, d’un chapitre à l’autre d’une série assimilable à un ordre initiatique, l’accès à une étape résulte de l’échec final subi dans la précédente. Tout se tient ici encore malgré l’indépendance apparente des pensées, — auxquelles les réactions complémentaires du lecteur ajouteraient maints corollaires dans les interlignes !
Le siècle du moi haïssable, bien qu’abandonné avec son classicisme désuet, ne nous en a pas moins légué le souci très rationnel de l’unité et de l’enchaînement. Cela dit, je reconnais que, n’eût été l’essentiel commun aux trois titres, je n’aurais pas songé à la comparaison, et très certainement les deux autres auteurs auraient été surpris du rapprochement. Un délicieux vocable nous réunit un moment sans nous grouper sous les mêmes lois littéraires, sans introduire aux mêmes obsessions ; il ne fournit qu’un carrefour de rencontre à trois genres différents : la poésie, l’autobiographie, les pensées détachées. Sans plus. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le thème du corollaire, de la deuxième œuvre à la troisième, s’installe de plus en plus dans le texte même.
69. Par sauts et par bribes. Il y a de la provocation dans ce titre, mais aucun aveu d’incohérence. Le genre des propos les inscrit entre deux manques : l’omission qui précède, la suspension qui suit. C’est le régime de l’écriture sporadique, dont chaque éclat procède du saut et ne ferme pas la bribe, — si achevée qu’elle paraisse par sa fermeté ou par son brillant.
La formule connue « par sauts et par bonds » aurait discrédité l’auteur en niant tout appui pour l’expression. Il n’a pas voulu se moquer des esprits réticents au point de leur annoncer une instabilité illisible. Le défi mesuré s’arrête avant d’être iconoclaste à ses dépens.
70. Mes titres de chapitres ne nomment pas des sujets propres aux mœurs et à la culture, mais des figures du sentiment ou de l’esprit. Comme on ne saurait épuiser les thèmes divers dont s’emparent les remarques des moralistes, ne vaut-il pas mieux afficher les dispositions dans lesquelles on les a conçues et rassemblées ? Dès lors l’essentiel n’est plus le domaine observé, mais le regard personnel, quoique généralisable.
71. L’obscurité ou l’hostilité promise aux Corollaires aurait dû m’aiguiller vers une inspiration différente pour essayer de capter l’attention d’un lectorat. J’ai préféré, à deux pas de la mort, parier sur un sursaut itératif que sa désignation péjorative dégraderait en récidive. L’effort m’a paru d’autant plus beau que je n’en attends vraiment plus rien.
72. Ainsi qu’à l’humeur le je plaît au défi. Mais il s’attribue parfois comme un trait distinctif une idée ou un sentiment que maintes gens partagent.
73. La notion d’avis souffre de la subjectivité inhérente à l’étymologie latine et populaire : « mihi est visum », il me semble. Le crédit ne tient qu’à la qualité de l’émetteur ou à la quantité des échos (dont un sondage éventuel indique la mesure). Si vous êtes un individu quelconque et seul à vous exprimer, on se passe de votre sentiment tant qu’il n’a pas le secours du nombre. Les pensées détachées ouvrent un refuge littéraire aux opinions personnelles de toute sorte, mais comme le genre ne promet ni le plaisant ni le solide, les lecteurs boudent.
74. Comme au soleil un corps projette son ombre, une part d’implicite s’ajoute aux textes éclairés par la lecture. Certes, une description fouillée, une analyse psychologique minutieuse, sont riches de tout ce qu’elles nous apprennent, ou sur un lieu ou sur un personnage, sans plus : l’identité fige leur double dans l’esprit du récepteur. Mais un « livre ouvert » appelant une continuation par les destinataires autant que par l’auteur, une vérité générale éveillant en eux toute une expérience complémentaire, élargissent le don initial autour de son inclusion. Un poème hermétique, une allégorie romancée ou théâtrale, valent par le référent transposé : l’analogie les a déviés et leur compréhension passe par le décryptage. Enfin, quelque essai suscite des objections qu’il ne prévoit pas, et l’antithèse le détruit.
Ces quatre logiques des effets immédiats de la littérature sur elle-même ne s’enferment pas dans des genres et commandent les réactions du public concerné : le premier s’imprègne, le deuxième coopère, le troisième traduit, le dernier rejette le message, — de l’humeur ou du défi, ou encore de l’égarement (celui des autres en l’occurrence), c’est-à-dire des attitudes les plus offensives de la part de l’écrivain.
75. D’aussi nombreuses personnalités que vous enrichisse la lecture, vous seriez bien inconsistant si vous ne reveniez pas à la vôtre. Les livres doivent s’ouvrir comme des voyages et non comme des exils.
76. Pour celui qui manque et d’imagination et de mémoire, se retirer du monde équivaut à prendre le parti de se taire. Le moraliste a besoin de côtoyer des gens afin de saisir cent occasions de confirmer la personnalité de son regard ; la solitude le priverait de ses sources, — si agréable que soit l’instant de la rupture.
77. A défaut de se concentrer sur lui-même et de braver en son propre nom le public, l’auteur peut encore le défier en allant au-delà du moi, en choisissant l’aventure, l’excentricité, voire l’odeur du soufre, mais incarnées par des personnages connus, dans le passé ou le présent, de manière que la culture ou le journalisme lui serve d’accréditation.