Attente
1. La joie la plus puissante ramène l’éternité au moment ; l’attente du mieux-être dissout le moment dans l’éternité.
Le chant du coq m’éveillait ; j’avais une belle journée d’été devant moi. Mais je songeais à l’avenir et ne savais pas que ce présent, antérieur aux tourments de l’adolescence, m’offrait une vraie part de bonheur.
2. L’attente a ses plaisirs. J’ai connu, quoique dans la compagnie agréable de quelqu’un, le regret de ne pas me trouver dans la foule d’un lieu festif où, sans doute, je n’aurais rencontré personne.
3. Pourvu que nous acceptions de nous y fixer, l’attente peut nous protéger du réel.
4. Une déclaration brusquée fait courir deux risques : celui d’être refusé, et peut-être plus encore, celui de devoir tenir ses belles promesses.
5. L’amour est intéressé, superficiel, maniaque, vireux ou imaginaire, et je n’ai plus beaucoup d’élan. Je me contente volontiers de la complicité d’un regard : elle me laisse un hommage que la suite gâterait.
La vue d’un beau corps excite toujours plus le désir que les sensations tactiles n’en peuvent tirer de satisfaction. Bonne raison pour laisser la rencontre problématique en suspens.
J’aurais vécu quelques douces années par la fréquentation quotidienne d’un club où l’insignifiant augure d’un salut, d’un sourire, d’une approche ou même d’une embrassade relançait pour un soir mon imagination sur la pente de l’amour, sans qu’il s’agît de conclure et à l’abri de toute fébrilité.
6. Le comble du malheur serait de perdre jusqu’à l’idée d’un bonheur virtuel, car il est moins pénible d’être privé d’une réalité que de sa possibilité.
Quoique dénué d’illusions, j’aime encore les potentialités de la ville. La campagne a ses attraits, mais dans le silence et le renoncement.
7. Il entre déjà trop de résignation dans l’éloge d’une attente volontaire ; qu’elle devienne une passion, il faut en déplorer les affres.
8. On est rarement aimé pour soi-même dans une famille : elle espère de vous quelqu’un d’autre, celui que vous devez devenir ou une descendance. Quelle déception quand vous restez un éternel enfant !
9. L’amour fait douloureusement antichambre à la porte de l’amitié ; il lui manque ce jugement qui l’éloignerait d’un salon peu intime.
10. Les autres peuvent savoir à qui s’adresse un amour insolite, sauf le destinataire. Comment le lui taire encore sans lui paraître négligeable ? Comment le lui dire et ne pas l’effrayer ?
Il y a souvent avantage à briser l’expectative et à anticiper une chute libératrice. La patience n’est pas plus la véritable amie de celui qui attend, que la hâte n’est forcément son ennemie.
11. On donne l’assaut par une brèche dans un rempart d’amours successives, mais trop étroite pour permettre l’invasion du cœur, — sinon des avant-cours du désir seulement demandeur d’un objet transitoire.
12. Quelquefois par téléphone deux étrangers s’entendaient en tout, — à cela près qu’ils ne s’étaient pas encore vus !
13. Un message lancé à l’heure trop nocturne où les loisirs modernes repoussent l’amour, une sonnerie tout de suite arrêtée en décrochant l’appareil, une voix d’interrogateur blasé ou de pourceau baveux, un dialogue plus ou moins en proie à la monomanie ou à la lubricité, — en vue d’un rendez-vous que personne ne souhaitait, soit par fatigue, soit par peur : tels étaient les pauvres filets dont les réseaux vocaux munissaient leurs usagers.
14. Deux phrases se marient après plusieurs années, où l’une était pendante et l’autre, inconnue : que n’ai-je ainsi rencontré l’être cher !
J’obtiens les mots ou les choses jusqu’à l’embarras, et jamais l’Autre ! Leur visualisation mentale a précédé l’aboutissement de plusieurs aspirations dans ma vie, — sauf le bonheur. Quel miracle arriverait ? L’avenir ne ressemblera qu’au passé.
15. D’abord la quête fut sincère ; ensuite elle me divertit ; puis elle devint une obligation contre la fuite du temps, presque une corvée ; enfin je me suis lassé d’une agitation inutile et déplacée. Au bout de trente ans, l’attente ne m’émeut plus assez pour me mouvoir.
16. L’attente fait un pacte avec le diable : il lui accorde le temps, qui finalement la condamne après l’avoir fort peu servie, car il est rapidement trop tard : les unions sont formées, ou les solitudes ont déjà pris racine.
Je m’imaginais bien mieux à vingt ans qu’à soixante dans une retraite campagnarde. C’est quand il n’y a plus rien à glaner sur le champ de la vie que la déraison ne désespère pas de ramasser. Il est aussi vain de chercher l’amour sur le retour de l’âge que d’errer dans un bal jusqu’à l’aube.
17. L’Amoureux hésite entre le Vice et la Vertu ; il n’est d’ailleurs pas la seule figure dont l’attente ait peuplé le tarot. Leur libido interdit tout assouvissement aux deux esclaves du Diable. L’Impératrice tient mollement le symbole de son pouvoir, un sceptre oblique, appuyé sur son épaule gauche, comme si l’autorité n’avait pas encore pris sa décision et, du regard, interrogeait autour d’elle. Dans l’ordre de l’esprit, une autre femme assise, la Papesse, tâche de s’instruire et l’Hermite est en quête de la vérité.
Ni l’action ni la connaissance ne se passeront d’attendre. Descartes lui-même n’évite pas le provisoire.
18. Combien de fois dans notre existence vivons-nous à plein temps ? De si longues périodes transitoires relèvent déjà du passé, mais ne nous installent pas dans l’avenir !
Entre la nostalgie et l’espoir, le présent est insupportable ; entre l’étonnement d’avoir survécu et la crainte, il n’offre qu’une halte instable. On a déjà perdu la santé en redoutant la maladie et, vraie ou fausse, l’anticipation de prochaines tempêtes (publiques ou privées) teinte d’angoisse nos plus charmants repos.
19. Quoique l’on puisse la dire faite, la vie est assez tôt finie.
Difficulté de la cinquantaine : l’allant faiblit pour les plaisirs comme pour les travaux, mais on ne peut s’affranchir déjà ni des uns ni des autres. Âge ingrat : celui du licenciement.
Puis le propre de la vieillesse est de supprimer toute attente positive, de quelque importance en tout cas. Un sens se trouve-t-il dans l’immédiat, quand il ne s’agit que de s’occuper ?
20. Après cette lumière grise, douce et tranquille d’un mois de mars modérément hivernal, je ne vois pas de meilleurs jours : bientôt la poudre des platanes et les canicules… L’existence nous gratifie parfois d’un calme dont il faudrait jouir intrinsèquement, sans lui attacher une valeur d’annonce, ou menaçante, ou prometteuse.
A de rares époques de ma vie, j’aurais voulu que la situation se fixât, — non qu’elle fût si heureuse, mais parce qu’il était raisonnable de penser que la suite ne serait pas forcément plus offrante.
21. Accordons au parti des idées sombres que l’on paraît condamné au fol espoir de l’invraisemblable ou à la triste conjecture du plus prévisible, et que la résistance à la perspective du pire n’est qu’une action précédant l’échec.
On croirait que certaines choses s’accomplissent toutes seules, tant la fatalité dépasse la volonté qui les repoussait.
22. Pour le fataliste, avant même qu’il ne soit trop tard, il est déjà trop tard.
23. Alors qu’un modernisme effréné bouleverse mes habitudes, chaque retard ou raté du rouleau compresseur permet de gagner un peu de temps contre l’irrémédiable. Quel gain dérisoire !
24. La dépression diffère les échéances ; un pessimisme bien assumé serait capable de les précipiter pour se donner raison. (Je suis de ceux qui osent regarder en face plus que le malheur possible.)
25. Faut-il remercier la médecine de l’amélioration d’un mal, ou plutôt lui en vouloir d’avoir fait désespérer de sa guérison ?
La chair n’attend point de changement : elle vous enferme dans l’instant. Jeune, se peut-il que l’on vieillisse ? En pleine santé, pourquoi tomberait-on malade ? Souffrant, comment se rétablirait-on ? Sans expérience, on serait parfaitement insouciant ou résigné.
26. Mon existence va-t-elle s’étioler tout doucement ? Ou quelque catastrophe imprévue l’emportera-t-elle ? Au point où j’en suis, je n’envisage aucun bonheur.
On passe la première moitié de ses ans dans l’attente de la vie superlative et la seconde dans celle des particularités de sa mort.
27. Il semble que nous vivions pour vérifier les affirmations banales entendues dans l’enfance et que nous passions par tous les chapitres d’une histoire écrite d’avance. Quoique nous nous interrogions sur les modalités du dénouement, le livre nous tombe des mains.
La société nous impose en outre mille parcours initiatiques dont le but est fort négligeable, de sorte que le cours rapide de notre vie n’en a pas moins été ralenti à chaque instant.
28. Tout ennuyeuses qu’elles soient, les périodes que nous abandonnons à la routine, passent plus vite ; par l’ignorance des lendemains, l’aventure grippe le moteur du temps. Mais il ne vaut pas toujours la peine de se consumer en attente pour vivre moins distraitement.
29. Si heureux qu’ils soient de se reconnaître, tous les parents rêvent d’avoir engendré une espèce purgée de leurs tares et de leurs travers. Cependant, le rôle éducatif les vexe devant leur propre miroir.
Que fera celui-là qui vient de naître ? Il apporte ses tendances : vers le bien ou le mal, vers l’intelligence ou la stupidité, vers la santé ou l’état valétudinaire. Que le milieu développe les dons, atténue ou retarde les faiblesses, il ne changera pas plus l’identité de l’individu que ses vivants augures.
30. Quelque bonté sert de patience à la méchanceté sans moyens.
31. Le refus de la vérité excite l’attente du mensonge.
32. L’histoire générale dépend d’une telle diversité et de si nombreux retournements, de tant de faux bruits et de paniques injustifiées que la prospective est déroutée. De toutes les nouvelles que nous entendons, nous n’apprenons quasiment rien de majeur. Une direction ne se dessine qu’à la longue, et ce n’est qu’après des décennies que l’on sait enfin ce qui est arrivé.
33. La bile attise la colère des émeutiers et le sang active la violence des rebelles. Le flegme nourrit la précision des réformateurs, mais si timides que soient les changements, ils valident le glissement indéfini sur la pente des excès. Parmi ceux qui refont le monde, les utopistes mélancoliques sont peut-être les moins dangereux : ils nous épargnent les convulsions immédiates et les dérèglements empirés, les fractures du temps ou sa progression angoissante.
34. Sous le signe de l’attentisme, l’action publique est sempiternellement différée par une consultation, par l’enquête d’un comité, par un rapport de sages, et comme la démarche s’enlise ou que ses conclusions déplaisent, le pouvoir s’accorde un délai supplémentaire. Si la catastrophe ne décide pas à sa place, il pourra se vanter de sa prudence.
35. Sac de nœuds, nœud de vipères, vipère au poing : la furie couve sous les problèmes dont la complexité est abandonnée à son crescendo.
36. Comment un peuple dont le salut espère la compétence d’un dirigeant, la rencontrerait-il dans cette faiblesse collective, ces désaccords omniprésents, cette dépendance de l’exécutif vis-à-vis des partis, bref, dans cette situation même qui raréfie le bon sens et exclut son efficacité politique ? Mieux vaut sans doute que le degré extrême de l’incapacité et de la zizanie, s’il n’est totalement funeste, désigne le sauveur.
37. Plus l’opinion est molle, plus le casus belli ne vient qu’avec les conditions de la défaite.
38. Les Etats s’affronteront-ils encore dans un monde où le capitalisme international emmêle les intérêts locaux et brasse les peuples ? Y a-t-il bien lieu de préparer des armements de grande puissance et commandés de très loin par des chefs officiels ? De plus en plus éclatent des guerres civiles que tâchent d’apaiser des nations fortes, vrais gendarmes de la planète, mais aveugles sur les haines croissantes, susceptibles d’ensanglanter leurs propres rues avec une barbarie des moins sophistiquées. Au milieu de ce carnage, démenti des credo pluralistes, combien futiles nous paraîtraient nos malheurs ordinaires !
39. Il faut du temps pour savoir les choses, et davantage pour les connaître.
40. L’infini serait moins vertigineux s’il admettait un centre, surtout à la portée des télescopes : il est si tentant de voir midi à sa porte ! Quitte à ne jamais rien atteindre, il serait un peu rassurant de situer le départ. Mais le point originel du monde varie dans l’espace à l’instar du foyer temporel sur son axe. Qu’est-ce que la mortification pascalienne de l’anthropocentrisme pouvait encore attendre d’une religion privilégiant la créature humaine ?
Comme s’il n’avait pas suffi que l’observation des astres fût perpétuellement rallongée par son au-delà, un autre monde se cacherait dans l’immensité visible, mais divisé en d’innombrables chausse-trappes fatales à nos sondes…
41. Le mode conditionnel doit conclure le meilleur des avancées scientifiques.
Quand la philosophie entend tirer une réflexion des sciences, leur inachèvement lui interdit d’en exploiter la ligne future et d’en prévoir les surprises. Suspension aujourd’hui et discontinuité demain : il en va de ce discours comme de l’écriture sporadique.
42. Regarder la curiosité comme un défaut de méthode, pour se contenter d’un à-propos si étroit qu’il néglige à jamais les tenants et les aboutissants d’une information utile, est la marque d’un esprit soi-disant « supérieur » dans nos institutions, alors qu’il ne déchiffre que très partiellement le champ de la connaissance et, s’il a des responsabilités pratiques, met l’action en péril.
43. L’attente du vrai ou du bien est plus vaine que celle de l’utile ou du beau.
44. S’il y a des ruptures en art, elles sont préparées ; une proclamation véhémente intervient comme une prise de conscience, plus ou moins tardive, d’un stade marquant dans l’évolution. Car les formes se rapprochent peu à peu de leurs contraires ou de certains d’entre eux, — quoique très vite par rapport aux modifications naturelles des espèces. Dégagé de l’hétéroclite, un style pur tient donc d’une unité toujours provisoire que l’impatience créatrice, humaine sinon hasardeuse, déstabilise à petites touches. De loin en loin, quelque idéal, bientôt relativisé, fournit une pause, contestable, d’une longue recherche inégalement tendue vers le beau.
45. Les théories du Beau nous le dérobent, comme les conditionnelles d’une phrase que ne dénouerait aucune principale.
46. Le décorateur épuise la finitude d’un lieu ; le collectionneur poursuit indéfiniment un nombre indéfini de pièces et obéit à une passion que beaucoup jugeront pathologique.
47. Il n’est ni toujours prudent d’attendre pour agir, ni nécessairement efficace d’agir sans attendre ; car souvent l’attente est maladive dans le premier cas ou vous culpabilise dans l’autre.
48. Faute de réaction personnelle, le retardataire entre dans un détraquement qui s’aggrave parce que l’audace, encouragée la veille par la hâte réparatrice ou par l’absence de scandale, tente le lendemain un exploit plus difficile ou compte sur un recul du seuil de tolérance de la société. Ne confondons pas cette indiscipline subie avec l’usage délibéré de se faire attendre.
49. Avec les années, on est plus rebuté par la perspective d’un effort que par l’achèvement de la tâche elle-même. On est lancé pour finir ce qui peut l’être, après avoir traîné pour le commencer.
Certaines obligations cassent le rythme actif d’une journée bien que l’on n’y ait pas satisfait : on les a trop différées.
50. On se guérit de la fatigue en s’acquittant de sa charge, ponctuellement. Mais le repos n’a pas de terme : quand se sent-on vraiment dispos ?
51. J’ai longtemps coulé des jours agréables à caresser vingt projets dont je ne fixais même pas l’exécution, comme si j’avais eu devant moi l’éternité. Le professorat, relayant ma période scolaire, prolongea l’attente des réalisations problématiques. Il me donnait l’illusion d’une jeunesse qui pouvait remettre à plus tard les accomplissements incertains. Confortable fuite ! Odieuse paralysie !
Un avenir même reculé est toujours prochain.
52. La grammaire épouse la psychologie : les paresseux allèguent au passé ce qu’ils ont fait, et le futur proche dédouane les velléitaires. (Mais plus que les actions positives, le suicide se conjugue mal au futur.)
53. Tel qu’il se nomme, le métier de chercheur ne s’inscrit que dans l’attente : serait-ce une profession attitrée pour ne jamais rien découvrir ? Un bêtisier à la Flaubert citerait ces lieux communs : les « progrès de la recherche » et le « manque de moyens », coupable de leur lenteur.
54. Que veut-on de nous ? Quels avantages en résulteront ? Il est vrai que l’inertie réagit moins contre le mouvement qu’elle n’en sanctionne la finalité incertaine.
55. Le plus sûr moyen de ne rien entreprendre est de se demander ce que l’on va faire. Ou un changement perpétuel de projet vous dédommage de ne pouvoir vous acquitter d’aucun.
L’attente n’est-elle que le masque du néant ?
56. Pour celui qui préserve, par sécurité ou par timidité, tout ce qui peut le distraire de ce qu’il attend, le poème de l’existence s’écrit au rythme troublé de l’enjambement. Comme le monde lui fournit cent prétextes pour différer sa vraie vie, il demeure dans la fraîche atmosphère d’un printemps qui tarde.
57. Que la célérité de leur application compense la longueur du mûrissement des idées.
Souvent la durée loisible gâte plus nos travaux qu’elle n’enrichit leurs qualités.
58. Dans tous nos projets à long terme, nous oublions l’éventualité de notre mort, — comme le calcul d’une trajectoire néglige le choc de quelque aérolithe.
59. Je suis de ceux qui, sous des dehors d’impatience, prennent terriblement leur temps, — jusqu’à manquer leur affaire. Je n’ai pas dépassé le vestibule de plusieurs programmes ; ils m’auraient demandé trop d’implication si j’y étais entré davantage. Je rêve parfois à ce que j’aurais pu obtenir si je m’étais plus engagé.
60. Tiraillé par le besoin des autres et par la peur de sa dépendance, on ne se hâte point de reprendre contact ; enfin, on a remis si longtemps qu’on ne l’ose plus. Quels reproches n’entendrait-on pas !
61. La modestie n’est pas sollicitée ; on ne vient chercher que ceux dont on a connu l’audace de se mettre en avant. Mais on oublie quelqu’un s’il croit bon de se faire attendre pour compter sur la scène sociale.
62. Vouloir, ne fût-ce qu’un peu, constitue toujours un manque d’humilité dont nous sommes punis par l’attente. (Je n’entends rien de religieux dans ce propos.)
63. Au point précis où la prévision se change en attente, la confiance chavire.
64. Sur une voie ferrée, une minute d’arrêt m’exaspère, tant je crains qu’elle ne se prolonge en dysfonctionnement des plus durables. (Les trains en retard me désespèrent depuis les problèmes de l’école communale, mais autrement.)
Si l’effort nourrit une attente courageuse, la perturbation d’une régularité déchaîne une impatience d’autant plus vive que sa fin relève de l’imprévisible.
65. La plupart des vies sont vouées au bégaiement, car elles ne peuvent rien attaquer sans le rater au moins une première fois. Certaines destinées tortueuses obligent même à toutes les mauvaises expériences avant la bonne.
66. Le seul moyen de rendre la vie rentable serait de donner à nos quêtes diverses une suite qui permît de les croire achevées. Mais nous n’en finissons pas de continuer, provisoirement certains d’avoir fini.
Quoi que j’aie fait si obstinément pour le corps ou pour l’esprit, il m’a toujours semblé, avec un peu de recul, que je n’avais rien conduit jusqu’au bout, voire que j’avais à peine commencé quelque chose.
67. A-t-on jamais fini d’apprendre les autres ?
68. On regarde affectueusement son premier âge et l’on sourit de ses ignorances. Mais on se rappelle tout ce que l’on avait déjà perçu de la vie des adultes. L’enfance tarde plus à savoir qu’à appréhender.
69. Il faudrait plusieurs vies pour épuiser les charmes des endroits qui nous fascinent à distance. Autant de rêves, teintés de tristesse, auxquels nous contraint notre manque d’ubiquité.
Il faudrait vivre plus d’une fois pour mener à bien les envies de sa première existence (pourvu qu’au fil des suivantes ne s’en perdît pas la mémoire).
Il faudrait des siècles pour s’instruire, des siècles pour acquérir, des siècles pour être aimé (à condition de n’avoir pas vieilli). On déplore à la fois la lenteur et la brièveté de ses jours, car les fruits de l’attente se cueilleraient au delà du terme ordinaire.
Il faudrait tant de retours ou une telle longévité pour pousser assez loin les tentatives les plus diverses, se lasser de toutes et disparaître enfin sans regret !
70. On passe quelquefois des années à se mettre en mesure de faire face à une situation qui finit par ne plus avoir aucune chance de se présenter.
71. On s’acharne souvent à protéger une vie dénuée de sens, comme si sa durée allait enfin dévoiler une justification au lieu d’en écarter l’espoir.
72. Face à quelque texte obscur, l’esprit se demande d’abord s’il doit impérativement élucider l’immédiat, ou surseoir à cette compréhension, ou même y renoncer par la poursuite chagrine d’un passage clair. Malheureusement, d’un abandon à l’autre l’évidence reste introuvable.
73. Le plaisir de la lecture passe par la vacance de l’esprit. Il est ennuyeux de devoir lire pour trouver ce que l’on cherche.
74. Il en va du savoir spécialisé comme de la crasse : il arrive un temps où son augmentation même ne lui ajoute plus rien. Faute de liens encyclopédiques, que sait-on d’intéressant ?
75. La culture ne réside pas tant dans la connaissance effective que dans la conjecture des sources pouvant nous l’apporter. Qui donc aurait tout appris ?
76. Que faisons-nous sinon gagner toujours du temps, et contre la mort, et contre la vie même parce qu’elle nous appelle de plusieurs côtés à la fois ? La gestion de l’attente hiérarchise des urgences.
77. Quand il s’agit de tâches ingrates, énormes, on traînerait jusqu’à ne plus pouvoir s’y atteler. Fort heureusement, la docilité, le scrupule ou l’honneur m’a fait prendre au sérieux des travaux imposés, de telle sorte que j’ai rempli mes obligations à doses légères, mais assez régulièrement rapprochées pour produire beaucoup en peu de temps. Quoique accélérée par les délais, ma conduite professionnelle n’a pas été très différente de mon écriture.
78. L’instant de la précipitation a détendu le félin aux aguets. Soudain la nature a changé de rythme. Nous-mêmes, chasseurs en tous genres, ne dormons que d’un œil avant le déclic de l’idée ou de l’action.
79. Le souhait d’atteindre nos objectifs semble les éloigner ; au mieux, nos seuls efforts nous en rapprochent. Nous risquons de ne pas obtenir en le voulant, mais nous avons quelque chance d’arriver à nos fins par une activité machinale. A quelle froideur de fonctionnement nous sommes rabaissés !
80. Ma patience s’appuie volontiers sur l’application ou sur la peine, mais elle a horreur de l’attente pure.
81. On veut bien avoir attendu si l’on ne s’en doutait pas, et l’on se réjouit de la surprise agréable. Mais l’attente consciente fait souffrir, et quand son objet se présente enfin, on déplore d’avoir langui, on boude son plaisir.
82. On naît dans l’étonnement (avec quelles peurs !) ; on vit agité par les passions (avec quelles impatiences !) ; on tarde à mourir par curiosité (avec quels abandons !).
83. On ne se guérit de l’impatience que par un renoncement sans dépit.
84. La détermination ne saurait venir de la nonchalance ; elle pâtit de l’indifférence ; elle peut être seulement différée par l’engourdissement, qui lui laisse le temps de se définir en fonction d’un enjeu plus conscient.
85. Nous nous demandons tranquillement comment nous devons agir, tant que l’urgence de l’action ne nous dit pas tout de suite ce qu’il importe de faire.
86. L’hésitation entre deux voies peut être à ce point insoluble qu’une troisième reste à trouver, — à moins que le corps ne réponde pour l’esprit.
87. Combien de situations inconfortables m’ont paru définitives ! Que de fois j’ai préféré à l’attente cruelle du mieux-être une solution qui s’accommodait du pire !
88. On ne se prive pas de toute satisfaction en améliorant le provisoire avant d’atteindre le définitif.
89. On doit souvent à la peine de l’attente le loisir d’en déprécier l’enjeu.
90. On se repent de toutes les impatiences, — qu’elles conduisent au succès ou à l’échec. Car il valait mieux ne pas buter sur celui-ci, ni mesurer celui-là.
91. A quoi que l’on tende avec une vive passion, il vient toujours un moment où l’on pense à tout ce qu’elle vous oblige à sacrifier.
92. Quand serait-il opportun d’arrêter l’attente infructueuse ? Si l’on s’ôte les moyens de la prolonger, on remâche amèrement le regret d’avoir cédé à un dépit hâtif.
93. Serait-il judicieux, pour ne pas redouter l’arrêt de nos entreprises par la mort, de renoncer par principe à finir quoi que ce soit, ou de ne nous lancer dans rien qu’à la condition de l’éternité, — que nous n’avons pas et qui, de toute façon, ne dénouerait jamais nos efforts de vivants ?
94. Un faux stoïcisme s’attend à la mort, mais comme pour mieux la détourner.
95. On peut s’armer pour une vie plus combative comme pour la guerre : afin de l’éviter.
96. On n’achète pas la santé en prévoyant la maladie, et bien des précautions n’ont de sens que dans la logique imparable du malheur.
97. D’un milieu à l’autre, on change de mal. Toutefois le dépaysement permet de ne pas s’apercevoir aussitôt du nouveau souci.
98. La plus pure honnêteté cultive ses mérites sans exiger qu’ils lui soient reconnus. Une approbation finale la gênerait même d’avoir montré des compétences.
99. Par son génie, mais par sa faible taille, la France reste au cœur des possibles. Elle compte encore à ce titre.
100. L’espoir dépend des événements et l’espérance, de nos humeurs : la seconde nous rapproche au moins de nous-mêmes.
101. Nos plus belles époques ne sont pas celles où nous sommes enfin le mieux récompensés d’une quête, mais ces grands bouillonnements quasi certains d’aboutir, à tort ou à raison.
102. Le perfectionnisme a cette vertu (épuisable) de nous ramener à la ferveur de l’inachevé.
Absolvons-nous du défectueux en visant plus haut, — quitte à n’y jamais parvenir, cela s’entend.
103. Le seuil vaut bien d’être divinisé, car tant que l’on s’y tient, on n’a pas encore perdu le respect de ce qu’il inaugure.
104. Un chat et une chouette tenaient boutique dans une foire, le premier comme magicien et la seconde comme voyante. Le chat vendait des sortilèges et des talismans ; la chouette prédisait l’avenir. L’un aidait à agir, l’autre à savoir. Si d’abord les naïfs se pressaient également devant leurs baraques, au bout de quelques jours les clients du mage revenaient mécontents. Une foule de malades incurables, d’amoureux éconduits, d’assassins précautionneux se plaignaient de n’avoir pu obtenir leur guérison, ou l’objet de leur désir, ou la mort de leur ennemi. L’accusé, ne faisant plus ses affaires, était forcé de décamper. Il dit enfin à sa consœur : « D’où vient cette injustice ? Mes pouvoirs sont prouvés ; j’ai reçu mes charmes et mes maléfices des thaumaturges orientaux les plus efficaces. Pourquoi les gens sont-ils d’une pareille impatience ? » La devineresse lui répondit : « C’est vous qui l’excitez. Ne leur vendez que l’espoir et laissez-les trouver les moyens, s’il y en a, d’accéder à leur but. Pensez-vous que je voie toujours nettement s’ils vont satisfaire les vœux dont m’informent peu à peu leurs confidences, habilement encouragées ? Le bon sens suffit le plus souvent à m’éclairer sur l’issue ; mais toute vérité n’est pas bonne à dire, car on ne m’interroge que pour s’entendre annoncer des temps prospères. Il faut donc que j’arrive à prononcer exactement les paroles favorables dont les consultants se bercent eux-mêmes et qu’ils n’ont plus le cœur à se répéter, parce que le succès tarde. Vrai ou faux, mon oracle les requinque d’autant plus qu’ils y participent profondément, et comme il diffère, selon toute vraisemblance, leur contentement, la désillusion est trop lointaine et la croyance a été trop personnelle pour que j’essuie des reproches. »
L’oiseau d’Athéna avait raison : l’attente nous est chère, et pourvu qu’elle soit flattée, elle vaut mieux que d’insanes tentatives de réalisation.
105. Nous nous comportons parfois avec audace, comme si des événements imprévus devaient nous être propices, et ces coups de pouce de la fortune se produisent en effet ! L’attente force le réel.
Ou bien une occasion inopinée, prenant le relais d’une volonté éteinte, la ranime en lui laissant soudain le champ libre. Le réel ressuscite l’attente et la comble à la fois.
106. Il n’est pas facile de prédire son avenir par la réflexion, mais on peut l’avoir prévu d’instinct par une conduite qui se justifiera. Tout de même, l’incertitude d’un événement n’empêche pas notre prescience d’en admettre subitement l’approche, comme si l’opacité d’une humeur s’allégeait en nous.
107. « Attendre et faire » est la règle des prudents, sinon des lambins ; « faire et attendre » suppose la confiance. « Faire sans rien attendre » dénote un désespoir mesuré ; « laisser faire sans s’y attendre » relève d’une indifférence parfois des plus efficaces (les meilleures vengeances ne se prévoient pas).
108. Si ma quête de l’Amour a échoué, celle du Livre laissera-t-elle au moins quelques lignes ? Puisque la vie n’a pas fait surgir le rêve tout réalisé, misons sur l’œuvre qui se rapproche laborieusement de son modèle.
Si le défi cherche le seuil de la potentialité, l’attente aimerait toucher le mur d’enceinte. « Lentement, mais infailliblement » serait ma devise conservatoire.
109. Sans être de ceux qui remettent tout au lendemain, je ne donne au jour même qu’un faible gage de ma persévérance. C’est mieux que rien. A l’instar de Rousseau collectionnant ses herbes, je me dis à chaque phrase nouvelle : « En voilà toujours une de plus ! »
De ces fragments, comme de ruisseaux, naîtra peut-être le fleuve du grand texte. Un livre n’est jamais constitué que d’unités de signification ; fabriquons-en, et tant mieux s’il en sort un livre…
110. Quelle qu’en soit d’abord la disparate, accumulons ces formules que nous ne convoquerons pas dans l’urgence. Profitons de ces dernières années de lucidité conquérante ; assumons enfin cette fonction testimoniale qui nous a toujours semblé majeure. La métamorphose du monde, si déconcertante, excepte des points révélateurs de la nature humaine ; libre au portraitiste de ne pas désespérer de les circonscrire et de les extraire de l’inconnu en gestation.
111. Les chapitres se distinguent comme les continents issus de la dérive : il faut attendre que des failles et des éloignements les différencient.
112. La plume hésite à tracer d’une encre noire, si définitive, le premier mot venu ; la recherche du terme opportun suspend la rédaction ou tire la clarté des ratures sales et des fastidieux blanchiments. Le pâle crayonnage, facile à surcharger, puis à gommer, lâche d’abord la bride à l’écriture. On va jusqu’au bout du paragraphe avant les corrections de détails et l’on sait plus vite quel tour a pris la force locutrice. On marche à plus grands pas avec des armes légères.
113. Comme on doit frotter plusieurs fois l’allumette sur la boîte râpée, on se répète le début d’une idée pour déclencher sa fin.
114. Une pensée binaire paraît souvent inachevée ; elle demande un troisième temps pour se clore. Et l’on cherche ce fermoir. Une idée naissante s’allonge-t-elle sans trouver sa raison d’être ? Il ne vaut pas la peine qu’on la creuse.
L’extension d’une sentence prévient cette question du lecteur : « Et alors ? » Un butoir solide évite de réfléchir indéfiniment.
115. La séduction de leur forme vous a imposé des pensées dont le mystère ne se résout qu’en les complétant.
116. Comment pourrais-je maîtriser d’un seul coup un texte fiable, puisqu’il s’écoule parfois des années entre une phrase et sa suite logique ?
117. L’exclamation enregistre l’effet ; ultérieurement, la réflexion la fait précéder de sa cause, et si l’unité de ton l’exige, efface l’émotion initiale. Ou l’exaltation fournit la confidence ; puis le calme l’accompagne d’un avis plus large ou la généralise. Le temps met une sourdine à l’expression du moi.
118. Non par désaccord, mais par scepticisme, je résiste souvent pendant plusieurs heures aux retours de ce que je finis par consigner. La précision croissante des rappels, complétant l’embryon, assure le respect d’une netteté mûrie à mon insu. Si le matin ose la protase, que le soir fasse l’apodose !
Les idées mendiant aux portes de l’esprit peuvent s’enrichir assez pour leur hébergement.
119. On parle davantage pour essayer de comprendre que pour s’expliquer enfin les choses. Le moraliste ne devrait arrêter sa formule qu’à l’instant lumineux. Il trouverait même intérêt à laisser grandir le doute pour saisir le moment où il s’est dissipé.
120. Maintenant que la fuite du temps me presse davantage, j’observe qu’une idée appelle aussitôt sa reformulation complémentaire : la Visiteuse frappe deux fois.
121. Avant de fixer une pensée dont on n’arrivait pas à conjurer le flou, on en rédige parfois trois ou quatre autres non moins utiles. Mais pour trouver un seul mot, le mot approprié, on passe moins aisément par le détour extérieur d’une longue investigation.
122. L’économie de l’expression stimule la recherche du présupposé en amont et celle de l’implicite en aval. Que la réception de brefs fragments livre plutôt à une perplexité transitoire ce qu’elle soustrait à l’ennui !
123. Tout dire ou tout taire : voilà les seuls moyens d’éviter la trahison. Or on ne saurait tout dire… On est condamné à une présence métonymique, préférable à l’ellipse totale.
Que l’idée étincelle de ses mots clés et renonce à l’illumination qui la ternirait !
124. Les idées nous viennent par éclair, ou par évocation, ou par essai, c’est-à-dire, énumérées dans cet ordre, de moins en moins vite.
125. Plusieurs pensées successives peuvent faire croire à une production nourrie. Mais soudain, les muses vous abandonnent et diffèrent leurs prochaines grâces.
126. Entre une poussée plus ou moins féconde et un épuisement stérile, empressons-nous de cueillir quelques rares pensées, mais ne brusquons pas le renouveau. Comme on casse l’allumette par le vain grattement d’un frottoir usé, on brise le dire sur l’insuffisance de la matière.
127. Mieux vaudrait pousser à contrecœur un balai sur le carreau qu’une plume sur le papier pour forcer l’imprévisible : le surprenant secours de l’inspiration.
Cependant, flattée d’une cour régulière, elle consentira quelques faveurs ; elle voulait qu’on allât la chercher.
128. Comme un insecte, cherchant l’issue contre une vitre, monte, descend, bourdonne, se repose et recommence, l’esprit se fatigue parfois sans trouver le prolongement qui l’assurerait d’avoir vu clair.
129. L’inexprimable décèle-t-il l’impensable ? Quelle est cette idée potentielle que son insistance presque vide voudrait sortir tout entière des ombres de ma conscience, — comme Minerve surgit d’une migraine de Jupiter ? Peut-être rien qui vaille.
130. L’esprit s’échauffe à mettre une pensée dans le meilleur état qu’autorise le moment. Toutefois, si elle demeure imparfaite, la chaleur inventive reviendra-t-elle jamais pour la développer ou seulement la tourner jusqu’à sa forme absolue ? Ou sera-ce une fondation qui n’aura point porté d’édifice ?
131. La note est laissée à l’état brut ; au pire, elle n’accède pas à la signification. La négligence l’a rendue obscure, — alors que c’est le soin de leur plénitude qui enténèbre les maximes ratées.
132. Un cahier de notes est un laboratoire où quelques cristallisations peuvent offrir des maximes. Fragment délibéré, mais que sa reprise étend et façonne, la note attend tout à la fois sa forme et son contexte. Annoncée dans un titre, elle valoriserait l’inachevé avec désinvolture, et par son isolement, et par sa propre imperfection. La maxime, son contraire le plus glorieux, est intouchable, quand on pourrait en ajouter bien d’autres. Car l’éventail, dont les lames se déploient telles des sentences, ne ferme pas le cercle des pensées
133. Le coffret où je thésaurise mes idées, me rappelle celui du jeu de loto dont les pions numérotés, pris dans le sac au hasard, rejoignaient leur carré sur des cartes de diverses couleurs, entre des intervalles muets qui ne l’étaient pas pour d’autres joueurs. Ainsi mon type d’écriture ne peut-il, au mieux, que tendre vers un absolu lacunaire par rapport à la totalité pensable. A l’issue de la partie, chacun était pourvu, sauf le plus malchanceux ; mais ne désespérons pas d’appeler notre bien avant qu’il n’en soit plus temps.
134. Le parleur en moi doit piller le taciturne en profitant des faiblesses passagères de sa réticence. Quelques affleurements d’une trame verbale supérieure aux considérations pratiques ou communes décèlent l’arrière-fond intéressant, dont une pression subite ébauche une saillie qu’il revient à l’application ennuyeuse de déterminer.
Me relèverai-je pour griffonner deux ou trois mots jaillis avant le sommeil ? Le message est infime, mais si périssable ! Ma négligence en a perdu tant d’autres !
Si j’attendais tout à la fois, je n’écrirais rien. Or est-il sûr que j’écrive tout à force d’attendre peu ?
135. L’honnête homme réfrène la prétention. Il lui sied de n’écrire qu’un livre, ou même d’en proposer quelques touches ; voire il jette les idées comme des semences dont il n’aura point la récolte.
136. Je reconnais une parenté entre la dissémination de ce livre et certaines de mes tentatives antérieures, telles qu’un recueil de sonnets ou un roman épistolaire. J’y retrouve cette tendance aux compositions fragmentées, accusant, plus que la sécheresse de l’esprit, le défaut de loisir. Car j’ai toujours traité l’écriture « en attendant » d’avoir le temps de m’y adonner : je me sentais coupable d’une anticipation. Mais si je volais le feu au char du soleil, c’était pour moi seul.
137. Les relations s’épuisent avec les autres et aussi avec soi : que deviendrai-je si, un jour, ce livre est fini ?
138. Un brouillon est l’état d’un texte qui ne vous appartient pas encore ; dans son parachèvement, il ne serait plus à vous. Autant rester entre les deux inconvénients par une accumulation soignée, mais ouverte.
139. Le soin de parfaire nos travaux peut nous épargner longtemps le souci de leur fin, et surtout, de leur problématique finalité extérieure.
140. Le fignolage de chaque miniature me coûte tant que j’y gagne l’agréable impression de m’être assez longuement exprimé.
141. Un recueil de formules peut se constituer en opérant par addition et par soustraction ; mais après le moraliste, l’éditeur réunit les parties, car ces essais émiettés ne paraissent jamais assez copieux.
142. Il est presque d’usage que le lecteur attende du moraliste vivant plusieurs suppléments d’énigmatiques affirmations, et de lui-même, s’il lui plaît, leur défense. Car ce genre d’œuvre ne s’enferme ni dans sa quantité ni dans son contenu. Chez un poète ou un romancier, l’imprécision d’un portrait le confie au goût de chacun. Mais une ouverture extrême caricaturerait la délégation du pouvoir créateur : en présentant une toile blanche pour nous laisser tout imaginer, un peintre se moquerait du monde.
143. Je ne saurais arriver tel un vainqueur tranquille disant au dernier moment tout ce qu’il avait à dire.
144. Autre angoisse. Plus l’élaboration d’un ensemble s’étale dans la durée, plus elle imite l’instabilité des espèces naturelles.
La faible part que j’apporte à ma construction dans un regain d’ardeur, rejoint-elle le même Tout qu’un effort distant de plusieurs années, ou l’intégralité varie-t-elle tandis que je crois combler ses manques dans une perspective immuable, bien qu’absconse ? Poursuis-je en aveugle têtu un objectif constant et l’attente a-t-elle une raison d’être ? Ou l’esprit de l’œuvre se déplace-t-il en moi, de telle sorte qu’il invalide ses accroissements anciens ?
145. J’imagine plus aisément la face cachée de la lune que le voyage complet de ma pensée, en dehors des points d’ancrage dont témoignent ces papiers.
146. Une loi physique disposant les taches d’un pelage, elles sont définitives. Mais quel principe inconnu remplit indéfiniment, capricieusement l’espace de mes idées ?
147. Mon livre serait-il une autre maison que je garnis au hasard ? Je déniche plus de bibelots que de grosses pièces. Que celui qui jugerait tout stupide, consente à croire que j’ai perdu beaucoup de jolies choses.
Je recueille mes formules comme des citations que j’aurais sélectionnées dans un livre, sans que leur nombre répare l’absence de toutes celles que ma lecture voletante n’aurait pas relevées.
Suspendu à la chaîne, le seau redescend au fond du puits sombre de mes pensées : quel usage ferai-je de ce peu d’eau que j’en remonte ?
148. Sur maint sujet, on a, par lassitude d’esprit, facilement l’impression d’avoir parfait son discours et dit tout ce qui devait l’être par une nécessité quasi idéale, — comme si l’on avait exhumé impeccablement un objet archéologique intact. Mais sur des chapitres trop humains, qu’est-ce qui vous assure de n’avoir abandonné à la profondeur aucun secret indispensable ?
Comme le perroquet répète certains de nos sons ou le singe imite quelques-uns de nos gestes, le moraliste n’extrait qu’une faible part des remarques possibles. On pourrait en rire.
149. Les manques de mon pointillage scriptural ne suffisaient-ils pas ? J’ai entrouvert les abîmes des projets écartés ou qui n’auraient plus le temps de s’accomplir. A la multitude des fissures j’ai ajouté quelques grands trous.
150. Collectionner les rencontres dans l’espoir du bonheur ; des objets pour former un ensemble ou occuper une surface au moins provisoire, si l’on n’exclut pas l’encombrement poussant à déménager. Mais les pensées, dans l’attente de quelle plénitude envisageable ?
151. Je ne puis savoir d’un auteur que ce qu’il a écrit : le domaine, parfois colossal, se limite néanmoins à un corpus. Mais épuiserai-je enfin avec certitude la connaissance de moi-même, si ténue qu’en paraisse la matière ? Plus que l’examen d’une richesse définie, celui d’une pauvreté indéfinie dure jusqu’à la mort, sans conclusion.
152. L’état des mœurs est toujours à revoir. Il faudrait un La Bruyère tous les cinquante ans. Et La Bruyère lui-même ne cessa d’augmenter son portrait de la société d’alors. Pourquoi et comment finir ? Le texte est débordé, de l’extérieur et de l’intérieur.
Un romancier ou un dramaturge récrit tout, autrement ; un simple observateur complète, sans s’interdire d’autres rebonds.
153. Le recueil d’un moraliste est insuffisant dans ses pleins comme par ses vides. Car si la maxime entre dans une addition sans total, son succès dépend de résonances variables. (La tête de sphinx du coupe-papier que je plante çà et là dans ma boîte à fiches, ressemble bien aux mystères que j’y entasse en proscrivant la lourdeur des explicitations.)
154. De la narration à l’explication et de cette dernière à la formulation, l’esprit s’élève jusqu’au propos du moraliste, — quitte à ce que le lecteur restitue de son propre chef le deuxième état. De telle sorte que l’attente, curieusement, se porte sur l’antériorité de l’énonciation.
155. Ces grains de réflexion que sèment les moralistes, produiraient souvent de luxuriantes arborescences ; ces atomes de jugement auxquels le genre tâche de se réduire, seraient abondamment décomposables. Et si mes provisions diverses, ici ménagées, allaient se fourrer un jour dans deux ou trois opuscules ? Le texte, en se divisant, multiplierait l’attente de sa mesure.
156. Qu’importe, au fond, si je n’ai pas tout dit ? N’est-ce pas une façon de tout dire que d’avouer que l’on ne dira pas tout ?
J’aurais placé tant de pas japonais que le sentier sera praticable. Pourquoi la lecture active de mes épaves ne serait-elle pas aussi ingénieuse que l’invention des figures constellées ?
157. Le rapiéçage de la sporadicité nuirait au piquant des manifestations isolées. Leur réunion, bien conçue au moins, ne peut-elle avoir le charme définitif de la dentelle ?
Comme on dresse exprès un colonne brisée en hommage à une vie interrompue trop tôt, ne donne-t-on pas un recueil de formules pour inachevé par nature ?
Que l’incomplétude ait donc la vertu d’une déficience volontaire. La fadeur était à la peinture, à la musique, à la poésie des Chinois ce que la litote fut au Classicisme français : une retenue exemplaire, un retrait prégnant, un art aux effets retardés.
158. Mon défi se plaçait dans l’attente du livre, et la pratique n’a rencontré que le livre de l’attente.
Jusqu’à quand mènerai-je cette existence à la fois stupide et nerveuse qui me laisse réfléchir pour moi seul ?
159. Vous viennent à l’esprit les remarques inspirées par les circonstances traversées et la saison de votre vie. Le recueil ne sera-t-il (relativement) complet qu’au terme du parcours ?
Tandis que sur le stade l’athlète ne quitte pas son couloir, mon stylo court d’un chapitre à l’autre. Mais dans lequel arrivera-t-il le premier ? En tout cas, j’ai plus de chance de clore les thèmes de l’amour et du livre, sur la base de l’expérience personnelle, que celui des généralités, fort de toute cette richesse du monde encore disponible.
160. Je crains aussi les livres des autres, car les bibliothèques ne se contentent jamais d’un dernier volume, — vous eût-il étouffé. Ne se vanterait-on pas moins exagérément de tester toutes les mécaniques à l’usage des consommateurs ordinaires, en dépit de maintes nouveautés, que de lire toutes les publications ?
161. Jusqu’où maintenir la patience de l’écoute introspective ? A l’âge où l’on rabâche ses idées, sûr d’en avoir épuisé le domaine, ne faut-il pas cesser de les enregistrer ? Si la hantise ferme l’attente, ne convient-il pas d’arrêter l’écriture à cet instant où le parfum de la fleur sent un peu le pourri ?
162. La clôture du texte dépendrait-elle de l’inventaire de ces variantes antérieures et de la compilation (transformatrice) des notes les plus anciennes ? La retombée du dire résulterait-elle des traces d’un long passé ? Resterait l’avenir, quand il serait plus court et pourrait largement reproduire ce que je sais déjà.
163. Ce recueil s’intitulerait à bon droit Résurgences, tant il est vrai que le cours d’une pensée rejaillit malgré l’assèchement dont persuadait son abandon.
J’ajoute à de vieilles idées, mais encore toutes fraîches, d’autres vivants cadavres. La manière dont s’attendent et, finalement, s’épaulent maints fragments, me convainc quasiment que je recèle en moi un livre en vrac dont l’exhaustivité intrinsèque, peut-être réalisable à la longue, s’engloutira avant terme avec ma personne physique.
164. Que je trie un jour ces feuillets, leur substance se rallumera comme une braise tisonnée. D’autres flammes auront couvé sous la cendre.
La poursuite effrénée d’une œuvre, intérieurement ou dans les suivantes, est à l’écrivain ce que les verres de trop sont au buveur, l’accélération au chauffard, la mise pathologique au joueur déjà comblé, l’accroissement des profits à l’actionnaire, l’extension d’un empire au capitaliste, etc. : un vice insatiable.
Il faudrait, pour avoir assez de recul et de justesse d’esprit, établir la version définitive de son texte si longtemps après sa laborieuse production que ce serait un loisir d’outre-tombe, — sans devenir celui d’une éternité.
165. La somme de mes remarques n’est pas innombrable et laisserait croire que j’ai peu pensé, quoique mes sillons hasardeux croisent ou longent dans un vaste champ tant de lignes que je ne creuserai pas.
166. L’attente peut gagner à n’être point obéie. Les suspens du romantisme (l’un des procédés d’une esthétique de l’intense) n’ont souvent différé que la déception du lecteur.
167. On s’intéresse aux notes d’un auteur parce qu’elles éclairent son œuvre intégral. Que puis-je espérer en ne servant que des apostilles en marge de l’absence ?
168. Au moins le principe de l’inachèvement ménage-t-il l’amour-propre, car il diffère le jugement. A quels dénis nous exposerait une réalisation manifeste sans l’indulgence que plaide la part du mystère ? Le projet préfère donc l’enlisement dans les sables d’une fatigue bien avisée… Ou les futilités aliénantes prennent d’autant plus d’importance qu’elles retardent, voire annulent le constat du vide personnel. Ou cent perfections dérisoires sont recherchées pour remettre jusqu’à l’oubli l’aveu de ce défaut majeur : une carence littéraire.
169. Sans nous soucier du manque, regarderons-nous l’avoir ? Malgré l’incendie des Tuileries, le Louvre a subsisté tel que l’on aurait pu le concevoir. Mais toute partie en jouxte une autre d’une époque différente plus harmonieusement qu’une de mes sculptures verbales ne se rapproche des voisines.
Eh bien ! puisque je ne raisonne jamais sans glisser impatiemment sur les détails intermédiaires, ne laissons pas de cultiver une sorte d’écriture qui ne s’encombre pas de liens. Que d’un défaut l’art fasse un parti-pris.
170. Une remarque m’a-t-elle échappé avant sa trace écrite ? Elle reviendra peut-être, plus juste, remplir un blanc nécessitant une transition.
Que s’agrègent peu à peu mes phrases marmoréennes, comme par l’effet d’une sédimentation du jugement. La boîte à fiches trône sur la table de quadrille. A mesure que je les augmente, mes paquets se composent de séries logiques : ainsi les réussites répondent-elles au cartomancien.
171. Comme avec une aiguille on perce un carton de trous successifs pour le couper, alignerai-je mes sentiments au point qu’ils seront assez rapprochés pour offrir une continuité ? Patientons. Pourquoi la tête n’égalerait-elle pas, dans sa minutie, l’efficacité des doigts ?
172. On se demande, quand elle vous traverse l’esprit par hasard, pourquoi une idée, inévitable à sa place, a tant tardé. Ne s’agit-il que d’un effet de la distraction ?
173. J’admire ceux qui remplissent leurs pages dans l’ordre de l’espace et de l’intelligence à la fois. Chez moi, la matière est si rétive qu’elle ne s’étend pas du début à la fin de mon plan marqué à l’avance, en toute continuité, mais tombe par petits morceaux que je range dans leur case, — si peu sûr de les lier un jour !
Je réfléchis comme je marcherais dans une salle des pas perdus : je vais, je viens ; je ne progresse pas.
174. Plus imaginatif, je ferais un roman (non vécu) ; l’honnêteté de ma raison adapte aux fugitives promesses de mon existence une écriture mort-née.
Dans nos rêves, la fantaisie n’invente rien, même de bizarre, qu’elle ne sache aussitôt prolonger. Mais notre logique diurne s’interrompt comme le courant soumis à un faux contact. Pour le destinataire, une batterie de remarques ne servira-t-elle qu’un moteur calant à chaque instant ?
175. La lecture nous délasse de nos pensées tout en préparant leur regain, sinon par quelque analogie, du moins par la relance de notre propre flux idéel après un intermède. Or même dans ce cas, la continuité relie rarement les traits que sépare une suspension tout étrangère.
Quoique mon réceptacle des moments caractérisés par l’action et par l’esprit reconstruise la rotation complète de ma temporalité, il ne se garde pas, dans le détail, d’accueillir les accélérations surprenantes d’une succession non méditée. D’où cette discontinuité naïve qui me pousse vers des notations devançant leurs préalables et les éliminant peut-être à jamais.
176. L’obscur d’un discours ne tient pas tant aux idées qu’il exprime, qu’à toutes celles qu’il oublie dans leurs intervalles.
Face aux lacunes de certains exposés, le lecteur hésite entre deux explications : est-il trop sot pour rétablir l’évidence tue, ou l’auteur a-t-il triché sur la liaison du texte ?
A coup sûr, des pensées éparses et livrées comme telles peuvent paraître le brouillon d’un essai.
177. Comment recollerai-je les éclats de cette jarre fracturée par l’hiver de l’inspiration ? Il est souvent plus facile de pulvériser la réflexion que de souder des saillies.
Conserverai-je mes considérations détachées pour y puiser, comme dans un vivier, de quoi enrichir un ouvrage solide ? Irai-je jusqu’à nier le statut d’un genre désinvolte mais reconnu, pour n’y voir que les simples matériaux d’un déversoir récupérable ? Dans ce cas, la potentialité de son contexte disqualifie le fragmentaire et l’exclut de la publication.
178. Quoiqu’elle admette l’unité d’un tout, la diversité de mes propos s’arrangerait souvent mal d’une contiguïté raisonnée. Des marqueurs logiques ne rimeraient à rien si la dissemblance des thèmes prévient contre eux.
Un discours lié n’embrasse bien que l’homogène ; s’il doit procéder par ajouts lourdement implantés, il pèse. Or, quoi de plus discontinu que des impressions sur l’existence, dénuées de prétentions philosophiques, — quand on les attribuerait à une seule personnalité ?
179. L’amateur apprend plus de son propre livre qu’il n’y met délibérément de sa conscience. Il se surprend trop lui-même, en fait, pour maîtriser sa révélation ; il la trahirait en l’augmentant de chevilles artificielles. Les courants de la logique, au mieux, ou les zéphyrs de l’analogie, au rabais, ou les tempêtes de la discordance, au pire, entraînent le navire des idées libres. Cette inégalité est sans remède.
180. De quoi se plaint-on si le blanc séparant deux pensées n’appelle qu’un faible raccordement ? Entre deux vibrations de l’esprit, il y a souvent ce rien qui ne mériterait même pas d’être murmuré. J’aurai donc poussé les cris et tu les chuchotements.
Dans une apologie de la sporadicité, je dirais que les transitions conduiraient au remplissage, et ce dernier, à l’insonore. Que ne se force-t-on pas à dire pour lier deux idées ! Ce rebouchage après coup invite l’insipide, sinon le faux.
181. Comme pour certains critiques les fragments des moralistes sont l’échec d’un roman, un esprit professoral, armé de tous ses « car », déplore une inaptitude à la dissertation…
182. En cherchant à introduire de la continuité dans la fragmentation de l’inachevé pascalien, en même temps que de l’ordre dans sa dispersion, les critiques usurpèrent une autorité aux dépens de l’essentiel. Par cette audace récidivée, d’une incertitude aggravée par le problème des liasses, des lecteurs se sont intronisés à la place de l’auteur !
183. L’espacement des avis est le seul moyen de réunir leur hétérogénéité. Le dictionnaire donne une forme exhaustive au besoin de ne rien omettre. Mais le désordre alphabétique excluant tous liens, le partage en articles ne crée pas de lacunes interstitielles ; ce genre repose sur la fragmentation pure, indiscutable. Le vide serait plutôt dans le trop-plein des mots échappant à l’univers de nos préoccupations.
184. Compléter, déplacer, regrouper les parcelles du texte : malheureusement cela ne nouera pas d’omniprésentes liaisons ni n’effacera partout la faille.
Les douze avenues de mes sentiments se transforment comme celles d’une ville. Ici, le cinquante-quatre et le cinquante-cinq ne font plus qu’un : tant mieux. Mais là, un bis et un ter se sont glissés entre deux numéros, vaille que vaille…
Les idées s’associent à l’instar des pétales d’une fleur, dit-on pour se rassurer ; elles se rattachent au centre unique jusqu’à la fermeture du cercle. N’empêche que la corolle s’épaissit de limbes intercalaires…
L’œuvre sera-t-elle consistante quand tout intervalle se sera rempli d’une transition ? Ou des creux disjoindront-ils encore des pensées analogues ? Sur la distance divisible à l’infini, Achille ne rattrape jamais la tortue…
Avec un goût classique, je me contiens aussi mal qu’un baroque : comme fut truffée d’accroissements la continuité, au moins visible, d’illustres essais déjà imprimés, je n’arrête pas d’insérer des suppléments (au sens figuré du latin corollarium) dans la dissémination avérée, tout en aspirant aux limites que prônait Boileau.
185. Au fil des versions augmentées, l’attente d’un texte mûr peut excéder celle d’un public, et si la mort arrête l’auteur, générer d’éternelles suppositions.
186. Le classicisme a soutenu que la réception véridique était nécessairement posthume ; mais rien n’est moins sûr pour dédommager l’écrivain de la cécité de ses contemporains. Car il devient douteux, vu l’évolution des esprits, que la postérité puise un désir d’imiter dans une quelconque admiration.
187. On peut s’entendre dire toute sa vie que l’on devrait écrire. Cependant les autres ne préjugent de vos facultés que d’après le piquant occasionnel d’une ou deux reparties. Si, au fond, ils n’attendent rien de vous, ils vous font trop attendre de vous-même.