Elégance

1. On risquerait d’être esclave d’une élégance réduite à la sélection réglementée parmi les objets ; le sujet, élisant en soi l’appréhension délicate du réel, préserve mieux son indépendance.

2. Le bel Endymion est un des rares humains heureux de la mythologie. Quoiqu’il demande à la bonté de Jupiter une faveur dont l’Olympe aurait pu s’offenser, à savoir une jeunesse éternelle, son vœu n’attire sur lui aucune tragédie ; car il souhaite une beauté modeste, statufiée par un sommeil sans fin. D’ailleurs, l’amoureuse Séléné se contente de l’admirer du haut du ciel.

  Mais le contact de l’invisible Eros ne suffit pas à Psyché : sa curiosité maladroite la prive du fils de Vénus et lui vaut d’être persécutée. De deux relations incomplètes, — voir sans toucher et toucher sans voir, — il semble que les Grecs aient jugé la première plus paisible.
  Je comprends la faute de Psyché ; le voir me paraît plus indispensable à l’amour que les sensations tactiles ; j’ai même su bien des fois m’en exalter.

3. Combien d’heures et quels ambitieux projets sacrifiés à la contemplation quotidienne des corps ! Tant pis : leur beauté valait bien ma prose incertaine…

4. S’il est permis, j’embrasse du bout des lèvres et remplis mes yeux. Quel amateur de sensations fortes s’en fût satisfait ?
  Mon plaisir visuel, répugnant aux saletés, aux moindres émanations du corps, verrouille ma solitude. A défaut de la tendresse des autres, je ne suis qu’un amoureux regardeur.
  Bel objet dont s’empreint ma rétine, vous existez dans toute votre chair alors que moi, je n’ouvre qu’un angle optique.

5. Théoriquement, la vue est le plus pur des sens ; sa nature l’abrite d’une émission matérielle, l’écarte d’une tangibilité. Mais l’amour a ses gestes, à la fois vainqueurs et dépendants ; il en amorce physiquement la réalisation, tel le chien introduisant son museau dans votre main pour être caressé. Ou il les sollicite par le regard et réduit la distanciation visuelle par l’empreinte des fantasmes lubriques : la fonction des yeux s’épaissit.

6. Le miroir qu’ils font de nous, pèse aux gens qui le comprennent comme un prélude importun. D’autres, même sans vouloir répondre, s’en trouvent flattés. Dans le premier cas, il faut des pupilles très mobiles et des paupières bien lourdes pour voir sans paraître regarder, et dans le second, assez de froideur pour diminuer l’humiliante faiblesse.

7. « Ne craignez rien de mon regard si souvent posé sur vous : il ne vous appelle pas. En votre absence, je vous oublie ; plus tard, si nos chemins se croisent, vous aurez tellement changé que vous vous vexerez de ne plus me fasciner. » Ainsi parle l’amour esthète, impitoyablement infidèle.

8. Oui, ce corps est sculpté ; oui, ce visage magnétise. Mais tant que je ne me sens pas profondément concerné, ma tranquille appréciation ne verra qu’une statue sortie de la niche où elle s’ennuyait.
  Ils se tordent presque nus, flagellés par des rayons verts dans un diabolique tintamarre ; ils ne donnent point leur forme superbe, ils ne l’exposent qu’à la caresse des prunelles, comme des dieux sur des colonnes. Est-ce que l’on fraie avec les dieux ?

9. Quand l’art nous l’offre (sauf le cinéma, trop près de la vie), la contemplation d’une beauté que jamais on n’aura (ni ne sera), ne vient pas à mettre une pointe de tristesse dans le plaisir. Aussi, pour que l’émotion esthétique allège d’un vain désir, il est bon que la culture renvoie le vivant à son modèle dans la peinture ou la statuaire et l’érige en mythe, — par définition, infréquentable…

10. Si la rencontre de la perfection physique réveille une frustration générale, ce vaste désespoir nous évite au moins un choc particulier, plus difficile à guérir.

11. Bel indifférent, ton charme s’érode au bout de mes regards, qui semblent, comme dans la théorie des simulacres, drainer les atomes de ton apparence et la diminuer.

12. Une admiration trop captivante (eût-elle assez de jugeote pour vivre sans maître) serait gênée par l’animalité de son objet. La beauté s’avilit par l’usage de ses parties basses, et des visages angéliques n’en cachent pas moins des perversions indignes.

13. La nudité crue ressemble à un oiseau sans plumes. Le vêtement, pour autant qu’il soit complice des formes, se rapproche du naturel.

14. L’un des pièges de la beauté nous laisse croire qu’elle se montre favorable.
  Un air de bonté compense plusieurs défauts de l’enveloppe physique, sans garantir le caractère.

15. L’allergie d’une insouciante beauté aux tortures de l’esprit éloigne de l’intellectuel une compagnie discordante. Devrait-il s’en affliger ?

16. Tant qu’ils durent, les atouts physiques restent à peu près tels ; mais sa plus longue carrière n’interdit pas à l’intelligence de lâcher de grandes âneries !

17. A première vue, l’espace d’une seconde, un visage peut être encore exempt de tout défaut, comme à travers un voile de gaze. Mais la beauté réserve toujours à l’attention quelque léger ridicule, ou une pointe de vice, ou de cruauté, ou de crétinisme, — de quoi vous épargner le joug. L’amour vous tient-il déjà ? Attendez le geste, la mine ou le vêtement dont votre humour se moquera.
  Cette personne vous présente une harmonie de lignes et de traits apparemment irréprochable : vous vous enflammez. Examinez-la bien : il se trouve que ses iris sont un peu petits ; votre idéalisme ne saurait s’engouffrer dans ces yeux reptiliens.
  Un détail risible vous sauve du tragique. Un soir d’hiver, je me pressais en direction de son café habituel, quand je le vis dehors, — accompagné. Je remarquai son pantalon trop court, d’autant plus qu’il dépassait largement son ami. Le vent glacial acheva de refroidir mon ardeur, et je rentrai directement chez moi.

18. Le corps a toujours quelque chose d’étrange ou de sale, même dans sa splendeur. L’émerveillement le cède à la curiosité, de telle sorte que les regards, jugeant trop, ne sont plus pris pour une invite.

19. Si peu de corps valent une parade, même dans les lieux où l’on s’échine à se modeler, que l’on mesure, outre la difficulté d’attirer, l’exception d’un franc désir.

20. Ceux qui plaisent peuvent le savoir, mais être incapables de se comparer.

21. Narcisse n’est pas toujours seul : il peut s’afficher avec le monstre valorisant son éclat. Ce qu’il appelle son genre, ne se définit pas dans les profondeurs du vécu, ni par un renversement paradoxal du laid, mais comme antimiroir.
  Un goût moins égocentrique choisit bien l’anorexie à la Binet ou l’obésité à la Botero ! Ne sait-on pas que de nos jours les canons outragent l’Egalité ?

22. L’esthète se pose en spectateur et, si discret qu’il tâche de rester, oublie qu’il se montre aussi, avec ses attraits et ses irrégularités.
  Qui donc vous admettra en entier ? Qui surtout offrirait son cœur ?

23. La pratique des rencontres exige beaucoup d’efforts : le soin du physique, le souci du code vestimentaire, le culte des loisirs à la mode, l’art de séduire, — sans parler des dépenses et du temps perdu en sorties, en contacts, en négociations. Pour des étreintes réticentes et sans lendemain !

24. Il en est des courbes charnelles comme de la plénitude du style : il faut y ajouter le je ne sais quoi de l’agrément décisif.

25. Un physique seulement passable est écrasé par un heureux faisceau d’avantages : force est de se dire, par bon goût, qu’un tel couple eût manqué d’harmonie.

26. Combien les femmes savent opposer le luxe et l’élégance à la tristesse du cœur !

27. Un premier chagrin d’amour m’avait laissé beaucoup de complaisance pour l’esthétique ambiante de mon aventure, resurgie d’un passé enfantin. Puisque l’essentiel et le vivant m’échappaient, je me raccrochais à l’accessoire et à l’inanimé, sans m’en rendre compte d’abord. J’exigeais trop même dans cette quête secondaire ; je substituais d’autres échecs, voire factices, à la défaite passionnelle, et la folie se changeait en manies parfois dérisoires, en goûts absolus, mais toujours insatisfaits. Que d’heures gaspillées en d’obscures misères !
  J’en souffris tant que je n’eus pas décelé tous leurs liens avec l’affection principale. Si j’ai depuis longtemps composé avec ces caprices dérivés, le minimum auquel je descends, refuse encore d’être facile…

28. Avec le temps, le regret d’une maison particulière s’était mué en fièvre de bâtir, — mais avec tant d’inconstance ! J’aurais pu faire des dessins animés de ces plans et de ces élévations que la gomme et le crayon modifiaient sur le même papier, sans que la fin du film m’agréât jamais définitivement.

29. Si elle n’a pas la puissance de la beauté avec laquelle on la confond aisément, l’élégance est dénotée par un effort de distinction pour s’affranchir du vilain. Le sentiment esthétique procède, ou d’un élan immédiat, ou d’un examen : ou le sublime produit une joie sûre d’elle-même, ou l’élégance conquiert l’adhésion sans exclure sa relativité, ni peut-être la révision ultérieure de ses choix.

30. Le moi s’oublierait dans une connaissance étendue, mais hétéroclite ; une vaste culture intéresse moins l’élégance de l’esprit que celle, plus limitée, qui lui convient personnellement. Sur le plan intellectuel, l’élégant est éclectique pour soi.
  Evidemment, il est critique dans sa compréhension d’autrui. Par exemple, un bon traducteur n’a qu’à choisir : sans négliger de retourner au texte original, il s’appuie surtout sur les précédentes versions, il en corrige les maladresses et s’évite les contresens qu’il commettrait en s’aventurant.

31. Comme pour les linguistes un message résulte d’une sélection et d’une combinaison, le beau travaillé, d’une façon générale, naît de plusieurs options et de leur cohérence, autrement dit : de l’élégance au sens étymologique et de l’harmonie entre ses apports. Des préférences dans le détail ne suffisent pas ; il faut que tout se tienne.
  La variation de la cage d’escalier au sein d’une symétrie équivaut au changement du verbe au milieu du syntagme et à ses corrélations avec le remplacement du sujet et du complément. Le passage de la vis à des volées droites, d’une part, de la tour plaquée à la tour incluse, de celle-ci au pavillon central et de ce dernier à l’uniformité extérieure sous un invisible toit, d’autre part, va de pair avec des modifications de style pour l’ensemble de l’édifice, — conduisant du palais ducal de Nevers au Petit Trianon, en passant par les châteaux de Chambord et de Cheverny.
  L’élégance qu’une appréciation globale salue dans une toilette, autorise la fantaisie de ses éléments pourvu qu’aucun ne dissone.

33. Bientôt les plus belles choses n’attirent plus l’attention, — non que leur charme succombe à notre abus, mais parce qu’aucune faiblesse ne retarde l’accoutumance.
  L’œil revient malgré lui à l’objet défectueux, d’autant plus péniblement qu’il n’a pas le pouvoir de l’amender ; l’esprit s’en trouve distrait. Mais de la perfection, une fois remarquée et admirée, on jouit inconsciemment ; la pensée peut alors s’appartenir.

34. On supporte mieux certaines douleurs dont le source est invisible, que l’enlaidissement.

35. Nonobstant sa tyrannie, l’esthétisme vise la tranquillité. Que la critique s’avoue désarmée, l’âme puise dans l’approbation du beau une sorte d’indolence, au sens philosophique du terme. Si la santé repose sur la discrétion des organes, la quiétude serait souvent une pause dans le déchirement que nous infligent mille hideurs. Mais je parle des effets de l’art ou de la nature, non de la rencontre, parfois douloureuse, des attraits humains…

36. Une beauté que je vois dans la rue ou sur un écran, me paraît toujours si normale que le retour soudain aux gens ordinaires me déconcerte.
  Non sans excès, j’ai tendance à verser dans la laideur tout ce qui s’éloigne peu ou prou du contraire, dont la magie fait oublier jusqu’à l’existence du moins plaisant.

37. La régularité d’un visage se conserve dans l’immobilité sereine ou dans l’attention ; mais la frayeur, la surprise, le rire, l’affliction, la perturbent. La sculpture ou la photographie la fixent, alors que le cinéma risque de l’altérer.

38. Impossible d’éternuer avec grâce ; et l’onomatopée concomitante achève le ridicule.

39. La jeunesse voile plus ou moins la vulgarité ; l’âge mûr la rend insupportable.

40. Un air moqueur gâte la fraîcheur de la beauté ; la méfiance nuit à sa maturité, et la réprobation, à sa vieillesse.

41. En dessinant les lignes potentielles du corps, la gymnastique révèle l’image que déforme plus ou moins le manque d’exercice. On se doit à cette curiosité.
  C’est presque un devoir aussi que de ne pas heurter la vue des autres par les conséquences de sa paresse, — fût-elle excusée par l’intellectualisme. Avide d’un héritage fidèle à l’Antiquité, le premier enthousiasme de la Renaissance avait bien reconnu qu’il aurait été illogique de fréquenter le jardin des racines grecques en ignorant la palestre.
  Je consens que l’Occident soit taxé d’impudeur pourvu qu’elle aille de pair avec la beauté.

42. Il en va du développement du corps comme des productions de l’esprit : le volume ne convient qu’aux bonnes structures.

43. Parmi les mécaniques de métal dont se meublent les gymnases, les extrêmes se côtoient : le bedonnant qui travaillerait en vain l’incompressible, et le Viking à la musculature digne des légendes. On ne sait si l’on est entré dans un établissement médical ou dans l’annexe d’un tournage dont les acteurs entretiennent leur plastique.

44. Est-ce un couple idéal ? Lui, si grand, si puissamment sculpté, mais au regard si dur ! Elle, le suivant de machine en machine, avec sa queue de cheval et son collant rose. Les voici juchés sur des vélos, et tandis qu’il tient au moniteur des propos infiniment plus plats que ses muscles, elle a l’air de s’ennuyer.

45. La démarche athlétique de l’homme, ou onduleuse de la femme, est parfois poussée jusqu’à la caricature.

46. De ses oreilles occupées par quelque musique, a-t-elle entendu que son compagnon grisonnant lui demandait ce qui l’intéressait dans la vitrine ? Il répond lui-même, au sujet d’un imperméable en faux léopard, à cette jeune silhouette aux contours provocants, plus lointaine que la bête.

47. Une telle a cru bon de faire rogner par la chirurgie le peu de nez qu’elle avait. Cependant elle respire encore.

48. Le praticien venait de me limer une dent un peu excentrique ; il me présenta une glace où je constatai que le déséquilibre équilibré de la nature avait fait place à l’équilibre déséquilibré de l’art ; une irrégularité harmonieuse, à une harmonie irrégulière.

49. Déjà la rocaille des dents ébréchées agaçait ma langue. Puis ma main roula et cahota sur la bosse d’une fracture mal réduite. Bref, ce corps progressivement inhabitable put de moins en moins être oublié. Jusqu’où s’abîmerait l’heureuse indifférence qu’avaient autorisées naguère des formes lisses ?
  La calvitie découvrait davantage ce front haut : que ne le rendait-elle supérieurement intelligent ? La plantation s’éclaircissait sans que le jugement s’éclairât en proportion. Aspects trompeurs !
  A l’échéance du demi-siècle, que de conditions pour rester à peu près montrable ! Avoir le visage détendu, exempt de vifs soucis, ne pas s’exposer face à la lumière, s’interdire les lunettes, etc. Encore ne s’agissait-il que de paraître et nullement de plaire.

50. Même sans rides, une raideur inconnue vient à durcir nos traits (comme s’ils étaient accusés par la peinture géométrique d’un Bernard Buffet) : sonne l’heure de notre lent déclin.

51. Il y a trop d’enfance dans la joliesse pour qu’elle vieillisse bien.

52. On a longtemps l’air moins vieux dans sa propre peau qu’en des vêtements surannés.

53. Le genre humain enveloppe son corps avec les partis-pris de son invention. Ainsi la chaussure est-elle l’application, non nécessairement incommode, d’une forme arrondie ou pointue à une spatule biseautée.

54. Le XVIIIe siècle français fut l’apogée de la civilisation, puis le comble de la barbarie ; car plus on masque la nature, plus violemment elle se revanche. A force de blancheur, les cheveux poudrés enflamment les regards et ensanglantent les lèvres.

55. Une mode ne se distinguerait pas de la précédente si elle n’imposait pas à son tour des excès, — dont les plus innocents vous ridiculisent et les pires font plus que vous gêner : vous blessent ou vous flétrissent.
  On a vu les fonds de culottes tomber, les richelieus et les mocassins s’allonger démesurément, comme aux pieds des pitres ; plus grave, une cruauté sauvage altérer les corps, percés ou distendus par des métaux, couverts de dessins indélébiles. L’épilation des fronts bas, le laçage des bustes, ont coûté moins de sacrifices en leur temps.

56. Autrefois étiquetage social ou asile cutané de la mémoire, le tatouage est devenu un songe à fleur de peau.
  Ce merveilleux Triton qui fendait l’eau de son profil grec, aurait-il ramassé au fond de la piscine le coquillage bleu sur sa fesse gauche ?
  Cet hiver, une pointe bleue dépassait à peine du col de ce serveur ; l’été venu, le bras surgit de la chemisette tel un reptile aux mille écailles !

57. Découvert ou caché, moulé ou drapé, paré ou déformé, divinisé ou martyrisé, le corps subit l’alternance de l’affirmation et de la gêne.

58. La nature a mis de riches couleurs dans tous les règnes : les pierres précieuses, les fleurs, les papillons et les oiseaux déploient un grand luxe chromatique. La créature humaine a été oubliée, mais a réparé cette lacune par le costume.

59. A nos plumes !
  Aujourd’hui le défilé Martinet a surpris le public par un modèle des plus extravagants. Le mannequin portait ses cheveux argentés relevés en aigrette, tandis que des lunettes à monture noire et cornue donnaient à notre huppe un air de grand-duc ! Cependant la pointe métallique dont sa lèvre inférieure était hérissée, rappelait assez le long bec de la première. Les côtés d’une pèlerine de soie corbeau s’agrémentaient d’une touffe de fils rouges, durs et courbés, analogues à la parure d’un paradisier, et les bras agitaient le tissu de ce vêtement sans manches, strié comme des ailes. Une robe à volants multiples dont la mousseline gris clair, libre de doublure, s’arrêtait juste au-dessus du genou, avait la finesse frissonnante d’un duvet. Des jambières dorées évoquaient un oiseau bagué ; des chaussures blanches avaient l’acuité de la griffe.
  Si leurs revenus sont trop modestes, les élégantes attendront de trouver des exemplaires dégriffés.

60. Elégant, ce qu’il n’y a point de honte à porter encore quoique la mode vienne de changer ; ou ce que l’on n’est pas forcé de remarquer une deuxième fois sur vous.

61. Soudain l’on note un trait d’élégance, mais on n’a pas le temps de s’en réjouir : ce n’est qu’une pièce d’un accoutrement parodique visant à choquer.

62. Maints originaux deviendraient si banals sans leur déguisement que leur excentricité même a quelque chose de fade.

63. Tel veut en s’habillant ne ressembler à personne ; tel autre, être à peine quelqu’un.
  Sur cette chemise blanche dont il a fini par préférer le tissu dans un gros album, notre financier fera-t-il broder ses initiales en blanc ou en grège ? Le vendeur lui dit que certains se permettent le bleu marine. Vraiment, n’est-ce pas trop osé ? La commande prend un temps infini, mais ne quitte jamais la palette du conformisme.

64. Alors que je lis ce passage du Code de la toilette où Balzac fait de la cravate un moyen d’expression personnelle, je dois avouer que le nœud serré autour de mon pauvre cou, ce matin, pour entrer dans mon rôle social me pèse autant qu’une chaîne d’esclave, trouble ma respiration, m’inflige un léger mal de tête et des bourdonnements dans les oreilles, nuisibles à mon efficacité. Je subis l’usage, comme tant d’autres.
  J’ai noué machinalement ce bout de soie, si assoiffé des humeurs de ma peau qu’il ressemble plus à un pansement de luxe qu’à un ornement ajusté avec soin. La partie crasseuse qui le barre si vite au milieu, est témoin de l’exactitude automatique avec laquelle, sans chercher le moins du monde à accomplir un geste supérieur à sa plate nécessité, je ne manque jamais de séparer deux pans d’égale longueur, de part et d’autre d’une seconde pomme d’Adam inévitablement triangulaire. Je raterais l’opération si je la contrôlais dans une glace. Comment rehausser d’un sens particulier une action d’autant mieux réussie que l’on n’y songe pas plus qu’en boutonnant un imperméable ou en attachant des lacets avant de sortir ?
  La conscience du maniement de l’objet n’intervient qu’au moment de m’en délivrer, surtout si je dois briser d’une secousse nerveuse sa résistance. A vrai dire, je m’exprime davantage dans le plaisir de m’en débarrasser que dans le respect d’une convenance qui m’en affuble distraitement.
  Quant à la nature de la cravate, j’ajoute que je n’en suis nullement responsable. Du côté intérieur, ma porte de penderie s’est rembourrée avec toutes sortes de bandes que la mode m’a successivement imposées, — en variant les largeurs, les extrémités et les couleurs. On m’opposera que si je n’ai pas créé les divers motifs, je les ai néanmoins préférés, ainsi que le matériau, — soie, laine ou cuir. Sans doute ai-je été attiré, dans un premier temps, par tel article plutôt que par d’autres, mais ensuite le prix a été déterminant. On m’a aussi offert quelques horreurs que j’ai arborées longtemps par économie.
  De quel droit la cravate revendiquerait-elle donc mon identité ? Et qui, d’après son style, jugerait avec raison si le porteur a de l’étoffe ?

65. La musique exaltait les soldats sur le champ de bataille ; elle accompagne les manifestations ; elle peut inciter à la dépense dans un magasin : dirons-nous qu’elle est complice de tous les désordres,  en les faisant oublier comme un vêtement cache l’indécente nudité ?

66. Il y avait affluence aux spectacles d’une cigale à peine vêtue de ses ailes translucides. Un bourdonnement sonore l’ovationnait dès que le soleil projetait ses lumières sur elle et sur quatre hannetons lui servant de danseurs. Une guitare électrique accompagnait sa voix de crécelle, mais cette production monotone ravissait le monde des insectes et tenait toutes les antennes.
  « A quoi bon le travail auquel tu t’astreins ? » dit un jour la vedette à une autre cigale en qui des connaisseurs à nœud papillon saluaient une vraie cantatrice. « Mon public n’en demande pas tant et il est bien plus nombreux que le tien ! »
  Quelques années après, notre idole n’était plus du tout courue, tandis que sa consœur classique avait acquis par son talent une grande réputation. Elles se rencontrèrent pourtant et la malheureuse se plaignit de la défection de ses admirateurs. Pourquoi ne passait-elle plus sur les ondes ? « Il ne te reste plus qu’à passer sous les ondes », lui lança la chanteuse renommée. « Tu n’as dû le succès qu’à la séduction de ta jeunesse, à la mode, à la chance ; mais faute de qualités solides, la gloire ne peut durer. Tu misais sur les effets visuels, alors que l’on aurait dû venir principalement pour t’entendre ! »

67. Plus un métier est public, plus il excite l’acteur ; il devient morbide quand la motivation théâtrale s’éteint ou dénote. La compétence reconnue ne peut empêcher qu’il ne soit enfin trop tard pour les deux conditions de ses services : le désir d’être en représentation et l’assurance de plaire.

68. A tous les échelons, le travail peut consister moins à remplir certaines tâches qu’à assurer des heures de présence : on veut surtout vous voir. Quelquefois même,  il ne s’agit que de se montrer. L’automatisation multipliera ces rôles fictifs.

69. Se distinguer socialement participe de l’élégance. Mais quelques charges brillent d’un éclat si faux que la vanité seule permet de les pourvoir. D’autres ne sont vraiment difficiles qu’en un point : la volonté de puissance demeure inconsolable de les avoir perdues, et le titulaire quitte la scène déchu de toute identité.

70. L’aisance du geste relève ceux que leur emploi exerce aux corvées les plus sales. Un intellectuel s’y ridiculiserait.

71. Nous condamnons l’inélégance des choses à proportion de la distance qui ménage notre amour-propre.

72. « Esthétisme industriel » : citation d’une fatrasie moderne ou oxymore peu à peu réalisé par une meilleure maîtrise d’une technique ? L’invention brute se moque du beau ; son progrès peut l’introduire, ou le sacrifier à des contraintes nouvelles.

73. Penchées à l’avant pour fendre l’air, tronquées à l’arrière pour mieux contenir, les voitures d’aujourd’hui sont des caisses rarement allurées. Diversement dans une quasi-indistinction, les carrosseries présentent des discordances, des étirements, des inclinaisons, des boursouflures, des raideurs ; exceptionnellement des volumes souples, lisses, adhérents au sol, équilibrés, cohérents. On les voit se presser tels de plus ou moins étranges quadrupèdes, hasardés par la nature.

74. J’ai été capable de me passer des autres, jamais d’un intérieur à mon goût. Seul, j’ai pu ne rêver de personne ; un triste gîte ne m’est supportable que provisoirement.

75. Oiseaux, fleurs, architectures au bord de l’eau : mes fantasmes couvrent tous mes panneaux comme si le gazouillis du parc originel, ses tonnelles de roses et ses pivoines, la Marne au pied du pavillon, avaient à jamais précisé mon goût intime quant à l’écrin du bonheur.
  Seule l’idéalité conjurerait la tyrannie du visage humain ; la laideur individualise plus ou moins le portrait, mais la beauté tend vers l’anonyme.

76. L’art d’apaiser les formes, la synthèse de l’extravagance et de la sécheresse, de la mièvrerie et de la dureté, auront fait le meilleur du génie français, — ce vase qui sublima tant d’apports scoriacés.
  L’atmosphère irremplaçable du XVIIIe siècle est due à l’heureuse alliance du réalisme de la bourgeoisie et de la grandeur de la noblesse. Il est probable que la poursuite de cette conjonction sociale eût été très bénéfique pour les productions humaines. Après la tourmente révolutionnaire, le balancement fut rompu ; on entra dans l’âge industriel, plus soucieux des fonctions que des modelés.
  Le consommateur actuel n’apprécie plus que les subtilités techniques. Quant à l’insipidité esthétique, elle satisfait toutes les clientèles des multinationales.

77. Chez les plus traditionalistes de nos contemporains, les bronzes patinés succèdent aux porcelaines, les dallages aux tapis, les cuirs aux velours, les acajous aux marqueteries, les fers à la menuiserie : le fleuri-frangé-douillet cède la place au sobre, au linéaire, au froid, — non que triomphe la vertu, mais eu égard au style affaires.

78. Il aura fallu tout un siècle à la modernité pour que le XVIIIe soit vraiment détrôné. Je sens moi-même, dans mon cadre de vie, qu’il est passé de mode. L’Empire, la Restauration, me semblent plus proches du dépouillement actuel. Toutefois la grâce d’un dossier violoné ranime en moi l’ouverture festive d’un vieux salon…

79. Les magazines encensent les rigidités funéraires et les tons macabres de cette ambiance sépulcrale que les intérieurs doivent au plus sinistre « design », ou l’inexistence et l’invisibilité non moins mortelles de ses versions en manière d’esquisse. Combien les ébénistes de la Régence façonnaient une commode en tombeau avec des arrondis plus charnus et plus solides ! Après l’héroïsme du Grand Siècle, la rocaille sut rendre la priorité au vouloir-vivre tout en lui apportant l’apparat des trépassés.

80. Le Louis XV et le Modern Style se sont amusés comme l’enfance ; le Louis XVI et l’Art Déco se sont assigné le sérieux de l’âge adulte ; l’Empire et le Design se rejoignent dans le raidissement de la vieillesse, et d’ailleurs, les transparences du second facilitent leur mariage.

81. Un salon d’aujourd’hui se garnit de peu : un canapé de mousse (qui finira sur le trottoir), une table basse, quelques étagères et des ampoules dans le plafond suffisent. Mais un vaste écran distrait de cet ameublement minimal, car jusque chez soi l’on reste un voyageur.

82. Le confort pâtit quelquefois de l’esthétique, mais l’envie de se vautrer est toujours l’ennemie des formes. Le Design offre à la fois le plus dur et le plus mou.

83. Ces qualificatifs, moderne ou, plus encore, futuriste, ne voudraient-ils pas fermer le chemin d’un vrai renouvellement et condamner à l’analogie les fabrications à venir ? S’il veut avoir le dernier mot, le moderne n’a plus qu’à surenchérir dans ses propres qualités : dans la mobilité, la disponibilité, la convertibilité, la docilité, l’ubiquité, la légèreté, la simplicité, etc. C’est pourquoi il paraît vieillot bien avant que l’ancien n’ait l’air antique.

84. Les formes naturelles évoluent peu à peu et dans la continuité. En comparaison, l’art s’est plu aux changements par à-coups et ruptures, haut trompetés ; au fondu enchaîné il a souvent préféré le choc d’une nouvelle séquence et d’un tonnerre musical, et la violence du spectaculaire immédiat à la fluidité du progressif. En fait, le bruit des proclamations amplifiait au point de basculement le poids des signes avant-coureurs.

85. On se fait toujours une âme selon sa résidence, quoique l’influence inverse vaille mieux.

86. On est fier d’avoir bon goût même sans rien posséder.

87. Un cadeau déplaisant embarrasse comme un dépôt.

88. Le collectionneur ne perçoit que ce qu’il cherche, comme les lectures du thésard remarquent les seuls éléments pertinents.

89. Regretterais-je tous ces objets rassemblés avec tant de passion ? Ils n’ont jamais été assez beaux en eux-mêmes, ou j’ai toujours discuté leur accord, leur place ou leur usage.

90. Le vrai collectionneur ajoute moins qu’il ne complète.
  Dans une perspective ornementale, une implacable obsession de la cohérence sacrifie la beauté d’un complément presque adéquat à la médiocrité de celui qui convient parfaitement.

91. Fidèle à l’honnêteté, au sens historique, une collection efface son évidence, — par exemple, en se mêlant à d’autres.
  Laisser voir sans montrer. Fi des vitrines et des chevalets ! La modestie de la présentation flatte l’observateur ; aux étalages d’attirer l’acheteur.

92. Une collection pour elle-même sied au musée ; soumise à des contraintes décoratives, elle satisfait au moins l’œil. Apparemment utile et dans la pièce indiquée, une exposition ne sent pas trop l’artifice.
  Que sa fonction originelle soit simulée ou qu’il y ait eu reconversion, la curiosité parvient à expliquer sa présence.

93. La négation des impératifs esthétiques ravive le sentiment de leur nécessité.
  Comme s’il avait été incapable d’intégrer dans le volume aménageable tous les aspects pratiques, tel architecte a exhibé les entrailles de sa construction et plaqué sur ses flancs de perpétuels échafaudages… La nature ne dissimule-t-elle pas la vulgarité des organes indignes de la lumière ?

94. Appliquées à l’architecture, les trois consignes du discours rationnel sous-tendent la géométrie de l’Institut : la rondeur de la coupole et du plan fait l’unité ; la symétrie transpose dans l’espace la nécessité de l’enchaînement ; les deux pavillons latéraux sur lesquels bute le demi-cercle, respectent la clôture.

95. La diversité des façades dépend de la fonction principale du bâtiment : ceindre ou couvrir.
  Les portiques de l’antiquité, les halles du moyen âge servent d’abord à abriter, du soleil ou de la pluie : ces colonnes, ces piliers dont le rythme allège la maçonnerie, n’existent que pour soutenir le toit. Dans la forteresse née de l’insécurité, dans la plupart de nos anciennes maisons rustiques si accueillantes contre les excès de la température, le mur protège et donc s’épaissit, s’ouvre rarement, sans ordre strict.
  Parmi les compromis, l’architecture classique unit les deux tendances avec harmonie : les fenêtres se haussent et se rangent dans une régularité de lignes verticales, sinon de cryptoportique. Dans nos structures les plus aériennes, l’élancement des stries métalliques l’emporte et les intervalles vitrés tiennent lieu de paroi.

96. La nature pourrait avouer toutes les formes de ruines, mais non pas tous leurs matériaux, — d’où le charme des unes et la désolation des autres.

97. La beauté d’une ruine passe par l’aggravation de ces dommages trop mineurs pour ne pas enlaidir seulement, mais refuse une quasi-disparition qui vous indiffère.
  L’esprit reconnaît dans la ruine un délabrement, mais la reconstitue comme un inachèvement. La stimulation esthétique renverse le négatif en positif.

98. Combien d’acheteurs et de touristes, attirés par l’ancienneté du cadre parisien, s’appliquent à le défigurer !
  La diversité des mœurs, les motifs économiques, les décisions politiques contribuent à la restructuration perpétuelle des espaces intérieurs et extérieurs. On taxerait d’immobilisme l’art de se couler dans les lieux sans les bouleverser. Encore les termites de l’adaptation violente doivent-ils conserver l’apparence haussmannienne, alors que les travaux du Second Empire avaient démoli sur leur passage l’œuvre du passé…

99. Je regarde souvent les rues du vieux Paris comme autant de fissures d’un relief minéral où la présence humaine aurait, non pas bâti, mais creusé ses gîtes loculaires. Des abrupts penchent, des alignements se tordent, des végétaux poussent dans cet agglomérat quasi naturel. Mais de grands axes, aux allures de cité idéale, entaillent les morceaux naïfs. La ville est double.

100. Paris me plaît en hiver : la lumière est plus douce ; les arbres dénudés inscrivent leurs signes sur les pages blanches des architectures et de ces hauts soubassements que la Seine gonflée porte tels des flancs de lourds vaisseaux.

101. On voit de son logis un coin du monde, si possible avec soi. Ce que l’on regardera depuis ses fenêtres, ne compte pas moins que la disposition de l’appartement : quel sera le support du paysage d’âme ?
  Le voisinage d’une activité aliène trop la perception. Un vis-à-vis harmonieux rassérène, quelque temps qu’il fasse. Ordinairement la mobilité du ciel parisien, taché de nuages blancs, ne fixe pas les humeurs. Mais la palette météorologique fournit les nuances d’un voile plus uniforme et ses effets sur une vue dégagée : le plomb d’un gris coléreux durcissant les volumes, le velours d’un gris calme reposant les façades, la soie d’un gris lumineux vaporisant les lignes et dissipant au loin les tours des banlieues, et tant d’autres grisailles intermédiaires graduant la tristesse jusqu’à l’indifférence.

102. Nuit moderne est un grand tableau, long d’un mètre quatre-vingt-dix et haut d’un mètre trente. Sur un fond brun en bas et violet dans la partie supérieure se détachent mille feux nocturnes, mais on ne sait où finit la terre et où commence le ciel, parce que les deux couleurs se dégradent subtilement et se mêlent sur une large bande horizontale. Des étoiles scintillent discrètement autour d’un croissant de lune et dominent toutes sortes d’éclairages artificiels. A droite cependant, le pointillé de ses hublots laisse supposer un avion sur le fouillis stellaire.
  De fait, on ne voit nulle part le contexte de la lumière, on ne perçoit que la forme de ses sources ; il en résulte que la ville ressemble à un autre espace céleste, aux astres bizarres, plus gros, plus entassés, produits de la géométrie industrielle. La figure et la disposition des repères électriques permettent de deviner les éléments vraisemblables d’un site fortement urbanisé, sans qu’il soit jamais possible d’en constater les contours ni les liens. C’est tout le secret d’une carte perforée : l’œil interroge une présence mystérieuse, mais inlassable, dont le fantôme se réduit à des points ou à des traits tout en témoignant de multiples actions nocturnes.
  Car nul doute que le peintre ait su imprimer une course à ces espèces d’étoiles filantes que deviennent la succession des vitres d’un train roulant à toute vitesse, ou les phares d’un véhicule rapide. Il s’est appliqué aussi à varier la couleur éclairante à l’occasion des enseignes publicitaires. L’une d’elles, au premier plan, n’empêche même pas, comme par transparence, de suivre l’alignement des lampadaires de quelque boulevard. Le mouvement, la variété, la superposition, apportent de la vie au spectacle qu’un tri pictural très sélectif, une extrême cécité à l’égard des lourdeurs terrestres, risquaient de rendre irréel et d’exclure de la signifiance.
  Encore une interprétation négative n’est-elle pas interdite. Ces lucioles, ces lampyres, ces vers luisants n’évoquent-ils pas ce qui pourrait subsister sur la planète après le règne humain ? Le visiteur est pris par cette œuvre puissante et médite sur notre condition. Incontestablement, le poncif de la nuit se renouvelle ici comme le titre de la toile nous en avertit. Elle interpelle au moins sur l’éclatement, sur la dispersion de l’existence actuelle, sur l’isolement des individus ; en outre, la vigilance du feu s’éparpillant en braises, d’où l’impression de poudroiement général, range cette peinture de notre civilisation dynamique parmi les Vanités ambiguës.

103. Ou la peinture est figurative et repose sur une perception livrant la vérité de l’objet, quand elle l’épurerait, ou l’impressionnisme de l’artiste privilégie la façon de voir du sujet ; ou l’abstraction se moque de tout support réel. Au terme de ce glissement vers soi, l’artiste, si sélectif que son élégance sacrifie tout à l’invention, s’exprime de la façon la plus difficile à faire partager.
  Il ne suffit pas de ne pas savoir peindre pour se révéler ; le style écolier est une maladresse plutôt qu’une manière.

104. Sans parler des truquages que perfectionnera la technique, la primauté de l’objet vaut pour la photographie ; celle du sujet pour la peinture, émancipée par cette concurrence. N’importe qui peut photographier, tout le monde n’a pas le regard original du peintre. L’un n’a que le mérite de cadrer, c’est-à-dire d’occulter le superflu ; l’autre sait, le cas échéant, compléter la situation. Le premier constate, le second ressent ; celui-là produit un témoignage ponctuel et une simultanéité absolue ; celui-ci donne au temps personnel le droit de transformer la concomitance objective ; pour le reportage, le tourisme ou l’enquête, c’est une rencontre ; pour l’élégance picturale, un choix.

105. Un cadre français enfonce l’image dans le mur ; hollandais, il la fait saillir ; italien, il l’étale. Le premier tableau creuse un ailleurs, le second l’introduit, et le troisième le montre sans feindre d’avoir percé le panneau sur lequel il est accroché. On s’évade, ou l’on laisse venir à soi, ou l’on s’accommode de l’illusion d’un mouvement transversal quel qu’il soit.

106. Le Beau provient de deux principes contraires : soit d’une plénitude indiscutable, soit d’une ouverture infinie, mais sur un modèle connu.

107. Les pièces d’un décor finissent par s’immobiliser comme les mots d’un texte, parce qu’il arrive un temps où il ne faut plus rien changer.

108. La perfection ne serait-elle que l’impossibilité de corriger les erreurs sans les aggraver ?

109. L’art brille au zénith de sa polysémie, car si le temps ridiculise les techniques et repense les savoirs, il confirme les chefs-d’œuvre.

110. Admirer telle partie d’une œuvre d’art sous-entend que le reste n’est pas du même niveau. Inquiétante approbation que celle du détail !

111. Le souci de l’unité n’excuse pas la simplification. Les organismes de la nature se compliquent sans discorder aussi longtemps qu’ils ne sont pas malades. Mais qu’elle honore la langue ou les mathématiques, l’élégance réside dans la simplicité et l’économie.

112. Lecteur d’une synthèse, un compilateur effréné pourra saluer l’auteur du nom d’artiste pour éviter poliment de lui accorder son estime… comme si la réduction d’une complexité dispersant l’analyse était nécessairement suspecte d’astuce.

113. A l’égal de la matière, l’intellect tombe dans l’informe quand les points refusent toute ligne.

114. Un meuble rocaille aux arêtes sans bronzes aurait la nudité d’un visage sans sourcils. Que les angles se tassent, les enjolivements ne sont plus indispensables. On a fait un premier pas vers l’informe ; le second supprime toute symétrie.

115. Entre analogues, la symétrie atténue la solennité des identiques, mais n’a pas la morphologie naturelle de la paire. Dans ce cas strict, elle a cet avantage de laisser imaginer la moitié dont l’invisibilité nous priverait.

116. La symétrie aplatit la circularité qui nous placerait à l’extrémité d’un rayon partant de son centre. Le charme vient de ce qu’elle paraît nous embarquer dans un tour de manège de part et d’autre de la minceur du plan.

117. La pure flexuosité d’un Louis XV sans ostentation réconcilie nos deux tendances rivales : sensuelle et spirituelle. Des meubles qui s’offrent aux besoins de la vie quotidienne, même grossiers, n’ont pourtant pas l’air de servir, mais d’exécuter une figure chorégraphique : à peine leurs pointes touchent-elles le sol. Et quoique leurs lignes sinueuses reflètent les inflexions du marivaudage, elles épousent aussi les formes du corps. Se confondent l’être qui participe d’un détachement immatériel, mais souriant, et l’existence, d’une épaisseur voluptueuse, mais raffinée.

118. Regardez droit devant vous et vous verrez votre nuque. Si la physique a raison, la courbe régit l’univers. Un délirant miroir de Magritte illustre ce paradoxe : l’homme cherchant son reflet se rencontre le dos tourné ! Tout humour mis à part, le jeu des équations peut inverser le temps et l’espace quant à la réversibilité : la circularité échoit au premier, et l’axe orienté, au second. S’il est impossible de prendre place sur les chevaux de bois de la durée, que l’esprit imite au moins, dans les formes qu’il produit, le tournoiement de l’astre qui s’engouffre dans un trou de l’au-delà ; que l’art s’accorde à ce monde galbé ; que l’Idéal s’arrondisse à nos yeux et condamne la droite dont la segmentation nous tue !

119. La beauté du paon tient à sa queue en éventail ; celle du lion, au soleil de sa crinière ; celle du coquillage, à son enroulement.

120. Qu’elle soit due à l’intérêt de la postérité ou à la structure de l’œuvre, la possibilité du recommencement est la marque de l’achèvement, aux deux sens du terme.

121. La réussite consiste toujours à faire moins que l’on avait prévu.

122. Souvent le trop appelle encore le plus quand le moins permettrait le juste.
  Comme le bavardage ne formule pas l’idée, une addition de petites choses ne remplace pas l’objet suffisant. Une décoration rassurante épuise l’espace, mais ne le surcharge pas.

123. Les bibelots nous en imposent à l’instar de la majesté tragique selon Racine : l’exotisme compense au besoin la proximité temporelle. Mais il ne serait pas sérieux de préciser mathématiquement l’inversion proportionnelle des siècles et des kilomètres…

124. Les artifices humains sont d’autant plus disgracieux qu’ils n’ont pas entièrement progressé sur l’échelle du beau : de l’expédient au naturel et du naturel à l’idéal. Mais celui-ci passe-t-il par l’obsession, trop répandue, des quantités ? Ni dans son contexte socio-économique, ni intrinsèquement.
  Le travail est quantifié par ceux qui l’exècrent, et le profit, par ceux qui l’adorent. Mais les populations vieillissant, la brutalité des besoins s’exténuant, la monotonie des productions paralysant la concurrence universelle, l’automatisation des tâches manuelles libérant davantage l’esprit et le goût, nos modèles bassement rentables devraient relâcher leur tyrannie. Il faudrait enfin que l’humanité cesse de commencer par tenir le compte des excédents et des emplois, des déficits et du chômage, qu’elle arrête d’être obnubilée par le cours des valeurs et de s’entre-ruiner. Alors pourrait venir l’âge d’une autre croissance, non pas nulle, mais qualitative. La création de richesses céderait la place à la richesse des créations, et le consommateur, à l’amateur.
  Une économie au service du nécessaire (non sans imposture) y trouve ses limites, à moins que la loi n’oblige au gâchis. On voit bien que le commerce se démarque péniblement du besoin primaire et commun ; qu’il tend vers une offre plus affinée, mais vise à tout prix son expansion internationale. Que serait l’élégance économique, débarrassée des arguments utilitaires et de l’uniformisation qui dévalue le choix individuel ? Elle devrait épanouir l’humain en généralisant des valeurs aristocratiques telles que le luxe, le jeu et la curiosité. Toutefois cette triple orientation (matérielle, psychologique et intellectuelle) n’échapperait à la vulgarité du nombre, et donc de l’affairisme, qu’en répudiant les doubles trompeurs : la tyrannie de la mode, la dépendance et la frénésie, l’inculture programmée.
  Et dans l’absolu, le beau ne dépend pas que de sa mesure. Que l’œil, par exemple, soit naïvement attiré par la « divine proportion » d’un rectangle parmi d’autres, ne prouve pas que le nombre d’or soit un principe esthétique. Car il est assez fréquent dans la nature pour qu’il puisse très bien se trouver inscrit, inconsciemment, dans les modèles mathématiques du cerveau humain, c’est-à-dire dans l’ordre du naturel et sans idéalisation garantie. Si ma carte de crédit est un rectangle doré, je n’y vois pas un objet d’art aux proportions sacrées et ne serais nullement choqué par le format d’un coupon de ruban. En outre, si le nombre prétendument archétype nous a créés de séduisantes spirales dans le domaine des végétaux ou des coquillages, nous ne saurions vraiment admirer tel radiolaire du plancton marin sous prétexte que son squelette a la forme d’un icosaèdre. L’élégance attribuée à la participation du nombre d’or a hypnotisé des artistes superstitieux.
  Quand l’équation changerait, le mathématicien verrait toujours de la beauté dans son reflet géométrique, parce que la correspondance verticale entre le calcul et sa traduction dans le réel émerveille autant qu’un coup de baguette magique. Mais au nom de quoi déciderait-on de distinguer une courbe supérieure ? La formule secrète d’un phénomène n’est un argument favorable ni à sa valeur esthétique ni à son idéalité. De toute façon les nombres sont la face cachée des choses : si le  sentiment personnel est charmé par quelques-unes, il souffre mal les lois imposées et peut même bouder d’anciennes élections.

125. L’habitude de nos regards affaiblissant l’appel de la beauté, il faut les en distraire pour le revigorer ; ou modifier la manière de voir, — telle que l’éclairage, l’emplacement, la position même de l’objet, — ou sa taille, en allant soudain de la réalité à sa photographie, puis de cette dernière à celle-là.

126. Quelque attention que nous ayons consacrée à la découverte de certaines merveilles, le rythme de la vie ne nous laisse que le temps de les reconnaître, avant que la vieillesse nous donne le loisir de les contempler.

127. Hélas, le monde s’est tellement enlaidi ! Les antiquités sont remplacées par la brocante, les purs attraits par des visages percés d’anneaux ou de pointes, et les reliures parfumées, par les feux follets des écrans.

128. L’agencement des idées ou des choses conduit à pareille hésitation. La disposition des articles de même usage les regroupera-t-elle à un seul niveau du magasin, ou les dispersera-t-elle sur plusieurs étages entre lesquels se répartiront les styles de clients ? Convient-il de rassembler l’analogie élémentaire ou de la distribuer pour qu’elle se réponde de loin ? Si mon plan initial a suivi la seconde voie pour privilégier sa dynamique générale, je rapproche autant que possible les chaînons d’une continuité particulière afin de lisser partout la lecture.
  Quand le raisonnement a décidé de la meilleure composition, il appartient au goût d’en niveler le cheminement. Mais la lourdeur fonctionnelle des liaisons complètes transformerait un pointillage droit en une espèce de ligne brisée (du point de vue de l’intérêt) et interromprait par de fades aplats les couleurs saillantes d’une peinture au couteau. Ainsi une part de négligence relève-t-elle d’une opportune coquetterie.

129. L’élégance plaide en faveur d’un texte délibérément sporadique auquel on ne reprochera pas ce qu’il a oublié de dire, sans admettre qu’il l’a peut-être sciemment écarté.

130. Les sciences humaines ont beaucoup enlevé à la littérature proprement dite. Mais comme elles ont repris la matière en répudiant l’art de plaire, elles se sont interdit tout prestige social ; la rigueur qu’elles affichent, a même été contestée, car le lecteur garde la tête assez froide pour examiner toutes les présuppositions du discours insoucieux de lui agréer.

131. Le style professoral tient à une connaissance laborieuse. Combien il faut maîtriser son sujet pour en parler agréablement !

132. Une récupération littéraire exempte de pédantisme et d’exhaustivité, quoique solide, aurait le mérite de ne pas laisser perdre ce qui n’a pas eu le temps de réunir toutes les preuves ni de s’exposer en traité. Après avoir frustré l’exigence des savants, reste à capter les esprits fugaces.

133. Ma tentative littéraire avait commencé avec fougue, s’était poursuivie trop méthodiquement. Puissé-je finir par charmer !

134. A chacun son genre. L’intellectuel produit un traité rébarbatif ; le bavard, un essai ; de brèves remarques dénotent le goût mondain des causeries à bâtons rompus. Mais le dandy cultiva le paradoxe, alors que l’honnête homme s’était contenté du bon sens.

135. L’élégance du moraliste allie la recherche sérieuse et sa présentation modeste : sans la première, elle serait pauvre ; sans la seconde, elle perdrait son aisance. Elle verse une liquidité sur un fond rocailleux.
  L’urgence porte d’ailleurs l’esprit à ce degré de simplification propice à la clarté. Pour le plaisir du destinataire, elle l’épure des déchets du didactisme ; à des fins stylistiques, elle l’allège d’une nomenclature pesante.

136. Le noyau cométaire est à la formation d’une planète, réelle ou abandonnée par la création, ce que le fragment est au contexte étendu dont il aurait pu ou pourrait s’envelopper. La nature a ses œuvres et ses morceaux ; or les astres chevelus ne manquent pas de beauté !

137. On ne saurait dissocier l’élégance littéraire de la détermination d’un public, mais elle le choisit à l’aveugle et par le seul assentiment des lecteurs, — d’où l’habitude de ne considérer que le succès élisant le livre.

138. La remarque générale me semble propre à l’esprit français parce qu’il est très sociable.
  Les vérités d’un moraliste sont réussies quand elles font rire. Son genre est de bonne compagnie.

139. Même si elle incline à la retraite, une misanthropie littéraire doit avoir quelques fréquentations pour s’amuser des défauts humains.
  Mais de qui rira le lecteur ? Des cibles du moraliste, ou de son parti pris, ou d’une application que suggère l’expérience extratextuelle ?

140. Une réplique spirituelle donne trop rapidement à vos interlocuteurs l’idée qu’ils peuvent allumer votre esprit comme une ampoule instantanée. L’écrit, plus commode, ne soumet pas le brio à la promptitude.

141. Le piquant appartient au bel esprit, l’enthousiasme à l’inspiré, mais la justesse au penseur, — dont la premier n’est qu’une contrefaçon, et le deuxième, une figure pressée. De ces trois formes d’élégance, pétillante, fulgurante ou posée, la dernière n’a jamais l’air de s’être forcée au style ni d’en avoir subi la violence, quoi que son bien dire lui ait coûté. C’est celui de la pensée même, alors que l’impulsion subite est marquée par les obscurités du moi, et l’acuité du trait, par la légèreté de son public.

142. En ce clair matin d’avril, calme et tempéré, j’arrange les mots sur ma feuille ensoleillée : c’est presque le bonheur.
  En tout cas, une bonne manie est un malheur qui vous ôte le loisir de le reconnaître et consume sans affliger. Je travaille des heures à parfaire quelques phrases sans me plaindre de la torture.
  Soudain, accrocher avec satisfaction le mot dont la dérobade vous échauffait, comme on passe de la buée culinaire et de l’odeur du rôti à la fraîcheur du bureau, à ses parfums de cuir et de papier.

143. La plume joue avec les mots comme une queue de billard avec les billes ; les figures doivent à l’habileté du geste sur le tapis ou à la séduction du style sur la feuille. Essayons de transposer l’une en l’autre.
  Provoquant un double choc, le carambolage s’apparenterait à l’équivoque. Quand une boule en touche une autre pour la suivre, ce coulé correspondrait à la métaphore filée. Le simple accompagnement sans heurt, consistant à queuter, se rapprocherait plutôt des répétitions diverses. On associerait le contre et les procédés antithétiques ; le rétro et la correction ou l’atténuation. On apparierait l’effet (la course modifiée par une sorte de rotation) et la métonymie ou le néologisme, et ce que les joueurs appellent masser (un frappement vertical avec le gros bout du long bâton, imprimant un mouvement tournant) équivaudrait à l’hyperbole. Enfin, blouser (mettre dans le trou) reviendrait à user du mot propre. Cela dit, la maîtrise d’une technique ne va pas de pair avec celle de l’analogue. Mais on s’amuse de toute façon.

144. Je passe plus de temps sur une seule phrase que d’autres sur un livre quand, pour le confort de l’ouïe, je m’impose des contraintes telles que la variété des sons et l’absence de rimes. Ce qu’autrefois je trouvais difficilement pour forger mes vers, je l’évite avec autant de peine comme prosateur. Aussi je trouve que le premier travail prépare fort mal au second, — sauf pour le bannissement des hiatus, au moins des plus cacophoniques. Et que deux syllabes viennent à voisiner ambigument, toute la gravité du message s’écroule !

145. Une intonation affectée peut exciper d’un amour des vocables.

146. A lire ou à entendre la pensée d’autrui, je risque mon silence, car souvent tout est dit. Mais un mot isolé déclenche la recherche d’un rapport, laquelle finit par établir la distinction propre à l’aphorisme en même temps qu’à la délicatesse du style.
  Si les distinguos d’ordre lexical ne suffisent pas à la profondeur des maximes, ils se conçoivent dans ces définitions que sont les aphorismes au sens grec, et le lexicographe qui en présenterait un recueil pour tirer des réflexions extralinguistiques des synonymies et des antonymies, ou des péjorations contextuelles, aurait qualité de moraliste.

147. La consultation du dictionnaire vous conduit du mot à la pluralité des sens, — dont on pourrait fabriquer une devinette. Un spicilège d’énigmes, non moins attentives aux connotations qu’aux dénotations du terme à décrypter, inverserait la minutieuse analyse lexicographique en une synthèse ludique, conclue par la chute du masque. L’auteur déploierait tout un art d’entretenir la perplexité. Il irait à rebours, non sans préciosité…

148. Fréquemment je ne pense qu’en apprenant mieux le ou les sens originels d’un mot clé : même sans dévoiler assez tout ce qu’il désigne, il permet au moins d’en juger du seul point de vue de la langue.

149. La lisibilité repose toujours sur l’éviction du terme trop technique, et le jugement, sur des signifiés généraux, comme le commerce sur une monnaie répandue. Que le langage du sens commun crochète les serrures de l’hermétisme !

150. La hauteur de vue n’exclut pas le trait réaliste, mais il doit être sculpté plutôt que peint.
  Mon aveugle défi considérait le mot sans le référent ; avec précaution une décente élégance remonte de ce dernier jusqu’à celui-là, ou s’il le faut, à l’équivalent que recommande sa dignité marmoréenne.

151. La description d’une horreur bouleverse plus que sa représentation ou même sa projection, car on s’habitue mieux à l’image qu’à l’imagination, — surtout quand l’esthétisme du film édulcore le récit.

152. Il suffit d’un mot inapproprié ou vieilli pour qu’une idée devienne incompréhensible. On le vérifie en lisant les meilleurs comme en écrivant à son tour.
  Le mot juste n’est pas la source immanquable du vrai, mais au moins celle de l’intelligible.

153. La stabilité d’une pensée tient à la levée cohérente des déviations lexicales tout au long de l’énoncé. Le brouillon passe par des méandres que le cours final canalise.

154. Nous prêtons à certains mots la grandeur des visions qui leur correspondent dans notre esprit. Mais ils paraîtront si plats à d’autres !

155. Les mots nous soulagent d’une passion dans la mesure où, même choisis, ils banalisent une originalité poignante. Ou peut-être devons-nous croire que rien d’extraordinaire ne s’est perdu, et que notre malaise tenait à une enflure aussi creuse qu’indicible…

156. L’obligation de poser son thème à maintes reprises conduit à se servir des mêmes instruments. Signe de négligence dans l’unité d’un morceau, la répétition devient inévitable d’une remarque séparée à l’autre : heureusement, elle introduit alors le chant dans l’écriture.

157. Par coquetterie de style et par désir de variété, je passe du terme franc à la périphrase possible, quand d’autres renversent la démarche par jeu en remplissant leur grille de mots croisés. (Cruciverbiste enragé, mon père ne songeait pas qu’il s’escrimait à dissiper des ressources pour l’esthétique.)

158. Tant de familles de mots sont incomplètes que la réparation des lacunes est défendable, d’autant plus si le néologisme évite un détour. Par ailleurs, un raccourci d’expression débarrasse d’outils trop utilisés. Mais une agréable fluidité cachera-t-elle la hardiesse qui la facilite ? Ou l’omnipotence de l’idée justifiera-t-elle une entorse à la formulation patiente ?

159. L’inversion n’est pas gratuite : une « nouvelle fâcheuse » est d’abord une nouvelle ; une « fâcheuse nouvelle » est avant tout fâcheuse. Le récepteur privilégie le présent immédiat ou pèse déjà les conséquences.

160. De même qu’une collection se borne dans un but décoratif, l’énumération s’abrégera pour ne pas ralentir le rythme.
  Le trait doit être véloce et fugitif, quitte à s’abstenir de la précision difficile à intégrer. Les entraves grammaticales, telles une lourde relative, une longue parenthèse, une incise disloquante, rompraient la puissance.

161. En ponctuant on imprime sa respiration du moment, on ne l’immobilise pas. Parmi les variantes de la syntaxe, on choisit celle qui l’assure le mieux. La profusion des virgules vous essouffle autant que leur rareté. Chercher l’ordre des mots qui nécessite le moins de pauses : c’est le plus coulant.
  A vrai dire, une pensée brève et neuve néglige les poumons.

162. Des phrases se succèdent en s’allongeant, car l’esprit, rodé, conçoit de plus en plus amplement, — comme dans l’eau bouillante une cuillerée de gunpowder déplie ses feuilles. Or les unités du sens ne croissent ni ne se multiplient sans compliquer la syntaxe. Il faut revenir en arrière et régulariser le débit. Si l’on perd en continuité, l’on gagne en dynamisme. (Evidemment, la sentence ou la maxime n’est plus l’objectif : elle ne serait que l’occasion.)

163. Style : contournement de toutes les manières de mal dire. Ainsi le vrai style, comme l’élégance, ne se ferait pas remarquer.

164. De la parole à la pensée intérieure et de cette dernière à l’écriture, l’usage de la langue s’éloigne de l’aisance. L’urgence enhardit la première ; le secret n’interdit pas le provisoire à la deuxième ; mais sa prochaine trace visible intimide la troisième : chaque pas résulte alors d’une délibération.

165. Ne prendre la plume qu’après avoir pensé toute la phrase, — dont on n’entend plus en soi la part déjà écrite.
  A la vue de l’Obélisque pointé sur un stratus rose, la phrase dont je me berçais sous les arbres des Tuileries, m’échappe quelque peu. Je la répète en l’altérant, puis je l’altère encore en la répétant. Soudain je retrouve l’adverbe que j’avais abandonné. M’en souviendrai-je dans la rue de Bourgogne ? Je le transforme sciemment en adjectif devant Saint-François-Xavier et j’ouvre chez moi le dictionnaire pour le remplacer par un synonyme.
  On reprend non sans permuter, ôter, ajouter, substituer ; d’autres mots viennent polir la phrase encore âpre, comme les vagues à l’assaut du roc : on imite la nature. Ou l’exercice de style serait-il une espèce de trouble mental ?

166. La pensée admissible est plate ; il ne faut que la rendre percutante, — fût-ce au prix d’un doux supplice. Le triomphe de l’expression est de rendre la banalité peu ordinaire. Les mauvaises langues diraient que le moraliste est une concierge qui a du style.

167. Je ne puis ignorer les carnets de mon adolescence : la fragmentation du roman projeté lançait des idées que j’ai eu le temps d’approfondir depuis, mais quelquefois un syntagme incandescent me retient et contribue à fixer la certitude personnelle.

168. Le travail stylistique passe par ces tourments dont brillent des feux de l’univers : une masse ignée se creuse, son centre rougit, mais sa couronne darde d’éblouissants rayons. L’étoile, attirée par une gravité dévorante, n’est-elle pas déchiquetée avant que ses débris ne s’entrechoquent dans un disque très lumineux ?
  La réussite stylistique marque le moment où la pensée paraît ne plus rien taire d’elle-même.

169. La victoire sur le rugissement animal s’incarne dans le geste, apparemment facile, de cette gracieuse allégorie coiffée d’un large chapeau, la Force, capable de dompter à travers le lion la violence qui est en elle, — autant que le style élégant discipline la brutalité de la psyché.
  Si le rêve a déguisé la réalité par égard pour la morale, un récit agréable doit au surplus la farder pour l’esthétique.

170. On se demande si une pensée que l’on oublie avant de l’inscrire, vaut quelque regret. Si elle vous revient, on s’aperçoit qu’elle restait à façonner : l’accès de la réflexion au mémorial ne s’impose que par la forme.
  Il ne suffit pas toujours de bien penser pour avoir du style ; une formulation rugueuse et barbare exige son rhabillage.

171. En précédant la classe de philosophie, la rhétorique s’est associée à un art de dire en mal de pensée. Il est certain qu’un jeu verbal peut envelopper l’absence de matière, comme son voile le fantôme. Mais par leur fonctionnement ou leur finalité, les figures de l’élocution (sans parler des autres parties de la discipline oratoire) n’en font pas moins réfléchir aux grands principes : au beau, et aussi à l’utile, à l’honnête, au vrai.

172. Le rapport du langage et du thème se compare à celui de la matière et de l’esprit. Or si l’esprit n’est qu’un état subtil de la matière, on conçoit que le traitement du thème puisse résulter des raffinements du langage.

173. On ne se proposait que de relever une pensée insipide par le piment d’une figure : on lui découvre un véritable intérêt par le canal d’une gradation, ou d’une antithèse imprévue, ou d’un parallèle enrichissant. L’ornement rhétorique produit alors un sens inespéré. On élaborait un triptyque par harmonisme : on rencontre l’intéressante progression d’une marche dialectique…
  Comme ces périodes latines retardant jusqu’au bout le verbe principal et finissant par saluer leur prouesse par une clausule, le ronronnement oratoire dont vous désespériez d’obtenir un message, vous a délivré parfois une réflexion très présentable.

174. L’idée, se cherchant, allait se désintégrer ; les mots s’assemblent pour la ranimer autrement. Ainsi l’accroche que l’esprit avait cru opportun d’arrêter dans ses filets sans prévoir la suite, reste assez jolie pour fournir une chute !

175. Ce jugement est encore indécis. Mais l’achèvement de sa nécessité rhétorique ne saura-t-il pas le dénouer ? Vous avez commencé à le dire d’une telle façon qu’il est inévitable de le couler entièrement dans le moule. Dans certains cas, on peut croire que le langage pense à votre place.

176. Avant de nous laisser entraîner dans la danse de l’esthétique, nous voyons notre liberté surveillée par le bon sens. La double contrainte règle étroitement le pas.

177. Pour bien parler, on ne peut qu’élire, telle la Providence de Leibniz dans l’ordre des univers possibles, la meilleure des expressions, sans plus.

178. Chacun de son côté, un singe et un perroquet se montraient à la foire. Vantant les mérites du premier, le bateleur promettait au public une plaisante copie des gestes propres à différents caractères humains. Ce résultat d’un long dressage avait demandé au maître le soin d’imprimer à maintes reprises dans les regards de l’animal l’imitation de plusieurs comportements. La mimique est au corps ce que la description est à l’esprit ; le singe, ne parlant pas, ne pouvait que bouger. Dans l’autre baraque, le concurrent proposait à quiconque de faire dire à l’oiseau tels mots qui lui plaisaient. S’il était curieux de sons plus ou moins articulés, le badaud devenait ici acteur ; là, il n’avait qu’à se donner la peine de voir un numéro parfaitement mis au point.
  Si l’on demeurait plus longtemps à regarder le miroir simien, l’autre attraction n’avait pas moins de succès. Mais les rires ne provenaient pas de la même cause. Les muets reflets égayaient par leur étrange perfection parce qu’en dépit de la réussite du dresseur, la bête n’était jamais oubliée alors que l’on admirait ses talents. Les répétitions du psittacidé, tant de fois et si diversement sollicitées, amusaient par leurs approximations, ou par leurs échos décalés, sources d’associations verbales très insolites et quasi surréalistes.
  On doit convenir que l’improvisation peut avoir autant d’intérêt qu’une préparation soigneusement élaborée.

179. Quand l’enchantement se travaillerait, le sublime absolu est un don.

180. L’élégance est aimable, mais la joie naît de la noblesse. Certaines mélodies nous dilatent l’âme ; d’autres nous charment en nous énervant. Ainsi ressentons-nous le trait spirituel après la parole d’or.

181. Trop sourcilleux sur le joli, on ne croit pas défendre une fausse grandeur. Mais quoique bien intentionnée, l’afféterie enlève à la littérature ce que les objets d’art perdent aussi par la mièvrerie : toute puissance.

182. La correction et la pureté viennent d’abord adoucir la rudesse du langage au service immédiat de la pensée. Si le luxe s’ajoute, il peut nuire aux effets d’une stricte nécessité. Pour peu que la grâce rhétorique commande un ordre des mots qui ne soit pas celui de la logique, l’entortillage rebute.

183. On ne disloquerait pas la syntaxe comme Mallarmé sans que l’on crie au pastiche : ce naufrage volontaire est daté. Un style châtié cache mieux son âge.

184. Un minimum de recherche scripturale tient le terme propre sous la triple menace de la compatibilité sonore, d’une insertion légère et d’un niveau respectable. Sans la moindre concession, ce culte vous conduit à l’inexactitude, ou au bizarre, ou à l’ellipse !

185. Je souffre si peu la pensée informe que je m’applique trop tôt à la tourner d’une belle manière. Car j’en modifie souvent le fond initial, et l’attrait de certaines formules me cache longtemps sous un air d’évidence la complexité réduite ou l’erreur.

186. Le philosophe accrédite le faux par sa cohérence, et l’artiste, par son charme.

187. L’élégance littéraire ne saurait dire bonnement les choses : elle préfère les habiller et quelquefois les travestir en les habillant. Mais on ne se résigne à trahir le vrai pour le beau que si la distorsion n’est pas vérifiable, et l’on s’éloigne plus volontiers de soi que des vérités partageables.

188. On tient l’incipit harmonieux d’une pensée dont la suite ne se décroche pas des brouillards de l’esprit ; on s’éparpille dans plusieurs directions ; on se trouve parfois en éliminant le début.

189. En prose, puis en vers, le poème n’aura pas pris tout à fait le même chemin. Le premier aura exploré le thème et multiplié librement les images ; le second aura dépendu des listes du dictionnaire pour le mariage problématique d’un sens et d’une rime. La versification nous enfermera souvent dans la certitude d’un propos qui aura dû pourtant sacrifier l’essentiel.

190. On peut se relire délicieusement grâce à la forme, quoique l’on ne se comprenne pas ! Est-on bien l’auteur ? Ce n’est plus vous qui jouez sur les mots, ce sont les mots qui se jouent de vous.

191. Un style agréable et charriant des idées d’emprunt fournit le meilleur (et le plus rare) des dissertations scolaires.

192. L’enseignement aime les apprentissages d’une forme primant sur le fond. Peu importe aux élèves ce qu’ils traduisent ou paraphrasent pour montrer ce qu’ils ont compris. L’étude d’une autre langue ne leur transmet qu’un outil ; un commentaire passable ne vise qu’à redire (voire méthodiquement, à grand renfort  de relevés lexicaux) sans courir le risque d’interpréter.

193. Le moraliste et le philosophe ne sont-ils que deux arrangeurs, l’un de mots, l’autre d’idées ? Un verbalisme clinquant corrompt le sérieux philosophique lui-même, avec ses antimétaboles inversant le nom et son complément pour déployer l’acrobatie d’une apparente cogitation.

194. Anaphore il y a quand on la place en tête ; anaphore il y a quand on recommence ; anaphore il y a quand on s’émeut ; anaphore il y a parce que c’est très facile. Partant, de toutes les figures elle est la plus connue.

195. « J’ai la grâce de la pirouette, le piquant de la surprise et la souveraineté du mot sans réplique. Le cercle m’auréole ; mais je ne suis pas un saint : j’impose la clôture que je n’ai pas démontrée, et sur ma croix, l’idée n’est pas aussi divine qu’elle en a l’air », avoue le Chiasme.

196. « L’automobile, le train, le paquebot, dérape, déraille, échoue, sur la route verglacée, sur la voie sabotée, sur le haut-fond. » Croyez-vous que ces empilements heurtés, prisés par la Renaissance, traduisent mieux le désordre ? Le parallélisme banal de l’inéluctable prévaudra sur la jonglerie des membres-rapportés : « L’automobile dérape sur la route verglacée, le train déraille sur la voie sabotée, le paquebot échoue sur le haut-fond. » Pourvu que la syntaxe ne soit pas arbitrairement écartelée, une reprise complémentaire fait vibrer plus longtemps la pensée brève, — ainsi, pareillement ordonné, un retour explicatif à de premières affirmations.

197. L’inachèvement moderne se plut aux allusions hétéroclites, aux avalanches de réflexions interrompues en dépit, souvent, d’un flux oratoire.

198. Une euphonie constante, un écho, une finesse de syntaxe, me consolent de la pauvreté d’une remarque, mais ne l’approfondissent pas. N’ai-je su que maquiller ma pâleur ?

199. Comment devient-on un Enchanteur ? Par ce que l’on dit, ou par la manière dont on l’exprime, ou par l’art de faire croire à la gravité du message ?

200. Vue en tant qu’arcane positif, la Tempérance symboliserait la litote classique, forte de sa retenue. Mais d’un point de vue négatif, le refroidissement du rouge par le bleu évoquerait ce dont les scrupules privent le premier jet. Au pire, le ligotage du bien-dire conduit à l’oubli de penser, comme d’absolues symétries peuvent chasser la vie pratique.

201. Tels les vertébrés, la maxime se tient de l’intérieur : le fond ne saurait se passer de la forme et vice versa. Mais la substance d’une boutade cède la vedette à l’expression, comme le corps du mollusque à son armure : si la chair seule est fragile, sa dure enveloppe se suffit. Le coquillage se réduit à la coquille (non plus symbole du plan, mais de l’énonciation).

202. Sans être sûr de la valeur d’une idée, l’on peut s’étourdir de sa formulation, par soi ou par d’autres. L’intelligence se relâche devant un achèvement extérieur, un ronronnement dénué de contenu.

203. L’inspiration du poète précède le sens, qu’il appartient ensuite au travail de confirmer et de développer ; le mauvais rhéteur cherche les mots, mais ils ne remplissent pas le creux.
  Une vieille femme parée serait l’allégorie de l’imposture rhétorique : la fermeté de l’invention aurait fondu ; l’ample robe de l’emphase l’habillerait ; une lyre convoquerait facticement les tournures de la passion.

204. Qui donc oserait passer la douane de son amour-propre en assurant qu’il n’a « rien à déclarer » ? Ne faut-il pas dire quelque chose pour exister ?
  Si la pensée brute réclame sa forme, comme le lierre son support, la beauté seule ne donne pas le change.

205. Comment sauver ces anciennes remarques dont je n’approuve plus que le style ? Les enchâsserai-je dans un contexte critique, tel le joailler sertissant dans une autre monture les pierres d’un bijou démodé ?

206. Le pastiche nous prouve la possibilité d’une maîtrise de l’originalité, — dont l’exemple premier perd le privilège. Non seulement les analystes décomposent la production du génie, mais encore il se rabaisse dans une copie formelle, de même qu’un article de luxe dans sa contrefaçon.

207. On lutte aussi vainement pour l’éternelle beauté de sa langue que pour la conservation de son corps. Le temps détruisant tout, la vertu des recettes s’épuise : l’élocution prend des rides de même que le pouvoir des remèdes n’arrête pas le vieillissement. La Pléiade n’a pu ressusciter durablement des néologismes et des tours imités du grec et du latin : ils avaient vécu.

208. Pourquoi me fâcher du chahut d’un hiatus, d’une assonance ou d’une allitération, alors que le bon français tend vers l’état de mort du latin ?

209. Malheur aux finesses qui ne se comprennent que dans un idiome !

210. La langue est entrée dans une concurrence appauvrissante. On la juge sur des émissions raccourcies, discontinues, à peine articulées, presque animales. Son efficacité n’a plus rien d’ornemental.

211. Ne sais-je pas qu’avec la littérature, je m’entête à prolonger le deuxième âge de l’expression, celui du verbe, entre le symbolisme primitif et le règne des conventions opératoires ou des icônes ?

212. A moins qu’il n’ait part aux fabrications luxueuses et lucratives, le souci du beau, s’il éloigne de la compétition sociale, se moque d’une condition médiocre : il n’ignore pas son aristocratie.

Ruse