Anéantissement
1. La morale a gâché mon adolescence ; l’exil, ma jeunesse ; l’épidémie, mon âge mûr ; le terrorisme fige ma vieillesse. L’amour aura toujours été interdit, — par le contexte aussi bien que par l’absence de réciprocité.
Qu’avait fait ce malheureux moineau à la vieillarde qui s’en rapprocha lentement à quatre pattes et l’étouffa sauvagement sur la pelouse ? Un appel désespéré retentit, le soir venu, dans les fils électriques. La malédiction me semble remonter à ce cruel épisode de mon enfance.
2. Mille échecs ne sont que vexants ; celui du sentiment est destructeur.
Il y a des gens que l’on aime si peu que, s’ils ne se donnent pas au moment où on les désire, on n’en veut plus. Mais l’incommunicabilité perturbante de l’amour frappe d’extranéité toute notre présence au monde.
3. Sur mon chemin amoureux, tous les regards que je n’ai pas su capter : les regards vides des statues grecques. Quand dirai-je que les beaux visages ne m’ont jamais remarqué, avec autant d’indifférence et d’équanimité que si j’avoue mes misères en calcul mental ?
Paris même ne m’a pas offert l’Amour ; j’ai épuisé le Bottin galant et, d’une impossibilité à l’autre, j’ai glissé dans le retirement.
Je parlais autrefois d’amour indicible par pudeur ; j’emploierais maintenant l’adjectif pour viser l’irréalité persistante de l’idéal, ou une expérience insignifiante, nullement réparatrice : bref, ce néant indigne d’un récit. Je n’ai cessé de passer d’un vide déguisé à sa reconnaissance plus ou moins pénible ; j’ai laissé à d’autres les chutes du bonheur.
4. En proie à une frustration continuellement réactivée, l’amant délaissé peut évoquer son sort sur le mode carcéral : « Désormais son souvenir ne m’accorde plus aucune liberté et son visage m’obsède sans répit. Comme si le monde m’avait enfermé dans une vaste cellule, je me cogne partout aux rappels de notre récente liaison. Constamment gardée par les analogies qui la relancent, ma mémoire ne peut s’échapper d’un cercle navrant.
Car si une vision heureuse m’illumine, ce n’est que la promenade d’un prisonnier sous un soleil hivernal, et le moment d’après, la conscience de la perte me replonge dans un isolement sans perspective d’évasion véritable vers ce même vécu. Si je me remémore soudain quelque mot charmant, il me fait entendre sa mélodie telle qu’un gazouillement fugace sur le rebord de ma lucarne. Tous les retours fictifs du passé produisent finalement l’amertume ressentie par un détenu que la hauteur à laquelle s’ouvre son étroite fenêtre, force à regarder les nues spectrales d’un ciel dont les réalités de la terre sont absentes.
Quand j’ai cédé au sommeil, ses yeux viennent s’emparer de mon imagination, mais un cauchemar agrandit les pupilles et m’y jette plus profondément que dans un cachot. Ou bien la frange noire couronnant sa tête se durcit en solides barreaux, tandis que son front s’élève démesurément, tel un mur infranchissable. Ou encore, le battement de ses longs cils me montre bientôt la sinistre balustrade d’une galerie de prison, ponctuée de portes et de guichets. Ou enfin, sa bouche, s’avançant pour un baiser, hurle brutalement le numéro d’un captif : c’est la date de la rupture !
Quoiqu’elle ait regagné son pays lointain, je demeure mentalement son prisonnier à distance. Il ne me reste plus, pour secouer ma prostration, qu’à tenir le journal de cette durable incarcération et à en consigner sur un carnet tous les fantasmes, — au moins comme traces des bizarreries aliénantes auxquelles s’abandonne l’esprit d’un homme dont les sensations intériorisées sont devenues les torturantes geôlières. »
5. Il serait hyperbolique de réduire à zéro un moi incapable de trouver d’autres ressources quand lui faut le support extérieur de ses pensées ; l’anéantissement psychologique n’est que dépressif.
Or l’amour le plus fou n’est pas nécessairement le plus profond ; c’est la rage de l’amour-propre qui attise un délire trop tonique pour que l’on parle d’abattement. Mais alors l’intelligence risque de sombrer.
6. On se retourne dans une passion contrariée pour la vivre le moins inconfortablement possible, comme l’insomniaque dans son lit pour obtenir un peu de repos.
Quelles illusions tenaces il y aurait à froisser pour refermer de force le tiroir où la mémoire les a accumulées !
7. Si l’on finit par s’éloigner, perd-on vraiment ceux que l’on n’a su conquérir ou s’attacher ? On tâche de rompre avec soi, avec le sujet d’une quête affligeante, plutôt que l’on ne brise des liens, — tellement étoffés par l’imagination !
8. Nous continuons à dire les mots d’un amour unilatéral ; cependant nous ne nous les répétons que pour nous assurer d’une identité. Comment reconnaître que nous ne sommes plus celui que nous clamions, quand nous n’avons pas encore la moindre idée de ce qui saura nous remplir l’esprit ?
9. Une peine de cœur se nourrit de la crainte de l’oublier. Mais il arrive enfin que notre amour se porte moins sur un être extérieur que sur l’agitation la plus vive (et désormais retombée) de son histoire.
10. A la longue une passion douloureuse ne nous fait plus souffrir que d’un malheur refroidi : le présent va cesser de nous poindre, même sans rien fournir d’agréable.
11. Un chagrin d’amour s’allège quand on commence à penser, au réveil, que la vie serait tranquille sans ces nœuds … dont la mémoire, bientôt ravivée, va resserrer l’étreinte. La perspective du salut s’apprécie en proportion des intermittences où le ligotage a du mou.
12. Je me promettais d’oublier la dernière fascination, comme s’étaient évanouies peu à peu les précédentes. Mais telle une percée du soleil traversant les vitres et réchauffant soudain des formes et des couleurs, tout en éclairant leur inanité, le rappel imprévu d’un amour sans espoir démolit nos progrès vers l’indifférence.
13. On nous irrite en nous serinant que notre passion mourra et qu’un jour, nous en rirons. Ou qui pis est, on la rallume parce que nous refusons, presque raisonnablement, de renier un engagement si long et si fort.
14. Je t’avais cherché à tout hasard dans cette cohue nocturne de Quatorze Juillet. On aurait cru qu’une catastrophe, striée de rayons vengeurs, avait agglutiné au bord du fleuve noir un essaim trépignant dans l’impatient besoin d’embarcations de secours. Je fendais avec peine une masse compacte dont les déhanchements furieux me poussaient à droite et à gauche, — sans jamais découvrir ta haute stature ni ton visage d’ange au-dessus de la houle humaine. Cependant mes chaussures s’étaient couvertes d’une poussière grise et je compris soudain qu’elle marquait sinistrement ton absence.
Ailleurs, sous une toile minable entourée de boue, tu n’étais point parmi ces danseurs que la lumière blême et les monotones pulsations de la musique faisaient paraître si débiles ! Un énergumène au corps squelettique, botté de cuir rouge, sautait avec l’infatigable automatisme d’une allégorie de la Mort au milieu des vivants.
Je ne te rencontrai pas non plus dans ce sous-sol trompeusement aquatique, où des bulles tourbillonnaient dans des tubes de verre lumineux. De faux pirates au crâne rasé, à l’oreille percée d’un anneau, des filles douteuses aux jambes interminables, échassiers à semelles monumentales, essuyant le plafond de leur perruque exorbitante, des pseudo-mondains en tenue de soirée qu’altérait une touche dissonante, toute la décadence du siècle se pressait dans le caveau, alors que l’antique horloge du vestibule, oubliée sur minuit, n’assignait aucun terme à la déliquescence.
J’errais partout dans le désert des foules.
15. Si mes yeux n’embrassent pas également le site qu’il égaie, l’implacable azur m’assombrit autant qu’une nébulosité totale et uniforme : ces monochromies extrêmes sont des variantes de la vacuité.
Quelques moments sont empreints de toute ma déréliction : une embellie après le déjeuner d’un dimanche banal, l’ouverture diligente et matinale des persiennes sur la ville trempée ; l’arrêt subit, mais très passager, de la rumeur du boulevard dans la journée. Ces circonstances apparemment anodines m’interdisent toute distraction ; ce sont de graves instants où l’effet de contraste remue en moi le bilan sous la bonne volonté routinière : j’ai manqué l’essentiel.
16. On se débat longtemps contre la solitude comme on résisterait à la mort : avec le même acharnement inutile. Mais qui a frappé sans succès aux portes de l’absolu, finit par dédaigner sincèrement l’existence. Propre à notre langue, la paronomase jouant sur l’amour et la mort les met en relation à divers titres.
17. Quoique j’aie reconnu plusieurs fois le destin digne de désarmer mon retrait, je n’aurais jamais su me fondre en autrui. Il se trouve que je n’ai pas eu l’occasion de sacrifier ma liberté. Qu’y aurait-il eu, d’ailleurs, à « sacrifier » ? Des chimères et des manies, préservées contre l’état de vacance.
18. Le regard ultérieur, relativisant une passion troublante, décourage encore plus que ne le fit l’inaccessibilité de son objet.
19. Que reste-t-il d’un soir de luxure, modérée de surcroît ? Les sensations ne s’impriment en nous que par leur fréquence.
20. L’usure du désir commande des sensations fortes, que la nature ne peut ni fournir ni supporter.
21. La vieillesse dégoûte du corps comme elle détache des acquisitions.
22. On jette les gens comme les choses auxquelles on a tenu : si la phase transitoire ne les relègue pas dans un grenier ou dans une cave, on les oublie d’abord sur un carnet, puis on les efface, ou l’on ne retranscrit pas leur nom sur un nouveau calepin.
23. Même malheureux, un grand amour (ou une haine puissante) vous fait vivre intensément. Mais l’érosion du cœur paralyse tout élan et ne vous tourne vers (ou contre) personne. Quel ennui !
24. Jeune, on vous désirerait peut-être ; mûr, on vous embrasse ; vieux, on ne vous voit plus.
A tout âge, on vous ignore parfois à tel point qu’il en devient presque honteux d’exister.
Seul dans la fête. Pourquoi fallut-il être mort bien avant de mourir ?
25. Ô démons qui sembliez faits pour le bonheur, combien peu le monde a-t-il compté même pour vous !
Si durablement qu’on les ait aimés ou haïs, les autres, proches ou étrangers, n’ont fait que passer. Avec le recul, il semble que la vie ait toujours tendu vers sa fin.
26. Du jour où l’on a perdu sa mère, plus personne ne vous aime.
27. La réprobation du désir le fouette. Depuis qu’a disparu l’incarnation maternelle du sur-moi, je n’ai plus grande envie de le contrarier, mais je ne regrette pas de ne pas l’avoir satisfait.
Sa pression pèse sur moi autrement : plus que les durs regards, les indices d’une maladie héréditaire dissolvent l’appétence.
28. Mon père avait le sens du bonheur, et ma mère, celui du devoir. Je me suis annihilé en les gâchant l’un par l’autre. J’ai désobéi sans parvenir à profiter réellement de ma désobéissance.
L’optimisme du désespoir nous suggère que nous existons bien, mais que le monde est une baudruche. J’ai été là sans vivre, alors qu’il aurait fallu vivre pour ne pas m’étonner d’être là.
29. Tout va glisser, tout va finir ; les années s’égrènent sur l’abîme prévu. Mieux vaut ne pas regarder en arrière : tant de souvenirs offensent l’amour-propre !
Pourtant, il n’est point de honte dont la pensée de l’infini ne nous guérisse. Nous jouissons d’une vie trop brève, trop insignifiante pour que la mémoire de nos insuffisances ait le droit de nous blesser.
C’est avoir trop bonne opinion de soi que de craindre que les autres puissent en concevoir une mauvaise. La plupart, d’une indulgence involontaire, ne se rappellent aucune de nos fautes. Nous n’existons presque pour personne, fût-ce en mal.
30. Nos limites nous déconseillent de dire tout ce que nous avons tenté. J’ai essayé plusieurs rôles, intellectuels ou physiques, avant de ne plus m’aveugler sur les distorsions : je ne me suis coulé dans aucun club, dans aucune confrérie. Serais-je l’artiste ou le raté ? Peut-être un artiste sans art.
31. Les caractères exigeants ne comptent point leurs victoires et ne se jugent qu’à leurs défaites. Leur mélancolie s’accroît et finit par les empêcher de réussir.
32. On se résigne pour certains naufrages parce que l’on a entrepris d’aboutir sur d’autres mers et sous d’autres vents. Mais quand on est encore jeté sur des écueils, les premiers vous consternent enfin, moins en eux-mêmes que dans une ligne fatale.
Toutefois, alors que le pire de vos échecs vous désolerait, leur série précipitée peut avoir un côté comique.
33. A quelque but que l’on s’attache dans l’ordre de l’esprit, on ne se prévaudra que d’un saut de puce par rapport à ses plans les plus ambitieux, à la poursuite du travail par les autres et, surtout, à la compréhension optimale des choses. Par dépit de rester si loin de l’achèvement, on irait jusqu’à détruire le peu que l’on a fait !
Des deux forces qui règnent en moi, — réussir ou tout gâter, — la seconde augmente avec l’âge.
34. On sait en vieillissant que beaucoup d’efforts sont infructueux ou ne mènent nulle part. De sorte que l’on baisse les bras, moins par fatigue que par manque de naïveté. Parfois bien avant sa mort, on entre dans une période où l’on s’apprête à partir, justement parce que l’on n’attend plus rien d’improbable.
Suis-je de ceux pour qui la naissance du jour a désormais le goût du néant ?
35. Quoique l’on sorte enfin d’une carrière qui n’était que terreur et fausseté, on se plaint de ne plus guère exister dans l’exclusion sociale. Car la vieillesse laisse le temps de remâcher tout ce qu’elle ne permet plus d’atteindre.
L’agonisant devrait se féliciter d’annuler absolument celui qu’il n’aurait pu devenir.
36. La vie brise ses vagues sur les récifs de nos incapacités et rejette sur le rivage les algues brunes de nos lassitudes et de nos dégoûts.
37. Comme on s’avise, bien après leur disparition, de l’absence de certains que l’on connaissait de vue, on ne se libère de rien tout d’un coup : on le compte un jour pour évanoui et l’on est surpris d’avoir abandonné par usure ce à quoi l’on n’osait renoncer par délibération.
38. Trois phases nous attendent dans un nouveau groupe humain : la solitude, le réchauffement, la satiété.
39. Nos amis nous plaisent tant que leur conversation s’accorde au moins avec la nature de nos pensées. Ils nous importunent quand nous avons changé de préoccupations.
40. Entre deux tensions de l’âme, on passe par un intervalle neutre : on ne sait plus trop ce que l’on a gagné ou perdu, ni à quoi l’on va aspirer. Rien ne pèse, mais on ne ressent aucune exaltation. C’est un état indifférent, comme le desserrement d’un froid glacial avant l’élévation sensible de la température.
41. Si l’échec de nos passions peut nous obséder jusqu’à la folie, leur contentement, oublieux de leur urgence précédente, nous ferait presque dire qu’il ne s’est rien passé !
On est plus satisfait de la terminaison d’un projet que de son résultat. Valait-il la peine de s’engager ? La fièvre des conquêtes n’augure pas de la constance de leur usage.
42. La fortune prend un malin plaisir à exaucer nos passions quand elles sont découragées. Nous acceptons alors ses cadeaux en mémoire de nos projets défunts, avec cette piété froide dont les familles entourent les vieillards ayant trop vécu.
Le sort est si moqueur que l’obtention de ce que nous avons longtemps souhaité, sonne comme un rapprochement de la mort.
43. On devient blasé de deux manières : pour avoir eu accès à tout, ou à rien sinon après la bonne saison dans quelques cas.
Porté à la surenchère des exigences par tant de déceptions ou de refus essuyés (alors que j’aurais pu l’être à la modestie), j’ai largement tari autour de moi les sources revigorantes.
44. Rien ne me profite pour de bon : ni nourriture, ni travail, ni sentiments. Ma présence s’accroche platement aux mécanismes qui la maintiennent dans la durée, mais ne la sortent pas de son irréalité.
45. Nos séquences passionnelles disparaissent à la manière des strates d’un terrain, recouvertes par la dernière. Nous ensevelissons profondément des fossiles dont les excavations de la mémoire avouent l’insolite.
Le décalage ressenti par rapport au passé tient donc à ce qui nous obsède aujourd’hui, mais d’abord à l’épuisement naturel de nos agitations d’autrefois.
46. Qu’est-ce que vieillir du point de vue mental sinon se retirer de ses rêves, — quand bien même par habitude on s’efforcerait de les réaliser ?
Je ne partage plus toutes mes anciennes remarques, mais je leur reconnais le feu qui les a conçues. Je me retourne, avec envie et pitié à la fois, vers ces périodes où j’ai cru ardemment en quelque chose.
L’âge emporte tous les échauffements, y compris les plus nobles. Les brûlants délires s’éteignent non moins que le reste, et l’on cesse enfin d’avoir la passion des passions. Effeuillerait-on leur corolle comme la marguerite, en s’excitant crescendo, on serait assuré de dire en conclusion : « pas du tout » !
47. Chargés d’ans, certains meurent néanmoins sans avoir été vieux. Ils ont tenu jusqu’au bout leur discours intransigeant, se sont mis dans les mêmes colères ; on ne se souvient pas de leur avoir vu le moindre geste d’abandon ou quelque mine sceptique. Un Alzheimer agressif explique ce prodige.
48. Avant et après l’existence, notre devenir passe par une laideur cachée. Mais nous sortons du germe plus vite que nous ne rentrons dans la poussière. L’apparition se hâte ; la disparition traîne. Notre vie même est rythmée par cette asymétrie : notre jeune exubérance a ouvert les perspectives dont la fermeture s’étalent sur de nombreuses années.
Aux deux tiers du voyage, l’ardeur est déjà minée par le ridicule des meilleurs souvenirs et l’approche du terme. Le monde perd de sa consistance ; le verbiage des béatitudes et la sérénade des illusions nous parviennent plus assourdis. Des événements nous donnent raison, mais nous ne nous en applaudissons pas. Les haines et les amours savent se freiner. L’espérance ironise, telle la lumière gelée du Nord sur un portique palladien. L’anéantissement nous retire de la scène en douceur.
49. On voit bien que ceux qui travaillent à accroître la longévité humaine, n’ont pas atteint l’âge de l’écœurement.
La jeunesse tient ses appétits au niveau de sa santé ; la vieillesse paraît rejeter mille duperies en baissant. Mais si l’état physique vient à démobiliser les passions, il n’est pas invraisemblable que leur essoufflement congédie la vigueur.
50. Une fois que le tumulte des passions ne vous distrait plus de la mort, on s’étonne d’un comportement qui la niait.
51. L’homme ordinaire se déprend de ce qui lui agréait, sans méditer sur le caractère dérisoire des agréments. La vie des meilleurs échappe-t-elle aux tristes réflexions ? Je ne puis croire qu’ils soient restés enfermés dans les délices de l’esprit au point de ne jamais sentir sur leurs épaules le vent coulis des vanités, qui volatilise soudain l’intérêt de leurs connaissances.
52. Chaque jour, sur les ondes, des individus font tant de bruit que nous oublions à tort que l’infini les pulvérise.
53. Celui-ci parle d’un vin qu’il a bu ; celui-là, d’une femme qu’il a étreinte ; un troisième, d’un voyage qu’il a fait. Ils n’en conservent que des mots creux ou des néologismes passagers.
54. Que l’on s’adonne aux plaisirs du corps ou aux constructions de l’esprit, rien n’empêche que bourdonne le vide.
Les jambes rompues par une randonnée à travers la campagne, je percevais les signes de la vacuité dans un tintement nocturne du clocher ou dans le silence absolu. En ville, tandis que je veillais à mon bureau, le bruit d’un moteur rapide, tout vrombissant, l’hiver, sur la froide chaussée, ou la rumeur continue, mais affaiblie par la distance, des voitures d’un grand axe m’émouvait comme l’infime des êtres et des choses.
Qu’importe où je sois ? La nuit sera toujours noire.
55. L’histoire de notre sentiment du vide évolue de l’accidentel subjectif à l’objectivation du naturel.
On erre en larmoyant dans une maison démeublée ; il faut tourner la page et se diriger vers d’autres séjours qui garderont de nous moins que nos cendres.
56. Nous sommes promenés par un nombre variable de figures du néant : la carrière la plus diverse ne sera jamais que la plus différemment vaine. Entre deux entreprises tentantes, le doute ne porte que sur la manière de perdre le mieux son temps.
L’homme naît dans une bulle et finit dans un cercueil. Entre les deux, le monde n’est qu’un vaste caveau.
57. On peut dire par où, mais non pas où la vie nous conduit, du moins pour qu’elle poursuive une finalité à la mesure de l’universel et de l’éternel. Le temps nous pousse à la fois vers des accroissements minimes et vers une dégradation certaine. Et l’espace incommensurable emporte notre faiblesse dans un vertige, — peut-être sans avoir de sens lui-même si, de galaxie en galaxie, il ne s’oppose qu’à sa propre extension…
58. La mort est toujours le dénouement d’une histoire idiote, c’est-à-dire trop particulière dans sa conscience d’elle-même. Mais comme un appartement dégarni, une vie réduite à sa généralité ressemble à tant d’autres ! Et les meubles que nous avons possédés, revus dans le bric-à-brac des antiquaires, ne nous prient pas de saluer en eux d’anciens compagnons. Non, cette dispersion, ce mélange, détruisent une part tangible de notre vécu personnel, — avec sa maigre signification, comme si les mots de la phrase qui les combinait, étaient retournés dans le dictionnaire pour d’autres formules.
59. Le baroque est de retour ; on entend de toutes parts célébrer la culture du changement, les programmes évolutifs, les créations éphémères ; aucun projet ne trouve grâce s’il ne promet de passer.
L’énergie de la nation ne se dépense que pour déformer tous les desseins. La valorisation du droit de contredire installe l’indifférence. Si la détermination du milieu exerçait souvent une contrainte, la liberté de choisir, curieusement, n’a pas entraîné que des vocations. Combien d’actifs ne tiennent à rien de ce qu’ils font !
On s’agite, volontairement ou malgré soi, sur les déviations, dans les virages, ou dans les impasses de la mobilité moderne.
60. Le scepticisme, ou son aggravation nihiliste, peuvent amuser l’esprit, mais non sans navrer le sentiment. La fureur hédoniste, autant que l’ascèse monacale, argue de la mort toute-puissante. Le soin de survivre dans un monde difficile nous empêche de vivre à notre guise, et nous passons avec docilité à côté de tout ce qui n’est pas socialement rentable. Dans tous les cas, notre apparition sur terre se dépossède, ou par une pensée délétère, ou par l’épuisement consenti du corps, ou par une démission de l’identité.
61. Pourquoi prolonger à tout prix le cours de nos années ? Un vie est trop facultative pour qu’on la soutienne dans son gâchis le plus patent, et trop fugitive pour que l’on cherche à en étendre la partie la plus chancelante.
Dans quelles cités peu radieuses la société parquera les réussites de sa médecine ! Des asiles de vieillards servis, distraits, soignés par un personnel considérable, regrouperaient-ils la moitié de la population future ?
62. Mon cœur artificiel sera-t-il de fabrication française, chinoise ou japonaise ? Mais surtout, de mécanique en mécanique, quels robots deviendrons-nous ?
Déserts, chaleur ; hypogées en béton, barques solaires autopropulsées : telle serait l’ambiance pharaonienne du mauvais feuilleton que nous prépare le Progrès.
63. La médecine accomplira des prodiges, mais trop ponctuels pour que le transhumanisme, béatement exalté par certains, ne soit pas l’art de mourir autrement que ne l’eût fait la constitution naturelle sans la parade de quelques artifices. On voit déjà des stimulateurs cardiaques accorder le sursis développant une démence dégénérative. Si la fatalité bute par ici, elle passera par là.
64. A quoi bon différer tant la mort, puisque nous nous dépouillons nous-mêmes en montant mal les chevaux du Temps ?
Son vécu mince et son avenir inconnu augmentent l’attention de l’enfance au présent. Mais les repères auxquels l’adulte attache sa mémoration ou ses prévisions, éperonnent le galop des Heures : le souvenir du passé et l’anticipation du futur réduisent la durée actuelle.
65. En nous plongeant dans une époque antérieure, il peut nous sembler que l’histoire ait avancé notre naissance, mais elle ne retarde pas notre fin.
De quelque animation qu’ils bénéficient, les musées sont les ossuaires de la culture. De toutes les machines, je ne priserais que celle qui nous permît de remonter vraiment le temps.
66. Une rupture dans notre existence nous coupe très vite du passé récent. Des jours plus anciens ne sont pas forcément les plus vieux.
67. Pour peu que vous soyez tourné vers le passé et donc vers l’acquis, une perte ou des frais imprévus vous chagrinent plus que le défaut d’un gain.
68. On peut définir l’apogée d’un modèle, quel qu’il soit, comme le point critique où l’admiration se change en nostalgie.
69. On ne s’entend guère qu’avec ceux de sa génération, mais ils vous renvoient l’image de vos bouillonnements inutiles, puis, de votre affaissement.
70. On a beau être pessimiste : les situations agréables finissent encore plus tôt que l’on ne pense.
71. Tel le rameur qui, d’un coup sur la rive, en éloigne sa barque, je vis le présent comme déjà dépassé, — non par inconstance, mais faute de prise sur le fugace.
72. La remise à plus tard d’une activité longtemps régulière est une façon de l’abandonner en douceur au passé.
73. Nous voulons sans cesse en finir avec quelque chose, — comme si une vie pleine s’annonçait après cette liquidation, alors que nous hâtons notre terme par toutes ces impatiences.
74. Je déplore trop tôt le départ des moribonds pour verser des larmes à leurs obsèques.
Ou je m’ennuie avec les autres, ou je m’afflige déjà de leur absence.
75. Le plus émouvant n’est pas de revoir des gens cinquante ans après, mais de se dire ensuite qu’on ne les rencontrera sûrement plus.
76. Je regrettais parfois jusqu’à des lectures pesantes parce que j’avais encore, en les subissant, toutes les vacances devant moi.
La simple quantité du futur nous dédommage de la mauvaise qualité du présent ; mais la décroissance d’un tel avantage nous enjoint de regonfler positivement l’instant, comme par l’effet de l’inexpérience enfantine. Hélas, nous l’avons désappris.
77. Dans cet immeuble flanqué de deux hôtels, je n’étais descendu que pour un plus long séjour…
78. Mises en scène pour un théâtre sommaire, nos passions nous amusent. Aux entractes, nous bavardons avec la Mort. Elle nous rattrape dans toutes nos évasions.
79. La vie ressemble à la traversée d’une zone dangereuse où tant de voyageurs ont déjà péri et nous ont laissé des marques de leurs souffrances. A quel tournant, dans quel défilé serons-nous attaqué ?
81. La reproduction de l’espèce ressemble au message que des émetteurs associés transmettraient sans l’avoir lu, ni pouvoir corriger leur propre contribution. La mort n’est pas scandaleuse en elle-même (après tout, il n’est pas si agréable de vivre), mais parce qu’elle nous fait les dépositaires d’une durée aussi imprévisible que la conservation d’un poste, peut-être miné secrètement.
82. Chaque siècle apporte ses modes, ses progrès, ses doctrines, sans jamais abolir le cercueil encordé que l’on descend dans la fosse.
83. On dispersera vos acquisitions, on oubliera votre passage, et s’évanouira tout votre vécu. Mais il faut être bien cruel avec soi-même pour vider ses tiroirs avant l’heure. Que d’autres mains, après vous, démontent le décor avec moins d’émotion !
84. La plupart ne supportent pas qu’on leur parle de la mort et couvrent leur lâcheté en accusant une impolitesse ou une morbidité. Le réalisme des propos funèbres est pourtant moins insupportable que toutes les omissions du pire, — au premier chef, les plus dénuées d’alacrité. Accourez donc, astéroïdes, pour broyer les arrogances !
85. Un « ne… plus » total horrifie par anticipation. Déjà, si résigné que l’on soit devant sa disparition ultime, on n’aime pas être remplacé de son vivant.
86. La mort est l’obsession la plus justifiée, encore que la moins plaisante.
La dépense que nous devons à notre cadavre, est à la fois la plus vaine et la plus raisonnable.
87. Comment ne pas essayer de vivre ? Native, la paresse est condamnable ; moins, quand elle s’autorise de la lassitude du corps, ou du désespoir du cœur, ou des doutes de l’esprit, bref, d’une défaillance à l’un des trois étages de l’affirmation humaine.
La discrétion absolue a son charme ; voire quelquefois, l’espace d’une minute, l’acceptation du renoncement vous élève à l’extase de la grandeur.
88. Dans une époque de crise, la mort est ramenée au premier plan. L’évaluation des événements tient au nombre de leurs victimes, — qu’il s’agisse de tués, d’accidentés ou de licenciés.
La fréquence du mot gel trahit la pusillanimité politique : frappant les avoirs étrangers, la mesure se substitue à l’intimidation courageuse ; s’agissant de revenus ou d’effectifs, elle élude les réformes intérieures.
89. L’optimisme parle de mutation ; la patience, de crise ; le pessimisme, de déclin. Est-ce que la crise ne se prolonge pas parce que la mutation actuelle équivaut à un déclin général en dépit des prouesses techniques ?
L’histoire ne présente pas de miracles réparateurs dont les bénéficiaires n’aient été capables eux-mêmes. Or il est probable que les travaux de l’esprit se robotiseront comme les tâches physiques et que la connaissance s’augmentera sans nous. Que résultera-t-il donc de ce transfert de l’action et de la découverte ? Plutôt que le triomphe de l’homme, son absence d’un mécanisme qui, le dépassant, l’aura démobilisé.
90. Du cours magistral au questionnement et du questionnement à la seule initiative des élèves, les consignes pédagogiques ont géré l’agonie de l’enseignement à visage humain et préparé la relève par le moteur de recherche.
91. Comme les hyènes étourdissent, isolent du troupeau, suppriment le buffle fragilisé, des voix ne cessent de stigmatiser des catégories sociales dont la fonction est dévaluée par le changement. Dénoncés à leur tour comme des privilégiés, tous les obligés de la République se raidissent, inconscients de leur sacrifice prochain sur l’autel de la pugnacité libérale, hostile à tous les statuts définitifs et à toute sécurité protégée. Dans cette ruineuse concurrence mondiale, chacun ne doit-il pas regarder la mort en face ?
92. Salariés en péril, professions assassinées, peuples massacrés, la France décomposée défile sous mes fenêtres.
Je suis né dans un pays si différent de ce qu’il est devenu, que j’y fais figure, au mieux d’étranger, au pire de mort-vivant.
93. Que serait exactement une décadence latine (dont on se plaignait trop tôt à la fin du XIXe) ? Non pas tant le moindre niveau des arts, le retard des armes ou l’abus des lois que l’insuffisance de la triade chère à Du Bellay pour fonder aujourd’hui une civilisation.
94. Les deux grandes conflagrations du XXe siècle ont ponctué pour la France l’art de disparaître : par honneur, puis par légèreté, enfin par universalisme.
95. En déclin, une nation a la nostalgie de son passé le plus brillant ; décadente, elle dénigre les sources de son ancien prestige et retourne tout contre elle-même. Non contente d’être humiliée par les puissances extérieures, elle tend à sa propre contraction : son affaiblissement ne lui dicte plus que des lois suicidaires.
96. On n’arrête pas la décadence, on en attend l’issue fatale.
L’aveugle négation de notre effacement ressemble à la pyramide du Louvre : à la Mort transparente. Planté au cœur d’un site édifié tout au long de notre histoire, ce tombeau de verre paraît la conclure, mais sans insister…
97. La plupart de nos institutions traditionnelles ne sont plus que des fantômes honorés pour la forme.
L’égalitarisme bannit toute reconnaissance d’un pouvoir supérieur : il commence par tuer la révérence religieuse et, dans son sillage, le respect d’une autorité politique de droit divin, puis même assise sur des élections. Il invaliderait jusqu’à une majorité référendaire. Cette logique revendique la nullité de toute prérogative.
Elle l’obtient peu à peu par un système de contre-pouvoirs, dans tous les domaines et à tous les échelons de la société, jusqu’au niveau européen. Du coup, le règne du conflit légalisé ou de l’éternel débat installe l’inertie. Quand l’oppression ne serait pas absente de cette anarchie organisée, son rôle est d’imposer l’impuissance par la réciprocité des interdictions.
98. L’idéologie du pouvoir contrebalancé est aux Occidentaux ce que l’Atlantide fut aux deux rivages de l’océan : un principe d’utopie risquant fort d’être submergé par le réalisme des Etats gouvernés ou par le chaos des empires économiques supranationaux.
99. An XXe siècle, la restauration d’une autorité centrale a fait passer la Chine d’une quasi-mort à la domination. Cependant, alors qu’elle a facilité concrètement la survie hors de ses foyers originels, la civilisation moderne a éteint moralement ses promoteurs. Par quel secours prodigieux la Nature, dispensatrice d’équilibre, les sauverait-elle ?
L’Occident a élaboré un univers matériel où s’épanouit l’Asie lointaine, mais le premier n’a pas importé les vertus de cette dernière.
100. J’entends dire : « La planète est à tout le monde. » Ou : « On n’est jamais que le locataire des choses que l’on possède. » Les autres ou la mort vous exproprient sans dédommagement. Le XXIe siècle s’annonce comme celui d’une grande dépossession, nationale ou particulière. La cohorte des charges dévore le propriétaire avant que les vers ne rongent son cadavre.
101. Ce que l’on ne voit plus, est-il encore à nous ? Il faudrait mourir au cours d’un long voyage pour échapper à l’amertume du dépouillement.
102. Des biens sans héritiers consternent toujours ceux qui ont des enfants. Serait-il indécent d’acquérir pour soi ? La transmission familiale console-t-elle infailliblement du droit de retour que s’arroge la société ?
103. Le fisc a le même effet que la mort : il nous interroge sur l’intérêt de la possession.
104. En temps normal on prête ; en période de crise on participe. Vienne la révolution : il faut restituer ; ou perdre, avec une guerre.
105. Ma date de naissance m’a dispensé de connaître toutes les horreurs de la première moitié du XXe siècle ; mais dans la seconde, j’ai pu apprendre de loin quelques hécatombes, — sans périr moi-même dans une explosion du terrorisme rapproché. La « modernité » a eu le goût du carnage. Les débuts du troisième millénaire ne démentent pas cette férocité.
Mais pour autant que la démagogie prévienne les guerres civiles et que la paix extérieure continue à s’acheter, une mort sans violence reste possible, — étant entendu que toutes les offenses à l’environnement naturel multiplient les risques…
106. (Dans le genre fantastique.)
La fatigue du voyage me fit rapidement trouver le sommeil dans cette chambre pourtant inconnue. Mes pensées vagabondes se fixèrent bientôt sur un soleil en bois doré que j’avais vu resplendir au mur. Cet objet de culte, replacé là pour une fonction profane, m’avait frappé dans le décor ancien qui m’entourait, mais je n’avais pas identifié la sainte aux yeux dévotement levés. Son portrait, sur fond céleste, était encadré par un cercle plus large qu’on ne l’observe en général dans ce type de tableau. La peinture religieuse, vraisemblablement inspirée par quelque châtelaine pieuse de la fin du règne de Louis XIV, n’avait pas été retirée en faveur d’un morceau de glace, plus ou moins ternie, et la finesse du visage avait dû la préserver au centre de l’astre dont le rayonnement inégal atteignait, dans sa plus longue extension, une taille étonnante. Au bord de la toile, derrière la chevelure blonde, dépassait le sommet d’un clocher de campagne, surmonté d’une croix, et de ce côté-là, la clarté du ciel indiquait la naissance de l’aube. Au cou de cette tête angélique, trois rangs de perles étaient fermés par un saphir sur le devant.
Il me sembla soudain que cette pierre symbolique, miroitante dans sa monture, se creusait pour découvrir une scène d’intérieur : à demi caché par son chevalet, un peintre achevait justement cette œuvre en face de la dame, tandis qu’une petite fille s’amusait, en soufflant dans une paille écartée à l’autre bout, à produire des bulles de savon dont l’artiste avait rendu la limpidité avec la délicate irisation.
Toutes s’éclairaient à gauche d’un reflet rectangulaire suggérant indirectement la proximité d’une haute fenêtre ; sur la plus grosse qui n’était pas encore libérée dans l’air, la forme de la croisée se précisa au point que je vis une servante en ouvrir les battants sur un jardin. Je crus reconnaître l’enfant de la maison, plus âgée, en compagnie d’un jeune homme ; au milieu d’un parterre de buis dessinant des cœurs remplis de rosiers pourpres, ils étaient penchés de profil sur un bassin dont l’eau verdâtre renvoyait vaguement leurs sourires.
Tout à coup leurs traits vieillis se logèrent séparément dans deux médaillons dont les sculptures périphériques, de style néo-grec, ressortaient sur une soie vert d’eau et témoignaient, ainsi que la coiffure féminine soigneusement bouclée sur les tempes par une mode nouvelle, de leur vie conjugale vers 1760. Le regard de l’époux exprimait un intérêt bienveillant.
Dans l’ombre de sa prunelle, je compris ce qui l’attendrissait : sur le parquet du salon, sa fille recevait avec grâce une leçon du maître à danser.
Mais à travers la boule de cristal de roche à l’extrémité inférieure du lustre, s’invitait la tourmente révolutionnaire. Car les deux montants d’une guillotine, vus d’en bas comme par les condamnés au moment de gravir les marches de l’échafaud, se détachaient sur de sombres nuages et le couperet triangulaire était prêt à tomber.
A cet instant tragique, le bruit d’une chute dans la pièce me réveilla ; j’allumai la lampe et constatai que la cordelette du soleil venait de casser ; un des longs rayons s’était brisé.
107. La ville est en feu ; au-dessus du rougeoiement de cet incendie néronien, sur des chevaux aux regards affolés, galopent trois allégories diaboliques, la Haine, la Peur et la Mort : telle est la Guerre d’Arnold Böcklin, peintre à l’imagination macabre et puissante.
Ailleurs, il personnifie le bacille de Yersin : « Quoi ! si peu d’agonisants dans cette rue ! Je n’ai pas assez de cadavres et ma monstrueuse monture cherche, de son bec aigu, d’autres victimes. Mais sur la place, là-bas, je vois que l’on tire des corps avec des cordes. Imbéciles, vous n’éviterez pas le contact, car tout est souillé. Les prêtres téméraires, entrés dans le carré interdit, vous administreront bientôt les derniers sacrements.
Seul un grand peintre peut m’arracher à l’invisible. Noires sont les ailes de ma monture, noires les touffes de poils de son col serpentin, noirs mes cheveux, noire est ma tunique : je suis la peste noire, je suis la peste bubonique, je vous pourrirai tous de tumeurs charbonneuses. Va, la bête, contamine ces hommes orgueilleux, châtie leur curiosité, punis leur humeur voyageuse et leur fièvre mercantile. La mort des rats ne les émeut que lorsqu’elle leur paraît suspecte, et j’ai attendu au fond d’une cale l’occasion d’anéantir cette ville florissante avec toute sa province.
Hier cette riche demeure était déserte : ses habitants sont partis à la campagne. Je les ai déjà rattrapés : l’un d’eux étant touché, toute la famille suivra. En leur absence, des mendiants ont forcé la porte et boivent les bons vins dans la cour. Il importe que ceux-là aussi éprouvent ma justice, car je frappe la frénésie de jouissance autant que l’obsession du gain.
Stupides humains qui vous croyez maîtres de la planète, apprenez que vos droits expirent devant mon pouvoir ; même si vous avez survécu, vous ne me traduirez devant aucun tribunal ; avec moi, la nature retrouve sa loi : celle du plus fort ! J’ai toute la licence des tempêtes, des tremblements de terre et des éruptions volcaniques.
Vous vous piquez d’être solidaires, mais dès que mon fléau apparaît, il révèle votre égoïsme : vous pensez vous sauver en isolant les malades, vous vous défiez les uns des autres, vous vous détestez ; votre caractère hostile éclate et montre à quel point vos respects d’usage n’étaient qu’une comédie.
Malgré le désordre que j’ai répandu, les magistrats de cette cité ont encore songé à incriminer un responsable : l’infection catastrophique n’inhibe pas les vieux réflexes. Le capitaine du dernier navire est donc en prison. Il est vrai qu’il avait fait jeter à la mer un matelot présentant tous les symptômes alarmants ; qu’il est entré dans ce port en sachant à quel risque il exposait des centaines de milliers de gens. Mais il avait mission de décharger sa cargaison ; il a donc appliqué les ordres reçus et sacrifié toute une population à l’une de ses valeurs les plus chères : le commerce ! Il attribuera à l’incarcération d’avoir été épargné ; dans quelques jours, ses gardiens auront tous succombé ; il quittera ces lieux sans être inquiété. Ne dois-je pas de la reconnaissance à l’instrument de mes ravages en le soustrayant à la vengeance des lois humaines ?
Qu’entends-je ? Ce groupe de bavards ignorants compte sur l’hiver proche pour calmer mon ardente fauchaison. Je reviendrai les supprimer en plein été. Je leur montrerai que je ne dispose pas seulement de l’espace, mais que je sais prendre mon temps… »
108. Ces autruches fuyant l’extension des déserts australiens, ces cigognes préférant les étés des pays de la Loire à ceux de la torride Andalousie, ces habitants du Sud remontant vers le Nord, tous ces phénomènes migratoires, animaux ou humains, vers des zones moins brûlantes constituent l’événement majeur de notre époque. On n’ose entrevoir la concentration de l’humanité, invariablement prolifique, sur des terres habitables réduites par l’extension des fournaises du dérèglement climatique, par la désertisation, par la montée des eaux…
109. Les endroits se dérobent à la fidélité. De nouveaux venus y résident ou les fréquentent, de bonnes relations se perdent, et nous finissons par quitter la place.
Des rues jadis familières présentent des bâtiments neufs ou des façades modifiées, sont parcourues par d’autres gens, d’autres voitures. Le cadre d’une ancienne passion s’est altéré peu à peu et, tout plein de mélancolie, le songe reflue vers les sanguines précieusement conservées dans les cartons de la mémoire. On est plus déconcerté dans un quartier dont l’âme s’est perdue, que s’il était en ruine.
110. Vous avez eu la chance de survivre face à des difficultés que vous aviez apprivoisées. Mais les circonstances se compliquent alors même que le corps chancelle au lever. Ne pensez-vous pas, calmement, qu’il serait opportun de partir ? L’infernal déploiement de l’informatique console de disparaître. Il faut quitter la vie comme un emploi dont vous écarte la décompétentialisation.
111. La modernité vient de faire un si grand saut dans la manière de communiquer, de s’informer, de baliser l’action, l’imagination et l’intellection que les aînés, plus éberlués que des sauvages, peuvent regarder leurs successeurs comme de véritables mutants.
De telles ruptures dépaysent une fin de carrière et vous placent en retrait avant votre retraite. N’y a-t-il pas un remède à l’angoisse de la mort dans l’idée que le fait s’est déjà produit, et depuis des années ?
112. Le monde change si vite que des façons d’être encore récentes nous paraissent très obsolètes. Le rythme moderne accélère la conscience de notre vieillissement. En outre, une longévité croissante nous condamne à un retard énorme sur le cours rapide de l’histoire : à mal vieillir.
Le progrès s’emballe à tel point que les plus inventifs ont mille fois le temps de disparaître avec l’amertume de n’avoir rien laissé. Plus ils vivront vieux, plus leur univers se sera retiré avant eux.
Autrefois on quittait le monde en mourant ; aujourd’hui c’est le monde qui vous a déjà tourné le dos.
113. Par nature le vieillissement est une dégradation continue, tôt commencée, mais enrichie d’expérience. Or la société vous oblige à la vivre comme une fracture ponctuelle, du fait d’une « limite d’âge » dont le franchissement traumatise et commande de dételer. Quoique la notion soit conventionnelle, du jour au lendemain on se sent inepte et invalide.
De tant de gens qui se reposent, on peut bien dire qu’ils reposent déjà.
114. La potentialité nous exalte ; l’engagement nous contraint ; la nullité nous avachit. Tel est le parcours social ordinaire.
Le retraité est une espèce de captif : il tâche de s’accrocher à un loisir, il se nourrit de peu, il a son heure de promenade ; il attend même une peine abolie, la mort.
115. Aujourd’hui, pensais-je, répétition macabre : joues refroidies (où s’enfonçait mon nez d’enfant), cierges allumés sur les dalles à la croisée du transept (ma grand-mère préférait le dernier banc), boue dans le cimetière (dont grinçait la grille sous les soleils d’été), brouillard sur les collines et nuit au retour (comme jamais à la fin des anciennes vacances).
Depuis j’ai dit adieu à ma mère, au moment trompeur où la mort vient de passer. Toutes les femmes de là-bas sont parties ; les hautes glaces ne refléteront plus leur visage.
Autrefois la vie était aussi fraîche que le ruisseau de la vallée et les mouchoirs fleurant la lavande.
116. Quand on a perdu ses proches, on a l’impression d’achever un voyage dans un wagon qui s’est vidé aux arrêts précédents. Il n’en reste plus qu’un ; il se fait tard et la campagne est obscurcie. On devine la route pour l’avoir vue en de plus claires saisons, mais dans les ténèbres, on s’ingénie à lui trouver un air mystérieux…
Le décès d’un père ou d’une mère ouvre une avant-dernière fois le vestibule de nos funérailles.
117. Il arrive un crépuscule où l’on ne vit plus qu’avec tous ceux que l’on a perdus.
On est vieux de toute la mort des autres.
118. Nous interrogeons gaiement l’hérédité sur nos dons et nos défauts, avant de nous soucier des maladies et des infirmités qui peuvent nous avoir été transmises.
Nous nous demandons par quel organe le corps usé va nous trahir. Quelque douleur récurrente nous aura mis sur une fausse piste. Le plus grave est souvent secret.
L’exit naturel a le choix entre la pourriture et la rupture. La seconde nous sauvera-t-elle à temps des longueurs de la première ?
Si peu qu’il m’en reste, la vie m’effraie plus que la mort.
119. Déjà deux séries ternaires ont divisé le drame : trois niveaux scolaires, trois postes. Quelles seront les scènes du dernier acte ? La réparation de quelques négligences, l’ennui et les incommodités finales ?
120. Soleil froid, silence : rappel d’une vie qui me quitte.
Poussière, écaillures, rongements : le cadre matériel se désagrège sans que l’on y touche.
Objets poudreux ou endommagés : dent de lait s’effritant sous la pression des doigts, trèfle à quatre folioles desséché qui se casse dans un sachet décousu, timbale bosselée, toupie minuscule à la pointe aplatie, porte-clés en caoutchouc mordillé, montres paralysées et autres reliques pitoyables d’époques révolues, valez-vous que je vous consacre un pieux tiroir ?
Et moi, je ressemble aux vieilles soieries apparemment bien conservées : l’usage me rompt aussitôt.
121. La dégradation du corps progresse comme l’oxydation des métaux : on la tolère jour après jour ; on s’en alarme avec les années.
Plus notre substance peine à fonctionner, plus nous dénigrons des ingestions diverses, et nous finissons à la table de Sancho Pança, desservie par son médecin. La réduction de nos capacités dégarnit l’éventaire de la comestibilité.
122. Au mieux la retraite est un séjour de vacancier dont la perspective du départ attriste les derniers plaisirs. Au pire elle n’est que le plus long de nos congés de maladie.
123. Il est un âge où la chute d’une incisive amuse, un autre où elle afflige. On mourra donc après ses dents, expulsées par la gingivite comme les coquillages par la marée basse. Le plus triste est de survivre à son cerveau. Nous perdons tellement la mémoire que nous échappe le souvenir même de la défaillance que nous voulions réparer deux minutes auparavant. Que la dérobade d’un nom ait été la vaine torture d’un moment, on cherche ensuite ce que l’on pouvait bien chercher, puis tout l’oubli s’oublie.
124. Le travail ranime l’énergie ; elle s’épuise, et le repos nous laisse dans un tel abattement que nous pensons ne jamais rebondir. Hélas, cette transition critique a tendance à croître.
125. Le deuil que l’on porte de ses forces et de sa résistance, n’éclaircit pas sa couleur, mais l’assombrit. Deuil inversé dont la vieillesse recluse cache l’insolite.
126. On admet si peu pour soi l’éventualité des infirmités atroces que l’on accuse toujours l’imprévoyance ou la négligence de leurs victimes.
127. Est-ce vivre que de négocier avec la mort des petits délais ? Quelque précaution que nous prenions en faveur de la vie, nous ne faisons que gérer notre cheminement vers sa fin.
128. Faudra-t-il subir quelque bricolage de la chirurgie et se vider par le ventre ? Puisse un départ opportun m’épargner de telles humiliations !
Ne pouvant soigner, la médecine mutile. Et que peut-elle faire d’autre sinon ces ratures dans le texte de notre fatalité ? Peut-être les acceptons-nous moins pour gagner un sursis que pour nous rapprocher d’une exténuation plus douce.
Que fera de nous la gériatrie future ? Des squelettes connectés, sans doute.
129. Les uns se donnent toutes les peines du monde pour survivre, d’autres pour agoniser ; bien peu savent mourir.
Saurai-je mourir, moi qui n’ai pas su vivre ? Puissé-je ne pas me retrouver, à mes derniers instants, dans l’état du voyageur égaré, à l’avant supérieur d’un bus anglais, surpris et chagriné de s’entendre dire par le chauffeur qu’il était arrivé au terminus !
On devient d’autant plus incapable de banaliser la mort en sortant de soi que l’on a l’habitude d’y rentrer pour supporter la vie.
130. Le cycle séculaire commence par rétablir l’enthousiasme pour la vie en promouvant de nouvelles valeurs ; mais finalement, la mort triomphe avec une crise ou des guerres.
L’histoire collective des temps modernes a le rythme individuel d’une succession de centenaires. Formation, fixation, dommages : notre devenir déroule jusqu’au dépérissement et à la désagrégation la bande des gains et des ruines, — dont notre fatalisme convient sans vraiment nous l’appliquer.
131. On se met en règle avec son décès par le biais des conventions humaines (une donation, un legs, un arrangement funèbre, ou bien avant de disparaître, en protégeant sa vieillesse, en sécurisant sa possible invalidité) : l’Occidental déchristianisé se soucie plus de sortir socialement de l’existence que d’accéder à un au-delà.
En tant que privation absolue, la mort blesse l’hédoniste et satisfait amèrement l’hypocondriaque. Mais le Faucheur du tarot ouvre la porte des grands mystères et s’inscrit dans une initiation à la vie spirituelle ; compris comme trépas en vue d’un ailleurs, le treizième arcane suppose que l’on soit passé de l’expérience à la foi. Difficile conversion.
Comme ferment de la piété, la peur de la mort ne constitua jamais une preuve. Il faut compter avec le plus pathétique.
132. L’apprentissage de la perte nous prépare à la pire. Une longue suite de frustrations devrait faire une fin sans hiatus.
133. Quelque intérêt que l’on se porte, il n’est pas inébranlable, même s’il résiste mieux que la bienveillance ou l’amour des autres. La désaffection à l’égard de soi acclimate aux menaces des dernières années.
134. Quoique la vie nous dirige vers son terme, elle nous enroule dans un temps cyclique. La société finit par nous entretenir comme nos parents veillaient sur nos débuts. Au fond, la mort n’est qu’un retour à la non-existence, — dont nous ne nous sommes jamais désolés !
135. La mort est un monstre qui s’écroule, tel un château de cartes, quand on en approche. La déroute dans laquelle s’achève l’existence, accorde-t-elle le loisir de l’épouvante ?
136. Une horloge en panne n’arrête pas que la mesure temporelle : on croirait que la vie refuse de se prolonger. Utile avertissement.
137. La jeunesse parle d’amour ; la maturité, de politique ; la vieillesse, de toutes sortes de troubles.
De sinistres avis médicaux interpellent la raison, mais n’ébranlent pas toujours l’instinct, quoiqu’il ne sache rien de la cause terminale.
Si l’on se demande de quelle manière on finira ses jours, l’on doit au moins, l’heure venue, se réjouir de l’apprendre.
138. Si l’on a pu rire de la mort, que ne meurt-on de rire ?
139. Consciencieuse avec sa faux, la Mort n’est-elle pas mon amie ? Je suis du signe des moissonneurs…
140. Nous atteignons un stade où il n’est plus question de survivre, mais autant que possible, de mourir à notre aise.
141. Bien avant les maux problématiques, nous passons par une chute prolongée. Une fatigue croissante nous prédispose au repos le plus parfait, à cette mort toute naturelle qui n’est que le degré extrême du harassement.
Au comble de l’épuisement (comme de la souffrance ou de l’amertume), notre fin n’est même plus triste. On dirait que l’organisme s’affaiblit pour nous exempter de la dépense des lamentations.
142. Les pulsions suicidaires vous prennent de deux façons : par rage ou par dégoût. La seconde est si paisible, si froidement désespérée qu’elle coïnciderait pour le mieux avec un simple décès.
On se suicide plus ou moins énergiquement. La jeunesse se tue par une tension de sa volonté ; le consentement au départ suffit à la caducité.
143. Je reviens d’un pays sans conscience, car plus rien ne rêvait en moi. Le retour de l’esprit ne me rappela que la seconde où j’avais cessé brutalement d’observer et de réfléchir, sous l’effet de ce clair liquide, quasi létal. J’éprouvais l’anesthésie comme un doux fléchissement ; la dernière m’a paru plus soudaine, plus proche d’un violent passage de vie à trépas peut-être, mais encore facile. Il est même à souhaiter de ne pas avoir le temps de dire « je meurs » (toutefois moins absurdement que « je suis mort »).
144. Quoique la lassitude des années ne pût déjà s’en mêler, je dormais ma vie plutôt que de la vivre mal. Jeune encore, je me tendais péniblement pour sortir d’une sieste interminable. Est-ce qu’une agonie m’aurait infligé d’autres affres que celles de l’immense et impuissante tentative pour me réveiller ? Avant de s’alléger, ma pesante inertie était contrariée par d’immobiles sursauts. Dans une chambre de l’Est, les couvertures et l’édredon pesaient comme un tombeau ; la neige assourdissait tout.
Je me souviens des averses d’été dans la Nièvre, avant cette propension léthargique qui succéda, sans doute, à l’innocence. J’écoutais le tambourinage des tuiles et du chéneau, le gargouillement du tuyau de descente, le bruit de succion des pneus sur la route. Cet orchestre soporifique n’émoussait pourtant pas ma présence ; après tant de pluie sur la campagne, une odeur d’herbage me rafraîchissait ; l’éclat du soleil sur les portes de la grange me donnait l’envie d’une promenade vespérale.
J’émerge d’une sieste parisienne ; j’approfondis ma respiration ; j’ouvre les yeux sur le plafond blanc. Le contact avec l’extérieur se rétablit par des soupirs dans l’incolore.
145. Je connais un cercle de collines où pourrait tomber le rideau de la tragédie. Quelques ancêtres m’y attendent. Des appels de promeneurs déchirent parfois le silence de ces solitudes que les villageois d’en bas nomment chaumes. Offrant ses paumes argentées au midi, une statue de la Vierge domine l’endroit et le place sous ma constellation. Car j’étais né pour appeler de loin les vivants et les disparus.
Nous nous défendons mal de l’idée d’une sensibilité post mortem. Il peut nous sembler que l’isolement d’un cimetière augmente notre mort, ou que sa situation suburbaine l’avilit ! De ce genre de fantasme à la prosopopée, nous entrons dans la fantaisie littéraire.
146. Autrefois, aucun domaine intellectuel ne m’était étranger ; les programmes scolaires me faisaient une obligation d’avoir des clartés de tout. Ma mère penchait pour les sciences et mon père pour les lettres. Je commençai par renoncer à celles-là, non sans avoir retenu jusqu’à la classe de Philosophie une préférence qui me libérait si profondément que je ne m’y consacrai pas sans remords. Je me cantonnai ensuite dans la littérature et finalement, je me limitai presque aux auteurs français. Si la carrière afférente avait un caractère institutionnel suffisant pour ramener chez moi la bonne conscience, elle culpabilisait à son tour cette fièvre créatrice que j’accusais de me distraire des tâches publiques.
Puis l’ampleur des travaux universitaires justifia les revendications de la liberté. J’en vins toutefois à reconnaître la vanité de ces thèses : tout en m’isolant, elles ne me rapprochaient pas assez du vrai moi. Quant à la gloire des commentateurs, elle est liée au prestige des originaux, dont on se souciait de moins en moins. Bouclant un vaste préambule qui me valut au moins un titre confirmé, je déçus l’attente d’une suite comme j’avais trompé les espoirs maternels d’avoir un fils ingénieur.
J’avoue que l’arrêt de mes investigations nervaliennes ne me porterait plus au moindre regret si mon abandon progressif des disciplines reconnues aboutissait, réellement, à quelque chose de personnel. Puisse-t-il ne m’avoir pas poussé jusqu’au néant ! Par l’effet de ma prudence ou de ma politesse, je ne me suis donc pas tourné d’emblée vers moi seul. Mais après tant de devoirs remplis envers les passagers de mon esprit, ne vais-je pas ressembler au capitaine quittant le dernier ce navire qu’il ne sauvera pas ? En ne relisant plus que mes propres pointillages, je crains que l’extrême dépouillement ne confine à la vacance pure…
147. Pourquoi se désoler de n’avoir rien produit quand la littérature, de toute façon, ne peut plus offrir qu’un pauvre discours dans un monde où la science dit tout ? Au cours de ces deux derniers siècles, l’écrivain se sera vu privé, par les spécialistes, des matières dont il avait toujours nourri ses œuvres (sans être ni profane ni usurpateur) et d’autres qu’il ne soupçonnait pas. De sorte qu’il ne lui reste plus rien des droits antiques d’une naïveté pertinente. Même le propos sur son art lui échappe, il échoit au critique rompu aux disciplines les plus modernes.
148. J’avais plusieurs livres en tête : je n’en ferai qu’un seul. Je comptais au moins développer ce dernier : je le borne aux dons de ses intermittences. Encore ces fusées sont-elles bien pauvres. Que me restera-t-il d’invention ? Quelques mots épargnés par les lésions de l’aphasie ?
149. Du théâtre au roman à la première personne, de ce roman à l’autobiographie, j’ai réduit la polyvalence du point de vue. Et finalement, qui parle à travers le critique ou le moraliste ? Une conscience assez générale pour n’être aucune.
150. D’abord l’amour était le grand sujet ; mais le peu que j’en avais à dire, me parut négligeable. Puis je me perdis dans l’étude de plusieurs chefs-d’œuvre dont je ne parvins jamais qu’à rendre la puissance très ennuyeuse. Enfin je me suis mis à parler de tout et de rien, dépourvu de la moindre autorité.
151. Comme je souhaitai longtemps d’être le lecteur d’un seul livre sans jamais trouver celui qui me l’eût permis, je craignais que l’ambition de devenir l’auteur d’une œuvre unique ne m’empêchât de garder une ligne de ce que j’avais accumulé diversement dans ce but. Car l’étalement de l’exécution donnant lieu à la remise en cause des principes, il se pouvait qu’un tamisage serré des ébauches antérieures vidât tout à fait le dossier.
152. Si j’ôtais, en vue d’un nouveau recueil, ce que l’on peut lire ailleurs, ce que j’ai déjà énoncé, ce qui ne vaut guère la peine d’être dit, ce que je ne pense même plus (ou m’étonne d’avoir consigné), que subsisterait-il de mes petits papiers ? J’y ferais autant de dégâts qu’en brossant un tapis mité.
La plupart des pensées que j’enregistre avec soin, s’avèrent un jour aussi superflues que des photographies de gens ou de lieux délaissés par la mémoire.
153. Je ne juge rien de parfait, même dans ce que j’ai écrit de plus court. L’exigence est une grande ennemie : conformément au sens latin, elle « pousse dehors », mais ne garantit pas que l’expulsion sera réparée. Par idéalisme j’admets fort bien que la substance de mes propos se volatilise. Un blanchissement ininterrompu m’agréera-t-il ?
Mon raisonnement favori : l’élimination !
154. Est-on sûr d’ajouter quand on sait tout ce que l’on enlèvera ?
La suppression hypothèque déjà le supplément.
Ainsi le texte, aboutissement métaphorique du tissu latin, ne manque pas de nous rappeler la toile de Pénélope, faite et défaite pour endormir l’impatience des prétendants… Il s’agissait d’ailleurs d’un linceul : le lien avec la mort s’appliquait également au tissage.
155. Il ne me déplaît pas de conduire l’écriture comme une sainte progression vers l’ermitage le plus avancé dans le désert, — soit que je me dépouille des attachements impurs de la pensée par une formulation définitive, soit que je préfère la non-occurrence de l’expression indigne.
156. Je me relâche parfois assez longtemps dans ce travail pour me désintéresser de tout l’acquis et même pour croire que je n’ai plus rien à dire.
157. Un éclair encore informulé m’avait traversé l’esprit. Je m’étais promis de le capter plus tard. Mais il a disparu en me refusant tout vestige exploitable.
158. Certains jours, les idées boitent, tels des oiseaux malades, et ne peuvent déployer leurs ailes. Ou comme la canicule alourdit nos gestes, la torpeur de la digestion brise l’essor de la réflexion qui, dans ce passage à vide, s’obstine en vain contre la somnolence au lieu de céder la place au rêve.
159. L’affaiblissement du désir exténue aussi l’esprit. Notre fonctionnement intellectuel est un service dont les heures d’ouverture seraient de plus en plus réduites.
160. C’est souvent par ce chapitre que je reviens à mon texte. Je verse un droit d’entrée à ce portail sinistre ; puis la relance cérébrale attire d’autres thèmes.
161. Un recueil de notes intimes est une façon de se recueillir en mémoire (temporaire) de celui que l’on ne sera bientôt plus. On se rassemble soi-même avant le dernier pas, avec le souci de se ressembler.
Dure satisfaction que de se reconnaître dans ses avis les plus sombres !
162. Que la disparition excuse la stérilité, ou que la seconde console de la première, ne peut-on s’arranger du néant ?
De leur côté, le brillant et le funeste collaborent. Le mot mort donne une allure si digne aux sentences ! La grandeur d’un trépas doit tant à quelque parole mémorable !
163. Le paradoxe du néant est de ne pas inspirer moins de pensées que la plénitude de l’être ou seulement sa recherche. Comme le mystique meurt de ne pas mourir, un livre ne saurait-il exister de ne pas exister, et l’impossible, fonder le possible ?
Ce quelque chose, si ténu qu’il n’est quasiment rien, s’accuse de son creux pour le remplir. Mais il n’est pas assuré que l’aiguillon d’une indigence consciente amène la richesse.
164. A la façon des Chinois rachetant leurs porcelaines exilées, d’époque en époque jusqu’aux plus anciennes, je remonte le temps pour glaner dans mes traces écrites. Après des idées à reprendre, je récupère des expressions réutilisables et, au terme de ma glane, des mots isolés autour desquels tout reste à faire.
165. Du bannissement des cogitations claudicantes à l’appel des rénovations éclairantes, la vacance devrait me ranimer, car le vide est aussi instable que le plein. Tout dépend de la manière dont on regarde le sacrifice sur l’axe temporel : l’anéantissement clôt un infructueux essai, mais l’annulation ouvre une tentative excitante dont le résultat ne devrait plus m’étonner.
Si mou que soit un de mes retours à l’écriture, il demeure assez vif pour que je ne puisse m’en défendre. Quel est en moi cet arbre mort qui persiste à croître ?
166. Que serait un livre accru de toutes parts, sans commencement ni milieu ni fin dans son chantier ? Reflet génial de l’Eternel, ou presque nullité dans l’infini ?
167. Le thème le plus moderne d’une littérature en crise, c’est le vide. De fait, l’œuvre la plus lucide est guettée par le silence, — ce silence plus grave que la mort puisqu’il nous oblige à la vivre.
168. L’enquête du locuteur sur sa propre lisibilité, ou les suppositions de son manque d’expérience, ou sa défiance ingénieusement cultivée vis-à-vis du langage humain, sont des artisans consommés du « ne rien dire, mais sans se taire ».
Je tiens des riens et vends du vent ; j’écris en vain, moi, l’écrivain.
169. J’ai passé ma vie à me demander ce que je devais écrire et quel genre convenait le mieux. A l’instar des poètes ne sachant parler que de poésie, j’ai pu considérer la recherche du livre comme l’inspiration dominante. Quand le texte ne se justifie qu’à son propre égard, on se libère, en y entrant, d’une multitude de soucis, sauf de la crainte de miser sur trop peu de matière.
170. J’avais tellement vécu le premier amour dans mon esprit ! Le nombre incroyable d’hypothèses, irréelles ou potentielles, que je relève dans mes confidences d’alors, me prouve suffisamment que j’aurais dû fonder mon roman sur presque rien.
La tranquillité d’une commune excentrée, d’une sorte de bout du monde entre le bois et la ville, m’avait habitué à l’isolement. Comment aurais-je tiré un livre de tout l’insaisissable dont je ne percevais que la rumeur derrière les immeubles de la Ceinture ? Ma première nuit dans cet appartement maternel avait été si angoissante que je m’imaginais avoir une pelote de fil dans le gosier : quel présage d’une expression nulle !
171. J’ai succédé au directeur d’un cours de théâtre fermé. De l’autre partie de l’appartement divisé (un duplex dont la double hauteur sur cour hébergeait la scène et l’apprentissage d’illustres acteurs), ne me parviennent que des bruits dérisoires.
172. Le sage taoïste s’identifie au Principe de la nature, mais se garde de préciser cet au-delà des mots. Que sait-il de plus qu’un pyrrhonien ?
173. Il en est des idées comme des biens : rien n’est vraiment à vous. On conçoit des avis que l’on vient à entendre de la bouche d’un contemporain : quel est le pillard ?
174. Ces deux pertes modernes, l’une subie par l’écrivain que la critique a dépossédé du texte, et l’autre par le texte quand l’auteur l’a privé de sens immédiat, n’ont pas plaidé pour la littérature. Le temple s’est écroulé.
175. Un message trop évident et trop circonscrit coupe l’herbe sous les pieds du commentateur et l’indispose à l’égal du verbiage ; un commentaire enrichi de plusieurs interprétations, ingénieusement tirées de l’implicite ou de l’équivoque, embrouille l’intention de l’auteur ou nie qu’il y en ait une, — quand l’ingénuité se borne à la lecture la plus insipide. Aux deux extrêmes de l’énonciation, il faut plaindre quelqu’un : le récepteur rendu muet ou l’émetteur mis en question, sinon très appauvri.
176. Accords dissonants, formes dissoutes, syntagmes confondus : autant d’aspects, musicaux, picturaux ou poétiques, d’un charmant naufrage de l’art. Mais on ne saurait imiter directement la destruction : on s’anéantit progressivement.
177. La thématique de l’absurde eut deux causes : l’inadaptation de la personnalité ou le non-sens du monde. Me flatterai-je de pouvoir distiller deux fois l’ennui ?
178. Le droit de se contredire est fondé sur la nécessité de disparaître.
179. Je me suis enfermé dans une espèce de livre que dévore son projet ; ce sont des sables mouvants dans lesquels la certitude s’enlise. La plume s’est placée sur le gouffre des sentiments niables, quoiqu’elle barbouille la stérile surface des vaines explorations.
Je me rappelle une fin de repas de famille. J’étais encore un enfant. Je lus des pensées de mon cru, mais je laissais choir les feuillets successivement, — comme des vanités.
180. L’on n’écrirait rien si l’on regardait le mince intérêt d’une préoccupation, même générale, dans l’irrésistible renouvellement des problématiques.
Au mieux on dira : « Que subsiste-t-il de lui sinon ce cliquetis de paroles ? » Au pire on ne dira rien.
Tomber, obscur, du tapis roulant de l’aventure humaine : est-ce si grave ?
181. Dans son contexte social actuel, la littérature personnelle est victime d’une double conjuration : celle des idéologues hostiles à l’individu, celle des affairistes insensibles à l’imaginaire.
182. J’avais d’abord relégué mes essais infructueux dans le « secret » de mon bureau ; puis au débarras. Dans cet endroit encore, leur existence finit par me déplaire, tout en me laissant incapable de la détruire. Peut-être m’a-t-elle poursuivi jadis jusque dans un cauchemar où je ne savais que faire de mon propre cadavre.
183. On prolonge parfois un geste devenu inutile pour prendre une contenance. Est-ce que je ne me trouve pas dans ce cas-là avec mon stylo en main ?
Il me semble parfois que je serais bien tranquille en ayant aussi peu envie d’écrire que de souffler dans une trompette ou de sauter à la perche. 184. L’échec de l’écriture fait mourir deux fois. La première dégonfle une présomption ; la seconde est le néant du néant.