I. Retour aux sources
Il est toujours nécessaire de défendre son choix dès qu’il vous différencie du mieux reçu, ou paraît seulement vous en distinguer. Car l’autobiographie n’est pas si loin d’un roman vrai à la première personne. Encore faut-il pour les confondre que les faits personnels soient de nature à être romancés, c’est-à-dire à s’empreindre de hasard et de mystère, mais surtout d’extraordinaire. La gloire d’autrui sert de caution au mémorialiste ou au biographe. Mais à défaut de justifications telles que la célébrité ou des aventures stupéfiantes, l’autobiographie n’a plus qu’à se couvrir d’un oripeau romanesque artificiel, ou à se draper contradictoirement dans un individualisme sans prestige, ou à se diluer dans un témoignage générationnel.
Pour piquer l’attention, reste la surprise d’une création par l’entente avec les choses, pourvu que nous les traitions en miroirs de nous-mêmes : elles permettent à la confidence de s’abriter sous l’aile d’une poésie raisonnée, dont l’assise matérielle se prête à refléter les différents états d’une personnalité, — favorisant le renouvellement d’un genre nommé par certains confessions parce que la faute s’en mêle toujours plus ou moins…
Les projets majeurs vous sont offerts soudain comme les fruits que leur maturité détache de l’arbre. Leur achèvement est ponctuel, mais il se préparait en vous, de telle sorte que votre amour-propre se félicitait d’un atout que vous ne connaissiez pas. Le sentiment devançait l’intelligence ; une fierté vague attendait sa validation consciente.
Un beau matin, après une nuit aussi ordinaire que tant d’autres, vous rencontrez ce déclic propre à vous rendre le courage que vous n’espériez plus ; vous vous étonnez de ne pas avoir rencontré votre affaire plus tôt, et comme vous apercevez tout l’effort qu’il va falloir fournir, vous vous mettez au travail aussitôt. La passion vous animant, vous allez plus vite que prévu : vous avez à la fois la force de l’accomplissement et la curiosité de l’avoir poussé jusqu’au bout. D’autant plus s’il vous reste peu d’années pour dire l’essentiel, en l’occurrence le plus lointain : ainsi, pour dire adieu, remontez-vous à l’âge où l’on vous apprenait à dire bonjour.
J’ai donc rédigé ces chapitres en deux semaines (quoique je les aie augmentés plus longtemps). Je devais cet hommage à une maison habitée au début de ma carrière ; je disais volontiers l’importance qu’elle avait eue pour moi, mais je ne pensais pas une seconde que j’oserais enfin traiter le sujet à part entière. J’ai durablement porté dans mon esprit ce dont les tortues chargent leur dos, et sans le faire exprès, j’ai imité leur lenteur avant de revisiter le toit d’une enfance prégnante, au prix d’un lourd chagrin. Car l’objet inanimé a une âme : la mienne.
Quand elle ne jouerait ici un premier rôle qu’en qualité d’augure de ma destinée, la maison omniprésente tire l’inspiration vers ces choses dont je parlais d’emblée. Curieusement, l’inauguration du roman chosiste date de ce début des années cinquante où, sans la moindre capacité d’établir un rapport avec la littérature d’alors, j’entrai personnellement dans un univers matériel à la fois symbolique et structurant. L’homme est doublement inventif : il crée d’abord tout ce qui peut l’accompagner utilement, puis, de ce que sa raison a construit ou fabriqué pour le servir concrètement, son imagination s’empare afin de lui adjoindre une fonction psychologique, susceptible d’enrichir par les analogies une cohérence simplement pratique. Là où un esprit sec ne verrait que le volume et la surface habitables (c’est-à-dire le sens littéral d’une lecture réaliste et terre à terre), la fantaisie surprend par sa vision du monde, qu’il n’est pas si difficile d’admettre comme raffinement de vérité dès l’instant que les ressemblances identifiées se rassemblent en un tout, — quand il serait limité (je ne dis pas borné).
Si l’on s’étonne de la minceur de la plaquette, je répondrai qu’il est une brièveté que l’on ne saurait accuser de trahir une incomplétude. Certaines œuvres sont courtes par nature, quoi que l’on tente d’y ajouter ; ce serait une erreur de chercher des allongements spectaculaires ou des additions notables, car ils risqueraient fort de noyer les formules réussies ou la véritable substance. Ce seraient autant de portes de sortie et le gonflement du texte le ferait éclater. L’unique récit de Vivant Denon se limite si nettement à l’aventure d’une nuit que le titre nous en avertit : Point de lendemain. Dans mon cas, la contrainte n’est pas temporelle, mais spatiale. A chaque partie de l’habitation s’attache, non pas une description minutieuse et lassante, mais quelque antécédent d’un caractère, ou une valeur poétique dont le sens intéresse le plus souvent l’écriture telle que je la conçois, telle que je l’ai pratiquée. Je veux donc bien que l’on considère ces pages comme des prolégomènes autobiographiques. J’ai préféré les principes au développement de leurs effets. On peut raconter sa vie pour plaider sa cause ; j’aime mieux me dévoiler pour me comprendre. Du coup, il n’est pas indispensable que je ne manque rien de ce qui m’est arrivé jusqu’au présent, — quand ce ne serait qu’à l’occasion des souvenirs les plus anciens, réveillés au gré des lieux, puisque ainsi fonctionne mon texte.
En général, plus les années passent, plus on a de situations à dérouler, si pauvre que soit l’ensemble. L’autobiographie courante est accessible à toutes les envies d’écrire : la matière ne dépend que de vous et il suffit de suivre le fil du temps. L’exercice séduit par une simplicité qui le discrédite, hélas, si le narrateur n’est pas déjà célèbre, mais expose au soupçon quoi qu’il en soit. Car la sélection reprochée au genre met en doute son honnêteté. Que n’a-t-on pas tu pour des raisons morales ou psychologiques, ou par scrupule esthétique ?
Je ne me flatterai pas d’avoir rencontré des épisodes d’une intensité digne de captiver le public. Au moins échapperai-je à la banalité de la chronologie. Les circonstances initiales m’ont installé dans ce que les philosophes appellent l’étendue, corporellement comme chacun, mais aussi intellectuellement. D’où l’importance du symbolisme qui pousse mes chapitres vers le poème en prose (même si je sais que la poésie ne suscite pas un accueil plus enthousiaste que l’autobiographie et que je conjugue deux inconvénients). D’où, plutôt qu’un récit, cette confiance dans les êtres du domicile primordial pour structurer, selon le déplacement que leur visite commande, la prise de conscience des germes de la grisaille ultérieure, largement introduite dans des pensées éparses avant cet examen ambulatoire, si je puis dire.
La totalité d’une œuvre ressemble à ces conversations dont la liberté nous ramène plusieurs fois à ce que nous n’avons pas épuisé. Quand on reprend un même sujet, il importe de vérifier ce que l’on en a déjà extrait, afin de s’en abstenir ou d’y revenir en ajoutant. Or si les confidences du moi n’ont jamais évité la maison bien-aimée, les précisions ne concernaient guère que l’extérieur. Entrons maintenant en nous-même.