Sagesse

1. Mon adolescence s’était effrayée de l’amour comme d’un trouble ravageur. Avais-je trop bien reçu l’idée classique de nos misères, ou pressentais-je que la perturbation m’atteindrait bientôt à un degré majeur ? Il y avait certainement de l’excès dans mon refus d’une invasion de la durée par quelque instant accidentel, mais je tins longtemps à ce que nulle tempête ne déchirât la trame grise et routinière d’une paix, de toute façon, préférable.

2. Notre carrière psychologique va de l’impatience à la nostalgie, en passant par une avidité opportune, sinon agréée. Car le commencement le plus ancien nous condamne à aimer au-delà de notre âge, et la fin, en deçà. Une déraison toute naturelle encadre la vie.

3. La sagesse instaure une perméabilité entre le oui et le non : elle les affaiblit, séparément ou ensemble. L’emballement de la passion fait place à la retenue funambulesque.

4. Une physionomie vous a rendu fou, mais peut, avant de s’estomper dans la mémoire, vous prémunir contre un autre dérèglement. Ensuite la concurrence des impressions rend superflue l’évocation protectrice ; la sensibilité s’éparpille en faveur d’un équilibre sans conséquence. Le nombre des caresses du vent qui tourne, la variété d’un étourdissant cortège d’amours mineures, ou plutôt de penchants mitigés, du reste sans attente de réponse, entretiennent un vertige salutaire : l’oiseau ne se reprendra pas à la glu ! Dans la solitude paresseuse des battements sanguins au creux de l’oreiller, dans le demi-sommeil du soir, dans le demi-réveil du matin, on ne sait plus de qui rêver. Une pléthore de visages s’annulent ; sous leur pression médiocre s’allège une vaine divagation dont le cours papillonne et ne saurait à qui sacrifier votre liberté. (Après tout, la santé même n’est jamais que la variation de nos maux.)

5. Que mon regard butine çà et là comme les abeilles, disais-je, et tire de plusieurs sources leur contribution à l’idéal, même si le monde semble un peu désert faute d’une grande présence.
  Je dois à Paris ces lieux de perdition vertueuse, où la beauté se multiplie au point que l’œil se disperse et que la focalisation cérébrale est suspendue.

6. Si je réduis le parcours à trois étapes, il y eut ce paradis paternel d’un bord de rivière ; puis dans une banlieue moins éloignée, cet appartement maternel, témoin de toutes mes détresses depuis l’adolescence ; pour finir, il y a cette habitation parisienne, telle que je l’avais entrevue lors de visites dès mon enfance la plus lointaine, et à laquelle j’aspirais comme à la tranquille indétermination du centre.

7. La sagesse ne répudie pas le vagabondage de l’attirance pourvu qu’elle dispense d’un attachement maudit.
  On ne collectionne pas les rencontres comme les objets, car elles ne laissent rien. Ce n’était pas ce vide qui me libérait, mais pendant quelques années, la facilité d’un jeu superficiel, délivré des repères marquants. La vie de patachon a son côté raisonnable. Je découvrais même, après tant d’interdits ou d’obstacles qui l’avaient compromise, que la quête de l’amour pouvait me divertir sans l’espoir d’aucun fruit durable.

8. On gaspille parfois la vitalité de sa jeunesse dans un amour entêté. Plus tard le corps goûte l’épaisseur d’un désir occasionnel. Enfin la tendresse adoucit et rassure les dernières inclinations. Une telle histoire de nos élans vers l’autre descend de l’esprit à la chair avant de remonter au moins à l’étage du cœur, — qui se contente de quelque gentillesse.

9. Au siècle où nous sommes, le Grand Ami ne serait-il que l’inconstant le plus fidèle ?
  Entre la peur d’être adoré et l’ennui de ne plus plaire, l’autre vous épargne les excès du froid et du chaud. Mais que de soins pour gouverner ce juste milieu !

10. L’aimais-je ? Non. Etais-je aimé ? Non plus. Nous le savions parfaitement. Son physique et son état vérifiaient à peu près une prédiction molle, déjà vieille de dix ans, mais je tâchai de prolonger cette rencontre comme la seule possibilité que cernaient tant de défections, c’est-à-dire sans ardeur et sans foi. Je devais lui convenir pour un lien transitoire entre son regret du passé récent et son attente d’un futur plus conforme à ses vœux. Toujours prête à se rompre et néanmoins tenue par les circonstances à renouer de loin en loin, notre affinité placide dura peu, mais beaucoup plus que l’expérience ne m’autorisait à l’imaginer. Nous la vivions de part et d’autre telle une contingence presque absolue.
  Peut-être faut-il seulement s’approcher du bonheur pour ne pas regretter un jour d’avoir trop perdu.

11. L’idéalisme exalte l’amour et le réalisme le désespère. Mais le bonheur n’est pas dans leur mélange.

12. L’amour peut enrager, ou d’être allé trop loin, ou de s’être abstenu. Où fixer la mesure qui ne gâte rien ?

13. Si la jeunesse vous charme longtemps, elle finit par vous amuser.

14. Avec l’âge, la passion devient une espèce de comédie que l’on prolonge par habitude du rôle dont on connaît les limites.

15. De même que la critique littéraire profitait de l’indigence de ma création personnelle, en cherchant l’amour je restais souvent en dehors d’un jeu dont je n’étais que spectateur. Combien de leçons pour moi !

16. Il n’est jamais déraisonnable de nous aviser qu’un idéal trop précis nous assigne abusivement à résider, parce que les empreintes d’un début d’existence n’ont pas valeur d’essence absolue. Un retour aux sources incomplètement connu pour tel fit l’étonnement d’un premier amour ; la sagesse m’a éloigné peu à peu de la hantise exacte comme d’un ensorcellement très facultatif.

17. C’est la dépendance vis-à-vis des autres qui me tue. Quelquefois, au fond de l’abîme, je m’aperçois heureusement que je suis mon seul soutien.

18. La vie semble plus triste dans la jeunesse, car on a trop d’allant pour goûter le repos à défaut d’aventure.

19. Autour du village de ma grand-mère maternelle, nulle abondance d’eau silencieuse et perfide, rien qui ressemblât aux îles séduisantes du père, mais des collines coiffées de saints monuments : j’associe cette campagne à la sérénité. Là-bas l’univers naturellement réglé, les matins de l’enfance, les fraîches routes de la vie ; les haies que les paysans nommaient traces, les arbres gainés de lierre encadrant les barrières des prairies, quelque vif ruisseau, le gravillon mauve et la rosée des bas-côtés. Je respirais à pleins poumons : qu’y aurait-il eu à comprendre alors sinon l’absence de l’absence ?

20. Peut-on être vraiment sage quand on a été bien fou ? Qu’un vieillard retombe en enfance, il ne retrouvera jamais la tranquillité qui précéda l’amour.

21. Je souffre moins de penser l’Amour irréalisable que de m’attacher en vain à un être faussement idéal. La perspective des inconvénients d’un bonheur approximatif me persuade même du confort de l’abstention.

22. Autrefois la trahison (ou du moins ce que l’appropriation mentale dénonçait ainsi) m’affligeait mortellement ; elle me libérerait aujourd’hui, non sans amertume.

23. Si je juge avec le recul que les élus étaient indignes du fantasme exigeant, je ne me reproche pas moins une présomption dérisoire. L’écart se creuse tellement entre moi et tout objet remarqué que le ridicule d’un amour actuel l’étouffe presque dans l’œuf.

24. Rien n’arrive et la vie se sera écoulée dans la solitude… On désespère aussi longtemps que l’on oublie qu’au fond l’on n’a jamais cru au bonheur. L’événement peut-il surprendre le sentiment qui le repousse ?
  Je ferais mentir mon texte si je m’assurais d’avoir enfin trouvé l’amour heureux ; car la suite de mes chapitres, reflet d’un itinéraire plusieurs fois vécu, n’aboutit pas à une joie fondée sur du solide. Face à l’aventure apparemment propice, je crois maintenant dangereux de renier mon livre : n’a-t-il pas eu le temps et les bonnes raisons d’arrêter son parti pessimiste ? A son tour l’écriture influence l’état affectif devenu son corollaire. L’ordre évident s’inverse.

25. L’impartialité résout les antithèses, soit en liaisons ou en équivalences paradoxales, soit en compromis. Cependant elle ne se moque pas en affirmant, par exemple, qu’une complicité dans la dispute en fait une espèce de bonheur ou que l’habitude de la querelle avec certaines personnes finit par nous les rendre aussi indispensables que l’amitié.
  Il est entendu que les provocations de l’esprit juste n’outrepasseront pas la justesse dans la provocation.

26. D’une stricte verticalité et du même jaune divin qui l’effacent sur les montants du trône, le glaive de la Justice du tarot n’aura pas à sévir, c’est-à-dire à choisir : le fléau de la balance est parfaitement horizontal, les forces antagonistes s’équilibrant sur les plateaux.

27. Je m’applique souvent à perdre la raison, mais il faut toujours qu’elle revienne une heure après. Les provinces maternelles du centre tempèrent chez moi ce que l’Armorique a mis de plus fou.

28. Dans le délire, on oublie ses compétences, mais elles renaîtront pour un nouveau progrès.

29. Quoique j’aie perdu beaucoup de temps à rêver, je m’en suis trouvé plus apte à me hâter pour l’urgence.

30. Bizarrement, on a joui de certains rêves qui semblent des cauchemars au réveil.

31. La vie ne s’enchaîne pas si mal. Le travail, m’ayant tenu à distance des plaisirs mortels, différa une dissipation prudente ; en m’évitant la suite d’une étude qui m’aurait rendu fou, elle favorisa la délectation scripturale.

32. Ne faut-il pas être assez fou pour oser voir clair en soi ?

33. Il n’est pas déraisonnable d’aller jusqu’au bout d’une folie quand son achèvement lui donne raison.
  Un homme de raison n’est pas incapable de folie, mais il mesure l’avantage qu’il en tire.

34. En tous domaines, la patience subit parfois des bouleversements pour revenir à l’état ancien, à peine corrigé.

35. Tel, en critiquant quelqu’un, peut vous donner l’envie de faire ce qu’il désapprouve, en restant à l’abri du repentir.

36. Après la disparition de ceux qui tâchaient de vous raisonner, l’on devient sage par peur de soi.

37. La légèreté par calcul est habile ; le calculateur par légèreté n’est pas fiable. Sans hardiesse, on n’agit pas pour savoir ; sans prudence, on ne s’informe pas pour l’action. Sans contentement, on ne vit pas pour durer ; sans espoir, on ne dure pas pour vivre. Combien de cartes, dans le grand jeu de la psychologie, pourraient être lues ainsi : à l’endroit, puis à l’envers !

38. On peut être tolérant par indifférence ; ou ne devoir qu’à sa mollesse d’être quelquefois patient ; ou écouter des mensonges avec bienveillance pour occuper sciemment son oisiveté. La disposition sociable se nourrit d’une faiblesse.

39. Dans cette économie nouvelle où l’emploi repose sur une qualification très sélective, il faudra bien que la valeur des uns contribue aux besoins des multitudes laissées pour compte. Cette société conjurera son risque d’explosion par le dédommagement de l’inactivité quasi fonctionnelle d’une classe très étendue, dont la consommation conditionnera toujours la production. Une méritocratie de droite suscitera par intérêt une assistance de gauche.

40. Faut-il désespérer l’homme pour l’élever ?

41. La sagesse est l’affaire des plus timides, encore que, poussés jusqu’au paroxysme, le doute et la modestie soient périlleusement inversables en confiance et en présomption.

42. On peut s’accomplir dans la médiocrité et sortir satisfait de son rôle.

43. On ne se console du temps écoulé qu’avec l’assurance de l’avoir vécu nécessairement, — même mal.

44. Si parfois il importe de considérer comme un bien le mal indispensable, le sentiment d’un mal à propos du bien obligatoire est-il toujours diabolique ?

45. Songiez-vous que les torts de ceux qui ne peuvent plus vous nuire, vous serviraient contre d’actives hostilités ?

46. Certains malheurs arrivent juste à point pour ne rien vous coûter. On les provoquerait, si c’était possible, pour s’en débarrasser sans frais.

47. On a souvent la chance d’avoir de la malchance, — ou réciproquement.

48. Les règles du jeu social changent si souvent que nos imprudences peuvent avoir fait office de précautions, — ou vice versa.

49. Une égalité revendiquée dans les principes peut commander une identité dans les faits, — fût-ce entre des contraires ! Une parité légale aidant ou suivant le phénomène, l’homme se féminise et la femme se masculinise.

50. Les chefs qui gèrent la défaite, ne sont peut-être pas moins admirables que les orchestrateurs de la victoire.

51. Les partis politiques modérés se sont tellement influencés les uns les autres qu’ils ne sont plus séparés que par des nuances : d’où l’insipidité des discours et la vanité des querelles.

52. Le fonctionnement de l’économie moderne requiert l’offre du superflu aussi fortement que le besoin corporel, sa satisfaction élémentaire.

53. La technique réalise ce que la Nature pourrait mettre encore des millions d’années à produire, si toutefois elle jugeait la demande naturelle… Voilà le problème. L’apport humain accélère-t-il un élan sauvage auquel il participe, ou relève-t-il de l’artifice, prématuré dans l’équilibre général ou par rapport à notre propre adaptation ?

54. La pluie sur la verdure, le soleil à travers les branches dénudées, représentent des anomalies si douces dans les saisons extrêmes !

55. Le silence n’exclut pas les bruits que l’on n’entend plus, par habitude et non par surdité. L’indifférenciation est la sœur de l’indifférence heureuse.

56. La préposition a quatre lettres et deux homonymes. Elle ôte avec regret, ou par fermeté, ou par précision. Mais niée de près ou de loin, elle ajoute ce que l’on allait inconsidérément écarter ; aussi le discours du sage ne fera-t-il pas sans.

57. Les vieillards sont à la fois plus fous et plus sages.

58. Il est sage d’être un peu fou pour ne pas devenir fou d’être trop sage.
  Une sagesse heureuse exige un brin de folie, et le fou, pour goûter son état, doit être un tantinet sage.

59. Dans ses plus larges concessions à la folie, ma raison fut une dormeuse gardant un œil ouvert.

60. La folie peut avoir des habitudes, des règles, voire des institutions et des fêtes lui donnant le confort existentiel des citoyens rangés.
  La régularité sacralise la dissipation. Les adeptes d’une grande sauterie dominicale s’en seraient voulu d’avoir manqué leur messe.

61. Certains vous reprochent de ne pas être allé jusqu’au bout de la débauche, comme d’autres vous font grief de ne pas avoir épuisé la voie du sérieux. Il faut au moins avoir essayé les deux directions pour ne pas regretter d’avoir ignoré la moitié de l’existence.

62. Debout au centre d’un tableautin de Martin Domicents, la lectrice se distingue sur un mur grossièrement plâtré, mais lumineux : c’est dire l’orthodoxie du livre. Du côté gauche, assis au coin de l’âtre infernal, une pipe à la main, le frère (ou l’époux) écoute d’un air contrarié. A droite le père est recueilli, en face d’un chien attentif, doué de la fidélité des pauvres d’esprit ; à l’entrée du couloir dont la fenêtre, au fond, montre un ciel bleu paradisiaque, une table porte une cruche et un linge blanc, marques de la pureté méritoire. Beau contraste. Mais peut-on se passer de feu ? Pas plus que d’eau.

63. Les débats de mœurs me laissent perplexe : la vertu a raison, mais le vice n’a pas tort.

64. La folie de la sagesse est de vouloir se répandre. La discrétion fait la sagesse de la folie.

65. Les fous ont-ils assez de raison pour trouver fous ceux de leur espèce, ou ne les jugent-ils que dans l’optique de leur folie ?

66. Je suis de ces fous qui savent que les autres les regardent comme tels.

67. Pour conduire ses desseins, il ne faut jamais s’offusquer d’être pris pour un fou.

68. Les plus fous pour eux-mêmes sont quelquefois les plus sages pour autrui.

69. Dans cet état intermédiaire entre la veille et le sommeil, il nous arrive de demander à la raison le dénouement heureux d’une vision morbide ! Nous l’impliquons dans un rôle trouble pour nous secourir, avant qu’elle n’ait toute liberté de ridiculiser nos fantasmes. La sagesse a dû se compromettre afin d’arrêter la folie.

70. Il paraît moins déraisonnable d’agir sciemment en vain quand la prudence veut être justifiée.

71. La sagesse ne gère les conséquences des actions litigieuses qu’en entrant plus ou moins dans leur jeu.

72. Toute société qui ne se fonde pas sur un égoïsme intelligent, court à sa perte.

73. Le sens politique ne se conjugue exclusivement ni avec la vertu ni avec la corruption ; il se situe entre la raideur des principes et la complaisance des mauvais arrangements.

74. On peut se moquer de la diversité politique française comme de nos multiples fromages. Ses composantes fondamentales (pour ne parler que des premières dichotomies) n’en contribuent pas moins à la bénignité du modèle ; car la contestation affaiblit les engagements officiels de l’intérieur et sape leur éventuel totalitarisme. Il est d’ailleurs aussi difficile de se dire tout à fait de droite ou de gauche que de renoncer personnellement à une part de soi. Le choix d’une tendance reconnue a l’effet d’une mutilation ; au mieux il se justifierait par le souci d’un rééquilibrage des pièces sur l’échiquier national. L’électeur ressemblerait alors à Dieu, humiliant l’homme s’il se vante, et venant en aide à l’ostracisé. Fort heureusement, un bon sens supérieur à tous les intérêts partiels peut obliger le pouvoir à suppléer un absent : la Révolution restaura l’action défensive après avoir détruit l’aristocratie.

75. Nos partis discutent sans que l’on puisse les raisonner ; si le compromis se fait, l’événement (pression violente ou scandale discréditant) le produira.

76. Le législateur ne saurait prévoir ce que sa loi deviendra dans la pratique ; les autorités butent sur l’interprétation des ordres ou sur l’inertie des exécutants, — comme s’altèrent les langues répandues par quelque domination. Si la liberté doit souffrir, du moins elle se félicite que la radicalisation échoue.

77. Une culture inefficace dans la concurrence internationale doit fatalement se remettre en cause : sans doute s’agit-il de composer avec les modèles vainqueurs, de se tenir à mi-chemin de l’exception et de l’assimilation.
  Quoique les Français rechignent aux évolutions, ils s’y trouvent conduits par leur manque de gravité : par un maladif oubli d’eux-mêmes.

78. L’unité européenne n’aura de bon que d’ôter aux Etats le droit de nuire à leurs administrés. Il en naîtra probablement d’autres inconvénients.

79. Le monde a tissé tant de liens que l’inimitié politique doit faire des concessions à l’amitié commerciale.

80. Les plus nobles causes passent par l’imbécillité qui les proclame ou les concrétise.

81. Une éducation n’entravant ni les défauts ni les qualités du naturel serait-elle si mauvaise ?

82. La sévérité vous expose au risque de perdre la face quand on refuse de vous obéir. Un zeste de badinage atténue la défaite ou contraint par la surprise.

83. Tel rogne sur le nécessaire pour s’offrir le superflu et vit pauvrement avec les apparences de la richesse.

84. La vie dans les beaux quartiers donne une illusion de réussite malgré la solitude et toutes les médiocrités. Ainsi des mendiants dorment sur les trottoirs chics : l’ambiance les rassure-t-elle ?

85. Les ennuis nous dévorent ; leur absence nous ennuie. La sérénité place le point juste entre l’inquiétude et le sentiment du vide.

86. La vraie vie était devant moi, ou réservée aux autres ; elle ne m’appartenait jamais. J’ai assez vécu pour être aujourd’hui assuré que le bonheur ne me concernait pas. Puissé-je avoir eu raison de croire que les lourdes infortunes ne m’étaient pas destinées davantage ! Jusqu’ici les terreurs n’auront pas eu plus de suite que les grands espoirs.
  Semée de malchances, mais non de catastrophes, une existence reste moyenne.

87. Entre le rose et le noir, une tristesse homéopathique s’attend aux déconvenues.

88. Un optimisme subjectif complète un pessimisme objectif : celui-là aide à vivre, et l’autre, à penser.

89. Superstitieux de caractère et païen de culture, catholique par nostalgie d’une France providentielle, mais tranquillement libertin, j’ai le plus souple des esprits en matière de foi ou d‘incroyance.

90. La vertu n’a aucun mérite quand elle ne résiste pas à quelque vice.

91. La passion de la vertu n’est pas sage ; l’oiseau de Junon, figure de l’engagement conjugal, ne saurait s’élever. Les infidélités de Jupiter ne méprisent pas les incarnations terrestres, et cependant l’aigle du maître du Ciel prend de la hauteur.

92. La vertu aimable est un oxymore que la sagesse peut agréer, mais que le sens du devoir suspectera légitimement d’être l’antichambre des vices.

93. Nous nous effrayons d’autant plus de la folie des autres que nous ne sommes pas sûrs de notre part de sagesse.

94. La prudence évite au moins le surcroît de malheur auquel il est raisonnable de ne pas se résigner.

95. Les gens calmes s’accordent mieux que les exaltés, car dans la passion la surenchère est inévitable.

96. Le progressisme soutient la demande et l’emploi ; le libéralisme, l’offre et le développement. Mais seule une politique double est réaliste.

97. Faute d’avoir su à la fois protéger et stimuler, l’Etat s’est rendu indigne d’un rôle économique et a laissé le champ libre à des employeurs sans scrupules.

98. A moins que l’on ait à déplorer le prix qu’il en coûte, on est forcément vengé de toutes les inepties du monde.

99. La claironnante idéologie de l’ouverture et de la matérialisation est ruinée par la dette et l’insaisissabilité des sources fiscales.

100. On ne peut encore dire si l’Europe nous délivrera d’elle-même à force d’autoritarisme à contresens.

101. Vivre de la prodigalité temporaire des pays importateurs, sans sacrifier des coûts compétitifs à l’élargissement de la consommation intérieure, diminue déjà la croissance des nouveaux empires et promet de rééquilibrer les économies. Est-ce que l’art de s’appauvrir avec bonne conscience ne s’achoppe pas à l’imminence de la faillite, et le mépris de la main-d’œuvre, à de moins rampantes servilités ?

102. Il arrive un temps où le déclin est une maladie si profonde que tous les remèdes proposés sont néfastes. Il ne reste plus qu’à compter sur la régression des prédateurs. Car l’homme est si fragile qu’il ne faut jamais désespérer du délire ou du sabordage de nos adversaires les plus redoutés.

103. Si l’intrigue l’emporte trop souvent sur le mérite, la faveur instituée, à court d’avantages, multipliera les dupes et se discréditera.

104. La méchanceté explique bien des malheurs, et ces châtiments, quand leur démesure ne se justifierait pas, n’excusent jamais leur cause, ni avant ni après.

105. Comme les Enfers ont leur Phlégéton, l’Histoire enferme dans ses blâmes les funestes gredins et les dangereux crétins, — auraient-ils été encensés de leur vivant.

106. L’action se retourne souvent contre vous, même la plus judicieuse.

107. Que l’échec soit corrigé au moins par un aspect positif, inattendu, ne dédommage pas de perdre le contrôle des événements.

108. L’enflure est rattrapée par l’insignifiance.

109. Les endettements énormes des Etats sont si répandus, on les tolère, — que dis-je ? – on les encourage depuis si longtemps qu’ils finissent par sembler aussi indifférents que des distances astronomiques.

110. On se réconcilie tout doucement avec certains morts.

111. L’ampleur de nos infortunes se mesure au délai qu’exige la capacité d’en rire.
  Nous pouvons sentir le comique d’un pessimisme intégral et ne pas verser dans l’optimisme.

112. Un cas est parfois si désespéré qu’il lasse la pitié.

113. On déraisonne maladivement dans l’autodestruction ; on est fou à plaisir dans une grande construction, mais on n’est pas beaucoup plus sage.

114. Chimère : composition que l’on aimerait rapprocher des compromis équilibrés si son caractère fictif ne la tirait pas vers la folie.

115. Les inconvénients de certaines conciliations ressemblent à la zone d’ombre et de danger que peut couvrir la double commodité d’un enjambement de la voirie.

116. Faut-il être accusé à tort pour être sûr d’avoir raison ? En tout cas le choix que stimule sa contestation, vaut mieux que leur combinaison branlante.

117. Ne rien dire, ne rien faire d’irrattrapable ; ménager les possibilités de l’avenir… Et cependant l’empêchement du choix est si malsain que l’impulsion l’emporte, ou le réalisme !

118. Logiquement, j’aurais dû préférer l’automobile au chemin de fer, la liberté à la dépendance. Ma mère n’avait jamais voulu apprendre à conduire ; elle se plaignait de la distance jusqu’à la gare et de l’insécurité de ses retours ; elle finit par ne plus supporter un domicile mal desservi. Bien que fixé affectivement au père et très attaché aux maisons individuelles, plus ou moins isolées, je n’ai jamais opté pour le volant. Je me souviens d’un jouet : d’une voiture bleue que mes jambes ne parvenaient pas à ébranler sur la mignonnette du jardin. Un peu plus tard, je passais les vacances à varier la géométrie du circuit de mon train électrique. Cette miniature, glissant toute seule sur des parallèles, m’offrait l’image de la facilité dans un microcosme que j’ordonnais à ma guise. Bref, le mode de transport de la mère, d’un sur-moi urbain, ami des liaisons commodes, s’imposa au moi hors des rails…
  Je suis redevable au train de m’avoir relié à Paris, tel un cordon ombilical, pendant quinze années d’exil professionnel. Mieux qu’une route, plus ou moins praticable en hiver, le simple aspect de la voie ferrée quand j’attendais l’express sur un quai provincial, semblait déjà me mettre en contact avec ma destination, et en sens inverse, je demeurais parisien tant que je n’avais pas quitté le wagon. Le mouvement avivait l’intellect, les stations traversées à grande vitesse chronométraient le travail que je m’obligeais à avoir fini en arrivant. La cadence du train ne soustrayait aucun temps à l’étude et sa sécurité me fournissait le moyen d’endurer le rituel d’une carrière.

119. Je suis plus volontiers le char du Soleil que je ne vais à sa rencontre : en cela au moins, j’entre dans le mécanisme dominant. Je marche avec délice vers le fond occidental de la rue Saint-Honoré.

120. Faut-il saluer le changement ou privilégier de vieilles valeurs ? On n’est pas sûr du progrès dans le premier cas, ni de la pérennité dans le second. C’est un mouvement qui vous entraîne sans but, ou un ancrage qui vous retient sans garantie.

121. La durée des problèmes devient souvent leur solution, et le temps dénonce plus d’une question dépassée.

122. Au bout du compte, le libéralisme, si jaloux de l’indépendance des entreprises, a causé l’alourdissement de la pression fiscale suppléant le manque à gagner dû à la redistribution planétaire, tandis que l’idéologie de la fraternité, non moins favorable à la mondialisation, doit se résoudre à la diminution de tout l’ « acquis social ». Naufrage de deux façons.

123. J’écoute deux radios : l’une ne parle que d’enquêtes judiciaires et de financements publics ; l’autre, que de cotations et de réussites personnelles. Celle-là m’a réveillé par la peur ; celle-ci me ranime par l’agacement. En changeant de station, il me semble que je passe dans un autre pays. Le choc des tendances incline à la neutralité.

124. L’anéantissement serait une frustration ; la légèreté du sage le libère. Elle est faite de rupture, de distance et d’effacement.

125. Le mépris du monde vous vient avec les années ; jeune, vous vouliez tout refaire, et qui plus est, en oubliant que l’on aurait cette envie après vous.

126. L’arrivée des vacances nous fait sentir la vanité de notre état et de nos fatigues reconnues. D’autres contraintes, celles du tourisme, divertissent la plupart. Car la société qui ne nous lâche jamais d’une semelle, nous invente toutes sortes de loisirs commercialisés.
  Nuit silencieuse, moins distrayante que les bruits du jour, rappelle-nous combien nous aurions tort de prendre au sérieux et les devoirs et les dérivatifs.

127. La vie n’est qu’un jeu auquel on perd le plus souvent et, quelquefois, l’on gagne ; mais rien ne compte vraiment, ni le gain ni la perte.

128. Nous devrions remercier le temps qui nous tue, car nous ne passons notre vie qu’à tuer le temps.

129. La sérénité élargit cette minute où la passion est capable de rapporter la valeur de son objet, soit à l’indignité de ceux qui en jouissent ou s’en réclament, soit à l’éternité qui l’écrase.

130. La sagesse n’est pas de ne rien avoir (ce serait déjà la mort), mais de se passer mentalement des choses à notre disposition.

131. Dans mon jeune temps, j’aspirais à la lumière de la réputation ; quelque gloriole me flattait. J’existais trop pour autrui ; je nourrissais trop de mauvaises pensées. En prenant congé de la compétition sociale, la vieillesse rend à l’individu le droit de se définir et de s’évaluer seul.

132. Je connais assez mes défauts pour n’attendre aucun profit des jugements perspicaces, ou pour ne pas me vexer des critiques impertinentes.

133. Un sain amour-propre se prévaut d’une lucidité qui nous estime sans ménagement.
  Je suis tellement sévère que, si l’on m’admirait en quelque chose, je n’oserais m’en glorifier.

134. Dans un climat de cupidité, les honneurs valent surtout ce qu’ils rapportent. Or l’écrivain contestataire fait une œuvre trop singulière et trop critique pour que l’audience soit monnayée, quantifiée par une valeur sociale. Plairait-elle, une littérature en marge doit presque rompre avec l’argent.

135. Si la géologie détermine l’âge des terrains en profondeur, la chronologie de nos séjours date les aires de la surface.
  Retourner dans un endroit où nous avons vécu ? Est-ce que l’eau remonte vers sa source ?

136. Il faudrait changer de maison assez souvent pour couper court à l’évocation des souvenirs, bons ou mauvais, aux regrets ou à l’aigreur. Pour alléger le présent, on ne devrait jamais prendre le temps d’avoir un long passé dans un lieu. Que l’on déménage ou que l’on remanie seulement son décor, une vie nouvelle s’ouvre, même si  elle ressemble à l’ancienne. Comme on ne s’en aperçoit pas tout de suite, cet intervalle réserve une certaine liberté.

137. La mémoire des autres nous conserve avec nos délires d’autrefois ; si d’aventure nous rencontrons ces témoins de nos anciennes passions, nous reconnaissons aussi mal notre personnalité réinvestie que les visages dont les propos sont décalés.

138. Avez-vous quitté vos passions, ou vos passions vous ont-elles laissé ? Dans le premier cas, vous avez été sage délibérément ; dans le second, naturellement.

139. Une émotion de jeunesse vous paraît plus tard une simple curiosité du comportement humain. Être guéri de la vie, ce serait n’avoir plus d’autre passion que celle de comprendre tout ce qui vous agitait.

140. On ne refait pas sa vie ; mais on imagine aisément les charnières sur lesquelles auraient tourné d’autres portes…
  On érige en nécessité le hasard de ses commencements, — jusqu’au doute qui ramène au pur hasard cette tracassante nécessité.

141. La société présente des contraintes même dans ses bienfaits. De toute manière le vrai bonheur ne ferait pas partie de ce qu’elle donne.

142. La quête du bonheur procède par élimination. Qu’en reste-t-il, au moins, sinon le plaisir d’une triste conviction ? Mais on mesure alors le bonheur que l’on a, de ne vivre qu’une fois.

143. Une existence accomplie n’est pas tenue de réussir, mais d’épuiser toutes ses chances. Le meilleur serait le succès ; mais le pire, de ne pas avoir exploré toutes les voies de l’échec. Il faut donc se relever jusqu’à la dernière chute, celle qui tranquillise l’esprit, et se louer d’une négation rassurante.
  La certitude négative peut conditionner une affirmation de la quiétude.

144. Il est possible en mourant jeune que l’on emporte déjà du monde une idée juste ; mais on se sera arrêté sur une image inexacte, trop puissante, de sa propre vie.
  Le désespoir de la jeunesse est excessif parce qu’il n’a pas évacué tout espoir ; plus calmement, le sage désespère par expérience.

145. La constance de certaines déceptions autorise la vieillesse à ne pas se plaindre qu’il soit trop tard pour les démentir.

146. Une fois avéré, le non-sens a une signification, — qui fonde le détachement. Encore faut-il avoir vieilli pour en arriver là, de telle sorte que le point de vue paraît relatif.

147. On parvient sincèrement à ne plus vouloir ce que l’on n’a pu obtenir, — sans acrimonie, ni même par indulgence envers soi, mais grâce au contrepoids naturel de l’harmonie intérieure.

148. On se débarrasse d’une pesanteur dommageable en cessant d’agripper tout ce qui vous environne.

149. Qu’il soit empirique ou transcendantal, le résultat ne vaut pas un profond engagement. Sans aller jusqu’à la clochardise, passons avec la légèreté du Mat et dans un monde abominable imitons le Voyageur de Jérôme Bosch.

150. Le charme d’une résidence doit beaucoup à la possibilité d’en sortir.

151. Cueillant des mûres noires sur les haies d’un sentier, la sagesse porte déjà le deuil de son goût, non dans la perspective de l’anéantissement, mais parce que la contestation ou l’usure du plaisir ne souffre qu’une halte.

152. La conduite de plusieurs passions les privilégie tour à tour et passe de l’une à l’autre par saturation. Tourne leur manège : on ne sera l’esclave d’aucune !

153. Une rotation de passe-temps consacrés à la beauté, opaque ou diaphane, ménage nos élans, comme l’assolement, la fertilité du sol.

154. Les passions nous entretiennent, comme les nourritures, à condition de varier.

155. L’obsession de donner un sens à sa vie, même des plus intimes, la prive de tous ceux qu’elle pourrait tenter d’avoir, mais sans s’obstiner. Car la mobilité nous préserve aussi du gouffre d’un unique pari perdu. La dispersion de l’énergie fait mener une existence moins étriquée, moins téméraire, — quoiqu’elle n’assure pas d’avoir tout essayé au bon moment dans chaque domaine…

156. Le bonheur n’est qu’un instant à saisir : même sans l’avoir fait, on doit convenir qu’il serait maintenant caduc.

157. Il faut se tenir prêt à partir, si peu que l’on soit arrivé en quelque chose.
  La sagesse veut des pensées qui ne s’installent pas.

158. Longtemps après, on minimise l’importance d’une bonne part du vécu ; voire on s’étonne de quelques passages…

159. En dépit des serments, des promesses ou des projets, on n’a que des relations circonstancielles, de toute façon. De ces affinités partielles et passagères avec autrui, il convient d’user comme de simples occasions.
  En dehors de chez soi, on est le familier de bien des gens qui disparaissent de votre horizon sans que l’on y pense.

160. Où qu’il soit sur la planète, l’homme ne marche jamais qu’au bord de la Terre : tenons-nous à l’orée de tout, — non par superficialité, mais par prudence. Alexandre avait vainement poussé ses conquêtes en Asie ; Rome établit durablement un empire côtier.

161. Je préférerais peindre la vue générale d’une ville plutôt que l’une de ses rues. Perchée sur un escarpement et visible d’un vaisseau, ou posée sur une eau abritée, ou longée sur l’autre rive d’un fleuve, ou s’ouvrant par deux arcades au bout d’un pont, ou cachée derrière son rempart, ou reflétée par une façade de verre, ou contemplée d’une éminence voisine, ou dominée du sommet d’une tour, ou survolée en aérostat, l’agglomération est-elle évitée ou quittée, ou au contraire attirante ? Justement, dans ces profils urbains, réels ou représentés, j’aime l’ambiguïté d’un lien maintenu quoique je ne me sente pas concerné.

162. En touchant à tout au gré de ses lumières, l’esprit gagne au moins de couper aux parties ingrates des systèmes qu’il se contente d’entrouvrir sans dessein professionnel. Encore la connaissance plus approfondie doit-elle admettre sa marginalité avant les stades suivants.

163. La Vérité est un soleil au noyau noir : plus on la creuse, moins on y voit clair.

164. Le monde est poisseux, à manier du bout des doigts avant de s’essuyer vite les mains.

165. Je fais à peine tout ce que je fais, mais ne cesse de le faire, et ce peu que je parais faire, finit par beaucoup faire…

166. La vie est à prendre comme une conscience éphémère des événements terrestres ; l’idée d’être acteur au-delà d’un enrôlement forcé dans une mécanique générale qui nous dépasse, a aussi peu de chance de se réaliser qu’un billet de loterie. L’aventure humaine ne mobilise en nous que des figurants. Témoignons donc sans nous impliquer.

167. Je ne me suis qu’approché de l’esprit et du corps, mais assez pour m’apercevoir de l’inutilité d’un engagement total.
  Toute entreprise menée avec trop d’ardeur vous interroge bientôt sur votre santé mentale.
  Mieux vaut mettre ses occupations sociales entre guillemets, ses passions personnelles entre parenthèses et son avenir en points de suspension.

168. Les passions nationales défilent sur mon boulevard : je n’en suis que le regardeur. Et les cortèges eux-mêmes paraissent se contenter d’un rituel scénique. Avec ses torches fumeuses, la révolution est réduite au simulacre.
  A la manière dont le désir rusé se conduit à l’égard de l’enviable, il arrive à la sagesse de mimer l’évitable, mais pour le conjurer.

169. Après des décennies de soupirs et de vœux inexaucés dans une identité continuellement à l’épreuve, vient le temps de la respiration légère, de la distanciation théâtrale.

170. Rien qu’en se demandant si c’est bien sur soi que tombe l’accident, on relâche un peu l’abrutissante obsession.
  Penser l’amour sans aimer, la vie sans la vivre, toutes choses sans leur réalité adhérente, se placer en simple observateur de ses fortunes, bonnes ou mauvaises.

171. On n’a jamais été l’auteur de son parcours existentiel ; on en est plus ou moins péniblement l’acteur ; on en devient sagement le spectateur.

172. Peut-être raconte-t-on d’autant plus volontiers son histoire que l’on s’est distingué du héros. La voix qui parle appartient à un autre.
  Le dédoublement du défi enferme dans une image ; celui de la sagesse permet d’en sortir.

173. Ne s’immerger naïvement dans aucun groupe, ni familial, ni professionnel, ni autre : très tôt cette prévention s’est imposée à moi, avant de devenir un impératif.

174. Je n’ai jamais accepté de bienfait qu’avec la conviction qu’il m’était dû, ou la faculté de payer de retour. Le souvenir d’être redevable hypothéquerait ma liberté ; ma gratitude se veut légère.

175. Les automates ont l’avantage de rendre le service tout en supprimant son exécution vivante. On peut croire que les robots se multiplieront, non seulement pour épargner à l’homme des tâches ingrates, mais aussi pour le délivrer de son semblable ! Au XVIIIe siècle déjà, on écartait les domestiques par l’usage de « serviteurs muets », ou, — comble du luxe, — le parquet s’ouvrait pour laisser remonter de la cuisine la table toute servie. Le règne actuel de la communication indirecte, préférée au contact réel même quand il est possible, ne prouve-t-il pas un souhait généralisé de garder ses distances ? Les mille artifices de la vie future permettront toujours plus de prendre l’autre avec de longues pincettes. Malgré mon béotisme technologique, j’avoue ma complicité.

176. La présence physique de nos interlocuteurs s’efface dans toutes nos démarches. L’adresse électronique est seule accessible. Dans le meilleur des cas, nous disposons d’un numéro de téléphone ; mais après plusieurs choix, on ne nous offrira peut-être qu’une information vocale en guise de dialogue. Un au-delà bancaire, administratif ou commercial aura délivré son message désincarné. On pourrait presque dire que la vie est un songe !
  Plus que jamais une extériorité nous éloigne des autres. La technologie nous retient sur leur seuil, mais au fond l’envie d’entrer est de moins en moins partagée… On correspond de telle sorte que l’on ne se voit, ni ne s’entend, ni ne se connaît : à quoi bon compter ses amis fantômes ?

177. Un amour-propre borné nous intéresse trop à des affaires qui nous font perdre notre temps. Nous nous laissons trop aller à défendre des positions « pour le principe ». Franchement, qu’est-ce qui nous regarde ?

178. Après maints déboires, on ne se fie plus à personne, ni par espoir, ni par feinte, ni par négligence. On ne jure pas non plus de ce que l’on ose encore attendre de soi.

179. L’humoriste regarde l’humanité comme le plongeur verrait des poissons par la lunette d’un scaphandre. Il nage dans un milieu dont il s’isole en même temps.

180. Comment ne pas sourire d’une société si cacophonique ? Face au déchaînement agressif de maintes folies, l’humour proteste à bon droit.
  La plaisanterie par l’absurde, même à propos de sujets sérieux, les désembue d’un souffle dogmatique, et les diverses « valeurs » ont été tellement bafouées par les explosions du naturel ou déshonorées par les reptations de l’hypocrisie qu’un discours quelque peu désinvolte protège d’une excessive crédulité.

181. Un registre grave heurte par la prétention, surtout s’il corrige un égarement ; la mauvaise humeur est belliqueuse. L’humour se montre plus sociable, d’abord à l’égard du locuteur qu’il détend, d’autre part envers le destinataire auquel sa modestie n’assène même pas l’invocation du bon sens.
  Tirer le non-sens du sens est le propre du sceptique, et le non-sens risible du non-sens oppressif, l’affaire de l’humoriste.

182. Quitte à nourrir des jugements erronés, je suis enclin à me moquer aussi de ce que je crois.
  L’humour est la conscience de toute conscience.

183. Pour amuser irrésistiblement et n’être suspect d’aucun parti-pris, l’humour doit paraître involontaire, et l’humoriste, en retrait par rapport à l’amuseur. 

184. La règle est de fuir un genre de vie excluant tous les autres ; ainsi, jusque dans les occupations les plus librement choisies, de réclamer sa liberté.

185. La vraie liberté exige que l’on ne fasse rien d’irréversible, quitte à se contraindre aujourd’hui pour ne pas être piégé demain ; que l’on sache prévoir même ses revirements.

186. L’égaré, prenant conscience, change aussitôt de direction, — dût-il se tromper encore. Le sage poursuivait son chemin, mais libre envers soi et prêt à admettre qu’il s’était mal orienté : il ne foncera pas tête baissée d’un autre côté.

187. On se sent anéanti à l’idée culpabilisante que l’on n’a rien fait d’une liberté préférée à quelque esclavage accaparant ; mais pour la sagesse le creux est le motif du plein qui le relaiera.

188. Une indigente assimilation gaspille tout ce que j’absorbe. Mais cette légèreté anabolique n’a pas une pareille aussi constante sur le plan existentiel.

189. La vie est un long cheminement vers l’abstention sélective. A l’annonce d’une maladie mortelle, il est urgent de trier vos passions. Quelle est donc la plus digne de vous ? Que vos persiennes filtrent le soleil dont la pleine lumière aveugle ceux qui ont le temps de choisir !

190. Si usées qu’elles soient et si peu d’ardeur qu’elles recueillent, nos vieilles intentions n’en sont pas moins les meilleures à conduire jusqu’au bout, quand il n’est plus l’heure de nous lancer dans des entreprises que nous n’avons même pas mûries en notre inconscient.
  Nous avons parfois si justement conçu nos projets qu’après l’hostilité des événements, ils demeurent irremplaçables, — tout en n’étant pas plus sacrés.

191. On a pu s’entêter dans des voies dont on a maintenant assez l’expérience pour les juger impraticables. Mais on persiste sceptiquement, par goût de la quête… Dans ces instants où nous sentons l’inanité de tous nos soucis, l’horreur du vide nous empêche d’ailleurs de les bannir.

192. Vivons moins intensément nos ennuis pour leur mieux survivre.

193. A force d’expériences analogues, les autres paraissent interchangeables ; on les excuse plus facilement dans un mauvais rôle.

194. J’obéis encore à mes passions, mais avec assez de froideur pour être à l’abri des sottises.

195. Il m’a souvent suffi qu’un autre réagisse avec trop d’enthousiasme sur un de mes centres d’intérêt, pour relâcher à l’instant mon propre attachement.

196. On n’est pas détruit par un manque de motivation croissant tant qu’il importe à l’examen de soi.

197. Comme il faut autant d’énergie pour s’attrister que pour s’exalter, les ans nous assagissent en nous affaiblissant.
  L’héroïsme moral est une posture, mais rabaisser le désir à ce niveau où cesse la tyrannie du besoin, constitue déjà une grande victoire, — quand elle serait due à notre progression descendante.

198. L’insomnie ou le cauchemar est à la vivacité des passions ce que le sommeil paisible est à leur maîtrise. Une calme traversée de la nuit révèle notre sagesse, comme sur la barque des morts la résistance de l’âme aux assauts des démons…

199. La paresse éloigne des plaisirs tandis qu’un plaisir tient à cette paresse.

200. On s’approche un peu du bonheur en n’ayant plus assez de fougue pour courir après un tas de choses.

201. Quelle est cette langueur qui a substitué la manifestation à l’insurrection et quelques affrontements sportifs à la guerre ? Est-ce la sagesse des peuples millénaires, tournés finalement vers les exutoires, ou un effet du climat ?

202. La meilleure réponse à l’offense est souvent de feindre sa négation.

203. La sagesse populaire n’affronte pas directement la dictature ; elle prépare sa chute en l’isolant. Les derniers jours d’une tyrannie semblent privilégier le rôle de l’action libératrice ; mais son triomphe n’a été possible que par le retombement du zèle.

204. Il faut parfois ne pas se douter des arguments de ses ennemis pour oser les braver avec succès.

205. L’ignorance peut rassurer aussi longtemps qu’on l’ignore.

206. Le bonheur ne veut-il pas que l’on soit inconscient de son absence ; ou que l’on oublie momentanément ses infortunes ; ou que l’on associe les deux omissions ?

207. Indépendamment de l’idée que nous vivons, l’existence peut sembler supportable.

208. Qu’est-ce que la vie ? Quelques miettes, non pas même de bonheur, mais de satisfaction dans un océan de devoirs, d’obstacles et de menaces. Comment se poser avec foi d’après la rareté positive ?
  Le sage fuit une présence au monde trop déterminante dès l’instant qu’elle l’empêche de régner sur soi, c’est-à-dire de tempérer volontairement une absence intérieure dont l’absolu fausserait la personnalité.

209. L’attente s’afflige de tout ce qui échappe à la connaissance ; la sagesse vénère quelques rochers servant de repères dans un désert de blancs et de silences.

210. Copieusement ajouré, un recueil de formules est tout fait pour que le lecteur se prononce aussi librement que ponctuellement et repose son attention au premier interligne élargi. Rien d’accaparant dans ce genre de lecture.

211. Ce que je lis, m’inspire rarement des remarques pour mon propre compte, mais comme aiguillonné, mon esprit retourne à ses thèmes personnels. Même tiré par les obliques, il revient à sa vraie ligne tel un fil à plomb.

212. Notre personne ou notre voix distrait les autres de notre pensée : il faut la leur communiquer à l’état pur (« d’outre-tombe », ou presque !). On se répand mieux en se désincarnant.

213. Après tout, pourquoi le regard que la sexualité majoritaire isole, serait-il plus impertinent que celui d’un Persan, d’un Huron ou de quelque autre étranger de notre littérature ?
  La reconnaissance sociale ne valide pas toutes les écritures hardies, mais n’honore pas les plus timides. Le jugement du public se veut un brin émancipé.

214. On vit rarement de littérature. Tout en étant le capteur le plus sensible de la société, l’écrivain ne s’intègre plus par cette fonction.
  Les librairies sont les vitrines sociales de l’écriture, mais l’économie de l’innovation à court terme n’accorde pas assez de durée à la rentabilité des productions pour que leurs auteurs se soucient d’atteindre la postérité.
  La stature littéraire n’offre plus, dans l’espace et dans le temps, qu’une inquiétante légèreté. Jusqu’où la sagesse peut-elle admettre le manque de perspective ?

215. La littérature du XXe siècle se sera tellement complu à se dévaloriser avec le monde ! Elle dissuade d’écrire. Il serait urgent de remonter le curseur de la dignité, sans pour autant se draper dans sa toge.

216. Tant de papier coupé, maculé et souvent pilonné vous détourne de participer au gâchis. Mais il serait frustrant de se l’interdire.

217. Les loisirs d’une condition facile ne stimulent pas les idées ; mais le tourbillon d’une carrière prenante ne permet pas la réflexion et vous absorbe jusqu’aux portes de la mort. Comment ne se tremper que par intermittences dans un grand bain professionnel, alterner le contact informatif avec l’extérieur et sa suspension pour méditer ?
  On aimerait, pour penser sans pression, entretenir avec la société ce rapport très aéré dont jouit le lecteur à l’égard du livre discontinu. Précisément, faute de pouvoir interrompre à son gré le tracas alimentaire, il ne reste plus qu’à desserrer la texture de l’œuvre néanmoins poursuivie, — à l’instar de ce poète composant des sonnets au cours de son intendance romaine…

218. La sagesse est un mouvement freiné vers soi. Sur le chemin menant du monde au moi, un égotisme bien conduit se garde, pour se maintenir, d’arriver jamais.

219. J’étais suspendu entre la critique littéraire et l’inspiration personnelle : trop pauvre pour ne parler que de moi, trop riche pour m’oublier tout à fait. Si le second parti l’a emporté, il n’a pas sacrifié la curiosité pour les mœurs en général ni l’intérêt pour la marche de l’esprit, mais en bannissant l’exhaustivité ou la théorie.
  Que m’est-il arrivé d’absolument personnel ? Rien que je ne puisse rapporter au comportement des autres ou à l’allure de l’idéation commune. Qu’est-ce que nous-même sinon une balle sous les coups de plusieurs raquettes ?
  La littérature ne saurait fuir le monde ni l’universel, quand elle en diminuerait la primauté sur le moi.

220. La certitude finale de ne pouvoir compter sur les autres oriente plus solidement mon dernier projet. Si elle n’est pas encore recluse, mon existence, à force d’échecs et de lassitudes, tend à s’exclure de tout ce qu’elle devrait négocier au dehors. Qu’est-ce qui sied mieux à l’indépendance du moi que l’écriture ? Persévérons quand il ne reste plus qu’une lice au char de nos efforts.

221. Les initiatives de l’esprit nous sollicitent comme les envies du corps ; elles sont plus irrégulières, mais non moins inévitables. Leur extinction serait une maladie, ou pire, une infirmité. Or pour rattraper le temps de nos erreurs, on dirait que la vieillesse nous donne un peu d’esprit, — juste avant le gâtisme et au moment où la profession nous a congédiés. Il importe d’occuper utilement ce précieux créneau, sinon de l’élargir.
  Ô mille et un papiers qui remplirez toute la boîte et davantage, disais-je, vous êtes ma conversation assurément, et peut-être ma conservation. Pourquoi serais-je impatient d’en finir ? Si l’inachèvement incommode l’attente ou la prolonge par l’occultation malsaine de l’échec, la sagesse se félicite d’un progrès tenant en haleine. Que la pensée soit une fête et rallume ses lampions, — jusqu’à l’aube !

222. Quand le moi ne serait qu’une baudruche, un asymptotisme très sage n’avouera jamais le néant ; l’écriture se retiendra toujours au bord de l’abîme.

223. Moyen d’une certaine fécondité, le plaisir de l’autodérision l’emporte alors à bon droit sur un silencieux respect de soi.

224. Qui sait ? Ce travail projeté si tôt, mais différé si tard, ce texte nourri de la mort d’autres choses et vivant sous la menace de la sienne, sera peut-être le plus réussi, à condition que la passion littéraire cesse d’être passion pour devenir littérature et que, pour finir en livre de sagesse, l’assagissement de l’écriture soit le préalable. Car on s’aliène aussi en s’enfermant dans sa propre prison.

225. Je parlais depuis si longtemps d’un avènement scriptural de ce moi relégué qu’il a fini par prendre corps. D’abord le squelette du fantôme s’est vu sous la blancheur d’une enveloppe impalpable ; puis il s’est étoffé de chair, mais des apparitions il a gardé l’art de l’évanescence.

226. Le je du pur moraliste n’est que le siège d’une opinion, mais il échappe rarement à Chamfort dans ses Maximes générales. L’auteur s’est permis le je autobiographique dans ses Pensées morales, dont les éléments impersonnels pourraient rejoindre le premier titre. On voit que la confidence rapide n’est pas incompatible avec ce genre de recueil, — auquel son évolution ôte l’imperturbable neutralité classique.

227. L’intime ne peut-il être à la grandeur ce que le rouge est à l’or ? Soit ; mais sans excéder les doux affleurements d’une assiette sous une dorure amincie.

228. Le prénom m’appartient, quoiqu’inhabituel ; brutale, la première syllabe de mon pseudonyme estropie le nom du père ; la seconde, celui de la sélecte avenue maternelle. Que fais-je ? Mariant le relâchement et l’autocensure, je convoque sans provocation celui que l’on n’appelait pas.

229. La confession prend sa source dans l’originalité, puis la mêle à d’autres apports et brouille sa transparence en suivant son cours, jusqu’à l’estuaire dont la bouche verse le tout dans l’indistinct.

230. Quand une œuvre reste dérangeante pour son auteur, elle ne saurait l’être autant pour ses éventuels lecteurs ; car la gêne survit à d’étouffants scrupules pour le seul qui se remémore l’élaboration.

231. Plus j’ai senti que ces lignes ne regarderaient sans doute que moi, plus j’y ai travaillé. Un sage ancien voulait bien être son seul disciple : pourquoi ne serait-on pas son unique lecteur ?
  « Les dieux considèrent la vie comme une heure », disaient les Egyptiens. La vieillesse nous dote de ce recul : soyons donc pour nous-même le meilleur juge.
  J’ai rempli ma boîte à pensées tel un cahier de comptes : j’aime savoir où j’en suis, et régler mes dettes à mon propre égard. Après tout, ne suis-je pas le créancier majeur ?

232. Le mouvement d’une œuvre, si bien calculé qu’il soit par la rhétorique de la composition, ne fera jamais partager une progression dans la connaissance de soi aussi vivement que l’expérience personnelle l’a ressentie. Mais l’expression lisible du moi, quand elle l’aurait simplifié, nettoyé des adhérences superflues, devient la référence pour celui-là même qu’elle concerne.

233. Un livre rassure la petitesse du locuteur pourvu qu’il la clarifie.
  Comme les parents s’amusent des défauts qu’ils ont transmis, sa production médiocre peut satisfaire l’auteur au moins parce qu’elle lui ressemble.

234. Quoi qu’il en résulte, les conditions de la pensée sont très fréquemment négatives ; mais on risquerait de les susciter pour rien en les espérant propices.

235. Une invention pressée s’en trouve plus active, tandis qu’un franc loisir ressemble à ces matins d’été dont la chaleur déjà vive encourage l’ahurissement.
  A temps perdu, l’écriture sait prendre le chemin des écoliers et rapporter quelques ardents coquelicots. A temps plein, elle crée un devoir en récupérant le sérieux de la profession (interrompue ou expirée) de telle sorte que l’audace est inhibée.

236. L’ennui d’écrire a ce privilège d’être convertible en émoustillant pensum.

237. Quelque peine qu’il y ait à achever à peu près ces souvenirs et ces réflexions, ne fuyons pas la douleur, aggravons-la même, car son épuisement naturel pourrait nous avoir mal acquitté !

238. A s’abêtir par des futilités, on gagne de revenir plus objectif aux subtilités. Ou la distraction même ne perturbe pas la mise au point d’un jugement.

239. On remonte parfois d’un cloaque avec une pensée pure !

240. Puisse l’imbécillité profonde dont la part augmente peu à peu avec l’âge et grignote l’activité mentale, préparer des éclairs plus brillants que jamais ! L’écriture à bâtons rompus est toute faite pour les enregistrer.

241. L’idée froide renaît chez moi d’une contrariété assez légère pour ne pas assommer l’esprit. L’inspiration m’habitue, pendant deux ou trois jours, à quelque fécondité. Elle recule devant l’urgence d’un autre travail ; elle s’arrête à cause d’un souci. Mais la roue tourne, et de nouveau la disponibilité dit son mot.

242. Ce n’est pas toujours dans la fougue de leur naissance que les idées s’expriment avec la plus solide assiette, mais après le passage du temps. La sagesse, une fois éteint le feu des découvertes, les sélectionne, les assemble et les relie, — comme le jardinier taille ses arbustes quand la sève retombe.

243. Mon livre s’écrirait-il de lui-même, absolument tel qu’il doit être, si cette formalité imaginaire me paraissait enfin mineure ou superfétatoire ?

244. Une addition de riens représente, sinon un tout, quelque chose. Bagatelles, disait-on, et l’on récolte un spicilège.

245. A l’égal d’un malheur trop lourd, un bonheur trop fort détourne de la plume.
  J’ai souvent craint que le second (s’il arrivait) ne fît taire la Muse. Pour écrire je semble avoir passé un contrat avec la déréliction. Toute expérience la vérifiant me console de ne pas me dédire et me ramène à cette existence qui n’a que le poids des mots.

246. Désormais définis par la loi d’un texte dont le cycle ignore, objectivement, la symbiose affective, les sentiments du cœur ne dérivent pas moins de ceux de l’esprit qu’inversement. J’ai vu longtemps l’écriture et les opinions diverses comme des conséquences de l’amour ; je m’aperçois aussi que l’amour, voire les opinions, dépendent de l’écriture ; de sorte que la logique d’un chapitre pourrait s’assouplir et reconnaître des influences réciproques entre les trois groupes de corollaires.
  Qu’appellerai-je donc « l’essentiel » ? Le sentiment amoureux par rapport à ses corollaires, ou ce corollaire final, le texte, héritier des affections et des jugements ? Pour le dire brièvement, la cause première ou le résultat ? Ce dernier est-il le but ? Assurément la préséance traditionnelle des idées valide une élévation dont la conscience d’écrire marque le plus haut degré, tandis qu’une présence plus directe au monde, émue ou critique, expose davantage aux atteintes extérieures. Aussi privilégierai-je le troisième étage de ma construction.
  L’art était au service de mes passions ; elles ont fini par le servir. Franchement, la vie n’était bonne qu’à faire un livre, — que j’y sois parvenu ou non.

247. On se consacre aujourd’hui à la rédaction d’un livre à la suite d’un échec public, comme au XVIIe siècle, on tâchait de se réconcilier avec Dieu après avoir scandaleusement négligé son salut : l’essentiel ne mérite-t-il que ces conversions soudaines, par impuissance ? On n’entre pas tout à coup en littérature, on y grandit à son rythme.

248. La sagesse fera-t-elle une persévérante occupation d’un loisir jusqu’ici borné à de courts intermèdes ? Que pourrait gagner le livre au mépris des autres passions ? Du temps pour lui-même, certes ; mais il y perdrait la connaissance plus étendue de tous les présupposés ramenant à cet asile toujours ouvert, — dans les deux sens d’ailleurs, car l’écriture est la seule folie dont le retour, même prenant, m’ait permis de sortir lestement.

249. Il n’y a pas moins de risque à dénoncer l’excès des passions qu’à s’y livrer : Sénèque, victime de la sagesse à une époque délirante, écrit par sa propre mort son ultime tragédie.

250. Dans ces phrases détachées que je griffonnais en vue d’un roman, le présent, le futur même, se muaient en passés lointains, comme si la transposition littéraire, procédant en douceur, n’avait eu d’autre fin que ma sérénité.

251. A Saint-M***, l’escalier menant à la baie du pensoir préparait physiquement l’élévation. Par delà les formes bouffies et cotonneuses des marronniers du bois, surgissaient, tel le pavage inégal et basaltique d’une chaussée gigantesque, les tours des cités récentes dont le couchant accusait les facettes ainsi que l’incommodité de la marche à travers le monde moderne.
  Je ne crois pas que la création ouvre une vie nouvelle à son auteur : au mieux, elle l’aide à tourner la page, à regarder de loin les impossibilités de l’existence, à conquérir cette espèce de détachement qui prépare à partir…

252. Et si j’expulsais par ces pensées tous les maux rongeurs ?
  Sur la balance de l’au-delà, le cœur sauvé ne pèse pas davantage que la plume de la Vérité. Quel beau symbole de la consolation littéraire si l’attribut de Maât devient la métonymie de l’écriture purifiante !

253. Pas plus qu’un fantôme une tristesse digne n’a de larmes à verser ; elle s’associe une pointe de dédain pour les échecs.
  Le lyrisme vieillit mal : il convient d’assécher quelque peu ses épanchements. Une raison inverse lie le bruit des plaintes et l’apitoiement. L’effet du pathétique tient à la sobriété.

254. Dans quel genre s’exprimera la sagesse ? Dans un recueil de maximes, ou de fables, ou dans un dialogue ? Nul cadre ne l’emprisonnera ; elle unira plutôt les possibilités, y compris celles où le lecteur ne la prévoit pas d’après la tradition.
  Qu’est-ce que Le Neveu de Rameau ? Seulement une satire, ou aussi un dialogue philosophique, ou un roman, ou une pièce de théâtre ? Qu’est-ce que La Chute ? Simplement un récit, ou un monologue, ou encore une satire ? Notons que celle-ci, affichée par Diderot, est étymologiquement une macédoine
  Mieux vaut conjuguer les catégories d’œuvres que de s’engourdir dans un modèle aux atouts restreints, et pour le commentateur, explorer les convergences de la diversité que de justifier banalement une étiquette unique ! Aux uns la richesse de l’âme, aux autres la sévérité de l’intellect.

255. S’il est regrettable de désapprendre par oubli, il est sage de le faire volontairement.
  Que la culture serve de lisières à nos premiers pas dans la réflexion, mais ne nous bâillonne point dans notre propre démarche !

256. Quand le sur-moi se tient du côté des sciences, son antagoniste s’accrédite, ou par la connaissance, ou par la méthode, ou par un public. Il est certain que la discrétion des deux premières élargit le troisième.

257. Les meilleurs plans sont ceux qui ne se voient pas. L’apparent désordre n’empêche pas l’admiration, mais c’est la structure secrète qui l’a excitée.

258. Si la logique n’impose pas un ordre sérieux, qu’elle valide au moins celui de l’agrément !

259. L’application du logicisme à l’étude de l’âme et des mœurs mène aux portes de la folie celui qui s’en croyait le plus éloigné. Mais l’approche littéraire cultive assez l’étonnement pour s’égayer même du prodigieux.

260. Je me souviens aussi peu de mes idées récentes que des mets du repas précédent, — comme si les satisfactions de l’esprit n’étaient pas moins transitoires que celles du corps.

261. L’âge, l’époque, la culture, la disposition, la force de l’esprit, nous façonnent des remarques très relatives, — plus ou moins vraies, plus ou moins fausses, comme on voudra. Mais nous les balaierions d’une manière aussi discutable en oubliant que de bonnes raisons, même aujourd’hui inconnues, nous les dictèrent.

262. Nécessaire, une pensée n’appartient à personne ; contrainte, elle rebute tout le monde. Est-ce donc dans une contingence naturelle que l’auteur ressent sa propriété et sa justification ?

263. La pensée a au moins cet avantage sur l’action que le changement n’est pas entravé par les circonstances.

264. La sagesse se plaît à sauver les réflexions mal équarries parce qu’elle y repère toujours un côté recevable, à replacer dans un nouveau développement.

265. Des enthousiasmes juvéniles et des amertumes de vieillard s’entremêlent ici ; un lecteur dirait : « Quel âge a donc l’auteur ? » L’intemporalité des antithèses…

266. L’effervescence d’une idée qui se cherche, la dissout parfois pour nourrir son contraire.
  Saurai-je vraiment ce que je pense ? J’ai dû contredire quelques premiers jets pour m’arrêter à une justesse qui me semblât tenable.

267. Comme certains objets retournés ont un charme nouveau, il est possible qu’une proposition inversée n’exclue pas le vrai.

268. Plus d’une affirmation ressemble au sens injurieux que donnaient à entendre les premiers hémistiches du quatrain verticalement brisé de Zadig : retrouvés, les seconds s’ajoutent heureusement pour rétablir la bonne intention du héros. Ainsi, pour nous rétracter dans notre déclaration même, nous devrions prévoir, par intervalles et entre crochets, les morceaux changeant tout !

269. Plus on inscrit de pensées, plus les contradictions s’accumulent. Mais tout ne serait-il pas défendable ? Erôs a pour frère Antérôs ; le prévoyant Prométhée et l’imprudent Epiméthée sont, l’un comme l’autre, fils de Japet, issu du Ciel et de la Terre.

270. Dans notre relation avec les contraires, soyons ambidextre et, comme un bon Parisien, passons sans peine de la rive de la paix à celle de la guerre, ou dans l’autre sens.

271. Une identité ne devrait pas tirer moins de profit de ses divergences que la corolle, de ses pétales opposés. Reste à imiter la fleur, ou les heures qui se regardent diamétralement, en ordonnant autour de soi le cercle des contraires.
  Ainsi, sur l’axe de l’humeur agressive, l’attente subit ; en face du défi entreprenant, l’épreuve est une clôture ; au rebours de la hantise fondatrice, l’anéantissement détruit ; à l’inverse de l’égarement, source d’aliénation, l’élégance a l’art de choisir ; loin de s’abstraire, la ruse se réclame du concret, et le transport de joie se calme dans la sagesse.

272. Comme un couvercle retourné sur son sommet tourne, s’il est rond, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, avec de moins en moins d’ampleur, mais sur un rythme de plus en plus rapide avant de s’immobiliser, de même nos changements d’avis nous excitent, tout en s’usant, jusqu’à la neutralité. Vue positivement, elle fournit l’absolu qui délie (étymologiquement) le rebond de l’esprit.

273. L’œuvre dont la rédaction traîne est forcément aux prises avec son passé. Mais nous ne saurions avoir deux pensées discordantes que notre personnalité n’ait eu le droit de revendiquer.
  Comment lisserons-nous la durée que l’inconstance a froncée ? Le souvenir des circonstances qui les entourèrent, nous aide à circonscrire la valeur de nos avis, et leur histoire assoit une réflexion. Nous passons alors du temps de la pensée à la pensée du temps.
  Il n’est pas faible de narrer à des fins discursives.

274. A l’instar des vertus morales, la constance intellectuelle s’apprécierait dans une tension défensive. Or il en va de nos idées comme des mouvements d’un pendule : elles se contredisent avant de se fixer au carrefour de leurs élans retombés ; alors le cœur du temps cesse de battre.
  Les affirmations de l’azur et de l’orage se réconcilient dans la grisaille. Mais pour quel ennui !

275. On ne saurait écrire sagement sans prévoir sa crédibilité. Combien de fois il faut émousser la pointe d’une saillie pour la mettre à l’abri du ridicule, entortiller la franchise pour ne pas éveiller la protestation, effacer toute trace de sûreté en faveur d’un air raisonnable !

276. L’art de la maxime demande à la fois la fougue du jeune homme et la circonspection du vieillard. Mais la seconde vient souvent tempérer la première après coup.
  Le moraliste ne prend pas la lime pour polir des vers, mais des assertions.

277. A l’heure du grand recollage de mes fragments, le souci de leur cohérence n’a plus qu’à tout affaiblir.

278. Si tentant qu’il soit de faire sonner son dire par une cloche énorme, les bémols sont au moins garants d’une acceptation durable de l’esprit par lui-même.
  Pour ménager l’avenir, que l’assurance s’atténue en probabilité, voire la probabilité en interrogation.

279. On ne peut rien observer qu’en ouvrant la porte à des exceptions plus ou moins nombreuses, et la pensée ne paraît sauve qu’en admettant déjà sa négative, comme une sorte de vaccin !

280. On élimine une réflexion trop obscure, mais on nuance celle que l’on n’approuve plus absolument, — quitte à la ternir, hélas.

281. L’esprit se règle volontiers par des certitudes, mais se mobilise sur des soupçons.
  Une habile incompétence serait l’oxymore favori du point de vue littéraire, plus fier de ce qu’il suppose que de ce qu’il sait.

282. On rit d’une infaillible conformité comme d’une anomalie patente ; mais on discute un paradoxe s’il n’est pas abracadabrant.

283. Un sophisme reste faux même quand on l’a démontré. Si de toute façon le paradoxe étonne, une relation de cause à effet entre des contraires offre un modèle des plus stimulants. Le scepticisme confond les opposés, la dialectique les concilie, le paradoxisme les enchaîne et fait tourner la roue.

284. Il faut peut-être avoir pris l’existence à l’envers pour la regarder à l’endroit et vivre à contresens pour écrire avec justesse. Ce lien nous ramène au commencement : que l’humeur, ferment de la sagesse, reprenne de la vigueur, elle redevient exclusive…

Postface