Ruse
1. Simulation ou dérivation, feinte manifeste ou détour insoupçonnable, la ruse est pratiquée par l’amour contrarié qui ne désarme pas, — dût-il passer par le ridicule, par la légèreté, par la manie ou par la démence. Il est l’instigateur, franc ou plus ou moins secret, d’imitations timides ou compensatrices, partielles ou analogiques, concrètes ou abstraites, constructives ou suicidaires, plus distrayantes qu’épanouissantes ; mais quelques-unes, après les larmes, ont la fraîcheur d’une bonne pluie.
2. Même de loin et inconsciemment, nous imitons par regret ou par habitude un bonheur perdu et, par impatience ou par désespoir, celui que nous envions. Mais l’amour connaît des orientations assez complexes pour nous faire éprouver tout à la fois.
3. Plutôt que du néant de la condition humaine, le libertin de mœurs se divertit des difficultés de l’idéal affectif, riche de toutes les ententes qu’il cherche successivement pour avoir un avant-goût du bonheur. Faute du tout auquel il n’ose penser, il profite de quelque miette d’amour.
4. Débloquant des blocages du paraître, la dépravation annexa aux bals des lieux où toucher sans voir, comme ailleurs la décence permet de voir sans toucher. A ce jeu plus familier que la vue, mais chargé d’inconnu, l’amour n’a d’essor qu’à partir du sens prenant l’initiative. Ce que les doigts n’apprennent pas aux yeux aveugles, l’imagination peut toujours l’assortir à l’agrément des contacts. Hasard propice parmi des tâtonnements malencontreux, l’accord des gestes noue à lui seul de brèves fraternités.
Dans l’obscur sous-sol des attouchements anonymes, dans cette profondeur nocturne que je comparais à l’enfouissement des espèces disparues, un primitivisme animal bornait l’amour, ou du moins ces prémices d’origine indistincte dont le plaisir illusoire était dissipé par quelque lueur de briquet ou de montre allumée, — encore que cette indiscrétion révélât peu les traits, mais assez pour décevoir de mutuelles ardeurs. Est-ce que ces ténèbres dérangées n’étaient pas faites pour une moindre avidité ?
5. D’aussi près que je me sois approché de l’amour physique, je n’ai jamais osé que faire semblant, après le profit de divers débuts. Ruser, c’est refuser. Par hygiène (ou par dégoût), mimant ou remettant à plus tard les contacts d’usage, je me condamnais à décevoir. De toute façon, les mœurs sont telles que l’ingratitude eût payé ma faiblesse. Et je frémis encore des risques courus jusque dans l’à-peu-près… Quoique raisonnable eu égard à l’ignorance et à l’impuissance de la médecine, on est torturé par le peur du fléau : on se croit déjà infecté, on attribue la moindre fatigue à l’étiolement funeste, on maigrit à force d’inquiétude.
6. La maladie sexuellement transmissible, comme le tatouage, a pu chez certains venir d’un parti-pris psychologique : celui d’une possession permanente, — fût-ce à mourir.
7. Les peuples aiment à se plaindre d’un mauvais gouvernement : une collectivité semble s’agréger autour de ses chefs pour le plaisir d’être lésée. Comme la croyance religieuse, la morale étatique flatte un intime besoin de soumission. Même l’idéal de liberté exige que l’on se dévoue, que l’on souffre. Quand le masochisme des uns et le sadisme des autres, à la base d’un ordre établi, n’agréent plus, inconsciemment, qu’à une minorité, la révolution éclate ; mais au delà d’une anarchie transitoire, on ne change pas les règles du jeu, on redistribue les rôles. Oui, la servitude est volontaire…
Le peuple méprise ces maîtres qui ne lui assènent plus l’image possédante de leur domination. Que la classe forte, incapable de sa première sauvagerie, se vautre dans le luxe, que le pouvoir ait peur des sujets et sombre dans la démagogie, que la Justice ait honte et se dérobe, que les dieux pardonnent toutes les fautes et que la tragédie cesse, alors le chœur des victimes appelle des gardiens moins fatigués, — dût-il livrer tout le corps social à une brutalité exogène. Car il arrive qu’une nation, vouée à des politiciens contestables (comme l’empire de Rome le fut à des rivaux sans rayonnement), s’asservisse à des voisins plus énergiques.
La nature est ainsi faite que les fauves sont moins nombreux que les moutons, les privilégiés que les exploités et les sadiques que les masochistes ; s’ils deviennent trop rares, un équilibre fonctionnel se rompt et le cercle doit s’ouvrir ; de grands pays épuisés achèvent leur histoire pour goûter de nouveau l’obéissance, et quelquefois leur abandon les anéantit.
8. On se rabat sur la complicité sociale pour mépriser l’échec du désir, mais on aggrave la frustration, — à moins que la faiblesse de l’appétit n’allège les engagements dans lesquels se déplace la dépendance.
9. L’appartenance à un milieu ne m’a jamais dédommagé de ce que je n’en tirais pas.
Vaine consolation de la fête ! Il vous manque une personne ; on prend un bain de foule ; on y réchauffe seulement sa solitude. Le souvenir des années où je sortais, me remplit de tristesse : et de nostalgie, et du sentiment d’une étrangeté réelle sous le masque d’un amusement (en bonne et en mauvaise part), dont la régularité presque pieuse tentait de situer humainement ma vie.
10. Le bal efface l’écart social, que fait resurgir le trottoir au petit matin.
11. Certains corps vous offrent une danse, mais ce préalable n’a pas de suite. A-t-on sous-estimé l’intention, ou s’est-on contenté d’un mouvement substituant sa vivacité et son harmonie à une conclusion moins réservée et plus fusionnante ?
12. Comme le son de la flûte au serpent, une mélodie géniale se transmet au corps humain. Musique battante ou ondulatoire ? Seule l’alliance porte vraiment à danser.
13. Je descendis trop tard dans l’enfer des noctambules : l’âge adulte me séparait déjà de la jeunesse qui s’y agitait sous le feu des éclairs et dans le fracas des éclats. Sans le vouloir, j’avais attendu l’époque où le diable disposait des lumières les plus crues, des musiques les plus acides et de la peste la plus mortelle pour stimuler des danses quasi macabres.
Toutefois les tortillements rythmés auxquels je participais dans la masse des séduisants fantômes, multipliés à l’infini par les miroirs d’une petite cave voûtée en forme de croix grecque, me libéraient comme un orgasme tout en m’annonçant des farandoles célestes. Je pratiquai donc ce culte nouveau : il illumina les approches de ma quarantaine, en plein Paris, dans ce lieu dont les glaces me renvoyaient au défi de mon autonomie et dont l’architecture sacrée, la clientèle vêtue plus classiquement qu’ailleurs, ne décourageaient pas la joie de mes amours platoniques sans que je fusse amoureux de quelqu’un. Mes pas résonnaient dans une galerie aux arcades ouvertes sur un jardin, une aile de palais et des étoiles ; puis je frappais à la porte du temple, gardée par un obéissant Hercule, et j’entrais là comme pour y suivre une célébration de mystères. Je revoyais des anges dont, quoique déclinant, un amour extérieur m’empêchait d’être épris. Il fallait les regarder seulement, car la futilité de leurs propos assassinait leur mignardise ; il valait mieux ne pas les suivre à l’aube parce qu’ils n’étaient pas des saints. Mais les apparences plaidaient en leur faveur.
Dans des endroits concurrents, une bacchanale londonienne m’écrasait de solitude, ou le mensonge italien maquillait des figures grotesques, ou l’ennui s’étalait sur des chauffeuses Second Empire tendues de velours rouge, ou l’obscurité fascinante d’un bas-fond espagnol m’infusait un désir de tauromachie que le jour éclairait ensuite avec amertume. En revanche, dans ma crypte byzantine aux mille reflets, le sacrifice des trivialités corporelles était à ce point inscrit au programme qu’au prix d’une danse exténuante et d’un assourdissement, je sortais presque satisfait d’une sublimation qu’il ne tenait qu’à moi de renouveler. En devenant plus réaliste, je changeai mes habitudes.
14. Les élections spatiales ne sont pas fortuites. Une place de ville (comme au théâtre) ou de bourg, centrale surtout, me donne l’impression d’une intensité de la présence humaine : un léger réconfort pour ma solitude.
Espace secourable, tu parais me plaire par ta situation et par tes bâtiments, alors que tu ressembles à l’existence comblée… sans me rappeler fâcheusement qui me manque. Que le domicile m’immobilise en ce point de rencontre, ne s’agirait-il que de rues !
15. L’évasion dans le passé où l’Autre inaccessible ne vivait pas encore, nous affranchit mieux du présent invivable que l’ailleurs d’un voyage ne nous libère du lieu où demeure l’objet de notre obsession. Mais tâcher d’oublier, n’est-ce pas continuer à se souvenir ?
16. La ruse sait éviter l’essentiel d’un bonheur échappé ou impossible, quitte à récupérer l’accessoire et à l’exagérer, justement pour réparer la carence majeure. Je puis me rasséréner chez moi au point de ne plus aspirer à une vie au delà du volume que j’occupe, ou des arbres en face. Au dehors je me sens exclu, mais accepté au-dedans. Quel besoin du monde avais-je eu dans l’heureux jardin paternel ? Les pelouses étaient mes continents.
17. L’impudeur de l’adolescence crayonne des portraits, des bustes et des sexes. Quant à moi, j’entremêlais dans mes carnets de lycéen des alexandrins isolés, des bribes d’un roman et des plans ou des dessins de maisons. Très tôt je me suis jeté sur des chemins plus secrets que l’écriture. Mais l’architecture n’était-elle pas une des reliques de la fixation originelle ? Est-ce qu’à La Varenne, dans la presqu’île des préférences infra-signifiantes, les retours d’école ne passaient pas par ces rues longeant des constructions individuelles, à considérer l’une après l’autre ? Plus éloigné de la chair que le vêtement, l’habitat n’en est pas moins le moule d’une existence et le foyer d’une chaleur vivante.
Nonobstant la priorité d’un concours auquel aboutissaient mes études, je dessinais cent rêveries de pierre. Tel un alcoolique jurant de boire son dernier verre ou un fumeur promettant d’allumer son ultime cigarette, je me levais chaque matin en m’assurant de ne prendre qu’une fois le crayon avant de réviser. La journée entière passait maladivement. Je remodelais la maison jusqu’au soir, j’en contemplais l’état final, j’imaginais plus grande, sur une rive, la façade classique ou champêtre dont j’avais accusé les reliefs par des ombres, tels ceux d’un corps, et noirci les carreaux dans la résille des châssis pour obtenir une profondeur hallucinante ; puis, face à une irréalité aussi désespérante que l’avait été naguère la photographie de l’être inaccessible, je froissais la feuille. L’accalmie progressive d’une passion de bachelier, au fil de mon cursus universitaire, avait excessivement valorisé une annexe du drame récurrent : les belles architectures, — qu’il est aisé d’animer par des connotations inconscientes. ( Il va de soi que je ratai d’abord le concours.)
Depuis longtemps j’avais rendez-vous avec un édifice réel, d’une symétrie humaine souvent projetée sur le papier. Il m’a attendu plus de deux siècles vis-à-vis d’un appartement. Les neuf portes vitrées, arrondies, donnent sur une pelouse. Moins pointu que le triangle médian relevant notre toit de tuiles plates au bord de la Marne, un fronton, tel que je le traçais dans la version la plus grecque de la demeure idéale, couronne la façade dont les séries de fenêtres diminuent à chaque fois de deux unités jusqu’au second étage de la partie du milieu : l’ensemble, proprement exaltant, forme une sorte d’escalier double, des deux pavillons latéraux identiques jusqu’à la balustrade du sommet. L’après-midi, le soleil dore la pierre de taille ; la nuit venue, l’orgueil des hôtes allume des lanternes et des projecteurs. A cet endroit commençait paisiblement la ville, désarmée après la Fronde. Du bâtiment de La Varenne, irrégulièrement étendu par les deux prolongements de son rez-de-chaussée, à cet hôtel néo-classique strictement ordonné, je suis presque passé de la caverne aux archétypes. Ne remplace-t-on vraiment, même en partie, ce que l’on a perdu, qu’en l’améliorant ? Pourtant je ne rêve jamais du chef-d’œuvre urbain ; ma joie reste liée au modèle rustique, sur son quai de banlieue, dans l’atmosphère, encore intacte, de l’avant-guerre.
18. Dans cette habitation bourgeoise, de style anglo-normand, bâtie à la belle époque du canotage du côté de Joinville, la porte vitrée du salon, où le store, souvent baissé, jetait l’interdit de la pénombre, me laissait voir deux dos plats Louis XV dont le style imprima dans mes yeux d’enfant le couple heureux. Les sièges (ma passion !) peuplent de corps invisibles mon intérieur désert et leur rococo très assagi, voire purgé d’ornements, imite à lui seul une souplesse vivante. (Une modernité informe ou squelettique ne se prête pas à l’érotisation.)
19. Cirer de vieux meubles afin de palper le corps impossible sans même le savoir : dérisoire succédané que m’explique le cadre où naquit le penchant illicite…
Le monde étant vide, mes yeux poétisèrent des objets d’un autre décor : qu’un rayon de soleil caressât les rondeurs d’un tapis de T’ien-tsin, il faisait plus beau dans mon cœur.
20. La chair élastique des flans, que m’achetait parfois mon père dans une boulangerie proche de la gare quand nous attendions l’arrivée maternelle par le train de la Bastille, continue d’exciter ma gourmandise quoique j’en aie perçu l’origine et le sens dans ma maturité.
21. Les livres ne s’alignèrent autour de moi qu’à partir de l’âge de raison. Jusqu’alors, je n’accordais de prestige qu’à la collection des pièces, plus ou moins étranges, du service en Lunéville : aux corbeilles et aux assiettes à jours, au grand trèfle à crudités, à l’interminable plat à poisson, au mystérieux moutardier flanqué de deux têtes faunesques… Les pommes des couvercles, les motifs de roses et de tulipes me semblaient fournis par le jardin. Il ne me reste de cet éden que ses reflets de faïence, si sensuels et, par la plénitude chromatique du vert et du rouge, si riants !
La complémentarité des couleurs fait vibrer en moi le bonheur de tous les accords. Des ustensiles en cuivre auprès des verreries vertes, une porcelaine bleue sur le merisier, magnétisent toujours mon regard.
Chercher le second objet en vue de la paire est un jeu qui m’émeut d’autant plus que je n’ai jamais trouvé l’autre pour moi-même. Si je m’avoue maintenant cette cause, la trop problématique harmonie humaine, je ne déroge pas au principe d’unir méticuleusement les choses, — et bien sûr, les mots.
22. A Saint-M***, en l’an le plus insane, l’illusion auditive de la réciprocité ne durait qu’un instant. Comme j’étais abruti de passion, un téléphone hallucinatoire dont la clôture des portes eût étouffé la sonnerie, s’enrouait dans la première seconde à travers le roucoulement d’un pigeon, symbole heureux mais trompeur de l’appel souhaité.
23. Quoique les chevaux, les oiseaux, les navires de l’univers paternel, ses bords d’eau et leurs architectures se retrouvent largement dans mes choix, mon besoin d’images murales tente de desserrer l’étau du désastre affectif qui procède de cette ambiance ! Or je dois m’imposer toutes les contraintes de forme, de taille, de matière, de couleur, de thème, de structure, d’état, d’encadrement et de prix pour que la tristesse du dépouillement, complice des obsessions les plus rudes, ne cède pas au désordre et à la surabondance des évasions artificielles dans l’espace et dans le temps. Ainsi l’unité, la symétrie, la proportion, la complétude, deviennent les objectifs d’un jeu consistant, non pas à frotter les allumettes d’un feu rongeur, mais à figurer dans le remplissage nécessaire d’un certain nombre de cases, dans l’ordre réussi d’une disposition, l’évidence acceptée d’un destin, — comme la tragédie sut plaire par le respect classique des règles.
24. Le désir amoureux tyrannise les uns ; mille sortes d’intérêts partagent et accaparent les autres ; quelle qu’elle soit, l’idée fixe déclare l’anomalie.
Nous sommes capables de complexifier terriblement les lois de nos marottes, moins pour nous divertir encore mieux de l’amour éconduit qu’en nous abandonnant au mécanisme de leur propre fonctionnement.
25. A la fin, l’emprise des sublimations ne tient même plus à l’inconscience de leurs racines ; elles nous attirent comme les seules occupations à peu près abordables et dont les soucis n’augmentent pas le sentiment d’une absence (contrairement au vide que feraient ressentir les misérables jouets de l’amour truqué).
26. Si mes manies n’ont pas tué le désir principal, elles sont devenues prioritaires par réalisme. J’honore les comportements, substitutifs, du collectionneur (de choses ou de pensées) avec un sérieux réclamant pour lui le temps, l’argent ou l’énergie. Sans être dupe de ses ruses, je me suis installé en tant que leur serviteur par acquit de conscience.
27. J’ai toujours cherché l’amour trop loin de mon caractère. Dans la quête seconde de l’inanimé, j’ai rencontré au moins quelques amis.
28. On n’assume la propriété des objets qu’en imaginant qu’ils vous reflètent ; aussi s’en détache-t-on peu à peu quand le moi paraît plus relatif par le hasard de sa constitution. Ou l’engouement pour les symboles pâtit, à la longue, de la distance inhérente aux originaux.
A la question : « Qu’aurait-il fallu pour mener la vie la plus intense ? », le romantisme ne voit d’abord d’autre réponse qu’un grand amour, préférable à mille supercheries. Mais l’aliénation fondamentale de la liberté n’est-elle pas la première tromperie du sort ?
29. Si le corps n’est pas à la hauteur des fantasmes impétueux, un débordement facile emporte en toute sécurité l’imagination. Et ne reprocherait-on pas de tricher à l’incarnation indigne d’un beau rêve ?
30. On se rappelle la fin d’un songe, mais non la manière dont il a commencé. Peu importe que le début nous échappe à l’égal de la mort : n’est-ce pas son dénouement qui confère tout son sens au poème nocturne ?
Je sortis une fois, tout essoufflé, de visions dont l’issue m’avait réveillé. Le vieillard du troisième, saisi par une quinte de toux, s’était évanoui au moment d’aller chercher l’infirmière. Ce devait être la figure paternelle, car ma mère, alitée, voyant que personne ne se chargerait de sa piqûre, s’était levée en larmes avant de tomber à la renverse et de se fendre le crâne dans sa chute. J’avais entendu un œuf en onyx vert se briser sur le sol de la chambre.
Je reconnus tout de suite la matière d’une petite lampe achetée lors de vacances en Corse, — île qu’appréciait beaucoup mon père parmi ses voyages commerciaux. L’ampoule devait être si mince dans sa double enceinte de verre et d’opaline que l’utilité s’en trouva quasiment nulle sur mon secrétaire.
J’étais sans doute cet œuf en miettes, symbole d’une naissance difficile et vaine, — quoique l’onyx ait pu rappeler aussi l’éloignement du mari dont la défection se manifeste antérieurement dans mon délire, à travers un autre homme (décédé tout de bon peu après). Qu’est-ce qui a tué ma mère ? La certitude de l’infidélité d’un époux rivé au Midi et le démenti des vœux par la médiocrité sociale d’un fils, de surcroît célibataire. D’un autre côté, en incorporant dans sa tête une lampe incapable d’éclairer mes travaux, la défunte rappelait son hostilité à mes goûts littéraires. Le socle de l’objet ne reposait-il pas sur trois poissons de cuivre que leur sens astrologique lui attribuait ? Or juste après le réveil, j’éclatai de rire. Saluais-je ainsi, avec la retraite, le terme d’un état aliénant et la libération de l’écriture personnelle ? Ou l’autodérision l’emportait-elle ?
Nous rencontrons dans les divagations du sommeil paradoxal l’ambiguïté de la poésie. Ce que le freudisme appelle condensation, embrouille le décryptage. La rupture accidentelle de l’onyx, alors que je l’avais moi-même jeté depuis longtemps dans le vide-ordures, me débarrasse d’une interdiction et d’un manque de lumière par rapport au projet scriptural. Par ailleurs, l’œuf qui me donne le jour, se fracasse dans des circonstances marquées par la maladie, écho d’un accès problématique à l’existence ; sa mésaventure semble me détruire en me créant, et la fadeur de sa pierre verdâtre me déprécie. Seule constante du signe : sa négativité.
31. Quoique je puisse interpréter la perte, même involontaire, du compas de mon grand-père maternel comme un refus anticipé des sciences et de la rectitude morale que mon imaginaire leur associe, la boîte, dont la plupart des instruments sont inutilisables sans la pièce maîtresse à laquelle ils s’adaptaient, me paraît, dans une optique élargie, pleine de dérisoires symboles (au sens premier de « parties joignables ») que je comparerais à ceux, d’une poésie positive mais insuffisante, offerts par une vie privée de leur dénominateur commun : l’Amour.
32. La valeur artistique d’un bibelot ou le souvenir des circonstances de son acquisition ne le sauve pas d’un rejet, parfois brutal, quand son message sexuel nous heurte, fût-ce inconsciemment.
Je finis par disloquer une petite boîte russe laquée sur le couvercle de laquelle une princesse, dans un coin de forêt sous la neige, ouvrait un coffre rempli de bijoux tandis qu’un homme la surprenait à droite de la scène. Bien que le bris parût hasardeux, mon humeur massacrante répliquait à ma mère lors d’une dispute au sujet d’amours qu’elle n’approuvait pas…
33. Par deux fois mon père me fit cadeau d’un cheval en verre de Venise. Enfant, j’estropiai involontairement le premier, d’une transparence rosée. Trente ans plus tard, le second, de taille supérieure, fougueux, d’un aspect verdâtre et sablé, imitait le bronze oxydé. Je le trouvai invisible et absent. Peu après j’assouvis une colère à ses dépens, mais je savais alors tout ce que le symbole d’amour fringant avait d’ironique envers ma solitude. Il est possible que mon dépit allât jusqu’à repousser toutes les spécieuses amorces de la réalité.
34. Qu’un psychisme sinueux investisse dans quelque reflet, que la ruse déplace la curiosité sur des miroirs de ce qui fut, de ce qui est ou, plus audacieusement, de ce qui sera, la substitution ne se justifie pas nécessairement par une analyse rationnelle, car elle peut être assez folle pour tenir à l’occasion et non aux profondeurs du vécu.
35. Le monde est là, depuis toujours : menaçant, agressif, catastrophique et suprêmement avare de bonheur. Avec quelle force la rêverie sait en distraire !
Nous avons d’autant plus besoin de supposer des encouragements autour et même fort loin de nous qu’une vie passable reste absurde. Ainsi nous recherchons n’importe où les signes fastes que seul un sort positif fournirait. Le goût des correspondances naît de l’étonnement douloureux ; le délire interprétatif s’empare des plus éperdus.
36. Moins expert qu’un augure romain attentif au vol des oiseaux, j’observais de la terrasse de Saint-M*** la trace d’un avion, lumineuse dans le soleil couchant, — nouvelle étoile filante au-dessus de l’horizon noir et crénelé de la ville. J’aurais tant voulu que sa direction fût le signe visible de mon proche avenir ! J’admirais au moins le contraste du tableau.
Qu’un peu de rose crépusculaire s’accrochât aux quelques nuages gris d’un ciel hivernal, son azur me promettait tant ! Et là-haut, un point plus gros et plus brillant m’assurait que mon amour gardait ses chances.
37. Chaumes, quand, à force d’haleine, j’avais atteint votre plateau du côté de la Vierge argentée, je nommais les villages sis dans les vallons, et du plus proche s’étirant à mes pieds je rendais chaque maison à ses habitants. La rue d’Egypte, — si exotiquement désignée, — orientait ce paysage nivernais et, par un saut gigantesque, me dispensait d’identifier des lieux perdus dans les lointains violâtres du Morvan.
Ainsi perché, je maîtrisais quelque peu l’espace, mais fasciné par sa douceur immense, je lui prêtais abusivement une clarté prophétique pour ma rentrée studieuse.
38. Dans mon enfance, à la campagne, le coq d’une cour voisine chantait gaiement ; l’éclat du soleil estival entrait par les cœurs des volets de bois ; de nouveau je m’éveillais aux charmes de la vie. Que voyais-je de plus dans ces matins radieux que le prélude d’une belle journée ?
39. Naguère, cependant que la France pleurait ses morts, les mouettes sur l’esplanade volaient autour de leur sœur défunte, comme s’il s’était agi d’un rassemblement funèbre. Les deuils me semblaient coïncider, alors que d’ordinaire, mon cœur se réjouit d’un essor d’ailes blanches.
40. « Parmi les chats, je suis noir, il est vrai ; pourtant je ne porte pas malheur. Mesdames, messieurs, entrez sans crainte dans le théâtre des ombres. J’en suis l’hôte par la couleur de ma fourrure qui me mêle à d’autres illusions.
Pourquoi hésitez-vous sur le seuil de ce cabaret ? Plusieurs d’entre vous paraissent si consternés de ma vue ! Croyez-vous que des djinns malfaisants s’incarnent en moi, ou que l’obscurité de mon pelage va vous conduire dans les enfers ? Balivernes que tout cela !
Favorable pour les uns et mauvais présage pour les autres, ne suis-je pas parfaitement neutre ? Les religions se divisent sur le bien ou le mal qu’il convient d’attribuer à mon espèce, et sur l’art d’en user. Doit-elle susciter la méfiance, s’associe-t-elle au péché ? Ou faut-il croire qu’un chat repousse les Ténèbres, aide le juste gardien de l’au-delà à noyer les âmes coupables ? Telle sorcellerie fait couler mon sang pour écrire des charmes efficaces ; telle piété interdit de me tourmenter sous peine de nuire à son propre génie. Vous m’accorderez que les imaginations humaines se contredisent et que toutes leurs inventions en deviennent également absurdes. Dans votre symbolisme échevelé, j’ai toute la souplesse des ombres chinoises qu’un simple changement de silhouette en zinc transforme sur le mur en d’autres fantômes : vous êtes venus à Montmartre pour le comprendre.
Mon sens varie suivant les peuples et j’entre dans les mythes les plus divers, les plus fous et parfois les plus insolents, car des barbares, sans respecter sa vraie mère, ont fait d’un chat le fils dénaturé d’une truie ! Quelle confusion ! Pour d’autres, je suis né d’un éternuement du roi des animaux. C’est plus flatteur, quoique tout aussi loufoque.
Ne parlons pas des poètes qui ont fantasmé sur mes prunelles d’or. Je suis doué de nyctalopie, c’est entendu. Est-ce une raison suffisante pour me prêter des connaissances que je n’ai pas, des secrets que l’homme ne peut percer ? Encore une chimère assassine, parce que la prétendue clairvoyance du chat sauvage autorise de mauvais plaisants à prendre sa peau afin d’en confectionner quelque sac à médecine ! Une métamorphose de plus dont mes frères se passeraient volontiers ! Divaguez à votre guise pourvu que vous nous laissiez vivre…
Que chacun m’interprète selon son désir. Que l’amant songeant à sa bien-aimée me caresse à loisir, — sans s’étonner d’un coup de griffe s’il m’agace. Que le métaphysicien interroge je ne sais quel mystère au fond de mes yeux ; je le préviens cependant que l’étrange fixité de mon regard n’a d’autre motif que mon jugement sur sa stupide admiration. Que l’Orient, s’il lui a plu, m’ait doué généreusement de sept vies ; je n’en demande pas moins avec insistance que nul n’arrête prématurément la première…
Et puisque Rodolphe Salis m’arbore ici comme enseigne de la pensée anarchisante, je l’avise toutefois que je ne suis pas assez bon serviteur pour m’abstenir de sourire à mon tour de son entreprise. Quant à vous, spectateurs, maintenant que mon accueil vous a rendus moins timides, remerciez-moi de débarrasser vos maisons des souris importunes : voilà ma plus solide réalité. Si je ne croquais aucune de ces bestioles, alors vraiment, je ne serais plus que l’ombre de moi-même ! »
41. Nous croyons pouvoir demander à l’univers, par l’imagination ou par l’expérience, ce que notre petitesse ne nous révèle pas.
L’astrologue pose au vaste ciel la question insoluble de notre devenir terrestre. Si la symbolique des astres a sa cohérence, elle n’en est pas moins illusoire en projetant le microcosme sur le macrocosme. Même entre la miniature humaine et la nature proche, le principe d’une application bijective a établi tant de correspondances saugrenues !
Les peuples explorent les corps célestes dont on peut dire, avec une touche de fantaisie, qu’ils leur siéent : la lune attire la Chine rêveuse ; Mars, l’Inde cruelle ; une comète, l’Europe impatiente. Mais de quel droit personnifie-t-on d’abord des masses de matière ou, plus sérieusement, suppose-t-on que leur analyse éclairerait, par exemple, la naissance de la vie ? La prouesse technique du voyage ne dissimule pas l’inutilité de la station. Jusqu’ici, l’immensité n’a livré aucun modèle intéressant pour notre modeste apparition.
Il est plus tentant de se dire qu’il n’importe pas d’aller tout examiner à des distances prodigieuses, mais de développer les idées et les calculs d’un cerveau adapté à la connaissance (ou d’une machine multipliant ses pouvoirs). Car si, à l’instar des deux bombements de la calebasse, le microcosme est intellectuellement la réplique du macrocosme, pourquoi l’homme se plaindrait-il de n’être qu’une poussière aux mouvements réduits ? Et quand, faute de preuves, la raison spéculative n’éviterait pas toujours le mythe scientifique, il est moins grave de se tromper sur la grandeur qui nous dépasse, que sur son abrégé possible, — à moins qu’il ne s’agisse de passer absolument par la première pour connaître le second…
42. L’imagination n’a besoin que de peu d’indices, mais ils sont essentiels.
43. « Telle quelle, la nature m’avait divisée ; la fabulation m’assemblait à son gré ; le greffage m’organisa. Par le faux, mon nom a préludé au vrai », dit la chimère. De fait, un délire culturel, inexact dans le détail, peut s’avérer annonciateur dans le principe. Il reflète de toute façon la mentalité de ses inventeurs.
44. Depuis quelques années, la figure du sphinx relance ma curiosité. Les tatouages, la confusion des sexes, le métissage, les artifices que la technologie ajoutera de plus en plus à notre corps, me paraissent ramener la vision chimérique de l’humain, — concrètement.
Qu’elle valorisât le souverain en Egypte ou stigmatisât une féminité dangereuse en Grèce, l’imagination fut sans doute masculine, des deux côtés de l’antithèse radicale entre le sphinx et la sphinge ; en tout cas, profondément égyptienne ou grecque.
L’opposition physique la plus évidente est sexuelle. Le premier a la tête d’un pharaon, la seconde a celle d’une femme sur son buste. Tous les deux ont un corps léonin, couché sur le ventre ou accroupi ; mais l’une a des ailes, l’autre n’en a pas.
Le sphinx le plus célèbre se situe à Guizèh ; la sphinge la plus connue se rencontre au nord de la Méditerranée orientale, aux environs de Thèbes (écho d’une ville des bords du Nil). Le Sphinx des Pyramides regarde l’horizon d’où le soleil commence à s’élever dans le ciel, tandis que la Sphinge du mythe se jette dans l’abîme après la réponse d’Œdipe. Puissance solaire, le Sphinx est tourné vers la source du feu, alors que la Sphinge dont les ailes sont dénuées de connotations aériennes, reste rivée au roc, au plus lourd des quatre éléments. Aussi n’est-il pas étonnant que le Sphinx soit associé à l’éternité (d’ailleurs ce félin triomphe de ses adversaires), mais que la Sphinge puisse être vaincue par la connaissance (celle du Labdacide résolvant l’énigme) et donc relève du fini.
D’un point de vue moral, le Sphinx est positif, la Sphinge négative. Car celui-là, veillant sur une nécropole, interdit un espace pour le protéger, quand celle-ci, conditionnant un passage à la solution d’un problème, commet un abus par une entrave à la circulation. Gardien d’une aire consacrée aux morts, le Sphinx force les vivants au respect et prévient leur agression ; la Sphinge cruelle attaque des passants dont elle se joue. Avec les traits de Chephren, le Sphinx symbolise une autorité politique, garante d’un ordre vertueux, favorable aux sujets probes et loyaux ; la Sphinge exerce un pouvoir pervers et se tient sur la route du héros maudit. Le Sphinx dirige ses yeux vers le lointain, avec le détachement de la spiritualité ; des actes sanguinaires ancrent le monstre antagoniste dans les infamies charnelles. La tragédie thébaine lie la lionne ailée à la fatalité, au funeste. En revanche, la contemplation de l’aube par le Sphinx exprime une liberté vitale puisque la barque solaire est sortie des épreuves de la nuit…
Enfin, sur le plan de l’esprit, les regards sont également mystérieux. Mais comblé par le vrai qui l’habite, le Sphinx jouit de la sérénité ; détenant un savoir dont elle se sert pour tuer, la Sphinge se livre à une passion, et sa fièvre de domination profite de l’ignorance des hommes.
Si le grand sphinx d’un royaume abrité, en ordre, a inspiré la morphologie de la sphinge hellénique, le sens de la figure s’est nettement gâté dans un pays instable et divisé.
45. La raison exclut, doute, ou prévoit ; la prémonition avertit de manière inexplicable ; l’épanchement du moi récupère des phénomènes extérieurs imprévus ; la nervosité questionne un ensemble de signes conventionnels, voire fabriqués. Elle peut ainsi retirer les cartes, comme Xénophon interrogeait les entrailles de trois victimes pour obtenir enfin l’acquiescement des dieux…
46. Si nous sommes excusables de ne pas être insensibles à un présage inopiné (naturel ou culturel), l’interprétation des hasards ludiques ou sciemment produits nous ridiculise.
47. Trop aveugles pour deviner les surprises de notre futur, nous ne rapportons les symboles vagues du tarot qu’aux événements connus ou envisageables. La voyance professionnelle se sert des cartes pour attraper une image poétique liée à la présence (directe ou non) du consultant ; mais elle dépend de son support.
La vision libre et puissante est à l’interrogation des signes provoqués ce que l’inspiration personnelle est à l’imitation laborieuse.
48. Comme l’usage divinatoire des cartes du Grand Lenormand répartit les préoccupations selon les quatre points cardinaux, j’empruntai une géographie au moins votive à cette Cour Carrée que je traversais si souvent : elle fixa les vœux de santé à l’est, d’intelligence au sud, d’argent à l’ouest et d’amour au nord.
J’aurais dû savoir, avant de les renouveler par habitude, que la porte orientale, solaire par sa sculpture supérieure, correspondait à la jeunesse qui ne revient pas ; que sa voisine méridionale, tournée vers l’Institut, aveuglait à force de connaissances, tel l’astre du jour au zénith ; que la sortie occidentale, horaire par son horloge, condamnait la lenteur des acquisitions à la brièveté de leur jouissance ; enfin que le fronton septentrional, masculinisé par son bas-relief, m’exposait personnellement à la froideur, justement du côté d’un club où j’étais assidu dans le quartier du Louvre…
49. Tandis que l’enceinte acoustique du restaurant égrène en sourdine une sonate de Scarlatti, le serveur cérémonieux a rempli les verres avant d’apporter le rôti.
La nouvelle cuisine a rendu le cuissot de chevreuil fort discret. L’ampleur de l’assiette blanche, légèrement ovale, dénonce la modestie du pavé de viande nappé de sauce poivrade. Une quantité très mesurée de purée de marrons et un petit tas de champignons bruns, placé sur une feuille de laitue d’un vert tendre, forment, bien séparées, deux autres éminences sur la surface émaillée. Quatrième élément non moins isolé des précédents, une rondelle de carotte unit en son centre percé trois feuilles de menthe.
Cet ornement rappelle à Jacques un chapeau de sa défunte grand-mère, qu’il a toujours vu sur la plus haute étagère de la penderie, et il songe que cet objet peut n’être pas resté là si longtemps par hasard, mais pour dissimuler de l’argent ou un bijou. Oui, ces mets épars, tels de mystérieux rochers sur le plan de sable d’un jardin japonais, lui semblent tout à coup appeler une interprétation, comme si la morte attirait l’attention de son petit-fils sur les cachettes de sa maison.
Ce morceau de gibier recouvert de sauce, presque sans débordement, ne serait-il pas le signe culinaire du guéridon juponné du salon ? Jacques, pensif, regarde son assiette ; ses amis le raillent d’admirer des portions si minces. Il n’écoute pas ; il s’interroge sur le sens domestique de chacun des deux principaux légumes et, ne les découvrant pas d’emblée, préfère commencer la consommation, savourer plutôt que d’offrir le spectacle bizarre de sa perplexité. Soudain la forme oblongue du volume de purée lui remet en mémoire ce manchon d’astrakan négligemment abandonné sur la moquette du cagibi sous l’escalier. Il voit décidément que le textile ou la fourrure fait le lien entre ces aliments et donne son unité à la composition du cuisinier. Il ne lui reste donc plus qu’à reconnaître les gros coussins de soie havane sur le couvre-lit de reps vert dans la dernière énigme de ce message comestible.
Jacques a-t-il eu raison de s’obstiner à trouver une symbolique dans un assemblage aussi sobre, mais sans doute plus naïf que l’art des moines bouddhistes interrogeant les touristes en visite au jardin Ryōan-ji ? L’écart entre les quatre pièces du cryptogramme, les détachant telles les questions d’un exercice imprimé, invitait à l’enquête poétique. L’exploration des lieux identifiés et le maniement des fermetures éclair confirmeront-ils par des trésors l’herméneutique improvisée ?
50. Dans un parc, devant une fontaine, un couple de la Régence se repose après la chasse. On admire d’abord l’atmosphère vespérale que les sculptures remplissent de dignité. Puis l’observation tombe sur le cou du héron mort traînant sur les cuisses de la dame, et l’on ne voit plus que cet artifice du peintre salace qui a compté sur la lecture d’une clientèle de roués.
51. Les airs à la mode, contemporains de misères affectives, reviennent nous déchirer le cœur, comme si la concomitance avait suffi pour décider d’une harmonie.
Je cédais si lourdement au trouble d’une passion malheureuse que je reconnaissais jusque dans le bruit de ferraille du métro la musique d’une chanson nouvelle ; il est vrai que son rythme lancinant, son thème précisément, — un wagon qui vous emporte dans l’obscurité, — se prêtaient à l’échange.
52. Je me suis trop enfermé dans la raison pour valoriser à tout prix n’importe quel réflexe poétique. On s’amuse des méprises imputables à la mauvaise vue ou à l’obsession, quand une ressemblance les défendrait. Où finit le pathologique, où commence la fantaisie louable ? Le poète entendant la voix de sa bien-aimée dans tous les bruits du monde n’est pourtant pas le plus fou.
53. Une simple voix nous trompe sur le corps. Nous renseigne-t-elle sur le caractère ? Non, sans les mots qu’elle prononce. C’est la part de l’esprit qui nous éclaire, quoique nous nous persuadions de la pertinence du miroir vocal.
54. Dans ses rétroviseurs, la mémoire ne ramène pas les absents ; elle nous rend leur éloignement plus amer. Ou des souvenirs intempestifs nous montrent des gens envers lesquels nous avons mal réagi. Mais en contredisant la fuite du temps, nous ressemblons à ces matériaux encore inconnus qui répareront d’eux-mêmes leurs pertes de substance.
55. Une superstition modérée à l’égard des visions qu’elle rémunère, est impressionnée surtout par les aspects hostiles.
On n’aime pas les mauvaises prédictions, — sans croire forcément aux bonnes.
56. Il paraît injuste de nier à l’imagination le droit d’anticiper quand on l’accorde à la logique. Mais la ruse ne capte pas les mêmes reflets que l’abstraction : celle-ci tend à tout dépulper, celle-là se plaît aux transformations.
57. Tels rêves devraient nous avertir et ne produisent que notre malaise parce qu’ils ont usé d’un biais.
Je ne compris pas que l’intrusion onirique d’une sœur inconnue m’annonçait pour bien plus tard l’entrée en scène de la maîtresse de mon père, à peine plus âgée que moi.
58. L’insuffisance du rêve est de se bloquer sur des scènes apparemment aberrantes. Il appartient à la raison diurne d’extrapoler en faveur du réel, pour autant que la genèse des substitutions soit accessible.
59. Plus que l’invention littéraire, le rêve peut discréditer une conduite par l’invraisemblance dont il l’aggrave. Le retour du jugement affaiblit la déformation inquiétante, comme le lever diminue une douleur que le demi-sommeil exacerbait.
60. A notre grande surprise, le rêve peut nous présenter sous un jour fatal des êtres chers ou sympathiques. Quelle leçon devons-nous en tirer ? La crainte de leur noirceur ou la noirceur de notre crainte ?
61. Comme en rallumant la lumière on a fait taire le moustique, on arrête en se relevant les images sinistres qui profitaient déjà des limbes du sommeil. Par désaveu d’un mensonge ou par appréhension de quelque vérité ?
62. L’intelligence active tend les ressorts de l’esprit ; la ruse exploite leur relâchement. J’ai passé bien du temps à songer ! Dans ce doux abandon, j’ai cueilli toutefois quelques idées.
63. Faut-il se relaxer pour penser à merveille ? Archimède s’amollit dans son bain et découvre un fameux principe de l’hydrostatique ; Newton se détend dans son jardin quand la chute d’une pomme l’avise de l’attraction universelle…
L’esprit semblait ailleurs, mais restait dans les parages. Absente de sa toile, l’araignée prend ses proies.
64. Ces heures que nous distrait la sieste ou la prostration, mûrissent souvent de beaux regains pour nos projets, pour nos trouvailles. Une réorientation fructueuse ou un éclair déterminant nous tire soudain de la trompeuse démission.
65. On peut, sans avoir suivi tous les détails d’un mécanisme ou d’un système, formuler de justes critiques. On écoute étourdiment des explications complexes, mais l’esprit, malgré son renoncement, a guetté la faiblesse.
66. La vérité s’est trouvée en glissant, et le point juste, en dérivant. Qu’importe que la méthode ait manqué, si le résultat laisse croire qu’il lui est dû ?
67. L’abstraction apprête un ordre théorique ; la ruse sauve du désordre sa pratique.
68. Sinon par intérêt, au moins par manie de la signification, la ruse cultive la ressemblance, — qu’elle la rencontre, qu’elle l’imagine ou qu’elle la crée, et qu’elle aille du sujet vers son environnement ou vice versa.
69. Des lieux que je n’avais pas toujours choisis ni même destinés à ce que j’y fis surtout, ont fait successivement écho à mes fonctions dominantes. Chaque station de ma vie mue vers le centre de Paris a symbolisé une époque, qui pouvait se passer d’une harmonie spatiale. Mon enfance s’est amusée au bord de la Marne, dans un parc nommé paradis ; la terrasse panoramique de Saint-M*** a correspondu à mes longues études et à mon émergence sociale ; l’appartement de Picpus a abrité de tardives récréations charnelles, déjà forgées dans les torches et les carquois de la ferronnerie des balcons ; enfin, sur une des voies triomphales de la rouspétance, dans un ancien cours de théâtre, je mets au net ces fiches (c’était donc l’essentiel !), — avant l’ultime recul hors des murs, auquel je me conformerai par ma raideur.
70. Notre propension à vouloir que le monde nous reflète dans la connaissance que nous croyons en avoir, ne nous empêche pas de l’imiter dans l’action. Notre mimétisme exprime aussi bien la moquerie que l’accord (ne serait-il que réglementaire) ; il s’avère parfois non moins irréfléchi et automatique que celui de deux piétons incapables de se croiser sans se porter simultanément à droite ou à gauche. L’homme fonctionne comme miroir, jusqu’à l’insignifiance.
71. L’un en face de l’autre, le Palais Bourbon où naît la loi, et l’église de la Madeleine ont la même façade de temple grec, — modèle architectural scellant la continuité d’une vénération. L’athéisme (ou la mise à l’écart de la religion) sacralise le droit civil en l’installant derrière un décor évocateur de rituels. Les sociétés font semblant de se reproduire pour s’émanciper, — et inversement !
72. Le publiciste a transféré dans le domaine matériel l’admiration que l’éloge moderne n’oserait plus susciter envers des humains. Une noble tradition s’est recyclée dans le bazar.
L’application nouvelle diversifie le ton. La publicité tient deux discours : le léger ou le grave. Vulgaire, raffinée ou amusante, elle joue sur la complicité, la tentation ou la devinette, à moins que, plus austère, elle n’emprunte au prêche ses accents charitables.
73. Le tricératops s’est affaibli en rhinocéros, le conquérant en investisseur et l’œuvre en produit. Mais le dragon mythifie les monstres disparus, et la publicité, de simples choses. Le prodigieux s’exténuant, la fabulation compense. Nécessairement, car nulle survie sans publicité. La culture, la médecine, la religion même, s’en servent pour séduire un public, des patients, des fidèles.
Le piège publicitaire dispose de plusieurs forces. S’il feint l’euphorie des louanges et le sérieux du didactisme, la pression du genre oratoire révèle l’impératif mercantile. Il est presque rassurant de voir que la modernité réserve encore à des ressources littéraires, telles que le genre laudatif ou l’art de persuader, un rôle aussi décisif dans l’activité économique. La part du journalisme, que l’on pourrait croire de bonne foi dans ses enquêtes et ses entretiens, est d’ailleurs considérable.
Sans l’être dans son principe, la publicité peut devenir symbolique par ses moyens : en animalisant ou en sexualisant l’inanimé, en introduisant du sentiment ou du sacré dans la relation avec l’utile. La poésie offre ses images, c’est-à-dire une ruse majeure, inhérente au modèle le moins assorti aux affaires.
74. Les termes anglais sont aux financiers ce que les mots latins furent aux pédants : une affectation de compétence et de sérieux, usant d’idiotismes rapportés.
75. Avec l’informatique, le commerce est entré dans l’ère de l’astuce, consistant à faire croire aux entreprises ou aux particuliers qu’ils ont absolument besoin de maints services, — de sorte que le secteur subsidiaire est exorbitant par rapport au productif. Du coup l’invention ne concerne plus en priorité les fabrications, mais la survie de mille intermédiaires.
76. On invente davantage pour surprendre le client que pour faciliter la vie de l’utilisateur. Car pour masquer le superflu, la comédie de l’indispensable est moins décisive que l’argument de la nouveauté.
77. L’automatisation du geste augmentait surtout sa productivité ; il s’agit maintenant de dépasser son expertise, voire de prendre les initiatives à la place du cerveau. Le manuel est tout à fait déclassé ; seul l’ingénieur garde un certain prestige.
Entre autres disqualifications, que restera-t-il de la démocratie quand la décision politique, issue d’un système de données, s’imposera non seulement aux peuples, mais aux dirigeants ?
La simulation se généralisera aux dépens de l’activité, de la responsabilité : de l’humanité.
78. Si le commerce nous attrape, nous le voulons bien, parce que nous trompons nous-mêmes nos manques qualitatifs (en matière de bien-être, de sentiments ou d’idées) par l’exercice d’un pouvoir d’achat fondé sur la quantité. « Je pense, donc je suis », disait Descartes. « Je dépense, donc je suis », disent nos contemporains.
79. Le symbolisme du poète passe par la sémantique et relève de la qualité ; le marchand va de la chose à son prix et affiche une équivalence quantifiée.
Aucun symbole poétique n’a une valeur d’échange aussi large que le numéraire : la polysémie empirique de l’argent fait de lui le pourvoyeur ou le substitut d’une multitude de réalités. (Cependant toutes les monnaies ne sont pas égales dans l’universalité des transactions, — d’où leur concurrence. Et dans ce domaine comme en d’autres, le virtuel s’entremet.)
Le contentement du client renverse la démarche du poète : celui-ci se paie d’analogues à la place des référents visés ; celui-là préfère la propriété ou la consommation du bien à sa valeur conventionnelle.
80. Si la prétendue rareté de l’objet ne justifie pas le prix, le prix accrédite la rareté. Tout se passe comme si…
81. L’acheteur se flatte d’avoir conclu une bonne pêche alors qu’il s’est empêtré dans un filet du marchéage, car tout a été prévu pour donner une illusion d’initiative et de liberté, ainsi que de plaisir gratuit.
L’espace commercial le plus diaboliquement conçu fait oublier sa destination véritable. Le personnel s’efface, nul conseiller pressant ne vous importune, et le comptoir éparpillé en tables d’étalage ne s’interpose plus entre la marchandise et vous ; il arrive que le prix soit tu ; un panier incite à se servir ; la caisse s’exile dans un recoin du pourtour. Les lumières, la musique, le décor, déguisent la boutique ou le magasin en lieu convivial ou spectaculaire.
Le chaland ne voit-il plus que ce qui l’intéresse ? Une nouvelle disposition attire son regard sur autre chose et le flatte de l’avoir découvert.
82. Dans l’univers de l’amabilité commerciale, rien ne vous menace, tout vous conforte, les difficultés s’aplanissent. Pourquoi se dirait-on malheureux ?
83. L’habileté mercantile fait semblant d’avoir tous les atouts de sa réussite afin qu’elle se concrétise : la supériorité de l’offre, la demande du client (dont elle crée ainsi le besoin), la réalisation même de l’affaire (à laquelle sa potentialité reconnue risquerait de nuire). Le langage entortille le consommateur, l’implique à la manière dont le Nouveau Roman s’adresse à son lecteur ; mais une situation de nature à rapporter n’est pas destinée à rester fictive.
84. Il faut que les publicistes aient une bien piètre opinion de leurs destinataires, car ils leur renvoient volontiers l’image de la nigauderie conquise, — celle de la clientèle souhaitée. Mais on ne sourit pas moins du procédé que de la crédulité de l’accueil : la vente renonce-t-elle à ceux qui ne s’identifieront pas à la niaiserie ?
85. L’humour tente de faire oublier l’enjeu de la démarche publicitaire. Il peut même n’avoir pour effet que de réduire la réception du message à l’amusement !
Ou la morale démonte quelquefois le piège : les buveurs sont finalement invités à se garder des excès ; les épargnants, avertis de la contingence du gain. Beaucoup de bruit pour rien.
86. Le commerce modernise la chasse des particuliers et la guerre des nations. L’instinct brutal se satisfait sous les couleurs chatoyantes du progrès matériel.
Si la persuasion humaine ne réussit pas au vendeur, une ténacité animale viendra à bout de sa victime, qu’il aura guettée, fatiguée ou hypnotisée.
L’homme d’affaires est un nouvel archer, dont le tir est parfaitement licite. Car le commerce et la finance désignent les cibles qu’ils visent, tout autant que le terrorisme se glorifie de ses meurtres. Quel aveu de cruauté ! On imagine difficilement que les ficelles les plus grossières puissent circonvenir des proies. Pourtant les dupes sont légion. Il existe des cibles tellement adaptées à la visée des prédateurs que ces derniers n’ont même pas le mérite de leur succès.
87. Sinon l’ambition, le soin de survivre excuse l’hypocrisie.
Je vois ces malheureux que la tyrannie oblige à pleurer leur chef défunt : à défaut de verser des larmes, ils poussent des cris pitoyables. Ils se détruiraient par la résistance et se trahiraient peut-être par l’empressement ; ils se sauvent par l’a peu près, — le plus sûr garant de leur inexistence politique.
88. Se conformer à l’idée qu’un inconvénient est définitif, n’appartient pas toujours au pessimisme vain : on peut inventer d’utiles compensations.
89. Se tenir à jour dans tous les domaines, même les plus négligeables, est un moyen de se croire encore vivant.
90. L’idéologie de la générosité est au déclin ce qu’une médication palliative est à l’agonie. En singeant leur force pour se cacher leur faiblesse, avec quelle inconscience de grands peuples se poussent eux-mêmes dans le gouffre !
91. Vivre ne consiste guère qu’à essayer mille et une façons de mourir, sans prévoir d’abord la caducité de l’entreprise la plus enflammée. La chute des passions et l’accomplissement des actes habituent à disparaître.
92. Nous mimons la vie pour continuer ou la mort par résignation ; la quête pour exister ou l’incuriosité par scepticisme ; la victoire pour la brusquer ou la défaite par prudence. Nous imitons par indigence personnelle ou pour protéger le moi ; par facétie ou pour apprendre ; par nature ou pour nous discipliner. Qu’elle soit un effet ou un levier, notre ressemblance à quelque chose d’extérieur (dans le temps ou dans l’espace) rejoint le sentiment baroque du théâtre universel. Et ce que nous croyons porter en nous d’authentique, n’y a-t-il pas été imprimé par un reflet antérieur ?
93. Le stoïcisme soutenait que le changement de soi valait mieux que le déshonneur de la dignité humaine dans sa relation avec l’univers. Le naturel prend tout de suite un tour directif, parce qu’en Occident, la force des individualités s’interroge trop sur la validité des modèles et n’exclut pas les pensées de derrière la tête ; il semble plus évident en Extrême-Orient d’embrasser l’ordre du monde. Est-ce une vue toute faite ?
Reflet du soleil, le lune réglait le calendrier des Chinois, ces excellents miroirs pour dire, connaître ou agir, pour être ou avoir. La dépendance de la terre vis-à-vis du ciel à travers le souverain, l’extension de la vertu princière au peuple, l’harmonie impeccable des figures collectives modernes, la gestuelle théâtrale, l’idéographie, les images politiquement correctes de la poésie néanmoins contestataire, l’estompe de l’art participant de la potentialité du Devenir, la lecture émue et imprégnante, le jardin impérial reproduisant le macrocosme, la Grande Muraille ondulant au gré d’un relief capricieux, aujourd’hui les fabrications concurrentielles ou les contrefaçons avérées et, dès la pensée originelle, la quintuple superposition des nombres, des directions, des monts principaux, des éléments, des couleurs, des sons, des goûts, des organes, des activités, des valeurs morales…, tout dans l’histoire de la Chine paraît relever de l’imitation humaine ou générale. Que fut la « Révolution culturelle » sinon l’exaspération du maoïsme devant une docilité que son innéité dispensait d’une profession de foi ?
94. La trace visible du lexème chinois est si spécifique qu’elle tend à retenir le sens abstrait lui-même dans une représentation matérielle. Assignant une empreinte concrète au concept, ce type d’écriture émane d’une mentalité poétique dont le propre est de faire, au point d’engager inséparablement la forme dans sa réalisation, la Voie du monde dans sa marche…
95. Si la calligraphie cultive l’élégance, le calligramme honore la ruse. Les lettres s’y disposent pour offrir une espèce de pictogramme : le symbole se nomme dans l’écriture et se représente dans un archaïsme préscriptural, de nature à le consacrer.
96. Du côté des peintres, la rigueur du dessin est à la claire énonciation du théâtre classique ce que la primauté de la couleur est à la poésie du drame romantique.
Dans L’Apothéose d’Homère, Ingres organise une scène finale autour de l’aède figé, trônant sur son piédestal devant une façade de temple grec ; personnifiées, L’Iliade et L’Odyssée sont assises symétriquement aux pieds de leur auteur ; de part et d’autre, la foule des génies s’unit dans la vénération de l’inspirateur que couronne une Victoire ailée, descendue des cieux tel un deus ex machina dénouant la pièce, — dont Poussin, au premier plan, pointant le doigt vers le modèle, paraît devoir prononcer les derniers vers élogieux. D’un symbolisme rare et seulement ponctuel, les tons ne concourent pas à créer une atmosphère.
Delacroix venait de peindre la Grèce malheureuse, incarnée par une jeune femme sur les ruines de Missolonghi. Elle a posé un genou sur une pierre instable écrasant un cadavre ; elle ouvre les bras pour prendre notre regard à témoin et nous rappelle la crucifixion. Elle porte le bon droit dans la blancheur de sa robe et de sa gorge. Un manteau bleu foncé l’insère dans l’ambiance nocturne et terrifiante que domine un soldat turc, vêtu en grande partie de rouge sanglant. L’héroïne s’anime et toutes les couleurs plaident la même cause.
97. La littérature est mimétique de plusieurs manières : physiquement par la description, intellectuellement par l’analyse ; à la fois concrètement et réflexivement par le symbolisme.
98. Comme dans mon décor, j’ai besoin des objets dans mon texte : il appartient à la poésie de les y faire entrer le plus pertinemment.
Unissant l’univers matériel et les idées, elle est peut-être l’unique ciment de mon livre, dès son titre floral.
99. Si je renie quelque pensée, j’en retire l’image pour un nouvel écrin. Un beau comparant mérite un comparé d’une justesse intrinsèque et adaptée.
100. Je parle plus volontiers des lieux ou des objets que des corps : ce dérivatif apaise les frustrations et sert la pudeur. A l’instar de sa variante existentielle, la rhétorique de la ruse se complaît dans les métonymies discrètes et les métaphores évasives.
101. Quoi que l’on dise, la puissance et l’évidence d’une image naturelle appose le cachet de la Vérité. Mais l’allégorie matérielle et spatiale des opérations abstraites a couru le risque de ne pas moins déconcerter que la formulation mathématique ou la conceptualisation philosophique, — si oublieuses de la réalité ! La fantaisie ne trouve pas forcément les bons moyens de vulgariser l’esprit pur ; elle peut même, à son tour, se livrer à un jeu gratuit.
102. L’approfondissement de la nature par les sciences pourrait renouveler les diverses correspondances humaines, — pour autant que l’effort vers la rationalisation la plus précise n’ait pas desséché l’imagination et que la fleur ne soit pas fanée avant d’être cueillie.
103. Les variantes poétiques d’une pensée prouvent au moins les échos de l’abstraction dans le concret, — quand le second, prenant l’initiative dans un symbolisme encore obscur, n’a pas préfiguré la première…
104. Quoique je reste partout moi-même, je ne puis me défendre de cette croyance que certains lieux activent l’esprit. En fait, une maison d’écrivain ne doit sa sacralisation qu’à la renommée d’un habitant.
Mais les dizaines de plans que j’avais crayonnés pour bâtir la demeure idéale, n’avaient pas été si loin de la construction littéraire, moins coûteuse, qui m’obséda par la suite. L’escalier avait toujours eu une importance monumentale : or les degrés d’un itinéraire, nouveau souci architectural, divisaient tout recueil projeté !
105. Mon goût ancien pour les émaux cloisonnés précéda mon patient assemblage des pièces d’un casse-tête littéraire, dont la numérotation équivaut au sertissage.
Petit encrier noir aux arêtes dorées, tu devais attendre cinquante ans le pot à pinceaux assorti. Dois-je me persuader que j’avais la matière d’un livre, mais que l’art m’avait manqué jusque-là ? Et depuis peu acquis, ce plumier de cuivre syrien soudé à son réservoir est-il qualifiant ?
106. Je n’ai fait qu’une brève infidélité à mon dos d’âne Louis XV, fin, délicat, spirituel, mais désinvolte, fantasque et vite embarrassé. Un secrétaire vertical, grave, posé, commode, mais épais, lourd, terne et rustique dans ses gros sabots, m’offrit l’ampleur de ses cases pendant quelques mois d’une crise aiguë de classement rationnel.
Petit bureau oblique : petites pensées biaisant poétiquement. Une table de ministre m’aurait-elle rendu plus prolixe et plus sérieux ?
107. Originalité d’un catalogue funéraire, ce tombeau de marbre, sculpté en livre, me donnerait presque envie d’être enterré. Mais il serait tellement ironique sur un vécu plat, sur un défunt sans gloire, sur la pulvérulence étendue à l’écrit !
108. Visuellement, l’unité s’obtient de trois manières : par la reproduction, par l’interférence ou par le flou. La rhétorique fournit ses équivalents : les échos, les images, les estompes. Aux procédés superficiels de l’art, la logique préfère l’homogène, le conséquent et le distinct. Mais tel examen austère nous leurre d’une apparence de raisonnement tandis qu’il glisse d’un analogue à l’autre ; le texte ne signifie rien que ces ressemblances dont il joue, et n’a pas été mieux pensé.
109. De l’image au concept et de ce dernier à la liaison mathématique des variables, on s’élève d’un empirisme de la fantaisie à la spéculation verbale et de celle-ci à la pure transcendance. Entre les symboles approximatifs des poètes et la sécheresse exacte des mathématiciens, le langage philosophique ne présente ni l’attrait des premiers, ni l’infaillibilité des seconds.
110. L’avenir ne réserve peut-être pas un empire absolu à la science, car si des machines pensent à la place de l’homme, les esprits encore actifs se distingueront par la poésie.
Ce n’est pas tant la numérisation galopante qui me chagrine, que le rejet ou le mépris de tout ce qui lui échappe. Or le nombre et son absence ne sont pas une dualité plus invraisemblable que toutes les dichotomies de la sémantique universelle. Hélas, la continuité du geste scriptural ne cédera pas la place aux frappements digitaux sans éloigner les mentalités des liens poétiques.
111. La philosophie est la part d’ombre de la science, et les rêveries littéraires ont peut-être moins à craindre des découvertes que les méditations aveugles de la raison. L’esprit d’analogie a toute son utilité pour dévoiler une cohérence générale, à condition de ne pas forcer la coïncidence entre les modèles scientifiques extérieurs et l’humain, de s’abstenir de toute récupération.
112. Il faut reconnaître que les trois moyens d’enregistrer le travail de l’esprit, — les images du poète, les concepts du philosophe, les formules du mathématicien, — n’ont fait que varier l’hermétisme, mais pour la poésie, en restant ou en descendant au niveau des sens. Toutefois la part du concret dans le langage littéraire n’accuse pas son manque d’élévation. Car non content de se formaliser ou de se conceptualiser, l’Un ne repousse pas l’analogie, quand une image de poète ne serait qu’un étroit sentier du réseau de la Connaissance.
113. René Char a profondément renouvelé l’aphorisme : avec lui, le poète s’empare d’un exercice de la raison, non sans revendiquer un contenu formel. Il en résulta ces touches sibyllines que débrouille le processus dialectique…
114. L’Extrême-Orient a ses haïkaï, et l’Occident, ses sentences. Pour entremêler les deux genres, les infimes poèmes et les leçons de l’orateur, il faudrait trouver le ton qui marie les observations du moraliste et les versets du poète.
115. Il est bon que la poésie irrigue la terre des maximes, desséchée par le soleil de la vérité. Il n’est guère de remarque trop modeste en soi que son habillement comparatif ne relève d’un peu d’excentricité, à la satisfaction des plus blasés.
116. L’image est la marque personnelle que l’on imprime à l’énonciation d’un constat ou d’un avis, — d’où le contentement qu’elle procure à son auteur.
117. Que le nerf de la maxime réside dans le rapprochement des deux mondes, moral et physique, le reflet devient réflexion.
118. Au second degré, la participation du sensible compense chez le moraliste ce que la gravité se sent tenue d’enlever à sa source réelle.
119. Une satire poétique amuse doublement : aux dépens de sa victime et à son propre avantage. Les allégories d’Arcimboldo sont une réussite picturale des métamorphoses du portrait sans complaisance en simulacre facétieux ; les natures mortes anthropomorphes, le plus souvent gastronomiques dans ce cas célèbre, semblent destinées à rassasier une vision mordante, une anthropophagie sublimée, — d’ailleurs agréée par les protecteurs du peintre.
120. « Ainsi donc, Esope, vous confirmez cette légende : les Delphiens, exaspérés par vos railleries, vous ont accusé de sacrilège et fait périr en vous précipitant du haut de la roche Hyampée.
— Oui, le roi Crésus m’avait envoyé consulter cet oracle assurant la prospérité de Delphes ; j’osai dire que le bourg profitait de la crédulité des Grecs et des étrangers. J’aurais dû exprimer mon scepticisme dans une fable où quelque crocodile égyptien eût vaticiné ; mon apologue aurait élargi la cible, et j’aurais sauvé ma vie avec ma liberté de poète.
— Cependant, l’esclavage que vous aviez connu d’abord, vous avait enseigné la prudence, et pour morigéner les hommes, vous étiez bien inspiré de prendre le masque des animaux, dans de sobres récits que j’ai étoffés par le dialogue et signés du nom de La Fontaine en proclamant ma dette.
— Oui, mais j’avais été affranchi ; mes fables m’avaient fait connaître ; on m’invitait dans toute la proche Asie pour les conter ; le succès me rendit enfin plus audacieux.
— Votre art m’avait convaincu de viser les défauts humains ou des personnages de la société par le biais d’animaux. Mes loups incarnaient la noblesse avide et brutale, le lion représentait le monarque absolu, sans que les gens incriminés sentissent toute la vigueur polémique de mes textes.
— Et pourtant Louis XIV n’a pas été dupe des louanges que vous ne lui refusiez point par ailleurs : il a cru bon de retarder votre élection à l’Académie française…
— J’étais persuadé que mon humour m’épargnerait toute animosité ; que l’animal personnifié, introduisant la fantaisie, amadouerait la méfiance. Le roi dut me juger moins inoffensif que je me flattais de le paraître.
— Votre souverain est si rempli d’orgueil qu’il ne lui était pas difficile de s’estimer à la hauteur de la caricature ; car si l’animal permet aux fabulistes d’outrer nos travers comme dans la comédie, l’original n’est pas toujours très au-dessous de l’image qu’en renvoie le miroir grossissant.
— Tant pis. Je remercie au moins les bêtes de la simplicité qu’elles appellent dans la peinture des caractères ; éclairée par quelque allégorie d’un vice, la morale n’en devient que plus puissante. Il y aurait même intérêt à porter un jour sur la scène l’hyperbole animale pour accuser des comportements odieux.
— Vous avez raison ; adapté au théâtre, l’apologue attirerait le public parce que ses acteurs traditionnels, venus de l’imagination orientale à laquelle je fus redevable avant vous, s’adressent à l’éternel enfant qu’est l’homme.
— Ou l’entraînent dans une utile régression vers un univers dont l’invraisemblance facile fonde les dures vérités d’un pessimisme lucide.
— En effet, des relations animales, librement empreintes de nos mœurs, les rapprochent de la rudesse naturelle ; une continuité s’établit entre les deux règnes, et nous sentons mieux le côté primaire de toutes les manifestations de l’égoïsme, — dont un philosophe anglais de votre siècle attribue la maîtrise à l’Etat et aux conventions sociales.
— Telle est l’ambiguïté de l’intention poétique qu’elle distrait de la réalité, mais la rend plus fortement. Quel échec plus navrant que de rester incompris, — même de ceux qui pourraient nous haïr ? »
121. Un mythe revisité garde toujours assez de son premier sens pour que le lecteur ou le spectateur n’en mesure pas d’emblée toute l’audace nouvelle.
122. Quand je m’ingéniais à nommer les personnages de mon roman futur, je refusais l’arbitraire et cherchais une harmonie sonore entre des syllabes isolément symboliques.
L’être que je baptisai d’un prénom asexué, envisagé un moment comme titre d’un recueil poétique, m’aurait-il permis d’idéaliser l’amour et de jeter un écran de fumée sur l’illicite ? J’en doute.
La généralité du moraliste se moque du nom propre (à moins d’une antonomase), mais ne dédaigne pas la résonance qui attribue nommément les mœurs.
123. De la maussaderie du temps, un journal intime sans profondeur note une conséquence pratique ; le lyrisme en fait le prolongement d’un état d’âme. Ce n’est pas une faiblesse : le sentiment s’épanche dans le réel au lieu d’en subir l’impression.
124. L’invention du poète va de l’un au multiple, et le critique perspicace fait le chemin inverse en dégageant le principe de toutes les images et en révélant les masques du même, ou en réduisant la polysémie des symboles en considération de leur cohérence.
125. Si le poète parle de son travail, qu’un minimum de naïveté, conservant son habitude des détours, le préserve de la cuistrerie qui refroidirait les lecteurs !
126. Le poète négocie avec l’image une espèce de marché. Il est intéressant que la part du sens qu’elle ne prend pas à sa charge, soit compensée par l’avantage d’une analogie complémentaire. Une image dit toujours plus que l’on ne pense et moins que l’on ne voudrait.
127. Quoique l’on regarde l’image comme superflue, elle est souvent capable d’inviter le nécessaire. Je m’endors avec un beau comparant et me réveille avec le comparé, sinon plusieurs. L’élan poétique précède sa raison d’être et pourvoit l’esprit d’un filet pour capturer sa proie.
128. Une réflexion allait s’annuler par étroitesse. Qu’un comparant vienne la relancer par un nœud plus large qu’il n’y paraissait d’abord, la divagation poétique se blanchit du frivole !
129. La poésie n’est pas forcément un luxe ; ses associations peuvent devenir inévitables : comment parler des parfums sans user de synesthésies ?
130. A l’âge des billets d’honneur et de la gloire décernée par l’école communale, je n’enviais aux poètes que leur prestige, celui dont nous témoignions en les recopiant, en les récitant, en les illustrant. Il m’a fallu des années pour reconnaître en eux le trait majeur : l’écriture de la fuite.
Car le poète montre autrement ce qu’il aurait dû voir ; il est même celui qui va voir ailleurs, mais ne sait peut-être pas sur quoi il ferme les yeux.
Une des Chimères de Nerval décrit en grand ce qu’il ne pouvait soupçonner dans sa forme minuscule. Vision cosmique des électrons de l’atome, désexcités faute d’énergie extérieure, les mondes se contractent et tombent dans le puits central du Christ aux Oliviers quand la voûte céleste pèse de son obscurité. Dans Vers dorés, le feu immanent du pythagorisme rallume la vie dans la matière, épanouit la fleur, accroît l’animation de la pierre, — comme la modification du noyau émet un rayonnement radioactif…
Tant que les lumières de la science ne les ont pas éclairées, les intuitions dont la puissance est cachée, ressemblent à ces mendiants que l’on sous-estime avant la révélation de leur divinité.
131. Le magicien mime le monde tel qu’il le veut ; le poète le symbolise tel qu’il le voit, mais ne s’interdit pas la prophétie, qui lui vaut vraiment son nom de créateur.
132. Si l’ennui éveille les images chez le poète (comme il nous pousse vers les vitres d’une maison), c’est par refoulement ou sublimation d’une obsession intime. Latente ou consciente, la préoccupation est un foyer expansif : elle s’enrichit de tous ses reflets autour d’elle, à l’instar de la boule mosaïquée de miroirs tournant au-dessus d’un bal.
Loin de le réduire, la connaissance des clés rend plus admirable le déploiement de l’imaginaire. Telle la danseuse nue, encadrée par la guirlande ovale du Monde avec, aux angles de la lame, les symboles des éléments, ou des points cardinaux, ou de toute autre totalité qu’identifie l’interprétation, la grâce poétique règne entre les quatre piliers de l’Univers, prête à toutes les pirouettes possibles.
133. L’oiseau volette, deçà, delà. La fonction poétique multiplie les équivalences du même objet de la pensée, quitte à ce que la roue de son discours patine. Encore y gagne-t-il le charme de la répétition, et dans ses variantes imagées, la redite se pare d’autres atours.
134. Suggérés par les soucis, les images et les symboles sont moins objectifs que sous l’influence de la tranquillité. Mais cette dernière relâche l’invention.
135. L’indicible Au-delà des mots oblige le taoïsme à la modestie de l’allusion. La richesse du propos imagé tient alors au silence qu’il établit sur l’Indifférencié. La ruse poétique est abolie par son succès.
136. « Mes lames égales ressemblent à des vers ; mon mouvement alternatif a la régularité d’un rythme, et je bats de l’aile comme l’oiseau des idéalistes. Mais tenu par une main, mon envol ne quitte jamais les assises matérielles de l’imagination ; aussi ma courbe se développe-t-elle incomplètement, à la manière d’un langage prégnant. Si je ne porte pas moi-même un texte symbolique, mon décor peut faire rêver. Il faut d’abord que l’ardeur m’ait déployé, car sa diminution me replie. Mon souffle se compare au secours de la muse : il ne s’obtient pas sans effort », dit l’éventail.
137. L’image habille le comparé au gré des astuces d’un tailleur : satirique, elle rapetisse ; épique, elle grandit ; didactique, elle s’ajuste sans tricher.
Il est bien difficile d’élaborer la formule qui évite le prêt-à-penser de la langue de bois tout en édulcorant l’arrière-pensée des mots bannis, d’oser l’originalité de l’art sans piquer le conformisme de sa réception.
Le travail du poète vise à parler moins fort que l’expression directe et scandaleuse, mais moins sourdement que les mots consacrés, dépourvus de résonance. Le refus de se taire a besoin de sucreries et d’épices.
138. Tel rêve est embrouillé par trop d’objets ou de visages substitutifs pour se présenter agréablement dans un récit. Sa refonte communicable doit le rendre plus simplement révélateur, en se gardant d’évacuer tout symbolisme.
139. Quoique la poésie ne soit plus une valeur largement prisée, ce serait un bel instrument qu’un Dictionnaire des images. Quel site nous proposerait, sur la base du sens que le consultant veut produire, les intersections avec tous les champs sémantiques concernés ? On a aidé le poète à trouver la rime ; on a donc admis les lacunes de son lyrisme musical. Mais on lui a supposé trop généreusement le génie des associations.
140. « J’exempte les paroles de la banalité ; je sublime les aveux malaisés. Mon alchimie fond le propre dans le figuré et ma flamme sait faire un trésor de ce mélange. Tant pis si j’égare l’inepte amant de la signification littérale. Le poète, émerveillé de sa rencontre, file avec insistance la soie de mon écharpe ou, plus fécond, m’accompagne de sœurs dans une allégorie. Le rêveur en quête d’unité admire dans mes souples écarts la danse des analogues ; je peux même, en me dressant sur une seule pointe, tendre les bras au plus surprenant. Voici mes coordonnées : j’habite à l’horizon entre le ciel et l’eau ; mon heure de prédilection précède de peu l’aurore. Si d’ennuyeux adeptes de la raison vous disent du mal de moi, passez votre chemin et ne doutez pas que le plus vif du style me soit dû, à moi, la Métaphore ! »
141. La comparaison avoue la supercherie presque rationnellement ; la métaphore la voile. La première s’expose à la critique, et l’autre, à l’incompréhension.
142. Dans ses systèmes allégoriques, la ruse rejoint les superpositions de la hantise et de l’abstraction, mais dans l’ordre de l’imaginaire au lieu de la mémoire et de la raison.
L’allégorie réclame la pertinence de toutes les images qu’elle assemble. Comme un simple couac brise l’harmonie d’un orchestre, une discordance renverse le faisceau poétique. Force est de se rabattre sur le solo d’une comparaison ou d’une métaphore moins ambitieuse.
143. « Il pleut des trouvailles, lança Delphine.
— Ce n’est pas dans les conventions de notre jeu, protesta Marguerite. Nous attendons des analogues de la pluie.
— D’accord, concéda la première. Il pleut des piques.
— Je saisis l’intention, répondit la seconde. Pour moi, il pleut des hallebardes. »
Emile intervint : « Certes, l’expression est courante, mais on discutera la ressemblance. A mon tour. Il pleut des cordes.
— Admettons, dit Pierre ; mais cela n’a rien d’inédit non plus, et la violence faiblit. Il pleut des barreaux de prison.
— Emprunté à Baudelaire, observa Delphine. « Quand le ciel bas et lourd… »
— Au moins, l’image est juste, rétorqua Pierre.
— A condition de ressentir la pluie tristement, reprit Delphine.
Avec plus de gaieté je propose : il pleut des fils d’argent.
— Ou de longues aiguilles », compléta Marguerite.
Emile applaudit : « De fil en aiguille : quel duo ! Il pleut des tringles de verre.
— L’invention a progressé, remarqua Pierre ; vous ajoutez maintenant l’apparence à la forme. Vous m’intimidez ; je sèche.
— Impossible puisqu’il pleut, argua Marguerite.
— Très drôle, ironisa Pierre. Eh bien… Il pleut des cannes d’aluminium.
— Tu m’inspires, continua Delphine. Il pleut des perches d’acier.
— Idée solide, jugea Marguerite. Il pleut des bâtons en plastique transparent.
— Dans le même genre, poursuivit Emile, il pleut des barres de diamant.
— Je reconnais tes goûts de luxe, nota Pierre. Changeons de domaine : il pleut des serpents rapides.
— Tu perds l’aspect au profit du mouvement, regretta Marguerite.
— On ne peut pas tout avoir, soupira l’accusé.
— Si, osa Delphine. Elevons la difficulté. Il pleut de fins bolides échappés à la colère des bouches divines.
— Traitement épique des postillons olympiens, supposa Pierre.
— Saluons l’helléniste qui prend le bolide dans l’un de ses sens grecs, le trait, et n’oublie pas la vitesse de la météorite. Bravo, approuva Emile.
— On peut exiger davantage, insista Pierre. Personne n’a parlé du bruit de l’averse. »
Marguerite rebondit : « Soit. Il pleut d’innombrables marteaux de cristal sous la cloche du ciel.
— Il est vrai, déclara Delphine, qu’au bout de sa tige, le marteau d’une cloche s’arrondit comme une goutte.
— Mais l’image ne dit plus à quelle allure se produit la chute, déplora Emile.
— Trouve mieux, répliqua Marguerite.
— Difficilement, avoua Emile. Il pleut de grosses particules dans l’accélérateur météorologique.
— Mais qu’est-ce qu’on entend ? demanda Pierre. Il pleut la mélancolie dans la harpe du site.
— Joli, estima Emile. Ta harpe est ingénieuse, car elle joue sur la structure et sur le son ; la mélancolie assure l’assombrissement liquide. Mais tu évoques une pluie molle.
— Pourquoi pas ? objecta Delphine. Il pleut des plis sur le tulle, à peine crissant, de la grisaille.
— Vous vous rencontrez sur les mêmes points de comparaison, constata Emile.
— Il pleut mille flèches de fer depuis les arcs célestes », essaya Marguerite.
Pierre la critiqua : « Tout serait dit si la pluie sifflait comme tes flèches ; mais tu lies le côté auditif à la perturbation de l’air.
— Je comprends, s’offensa Marguerite ; ma poésie est du vent.
— Attendez…, pria Emile. Il pleut les dernières notes précipitées par la grâce d’Iris sur sa portée multicolore.
— Cette fois, tout y est ! s’exclama Delphine.
— Musique et forme, dynamisme, éclat, confirma Marguerite.
— Admirable ! » renchérit Pierre.
Emile conclut : « Etonnez-vous que l’arc-en-ciel symbolise le salut… »
144. Je ne serais pas enclin à mentir pour placer une belle image. Ou elle me conduirait à parler d’autre chose.
145. Les idées se valorisent à l’instar des mets : par leurs associations. Mais le goût poétique se condamne à la fadeur s’il se contente d’une recette déjà éprouvée ; l’image ne redevient piquante que dans une alliance différente.
146. Un cliché arrête un faible envol, comme sur son perchoir obligé revient se poser l’oiseau en cage. Faut-il acheter l’oreille des gens au prix du convenu ?
147. La sottise prend le sens propre à la place du figuré ; la malice revient au premier en désarçonnant l’habitude du second. Car il y a des cas où l’image s’applique plus fréquemment que l’emploi basique. On s’enflamme pour de bon moins souvent que de passion.
148. Pour le poète timide, il en va des images ainsi que d’une paire de lunettes : il ne les trouve qu’à leur place habituelle. Sa raison l’appauvrit.
Inversement, le nomadisme thématique, relancé par un rien, dévie la pensée discursive, brise sa continuité logique, comme l’intrusion du galop dérègle une course de trotteurs.
149. L’évidence du métier apparaît dans l’ajustement du miroir, tel que le pratiqua Ronsard jusqu’au dépassement de la comparaison empruntée à la culture, jusqu’à l’échec de la réduction poétique de la personnalité.
150. Peut-on sublimer consciemment le drame du moi intime ? Un hermétisme proclamé n’aura pas laissé carte blanche aux divagations d’une réticence pathologique ; une syntaxe, même disloquée, aura organisé la production chaotique des images de la névrose, le travail l’aura complétée.
151. Quand je commençais à écrire, il semblait que l’amour serait le plus important ; mais bientôt je ne m’entretins avec moi-même que de littérature.
Et si l’écriture avait toujours été le but suprême ? N’en ai-je pas eu l’idée avant le grand amour ? Celui-ci ne serait-il pas arrivé comme un simple adjuvant, indispensable à l’objectif suprême, à la création littéraire ?
Je me répétais : « La vie est un livre. » Et réellement, j’ai renversé l’expression : un livre m’a tenu lieu de vie. Je n’affirmerais pourtant pas que je me suis libéré de la vie par le livre et de toutes choses par la fuite dans le magasin des signes…
152. Me revient ce rêve ambigu. J’étais enfant. Sur le rebord d’une fenêtre traînait un encrier ancien, de marbre gris, en forme de sarcophage. Je ne pus me défendre de me l’approprier, et mon père que j’accompagnais, m’approuva. A l’instant où nous remontions en voiture, un camion arracha le toit du véhicule en passant à toute vitesse du côté du conducteur : ce fut un miracle s’il en réchappa, lui surtout, indemne. On aurait dit que l’accident invraisemblable (peut-être un souvenir lointain du radeau qu’une mer démontée projeta par-dessus nous devant une plage bretonne) avait été calculé juste pour la peur. J’accusai l’encrier volé de nous avoir porté malchance et je voulais l’abandonner quand je me réveillai.
Autrefois mon père avait encouragé mes lectures et mes goûts littéraires contre la volonté maternelle. L’écriture serait-elle enfin le moyen, illicite, de me débarrasser de cette quête amoureuse dont il fut le tout premier objet ? Ou dois-je la croire merveilleusement inefficace, incapable aussi de me faire mourir à mon être antérieur malgré l’intention solennelle et funèbre ? Le songe me retournait ma perplexité diurne dans une vision bizarre.
153. Pourquoi avais-je acquis ce plumier en bois de thuya, taillé en cercueil ? Etait-ce la mort de l’écrivain que je croyais devenir, ou celle de mes pénibles obsessions, poignardées par le stylo ?
154. Dans un encrier d’étain, le liquide noir s’épaississait en boue, le bleu se décolorait, — comme si l’écriture n’avait eu le choix qu’entre la turpitude du réalisme et l’insipidité du symbole, c’est-à-dire entre l’apaisement provisoire du désir et la satisfaction momentanée que procure un filtrage rhétorique.
155. Une trouvaille poétique ne vaudra jamais un regard fascinant, un baiser tendre, un enlacement voluptueux. Une stratégie de l’expression me passionne ; mais pour en rester au plaisir des intersections et des parallélismes, il faudrait que je me dessèche moi-même avec les figures. Et de l’action à l’écriture, puis de l’avance rectiligne du discours à ses obliquités diverses, on sent que l’on n’en finira pas de battre en retraite.
156. L’imagination refroidit comme un lit défait : on ne voit plus que le dérangement après en avoir usé.