Abstraction

1. On s’abstrait de l’amour en se projetant au delà de sa durée, ou en restant en deçà de sa domination.

2. Un romantisme de jeunesse se promet d’échapper au devenir banal ; mais la vie décline inexorablement les trois cas de l’amour : le sentiment, la volupté, l’hygiène.

3. Quand on aimerait toujours décider, on ne décide jamais d’aimer, et encore moins de ne pas aimer. Mais j’ai fini par raisonner sur les quelques indices favorables avant de plonger dans la folie amoureuse.
  Comment ne pas attendre davantage d’un comportement qui vous a laissé gravir peu à peu les premiers échelons de l’amour et préciser lentement votre approche ? C’est un progrès que la raison voudrait conclure, avec plus d’intransigeance que le cœur lui-même.

4. On observe les mœurs, on induit leurs lois, et avec elles les impossibilités inéluctables… On plaide honnêtement le non-lieu de l’espoir, — sans désespérer.

5. Un fond d’hostilité est la ressource du bon sens à l’endroit de la servitude amoureuse.

6. La vente du paradis enfantin m’avait appris la mobilité, tout en lui imprimant une direction. Ainsi, quoi que j’aie pu vivre de mémorable dans un lieu, et quelque chagrin que le départ m’ait coûté, je n’ai jamais perdu la résolution de passer à l’étape suivante, — fût-ce dans l’agitation la plus insoucieuse de la rupture à venir.
  Avec ce que j’ai récupéré, ou monnayé, ou donné, ou ce dont personne n’a voulu et qu’il a fallu jeter sur le trottoir, la substance de l’appartement maternel s’est peu à peu dispersée. J’ai entendu la résonance des pièces vides, comme autrefois, sous la grisaille hivernale, mes pas d’adolescent dans la rue tranquille après l’avenue fréquentée. J’ai rendu un demi-siècle de passions à l’impersonnalité des valeurs immobilières. En dépit des attaches et des souvenirs, le calendrier mental me poussait ailleurs.

7. Il serait trop simple d’associer la raison au moi officiel et l’imagination au moi secret. La violence du mythe crétois nous enseigne l’ambivalence du calcul par rapport à la perversion même.
  Le Labyrinthe est l’œuvre d’un architecte, Dédale, pour emprisonner le chimérique : ce Minotaure issu du vice et vicieux à son tour. Ensuite le fil d’Ariane règle la démarche de Thésée sur la complication inextricable ; l’entreprise de l’Athénien aboutit à la mort de la créature irrationnelle et déraisonnable. Dans les deux cas, du point de vue moral ou intellectuel, la raison domine l’imagination scandaleuse : elle l’enferme dans un enclos définitif, puis elle la tue, — aux dépens de l’astucieuse princesse qui a guidé le héros, non par excès de vertu, mais par amour, en trahissant le roi, son père ; car Thésée l’abandonne dans une île.
  Or son génie de technicien ne sauve pas le bâtisseur compromis dès le départ. Irrité par la génisse mécanique dans laquelle s’était glissée la reine adultère pour se livrer au taureau, Minos a enfermé son habile serviteur dans le Labyrinthe désert. Après avoir perdu son fils Icare au cours de leur envol libérateur, Dédale périt en Sicile où l’a poursuivi la colère royale. Complice de l’imagination coupable, la raison est châtiée malgré ce qu’elle invente encore pour se sauver.
  Ou elle permet l’essor de la débauche à ses risques et périls ; ou elle la réprime seulement afin de cacher la honte, ou à son propre préjudice faute de pureté. On ne saurait dire qu’elle a le beau rôle.

8. En commentant les tableaux géométriques d’un peintre, personne ne soupçonnait qu’un pervers prolongeait ses violences dans toute sa vision du monde. On ne sait parfois ce qu’il y a de plus déraisonnable chez un individu : les déviations ou les apparences rigoureuses.

9. J’entretenais un compagnon de voyage de mes échafaudages structuralistes, et l’énigme de ses yeux verdâtres m’épargnait l’affliction d’être pris ouvertement pour un fou.
  Il arrive que l’on ait plus de passion pour ses propos que pour leur destinataire, auprès de qui l’on veut briller, mais sans se départir du sérieux de ses pensées.

10. Le délire de la passion n’est pas incapable de froideur quand il ménage l’enregistrement de ses états.
  Pour peu qu’elle prenne un tour littéraire, la divagation amoureuse tend à sortir de la pathologie.

11. On pourrait communier avec un esprit admirable ; on ne saurait se fondre dans un corps désirable : même à son contact, la distance demeure.

12. Dans cet éclat de rire après l’amour, on se retrouve si loin des minutes précédentes !

13. A cette époque de la vie où le désir retombe, sans que le corps soit déjà accablé de douleurs, nous disposons d’un sursis pour nous abstraire. Mais l’esprit sera-t-il assez fort pour profiter de l’occasion ?

14. On est vraiment intellectuel et par sérénité, et par vocation, et par compétence. Le défaut de la première source empêche la troisième ; celui de la deuxième vous condamne à l’amateurisme.

15. Dans l’emploi de l’intellect, dans le vice ou dans la vertu, la nature nous entraîne par degrés comme dans la vieillesse. Mais tel un accident, une émotion vient par surprise et, quoiqu’elle s’explique après coup, nous n’avons su la prévoir ni nous y préparer.

16. Le tort des gens à programme est de ne pas saisir l’occasion qui manquera, hélas, à un autre projet au moment voulu.

17. Un récit romanesque nous éclaire aisément sur le rapport entre le hasard et la nécessité : il commence par une rencontre contingente et se poursuit par l’inévitable mécanisme des interréactions qu’elle ébranle. Les conditions de notre naissance sont fortuites ; la suite de notre présence sur terre obéit à une sorte de programme dans le contexte qui s’ouvre, et par rapport à notre constitution.

18. Quoi que nous fassions, nous sommes le jouet irresponsable d’un enchaînement dont l’origine nous échappe. Son élucidation plus ou moins tardive n’arrête pas toujours un processus voué à l’échec. Tant mieux si l’action a travaillé à notre avantage.

19. Les maux physiques nous arrivent par vagues, poussées par une même cause pendant une certaine période. De quel organe secrètement fatidique proviendra la série ultime ?

20. Les maladies de l’âme évoluent aussi précisément que celles du corps, comme si, à nos sentiments qualitatifs, se joignaient de mystérieuses quantités dont la croissance ou la diminution appelât, à un niveau limite, un autre stade psychologique.

21. Sur un long cours, j’ai changé plusieurs fois de rythme et n’ai pas ressenti le temps de manière égale : je découvris le monde sans hâte ; je m’installai fébrilement dans la profession ; l’on m’y reconnut durablement ; j’en suis sorti pour de rapides années. Telles seraient les quatre saisons de la mentalité, alternativement lentes ou fugitives.

22. On dit d’un tel qu’il se retire en pleine gloire ; d’un autre, qu’il commence à « s’accrocher ». Quelle serait l’équation du départ à point nommé ? Heureusement, pour les états ordinaires, c’est le législateur qui répond.

23. A quelque rythme que nous parcourions l’existence, il semble que nous devions en connaître toutes les phases, et qu’en ralentissant ou en accélérant, la machine ne nous ait privés d’aucun des états mentaux que l’ordre naturel nous réservait.
  Même si nous n’avons pu vivre toutes les étapes précédentes plus réellement que dans notre tête, l’âge nous rend capables de ses réactions typiques ; notre psychologie évolue suivant un processus assez inéluctable pour nous dispenser d’une part d’expérience, en nous donnant l’impression de ne pas l’avoir sautée.

24. La médiocrité d’une existence n’empêche pas la profondeur d’en surgir ni la réflexion d’élargir le moindre fait. Les vies obéissent à tant de lois communes que la plus humble n’est pas si pauvre en comparaison de la plus brillante.

25. Quelque discernement que l’on ait vis-à-vis des individus, une remarque sociologique a tout le poids de son application, et le groupe est plus transparent que chacun de ceux qui le composent. La psychologie particulière amoindrit le point commun.

26. Je sais que le moraliste divertit mieux son public en insérant ses caractères dans des scènes plus ou moins désopilantes, tout empreintes d’un milieu daté. Mais j’envisage mieux des types généraux que leurs incarnations inventées ; des traits majeurs d’une espèce, pris séparément, que son portrait en bloc ; je préfère harceler qu’assommer.

27. La connaissance principale d’un individu revient à l’inscrire dans une catégorie. Mon père souriait poliment ; puis, l’autre n’étant plus là, il le classait froidement.
  L’expérience nous amène à étiqueter les gens comme un naturaliste reconnaît des genres d’animaux : sans nous étonner de leurs caractères. Mais une similitude humaine admet plus de différences qu’une subdivision animale.

28. Quoique leur versatilité puisse faire penser de certains qu’ils n’ont point de caractère, c’est précisément cette inconstance de girouette qui les caractérise : on entre toujours dans une classe.

29. Aristotélisme : méthode classificatrice, dont le premier cas ne peut manquer d’appeler tous les autres à sa suite.

30. Chacun doit à sa physionomie l’aveu de sa pente naturelle : apprendre, juger, se moquer, refuser, s’interroger, soupçonner, douter, croire, rêver, désirer, etc. De sorte que la pratique met en circulation les pages d’un recueil d’expressions faciales dont les rapports sont très souvent inappropriés. La surimpression d’une mine de circonstance peut avoir aussi un côté comique.

31. On espèrerait en vain, dans n’importe quel milieu, trouver une exception au moule correspondant : l’âge, la culture ou le grade module les mêmes vices. La rencontre d’un type d’individu dans un métier, dans une intrigue, est aussi prévisible que la sortie des brins d’herbe après une série d’orages ; justement, quand elle aurait traversé de graves convulsions, la société rétablit de telles constantes.

32. Moins les gens s’épanouissent dans leur métier, plus ils nient de représenter l’espèce afférente, — si typiques, pourtant, qu’ils en soient dans la plupart des cas.

33. De quelque utilité qu’elle soit pour le public, nous nous amusons volontiers de la spécialisation des autres : l’homme enfermé dans un domaine n’est-il pas à la fois le plus incomplet et le plus sophistiqué ?

34. L’exercice d’une profession produit maints entêtés qui souhaitent qu’elle se répande, comme s’ils obéissaient au commandement de se multiplier…
  Le degré de civilisation ne change que la manière dont les hommes croissent : par engendrement au niveau le plus simple ; par le grossissement de certaines catégories sociales quand la natalité diminue.

35. Les réactions les plus effrayantes font souvent rire par ce qu’elles ont d’attendu et de mécanique.

36. Des situations entraînent le conflit si nécessairement que la querelle précède les querelleurs. Les moins irritables s’y laisseraient prendre.

37. Immeuble : résidence divise, dont chaque lot appelle des réactions spécifiques, quels que soient ses occupants.

38. Si notre position dans l’espace nous façonne, le choix de nous arrêter ici ou là n’est pas anodin. Car chaque lieu semble attirer des congénères, de sorte qu’il suffit de se déplacer pour se reconnaître, au moins en partie.

39. Il est plutôt fâcheux de voir son reflet chez d’autres : on mesure son ridicule et sa fragilité.

40. La connaissance des lois de fonctionnement d’un milieu inadéquat nous dissuade d’y entrer ou, trop tard, nous excuse de ne pas y réussir.

41. On voit des groupes humains ouverts à toutes les influences et d’autres assurés que leurs imitateurs s’honorent. Mais certains se montrent si jaloux de leur identité qu’ils n’en supportent nul partage.

42. Une société compte une majorité de gens étonnés, mais deux ensembles plus réduits, l’un agressif, l’autre astucieux. Le nombre des premiers tempère quelque peu dans leurs effets les audaces ou les combinaisons des deux minorités actives.

43. La société, comme la nature, fournit toujours des armes ou des protections ; mais elle n’oblige pas à compter sur la bande pour se défendre : elle a ses animaux solitaires.

44. L’éventail politique français n’est pas plus simplifiable qu’un jeu de cartes : l’éviction d’une des quatre familles fondamentales ou son absorption par l’autre de sa couleur, rouge ou noire, prépare sa renaissance affirmée.
  La droite se définit dans la première moitié du XVIIIe siècle, et la gauche, dans la seconde. Montesquieu parle pour la noblesse, Voltaire pour la bourgeoisie. Puis Diderot et Rousseau s’intéressent au peuple ; mais celui-là le regarde dans l’action mécanique, et le second, dans sa volonté citoyenne. Confondons-les d’autant moins que Diderot, le plus original des quatre philosophes, devait embrasser l’état ecclésiastique avant de perdre la foi : dans plusieurs pages, il en garde un ton d’inspiré. Toutes les classes réelles de l’ancienne société sont donc réunies dans les hardiesses de ces noms fondateurs.
  Héritière de l’un des trois états officiels de la personne sociale (de la prière, à côté du combat et des activités terre-à-terre), la caste intellectuelle moderne a des allures religieuses. Un nouveau clergé — sans Dieu – s’est reconstitué dans l’innombrable personnel éducatif, et la Révolution n’a pu éliminer cette composante sacrée, à la fois nécessaire et économiquement insupportable.
  Chacune de nos quatre tendances politiques veille sur une valeur : de la droite vers la gauche, le patriotisme, ou le commerce, ou la transmission du savoir, ou le travail. On aurait ainsi les partis de la défense (l’ex-noblesse), de la bourgeoisie, des clercs et du peuple laborieux, — c’est-à-dire à peu près les ordres des états généraux, compte tenu de l’ambiguïté du Tiers, négociant ou producteur. On voit que la détention du pouvoir, telle que la règle le système électoral, sacrifie toujours deux ou trois de nos grands intérêts, — la France ne devant son salut qu’à une certaine polyvalence des hommes et à l’instabilité des électeurs.

45. On n’enlèverait pas d’un jeu de cartes l’une quelconque des quatre séries, dont on peut proposer cette interprétation sociale : les piques (ou les épées du tarot) appartiennent aux gens de guerre, les cœurs (ou les coupes) au groupe sacerdotal ; par ailleurs, les trèfles (ou mieux, les deniers !) conviennent aux négociants et les carreaux (ou plus nettement, les bâtons) aux travailleurs. Cela forme un tout.
  En l’an Deux, une projection philosophique substitua aux Dames les vertus cardinales du stoïcisme. Dans cette optique, il faudrait lier le courage et la valorisation du militaire (la droite radicale). La justice (attachée à la raison chez soi-même et chez autrui) reviendrait au parti pédagogique (la gauche modérée). Voilà pour le plus évident. Restent la prudence (l’aptitude à distinguer le bien et le mal) et la tempérance (ou le désir dominé). Si l’on attribuait cette dernière à la droite ouverte aux discussions (négoce et négociation s’apparentant), la première échoirait au dogmatisme de la gauche absolue. En tout cas, la sagesse véritable nécessite le concert des quatre qualités : par conséquent, une société indivisible !
  Régnant seul, l’un des atouts s’avère très dommageable. Or l’indépendance institutionnalisée des vertus complémentaires, dont le faisceau gérerait à bon escient les affaires publiques, les amène à rivaliser ; de ce fait, elle les aigrit et les dénature : le courage se raidit en coercition armée, la tempérance en asséchement des coûts sociaux, la justice en partage égalitaire et la prudence en anathèmes légalisés. Il est vrai que la redistribution (ou plus agressivement, la restitution) est une idée de gauche comme de droite : elle applique la justice rêvée par les socialistes, ou la tempérance concrète des circuits du libéralisme. Mais cette coïncidence culturelle ne mobilise pas le même ressort, puisque l’autorité agit dans le premier cas et l’équilibre des besoins dans le second.
  Par rapport à l’architecture se concevrait un jeu des Dômes : l’hémisphère de l’Institut (si parfaitement proportionné à son socle !) abriterait les collèges vénérables de l’esprit ; le casque d’or des Invalides, fièrement dressé dans la plaine de Grenelle, serait le monument de la vaillance ; en regard, plus modernes par leurs matériaux, les coupoles écrasées de la Bourse du Commerce et du Grand Palais (cette usine de luxe bâtie en plein Paris pour une exposition universelle) honoreraient respectivement les échanges et le savoir-faire (les deux faces du Tiers état). Ces édifices, unis à l’instar des deux rives de la capitale, se distinguent néanmoins.

46. Leur fréquentation de l’extrémisme coûte la perte du pouvoir aux modérés de gauche et l’impossibilité de l’obtenir à ceux de droite.
  L’extrême droite ne pardonne pas à la droite son sens du compromis ; les remèdes compensateurs de la gauche impatientent l’extrême gauche.
  Comme l’identité nationale réjouit les patriotes, le cosmopolitisme des marchands répugne à l’extrême droite. Et comme la mesure exacte de leur effort obsède la main-d’œuvre et les employés, l’intellectualisme des pédagogues déplaît à l’extrême gauche.
  L’internationalisme des centres droit et gauche s’explique par les impératifs du commerce pour celui-là, par la religion de l’esprit chez l’autre. Le culte de l’identité à l’extrême de la droite et, à l’antipode, la crainte d’une exécution des tâches moins onéreuse, génèrent la méfiance à l’égard de l’extérieur.
  Mais le drame politique s’affaiblit dans tous ses acteurs. Est-ce que l’on continuera à parler d’une droite et d’une gauche extrêmes quand il n’y a plus que des centres, droit ou gauche ? Le confusionnisme de tous les groupes pousse les individus à revendiquer leur participation référendaire.

47. Aujourd’hui, d’après une quantification élémentaire de la position sociale, le peuple est aux extrêmes et les bourgeois au centre. Mais le dépassement des contraires n’a pas la facilité de leur gradation ; c’est pourquoi, dans l’hémicycle des groupements, pondérés ou brutaux, un centre d’alliance a une place si problématique. Il est impossible aux « centristes » de ne pas choisir ou la droite ou la gauche.

48. La confusion naît de l’appartenance erronée de certains à tel ou tel parti. Quelques clabaudeurs jouent les originaux, mais leur engagement effectif accroche forcément leur habit excentrique à l’une des quatre patères du vestiaire politique.

49. Depuis la fin de l’Ancien Régime, l’histoire nous a fait glisser vers le centre gauche, sinon par sa prise de pouvoir, du moins dans la représentation des idées.
  Le parlementarisme réactionnaire de Montesquieu alluma la Révolution, que gauchit ensuite l’extrémisme plébéien de Rousseau. Un second excès supplanta le premier. Plus tard, la bourgeoisie voltairienne parvint à installer son libéralisme dans le conflit de la noblesse et du peuple, entre les privilèges de l’une et les usurpations de l’autre. Mais les insurrections du XIXe siècle ont prouvé la fragilité de cette droite modérée, dépendante du succès commercial. Le didactisme du directeur de l’Encyclopédie se reconnaît dans la politique scolaire d’un Jules Ferry qui, entre les droites et l’extrême gauche, marqua les débuts de la IIIe République.
  En vérité, la disparition progressive des députés orléanistes et légitimistes poussa vers la droite les républicains opportunistes. A gauche, le radicalisme, d’abord extrême, devint un centre, avant que le socialisme, débordé à son tour par le communisme ou ses reviviscences actuelles, n’occupât cette place. Une expansion progressiste vers les sièges des conservateurs paraît aussi irréversible que le sens dans lequel tourne la Terre, aussi incoercible que la dérive d’une plaque tectonique ! Les quatre tendances de l’opinion (sinon de l’Assemblée) se repositionnent dans ce glissement perpétuel : un programme social, opposé aux violences de la rue et aux conservatisme durs, n’est plus l’apanage du seul socialisme.
  Par nature, cette formation, comme l’Eglise, vous aime en proportion de vos malheurs. Ses douceurs dédommagent les citoyens des inconvénients des trois autres courants : de la guerre, ou des désordres économiques, ou des troubles civils. Toutefois, elle doit à cette mentalité charitable un manque de réalisme et son échec dans l’exercice du pouvoir temporel, — ce qui n’empêche pas sa fatalité tragique pour tous, car de même que l’Eglise participa à la faiblesse de Rome, le socialisme, infusé chez tous ses concurrents, plombe l’Europe.

50. On affaiblit l’Etat, soit en l’insérant dans une pyramide de compétences allant de la province au continent, selon la politique d’une gauche supranationaliste, soit en le sacrifiant aux intérêts des grandes compagnies, à la manière d’une droite internationaliste.
  L’autorité, — qu’elle s’accompagne ou non de souverainisme, — s’affirme aux extrêmes. L’Etat mollit au centre ; mais tandis qu’à gauche, il creuse l’abîme des dépenses afin d’acheter la paix sociale, les libéraux, à droite, lui contestent la prodigalité aussi bien que le dirigisme. A propos du pouvoir de l’Etat, les conservateurs ne diffèrent pas moins d’eux-mêmes que leurs adversaires.

51. La réaction et le progressisme s’opposent comme le moi officiel et le moi profond dans une seule conscience. Mais la première flatte rigoureusement les appétits intimes en prétendant détenir les recettes de la prospérité, et le second se donne des allures vertueuses pour duper sa propre censure. En politique, les deux camps du psychisme n’osent se présenter à l’état pur.

52. Les rivalités de candidats amènent la certitude que les électeurs ne sauraient entendre des propositions raisonnables. La machine s’enraye dans un délire auquel la faillite publique semble devoir apporter le seul remède.

53. Un monarque de droit divin ne figure que le Ciel. Mais une insuffisante représentativité de l’exécutif et du législatif est l’écueil d’une république dont la constitution a voulu couper court aux effets cacophoniques du scrutin proportionnel. Or une faible influence fragilise un pouvoir issu d’une coterie. L’imposture et l’impuissance résultent du régime des partis, — dont les électeurs, individuellement, sont pourtant bien plus souples que les préjugés servis dans les programmes. Un sondage ou un référendum le montrent. L’impossibilité de réunir une vraie majorité sur un agglomérat de réponses à divers problèmes a faussé les rouages républicains ; le compte des avis favorables ou hostiles sur une question isolée, soumise à tous les citoyens, offre quelques intermèdes démocratiques, — que la technologie pourrait multiplier jusqu’à ressusciter l’Ecclésia d’Athènes, moins l’obligation d’y passer son temps ! Le sens civique se rallumerait-il, alors que déjà les Commissaires européens dirigent l’Union ?
  L’autorité royale est celle d’un seul homme ; puis dans une république, ou mieux, dans une démocratie, le peuple se gouverne ; enfin les décisions impériales se substituent aux volontés populaires, tout en laissant croire qu’elles leur donnent satisfaction. Le schéma se déroule dialectiquement, — étant entendu que la synthèse des contraires n’arrête pas l’histoire du champ qu’elle parvient à couvrir.

54. L’hydre étatique écume le domaine privé, puis se met elle-même en péril par l’abus de ses richesses. De sorte qu’après avoir inspiré en confisquant, elle doit expirer par des liquidations de son actif au profit de grands rapaces.
  Mais centralisme et féodalisme ne manquent pas d’alterner, au point de rupture des indignités de l’un ou des rivalités de l’autre.

55. Si étroitement que la religion ait participé à la fondation d’un Etat, elle ne le secourra pas dans son déclin. Le temps pitoyable des mages et des sectes sera venu.

56. La nature semble avoir prévu la puissance de certains peuples minoritaires : par les qualités dont elle les a pourvus, aussi longtemps qu’elles durent, ils équilibrent les plus effarantes marées humaines.

57. Comme des satellites de la Terre, les nations passent par des hauts et des bas. Or l’apogée de l’une dépend du périgée de ses voisines : il mérite un hommage relatif.

58. La perte des qualités est au déclin ce que la multiplication des défauts est à la décadence. A l’inverse de la seconde, le premier ne repousse pas la conscience de soi.
  Tantôt la décadence vient aggraver le déclin, tantôt le mûrissement du déclin suit la floraison décadente.

59. L’usure d’un pays passe par le relâchement des liens familiaux. Qui ne conçoit plus son appartenance à un cercle immédiat, l’étend largement au delà de la patrie, pour se noyer dans un tout si vague qu’il lève décidément les contraintes proches.

60. L’idée du possible gouverne l’ascension des peuples et celle de l’inéluctable les presse de baisser les bras.

61. Curieusement, alors qu’elle englobe les Etats dans une structure plus vaste, l’européanisation réveille les séparatismes et dissout les nationalités branlantes. Mais ces éclatements moulinent les morceaux pour les rendre plus digestibles par l’ogre unioniste.

62. La France se dit amie de l’Allemagne, ouverte sur l’Europe et sur le monde ; mais dès qu’il s’agit de choisir son camp, elle se range dans le sacro-saint triangle celtique, Paris-Londres-New York, — un pôle qui, plus que le souverainisme, la détourne des autres affinités. Certes, elle doit à l’ancrage le plus occidental son goût de la liberté, mais son salut aux liens les plus divers ; et si la malice anglo-saxonne excelle en tours de finance, le Français, même déchristianisé, dédaigne l’argent.

63. La guerre justifie son enjeu territorial par la tradition ou par le peuplement ; morale, politique ou religieuse, elle se réclame de la vérité ou du bien ; économique, elle se fait au nom de la croissance ou de la survie. La première enrôle des armées ; la seconde peut préférer des prêcheurs, des propagandistes ou des terroristes, et la troisième, mobiliser des expatriés volontaires ou des hommes d’affaires plutôt que des troupes. Cette triade n’exclut pas des formes mixtes. Mais tout affrontement ne requiert pas l’antipathie et la violence ; un abord pacifique, voire l’imploration et l’admiration, déguisent une conquête qui ne dit pas son nom.

64. Un pays des plus exportateurs doit voler au secours de ceux dont il abuse, afin de sauver son commerce. Un rééquilibrage corrige les débordements de l’économie dominante, comme la nature soutient la voracité des prédateurs par l’abondance des proies.

65. Pour cibler des clientèles lointaines, le commerce se libère des préjugés universalistes ; il sacrifie l’idée pure au réalisme et se mondialise bel et bien par la différenciation. Une étude de marché commence par celle des mœurs, — à des fins strictement pratiques. Car si le produit uniformise le plus souvent l’humain, il arrive encore que celui-ci particularise celui-là.

66. La fraternité ne serait-elle pas à la création de richesses ce que la paix est à la guerre ? Car il faut choisir.
 On pourrait croire que depuis Louis XVI, la Constitution tient en deux articles : par la hâte de s’enrichir, la droite provoquera les stagnations ; la gauche viendra les aggraver par une solidarité improductive.

67. L’économie, absolument lâchée sur sa propre pente, celle de l’automatisation et de la standardisation, ne demanderait-elle pas de moins en moins de travailleurs et de plus en plus de consommateurs ? De telle sorte que l’on tomberait dans l’inconfort d’une simultanéité contradictoire : d’un peuplement à la fois superflu et indispensable. Comment sortir de cette inconséquence ?

68. La crise incite à la parcimonie : de la coacquisition, de la collocation, de la cohabitation, du covoiturage, des usages partagés, de la cobelligérance, de la sous-traitance éloignée, etc. Et la parcimonie entretient la crise, en diminuant la consommation ou l’emploi local.

69. L’histoire du commerce abstrait de plus en plus les moyens de l’échange. Au troc se substitue le paiement conventionnel ; au métal, la monnaie fiduciaire ou scripturale ; à celle-ci, le télépaiement ; à l’unité de compte officielle, une virtualité… De leur côté, les activités humaines évoluent vers le théorique : à l’expérience du paysan ont succédé l’ingéniosité de l’industrie, voire la fabrication d’outils destinés non plus à la main, mais à l’esprit ; l’automatisation du secteur secondaire a développé les services, et la fourniture concrète fait souvent place à une offre des plus venteuses. D’ailleurs, tant de professions consistent à parler du tangible sans le toucher, ou à le traiter indirectement ! Les adeptes d’une dématérialisation générale l’emportent comme la spiritualité chrétienne du Bas-Empire : pendant combien de siècles médiévaux faudra-t-il attendre le retour au réel ?

70. Quoique le XVIIIe siècle ait joui des fabrications, sa littérature s’y est intéressée modérément. Le XIXe et le XXe ont donné à leur amour des objets de plus forts échos littéraires. Mais dans les années quatre-vingt-dix, l’écran s’est décidément interposé entre l’homme et les réalités diverses ; le rapport avec le monde matériel (avec les autres aussi) est devenu plus distant ; un intellectualisme vulgaire a dédaigné le lèche-vitrines au bénéfice de la vente en ligne. Une tripartition des choses s’est établie : au sommet de la chronophagie, celles qui divertissent, renseignent ou communiquent, en effaçant la présence de la personne ; puis les automates qui la remplacent de plus en plus dans l’action ou, provisoirement, les mécaniques auxiliaires allégeant sa participation ; enfin toutes les productions inertes, — camelote ou articles fétichisés par la mode ou par le luxe, permettant de se pavaner sur la scène sociale et de tempérer les abstractions précédentes, — quand ces dernières ne les absorbent pas par quelque connexion !

71. Comme l’esclavage supprimait l’urgence des avancées techniques dans l’antiquité, le classement épicurien des plaisirs serait à moderniser. Si la conjonction idéale du naturel et du nécessaire demeure valable ainsi que sa double négation, les plus utiles des machines nous ont appris que l’indispensable peut accompagner l’artificiel. Le naturel et non nécessaire, par lequel on s’éloigne des normes de la quiétude sans aller jusqu’aux valeurs purement sociales que fuyait Epicure, n’a plus la même pertinence aujourd’hui pour marquer le degré médian de la dégradation du sobre contentement (dégradation logique par le jeu des distinguos, ou chronologique dans la perspective d’une chute). Car des besoins élémentaires eux-mêmes ne peuvent plus être satisfaits naturellement : une mécanique intervient à tout instant, que l’on en use volontiers ou non. Le modernisme a ouvert la catégorie des désirs nécessaires, mais non naturels par leurs concessions aux appareils qu’impose la société.

72. C’était trop peu de nous interroger sur le fonctionnement des personnes ; nos relations se sont compliquées ; trente-six machines nous obligent à étudier leur mode d’emploi. Or il entre toujours dans la marche à suivre une part plus ou moins importante d’inélégance intellectuelle, en dépit des principes incontestables de la construction.
  Trop souvent le programmeur semble avoir été enfermé dans son logiciel avec son secret, comme l’architecte dans le Labyrinthe crétois : on ne saurait se diriger dans certains dédales informatiques sans fil d’Ariane, c’est-à-dire dépourvu du mémento qui triomphe des détours, des voies sans issue, des passages dérobés, de toutes ces embûches initiatiques qu’une autre configuration aurait peut-être su nous épargner.
  Loin de nous rapprocher du Ciel antérieur à l’incarnation de l’esprit, l’écran lumineux ajoute la lenteur et la complexité de ses pistes aux obscurcissements du tombeau charnel.

73. Quoiqu’une intelligence artificielle n’eût pas trouvé toute seule les repères dont on lui demande de tenir compte, elle s’acquitte de sa tâche sans étourderie. Mais la pensée la plus rigoureuse a besoin de ces instants où le songe lui dévoile de nouveaux horizons ; s’agissant d’une machine, la rêverie serait d’emblée péjorative, elle serait synonyme de dérèglement.
  Dans un monde organisé par la science, le rêveur peut se sentir mal à l’aise. Il est même étonnant que des mathématiciens aient un complexe d’infériorité vis-à-vis des littéraires. Envieraient-ils dans la distraction la faculté qui débloque soudain la solution ?

74. Les chemins de la raison laissent peu de traces dans la mémoire : j’ai oublié toutes mes mathématiques. On se souvient mieux de ses imaginations que de ses raisonnements, parce qu’elles sont plus près du corps.

75. Le chimiste allume le gaz ; le physicien, l’électricité ; le mathématicien, l’intellect. La chimie a l’épaisseur des corps ; la physique, la finesse des phénomènes formalisés ; les mathématiques, la précision des nombres et l’infaillibilité des enchaînements. C’est une trilogie initiatique.

76. Le mathématicien a toujours raison : et quand il s’amuse gratuitement, et quand son abstraction garantit l’existence des choses. La démonstration mathématique du rapport espace-temps, de la relativité du temps, puis du temps zéro, enfin du temps négatif, précéda la découverte, par les physiciens, des « trous noirs » correspondant aux calculs.

77. Comptons trois logiques: la première, toute pure, celle de la science ainsi nommée ; la deuxième, plus ou moins arbitraire, dans une doctrine quelconque ; la troisième, imaginaire, relevant de la psychologie personnelle ou de la littérature. La plus basse dans la hiérarchie n’en est pas moins source d’art : de la théogonie à la théologie, on remonte du charme poétique aux épines du traité.
  Le mot logique, dans les acceptions qui ne la formalisent pas, ne devrait s’employer qu’au pluriel ou au singulier indéfini, le concept ne garantissant plus une vérité absolue.

78. Les systèmes logiques ou idéologiques fournissent des machines à penser, mais dans les limites du conforme.

79. Si l’intelligence donne la méthode, la réciproque n’est pas vraie.

80. La certitude logique du cas vous somme de l’illustrer ; en raisonnant sans exemples, on survole des gouffres d’ignorance.

81. La connaissance des connaissances serait l’apanage d’un esprit délivré de tous les détails.

82. La philosophie parle de tout dans un langage si spéculatif que l’on se demande de quoi il est question. Le cliquetis des concepts, ne disposant pas des garde-fous du raisonnement mathématique, présente une nébulosité que l’on peut croire absurde et creuse. Le profane pardonne sa gratuité à un assemblage ludique de nombres, de variables et de symboles, dont il suppose au moins qu’il a une solution strictement trouvable ; mais un discours dont la langue, pourtant connue, se dérobe aux pinces de l’esprit, paraît issu d’une ivresse insensée. Exclusivement abstraits, des outils lexicaux deviennent ineptes et dérisoires ; le propos est grillé par l’éther vers lequel monte son outrecuidance.

83. Langue de bois : miroir, sans reflet, du réel ou du possible, par l’évitement (précieux, au fond) du mot propre ou par un nominalisme normatif.

84. Autant la consultation d’un dictionnaire des maladies vous horrifie sur vous-même, autant la quête des sens et des emplois d’un terme vous distrait d’une préoccupation : vous versez dans la grammaire et dans la sémantique.

85. La particule est aux noms aristocratiques ce que leur préfixe spatial est aux concepts intimidants. On n’en aime pas moins les idées qui se dessinent.

86. L’arbre est à la pensée occidentale ce que l’emboîtement des enceintes vaut pour la chinoise.

87. S’il n’est point de situation matérielle qui ne trouve son analogue ou sa raison dans les voies abstraites, l’abstraction m’échappe quand je ne puis la saisir dans une étendue correspondante.
  Après s’être longtemps évertué à concevoir une structure intelligible, l’esprit peut inopinément la rencontrer dans une disposition sensible.

88. Non sans effort, il m’est arrivé de réussir une démonstration en projetant l’obsédante figure sur un carrelage ! Par ailleurs, ces problèmes de géométrie pratique que pose l’installation dans une architecture dont on ne veut pas bouleverser le plan, m’ont toujours passionné. Sans doute l’univers urbain invite-t-il, plus que la campagne, à raisonner dans l’espace.

89. Tout paraît simple dans le désert. La vie pulpeuse s’est desséchée, le ciel se découvre dans toute sa splendeur. Si le cadre a une influence sur nos idées, il n’est pas étonnant que ces immensités de sable écrasées de lumière élèvent au mysticisme (c’est-à-dire à l’illusion d’un dépouillement total dans l’illimité). Ah ! répudier sa part ténébreuse sous le soleil des Pyramides pour aller flotter parmi les âmes numériques de Pythagore : quel rêve !

90. L’espace pénètre en moi par des sensations dont je juge rarement qu’elles soient fausses, alors que je m’interroge souvent sur la durée, dont l’agrément accrédite la réception abrégeante, ou l’ennui, l’allongement. Mais un lieu nous semble d’autant plus éloigné, d’autant plus inaccessible que s’accroît le temps depuis sa fréquentation, — si vif qu’en soit le souvenir.

91. La « métaphysique des mœurs » est à leur physique ce qu’une inutile morale désincarnée est à la compréhension d’une société. L’induction affine le réel, mais n’en sort pas. En dehors de toute matérialisation, l’abstrait rejoint le vide. N’est-ce pas l’alternative de l’univers ?
  Sémantiquement, la sagesse des Grecs est liée à l’habileté manuelle, et celle des Romains, au sens gustatif : de l’expertise du geste ou du discernement du palais on passe sans inconvénient à l’intelligence.

92. Une reine attendait un enfant. Impatiente de connaître les destinées du fils qu’elle espérait, elle consulta une fée de grand renom. Cette vieille femme lui annonça la naissance d’un prince charmant, mais ajouta qu’il lui manquerait l’un des cinq sens. Comme la future mère se désolait, la fée lui apprit qu’il lui était encore possible de choisir l’organe dont l’héritier du trône ne pourrait faire un usage normal, et qu’il valait mieux prévenir le hasard de la nature. D’un coup de baguette magique, elle convoqua sur les murs de la chambre les allégories de nos sens ; chacune de ces images plaida sa cause auprès de la souveraine, surprise par ces apparitions qui l’assuraient du sérieux de la prophétie.
  L’Odorat parla le premier : « Que le nez du prince soit insensible, le monde ne pourra venir à lui. La rose ne sera qu’un gracieux objet et, pour ainsi dire, ne lui fera pas signe par son parfum. Tout l’environnement perdra de sa force d’appel, et la plus aimable demoiselle disposera d’un attrait de moins. Car les odeurs mettent les êtres et les choses comme en mouvement vers ceux qui peuvent les capter, elles les recommandent à leur attention et leur évitent de passer distraitement. Le défaut de sens olfactif isole et voue à la maussaderie d’un catarrheux. »
  Le Goût prit ensuite la parole : « Il exagère ! J’agrémente la satisfaction de la faim et de la soif. Sans moi, le fils de Sa Majesté ne connaîtra pas la saveur du gibier : il n’aura donc aucune envie de chasser et s’ennuiera mortellement. Il ignorera les délices d’un bon vin et nulle excitation ne le tirera de sa tristesse. De sorte que la vie lui semblera d’une fadeur extrême. Il serait très regrettable d’écarter le goût, croyez-moi. »
  L’Ouïe intervint à son tour : « Quoi de plus importun que la surdité quand on doit gouverner un royaume ? Il faudrait tout écrire pour communiquer avec un tel monarque, qui ne serait jamais sûr qu’on lui transmette le message exact. Un roi sourd ne pourrait juger si une voix sonne vrai ou faux. Ni la musique ne l’égaierait, ni les chants d’église ne l’enthousiasmeraient. Il serait fort imprudent d’éliminer l’ouïe. »
  Le Toucher dit en se moquant : « Combien il serait plus gênant de n’avoir point de tact ! Un chevalier peut-il diriger une monture sur laquelle il ne se sent pas assis, se servir d’une épée inexistante dans sa main ? Si sa peau est morte, peut-il se garder de la morsure du froid, de la brûlure du chaud, apprécier la douceur d’une caresse, s’apercevoir, enfin, de la consistance du réel ? Il est certain qu’envisager mon absence ne serait pas raisonnable. »
  La reine pesait les arguments, quoiqu’elle sût bien quelle faculté devrait être préservée de toute façon. La Vue l’avait deviné et s’exprima sagement : « Le toucher n’a point tort, mais nous sommes l’un et l’autre aussi complémentaires qu’indispensables : il donne du relief à la première vision, il rectifie le constat illusoire et me rend intelligente. Par cette éducation, je deviens le plus intellectuel des sens : l’enfant compte ses billes avant que l’opération ne soit purement mentale ; je rends visible au géomètre l’évidence qu’il doit démontrer en raisonnant ; bref, j’amène aux idées, c’est-à-dire, étymologiquement, à ce que voit l’esprit en lui-même. Le futur gardien du royaume ne saurait être condamné à la nuit. »
  Sans hésiter longtemps, la reine sacrifia le plaisir d’humer les fleurs, et l’Odorat, vexé, s’éteignit aussitôt parmi les autres figures. Nous devons à nos sens de jouir du réel et d’informer notre prudence ; mais le plus beau service que nous devions à la perception de la matière, est de nous élever vers l’idéal.

93. (A la manière de…)
  Né de forces obscures pour l’entendement grossier, le vent ne se montre jamais comme acteur. A la différence du feu ou de l’eau, les dieux de l’air se sont donné le privilège de l’invisibilité. L’œil ne subit que les effets d’une circulation tangible, audible, mais dont l’expérience banale ne saurait délimiter les contours. L’idée naïve du vent reste métonymique. Car il ne retient l’attention visuelle que par ses conséquences sur une matière plus décelable (comme il n’excite le sens olfactif que par des odeurs ne lui appartenant pas) : l’orientation de la girouette, l’agitation d’un rideau, une tête échevelée, un parapluie retourné ou, dans le pire des cas, l’arrachement des arbres et des toitures, ne fournissent que des spectacles indirects. Ce criminel parfait peut causer un naufrage : on ne parlera que des dangers de la mer, sans ôter aux mouvements aériens le symbole de la nullité !
  Quoique le bruit même du mystérieux phénomène soit pour beaucoup celui des objets qu’il agite ou dont il provoque la chute, et qu’il soit modulé par les trouées où s’engouffre le courant, l’ouïe reconnaît volontiers dans les souffles atmosphériques l’expression d’un pouvoir divin ou des messages de l’au-delà. C’était la voix de Zeus, un murmure signifiant qu’amplifiaient les plaques d’airain suspendues au chêne de Dodone ; c’était la plainte ou le hurlement des fantômes dans quelque site hanté. Si la vue n’embrasse jamais le vent intrinsèque, l’oreille humaine a osé décrypter un prétendu langage. Le toucher confirme cette audacieuse personnification quand on se dit giflé par une bourrasque imprévue. Une main gigantesque complète alors la voix de l’être céleste ou errant, dont l’appareil sensoriel livre une perception trop lacunaire pour ne pas inviter la fiction…

94. Nous imaginons ce que nous ne voyons pas, mais nous ne voyons guère sans imaginer.
  Un peintre s’abstrait de la réalité banale, ou par la certitude des contours canoniques, ou par la déformation, l’éclatement, voire la pulvérisation des tracés exacts.

95. A. – L’artiste qui ne sait que copier, montre toute la platitude de son âme, son conformisme timoré, — si doué soit-il dans le maniement du crayon ou du pinceau. La contemplation du dessin ou du tableau manque également d’originalité, d’ouverture d’esprit, de curiosité.
  B. – Si l’imitateur rigoureux n’apporte rien de personnel, il a au moins le mérite de savoir s’effacer derrière une représentation honnête. Mais ce n’est pas là sa plus grande qualité. Car s’il ne s’abstrait pas du sensible, il s’identifie avec respect à d’autres forces que celles d’un moi trop affirmé ; ses traits, ses touches de couleur, tout son travail d’observateur de la création (qu’elle soit divine, humaine ou naturelle), lui permettent de coïncider avec des énergies qui lui échapperaient aussi longtemps qu’il se bornerait à personnaliser son regard.
  A. – Le plus intéressant, c’est d’apprendre ce que les yeux des autres peuvent retirer du spectacle que nous connaissons. Un peintre, cédant à sa subjectivité, nous livre une exactitude plus précieuse que le produit de ses scrupules, car le sentiment de ce qui l’entoure, nous resterait inconnu s’il s’abstenait de cette infidélité à la réalité extérieure. Un véritable artiste (en tant que créateur et non pour son habileté technique) modifie le fonds commun en faveur d’un moi qui serait à jamais enfoui sans cette distance par rapport aux modèles. Le monde surgit différent de ce que l’habitude nous en représentait, et nous pénétrons dans l’univers de quelqu’un. Le profit est double.
  B. – Ce genre de liberté ne satisfait, chez les récepteurs de l’œuvre, que la fantaisie de changer de point de vue. Quant au destinateur, il s’épanche sur une extériorité et la frappe de son style, plus qu’il n’en tire un sens adéquat. L’art dit abstrait va jusqu’à l’invention totale, libre de la moindre velléité figurative ; mieux compris, il rétablirait la justesse dans la distanciation même ; l’œil obéirait, non pas à la première apparence, mais à une transparence idéale géométrisant les formes. Nous reviendrions à la fidélité en dépit d’une évasion manifeste ; en effet, ce que l’on prendrait d’abord pour un écart moqueur, résulterait d’une attention suprême à la quintessence du visible.
  A. – Il me semble que vous louez l’art industriel.
  B. – Ou une référence aussi ancienne que les archétypes de Platon. L’art s’est réclamé de la nature, puis de l’égotisme : qu’il invoque l’absolu !

96. Des cannelures de la colonnade à la frise qu’elle porte, la matière s’affine par le pli avant de signifier par le motif. Belle progression verticale vers le séjour des dieux grecs !
  La pureté de la ligne (ce mot à lui seul peut être élogieux) dispense de l’ornementation, mais celle-ci présuppose la première, — à moins de s’anarchiser.

97. Un objet doit son charme à des lois plus ou moins occultes. Il est regardé par des centaines d’yeux, plus rarement observé.

98. Décorer au pied levé, c’est organiser les dons du hasard. Entre vingt manières de disposer des bibelots, quoique disparates et inégaux, il en est une plus harmonieuse : on l’obtient empiriquement, après des essais plus ou moins infructueux, — à l’instar de la Nature : à tâtons.

99. L’amour de l’ordre est d’abord celui de ce que l’on range : les choses, les idées ou les hommes. L’abandon ou l’entassement procède du mépris.

100. Comme les organismes, les maisons présentent toujours quelque défaut sans remède.
  L’architecte et l’urbaniste ont beau penser l’espace, ils n’aperçoivent jamais le lieu où se déposera l’ordure.

101. On critique les travers et les insuffisances de l’esprit ; mais on admire l’unité de ses opérations et l’autonomie de sa force ; on vénère les ordonnances qu’il développe.

102. Le pays des Déclarations exemplaires défend aujourd’hui son « exception  culturelle », comme s’il avouait sa crainte des messages qui démentiraient l’universalité de la vérité française…
  Il n’y a de vrai que l’explication des mentalités diverses et des usages variés. Les lois normatives, propres à conserver une société précise, ne sauraient prétendre à la portée des lois positives d’une induction sociologique bien conduite.

103. Le degré d’imbécillité se mesure à l’enthousiasme pour les consignes, et celui de l’intelligence, à la froide recherche de leur Esprit.

104. L’évidence est la marque, ou des solutions géniales, ou des idées discutables.

105. Quel éventail restreint d’opérations ou de concepts va réduire la multiplicité du réel ? Voilà l’enjeu d’une aventure intellectuelle.
  On entre souvent dans des complications infinies faute d’avoir vu quelque chose de simple. De nos jours, tous les domaines s’enveloppent d’une intimidante complexité ; dans maints cas, elle tient au baroque d’une crise, c’est-à-dire à la dispersion et au changement.

106. Une analyse se dissout elle-même quand elle ne s’allie pas à l’esprit de synthèse, dont l’unité élimine une minutie non probante.

107. Les dérèglements de l’esprit ne peuvent surprendre davantage que ceux de toute fonction, naturelle ou mécanique, ni décourager leur examen de les éclaircir. L’erreur a son engrenage, comme la démonstration d’un théorème.
  Une Histoire des erreurs n’honorerait pas notre espèce, mais elle montrerait les constantes de l’imagination.

108. La culture la plus rationnelle passe par la connaissance des querelles et des grandes problématiques. Même si elles datent, elles n’encombrent pas la mémoire ni ne sont indignes du raisonnement.

109. Le plus grand génie n’est fait que pour comprendre une part infime des mille mécanismes de la nature. Or non seulement la science n’en finirait pas de percer des secrets, mais elle n’aurait jamais le fin mot : pour mathématiques que soient les modèles de l’univers, comment diraient-ils leur raison d’être ? De quel arrière-fond de son tube l’escamoteur libérerait-il enfin la colombe lumineuse du plus pur Esprit : l’évidence de la finalité ?
  Tout semble se produire mécaniquement, en pleine errance des valeurs. La volition particulière, si infatuée d’elle-même dans le règne humain, ne dissuade pas de supposer une aboulie cosmique. La nécessité organise la course du hasard, mais non son départ. Quelle que soit l’équation des mondes, il s’agira toujours d’une histoire stupide.

110. L’au-delà n’est sans doute pas l’immatériel (ce serait le vide !), mais un domaine régi par d’autres lois que celles de la partie observable, un « Dieu caché » n’ayant rien à voir avec cette triste étendue soumise à notre expérience et si créatif que sa matérialité devient spirituelle.
  Expulsée d’un au-delà que rattraperait éternellement l’infini sans isoler sa pureté dans quelque éther, la divinité peut se reloger dans ces exceptions à la continuité de l’espace banal, dont les temples furent les simulacres avant les prodigieuses investigations des physiciens. L’essentiel résiderait ainsi dans des bulles, — tel qu’on pourrait l’imaginer dans les blancs d’un recueil de sentences, sévèrement à l’égard du lisible…

111. La science a les moyens fiables de sonder le visible et d’inventer l’invisible : la physique tient à la fois de l’expérience et des mathématiques. Ainsi s’est complétée une antithèse : coupé de l’espace-temps de la dégradation, celui de la construction a retourné l’envers à l’endroit.
  Et si l’infini se niait logiquement dans un tout ? Il n’est jamais irrationnel de supposer un contraire, avant la démonstration ou la découverte du second terme de la dualité.

112. Les plaisirs de l’intellect doivent beaucoup à la nouveauté, même plus que ceux du corps. Le soin prenant d’une restructuration logique peut nous détacher du confort d’un ordre antérieur.
  La naissance des idées nous passionne, leur combinaison nous rassure et leur épuisement nous lasse. L’ardeur les découvre, la méthode les organise et la satisfaction les laisse refroidir. Elles vont comme la vie : elles s’agitent, elles se fixent, elles sont dépassées.

113. Les sciences humaines, suspectes de parti pris et d’inexactitude, n’en sont pas moins régies par des principes logiquement recevables. La critique littéraire a eu ses physiciens, ses chimistes, ses généticiens. Car l’étude du contexte général privilégie la recherche des causes pour toute production du même type ; la description structurale suit le devenir des agencements de la forme et du fond ; l’intérêt pour le psychisme dévoile ce que l’obsession doit aux rapports avec les proches. De la plus extérieure à la plus profonde, les trois écoles se complètent plutôt qu’elles ne se concurrencent.
  Sur l’arbre de l’esprit, il faut savoir passer d’une branche à l’autre.

114. On ne se rend pas forcément compte que l’on entre dans une époque nouvelle, mais on s’en aperçoit toujours quand c’est déjà fait. A quand remonte le début de ce changement ? Le temps, moins que l’espace, supporte le partage.
  Le glissement des idées prépare leur refondation. Quarante ans avant la naissance du Christ, le païen Virgile prophétise le retour de l’âge d’or en chantant un enfant romain gratifié d’une vie divine. Comment les chrétiens n’auraient-ils pas ensuite exploité cette bucolique ambiguë ?

115. Il faut vraiment que la dynamique de l’esprit humain obéisse à des lois absolues pour que chaque génération, sans se concerter, avance plus ou moins les mêmes idées. Dans ces conditions, le génie perd un peu de sa gloire. Dans les arts comme dans les sciences, les trouvailles et les découvertes se produisent nécessairement à leur époque, et l’histoire peut compter sur les inventeurs successifs que requiert son irrésistible déroulement.

116. Nous raisonnons parfois si bien, mais si inconsciemment que nous n’avons ni la maîtrise ni l’honneur de notre raison.
  Les plus beaux calculs ne sont pas forcément ceux que nous avons prémédités.

117. L’intérêt nous ouvre l’esprit, si embarrassantes que soient les affaires ; voire nous savons aller au-devant des stratégies avantageuses dont on nous apprend enfin l’existence ou la gestation.

118. Nous avons d’abord plus de mémoire que de réflexion ; puis la comparaison s’inverse.

119. Nous croyons avoir tout perdu de nos anciens raisonnements ; mais malgré l’oubli de leurs applications particulières, ils nous ont modelé l’esprit pour d’autres démarches.

120. On tâtonne, on s’énerve, on s’obnubile en vain, tant que la détente naturelle n’a pas ramené la juste réflexion.

121. L’esprit fonctionne chez moi comme le corps. La dépense de mes forces les active : la production des idées les multiplie. C’est après un repos que je me sens épuisé.

122. Qu’une question me soit posée. Ou je connais la réponse ; ou j’en doute ; ou je l’ignore. Dans le premier cas, je la justifie ; dans le deuxième, je la discute ; dans le troisième, je la cherche. Cette dernière perspective est certainement la plus stimulante, car elle prend une valeur initiatique : par la manière dont s’organise l’exploration pour conjurer progressivement l’erreur.

123. Les anciens préférèrent la rhétorique de l’invention ; les classiques, celle de l’expression ; il ne restait plus aux modernes qu’à mettre sur un piédestal la composition. Ainsi se succédèrent les orateurs, les poètes, les critiques, comme les plus représentatifs de la partie maîtresse.

124. Le désordre même a toujours un ordre.
  Loin d’invoquer la Providence, j’aimerais qu’il n’y eût rien d’irréductiblement chaotique. L’intellectualisme serait-il une prêtrise sans Dieu ?

125. La suite des grandes figures du tarot de Marseille interroge l’exégèse. Mais d’abord, que nous apprend leur nombre pair ?
  Parmi ces références païennes ou chrétiennes, on reconnaît assez bien les quatre vertus cardinales du stoïcisme. La tempérance et la justice ne changent même pas de nom ; la prudence peut correspondre à l’Hermite et le courage à la Force. Il serait plus difficile d’identifier les contraires. Le Diable opposerait-il la libido à l’ange de la Tempérance, versant le froid dans le chaud ? Alors qu’il n’est pas indigne d’un sens louable, Le Mat (ou le Fou), agressé par un chien, serait-il l’antagoniste du vieillard à la lanterne ? Le Pendu, la tête en bas, humilierait-il la raison face à la Justice, dont les plateaux sont suspendus à l’endroit ? Et quelle lame fournirait la lâcheté, le quatrième vice ? De toute façon, un système de huit cartes ignorerait quatorze arcanes majeurs. N’en restons pas moins sur la piste des accouplements contradictoires.
  Comme notre corps s’est bâti symétriquement, tout imaginaire illustre le règne de l’antithèse, — que les opposés se ramifient en duels multiples ou que leurs éléments se répondent sur deux colonnes.
  Ainsi les figures essentielles du tarot, dont l’origine mystérieuse fait une invention de l’esprit humain le plus large, se regardent tels les arbres d’un mail ou ces alignements de monstres bordant l’axe qui mène au pylône symétrique d’un temple égyptien, ou les couples d’allèles sur le chromosome. Dans le cas du jeu, une rangée est positive, l’autre négative, et l’on ne se fiera pas, pour constituer leurs liens, à l’ordre numérique des cartes.
  Commençons par le plus simple. Quand la Papesse doit combler ses ignorances par la lecture, le Pape, mieux inspiré, a le savoir et l’enseigne. L’Impératrice au sceptre oblique rêve sans agir ; l’Empereur pèse de toute son autorité. La Lune envenime une querelle et le Soleil baigne un accord dans sa lumière. La Mort signifie quelque perte terrestre, dont le Jugement céleste dédommage supérieurement. Il est très clair encore que la Maison-Dieu représente l’échec, quand le triomphe revient au Chariot ; que la Tempérance, mêlant le bleu au rouge, inverse le geste de l’Etoile, plus exaltante.
  Nos premières hypothèses ne débrouillent pas le reste. En fait, la Justice munie de sa balance est lucide face à l’Amoureux aveugle sur le parti à prendre, le sérieux ou le plaisir ; l’Hermite n’éclaire que sa solitude et sa frustration, mais le Monde promet toutes les compagnies, tous les dons ; la Force maîtrise l’appétit dangereux qu’exacerbe le Diable chez ses victimes attachées ; le Mat s’affranchit des vanités, tandis que le Bateleur fait illusion sur la place publique ; le Pendu, bloqué dans une situation pénible, serait soulagé par l’heureux changement qu’annonce la Roue de Fortune.
  Toute lame s’apparie à une autre dans une spécificité du bon et du mauvais.

126. Comme quiconque, un auteur éprouve des aversions et des sympathies. L’art, s’emparant de ce combat, en accrédite le caractère deux fois sacré : par le respectable et par le maudit.
  Seuls les écrivains nous livrent assez d’indices pour informer abondamment leur double champ mental ; pour en distribuer les présences et les valeurs, concrètes ou abstraites, entre deux camps adverses, parfois intersectés ; pour construire l’ample pyramide de tous les matériaux de la signification, des plus menus aux plus englobants (non sans recours à la logique générale) ; pour fixer tous les lieux d’un univers particulier, sur lequel le flux de la pensée ou la suite des actions découpe ses choix successifs, tenaces ou fragiles, réels ou idéaux, plus ou moins fastes ou nuisibles.
  Il ne reste plus alors qu’à repérer ou révéler la séquence de ces figures, afin de simplifier les redites textuelles ou de transcender le désordre apparent, en prenant la pire des opérations comme point de départ d’un parcours initiatique, complètement ou partiellement inévitable, ou d’une série d’essais que range une viabilité graduelle, bref, d’un ordre exploratoire.
  Je passai des années à mettre au point cette théorie ; elle n’intéressa personne et s’en est allée dormir dans d’obscures archives. Jamais un ordinateur n’établira la carte sémantique d’une imagination littéraire : il s’agit d’une longue tâche, semée de doutes et d’ajustements. Cette minutie ne passionna que moi, entre trente et quarante.

127. Une œuvre obéit peu ou prou aux lois d’un genre, mais à un niveau plus profond et plus intéressant, à celles d’un univers original. L’historien des lettres reconnaît les premières comme un guide familiarisé avec un lieu ; l’analyste des secondes s’aventure à l’exploration.

128. Peu importe la composition soulignée ou décloisonnée si la vraie structure est absconse.
  Il est rare qu’un auteur n’ait rien construit, même dans un dialogue à bâtons rompus. Mais il est courant qu’il n’ait pas suivi le processus essentiel à sa quête. Que ne doit pas alors traquer dans le texte sa réécriture ! Quand il serait en filigrane, l’ordre immanent s’avère bien plus vite que la transcendance d’une recherche raisonnée.

129. Mieux vaut un scientifique sachant raisonner sur les sujets littéraires qu’un spécialiste fort de sa seule érudition. Hélas, c’est à l’époque où le structuralisme a pourvu la critique des instruments les plus objectifs que la suprématie des sciences a détourné des lettres l’attention de la jeunesse.

130. Mes examens d’œuvres n’auraient été gratifiants que si j’étais parvenu à la rigueur des mathématiques. Or je m’enlisais dans une méthode de lecture si astreignante que son objet ne suffisait plus à la combinatoire qu’il avait pourtant autorisée.
  Car s’il est recevable de développer l’implicite d’une pensée littéraire sur la base de sa cohérence intrinsèque, on ne saurait forcer l’imagination, dans son libre cheminement, à informer sans cesse tous les repères que la rationalité a déjà tirés d’elle. L’analyste ne sait donc pas toujours indubitablement si la suite d’un texte élargit quelque peu l’état dans lequel il l’immobilisait, ou si elle détache une façon de voir différente ; si le passage se complète dans l’unité ou si un deuxième segment a ouvert une autre perspective ; si la figure, correspondant à une certaine opération sur l’univers sémantique de référence, règne encore ou si, au vague détour d’une ligne, une variante encore inconnue, qu’il convient de définir, l’a détrônée. Quelle certitude validerait l’exploitation du non-dit et le découpage strict du flux des mots ?
  Le théoricien savoure ses délices tant qu’il n’affronte pas d’autres exemples que ceux qui l’ont d’abord assuré de tenir une palette exhaustive de cas. Retournant à la pratique, il n’ose plus coller ses étiquettes. Dans ses assauts structuralistes, le critique ne devrait employer que des armes légères ; les grands moyens détruisent son objectif.

131. Ce qui a failli me faire devenir fou jadis, me rendrait-il sage à soixante ans ? En tout cas, mes projets ne peuvent exclure un Dictionnaire de rhétorique existentielle, — assez ouvert pour ajouter des maîtres mots d’écrivains à la nomenclature du style, réinterprétée pour décrire des dynamiques littéraires, — l’ordre fût-il livré en filigrane au critique, mécanicien de l’implicite.
  Apollinaire, entrant dans le tombeau carcéral, se dit Lazare ; Annie Playden, aimée en Allemagne, a le charme redoutable de Lorely ; l’enchantement poétique est l’œuvre de Merlin. L’antonomase (titre d’un écho manuscrit) accompagne décidément la renaissance du Phénix sous une identité glorieuse, la rédemption de la douleur à travers le mythe, l’affabulation visant l’éternité.
  Ce n’est ni l’un ni son contraire, mais le juste milieu, affirme la correction moliéresque (que le pédantisme nommerait antéisagoge dialectique).
  Tel que le conçoit Ionesco dans les Notes et contre-notes, son humour (noir) repose sur une fantaisie caricaturale à double effet, puisqu’elle dévoile notre condition absurde et nous en libère par le rire. La démarche ne se confond pas avec un simple grossissement comique, car pour nous montrer d’abord le vrai, ce théâtre nous entraîne dans une apparente irréalité.
  L’hyperbole mallarméenne, invoquée au seuil de la Prose pour des Esseintes, désigne l’indispensable et difficile dépassement de la vue en vision, du hasard en nécessité, de l’obscur en Idée (au moins scintillante) ; l’envol d’un langage, énigmatique à dessein, vers la lacune matérielle, vers la transparence spirituelle, — au risque de sombrer dans le néant, de manquer l’anastase (figure complémentaire, mais inédite pour les rhétoriciens traditionnels), à savoir la résurrection du monde dans une conscience pure.
  L’hypotypose, méprisée comme « saturnienne » quand Rimbaud la relève chez quelque parnassien, déploie toute l’énergie que lui confère son autre nom grec lorsqu’elle devient une Illumination du poète halluciné, c’est-à-dire une de ces visions dont la folie enchante le verbe pour que le dérangement du réel frappe tous les sens.
  Soucieuse d’échapper à l’ennui de sa condition, Emma Bovary ne se délecte pas seulement des ironies de l’adultère ; elle essaie d’autres formes d’antiphrases, telles que les lectures romanesques, le parisianisme à distance, la frénésie dépensière, un projet de voyage, des accès de religiosité ou de vertu maternelle, voire les déclarations fausses à tout propos : autant de mensonges, pratiques ou mentaux, que la revanche de la réalité impitoyable renverse, non sans dérision, mais au point que l’héroïne de Flaubert se suicide.
  Proust applique la notion de métaphore aux illusions que produit la peinture d’Elstir en mêlant le terrestre et le marin. L’art du narrateur, quant à lui, repose sur des interférences temporelles, rappelant dans le triste présent une sensation passée, plus ou moins facilement reconnue, puis avec elle, les circonstances jointes et surtout l’identité du moi qui les a vécues.
  Le terme de paradoxe (ou l’affirmation tributaire de la négation) ne vaut pas que pour le dialogue de Diderot sur l’art du comédien. Si l’acteur ne doit pas s’émouvoir pour bien jouer la passion, l’interlocuteur du neveu de Rameau a besoin d’être déstabilisé par l’original cynique s’il veut fixer sereinement son moi social ; ou encore, la philosophie est redevable au rêve d’éclairer la raison.
  Quoique Nathalie Sarraute l’emprunte à la biologie, le mot tropisme est trop voisin des tropes de la rhétorique pour ne pas compter parmi les figures actives qu’elle fournirait officiellement aux quêtes littéraires, — à celle de la romancière, en l’occurrence, plutôt que de ses personnages, simulateurs en façade. Car il s’agit pour la conscience narrative, plus lucide que la leur, de saisir les réactions imperceptibles, les troubles inavoués que provoque en eux la présence des autres. Le terme technique porte donc sur l’objectif de l’écriture, approfondissant les rapports visibles.
  Passant par le repérage des figures définissables, voire incarnées par des personnages, dans l’univers sémantique, bipolaire, d’un auteur, la rhétorique existentielle rejoindrait le genre des caractères, — avec, en outre, le souci de leur cortège dans le déroulement d’une recherche du meilleur, plus ou moins réussie ou désastreuse, dont j’ai cité quelques noms phares.

132. Les secrets de l’art désespèrent le commentateur osant ordonner une quête dont il n’a pas eu l’impulsion, et le créateur qui demande à la structure la garantie de son élan, alors qu’il n’y a eu d’élan que dans la fabrication de cette structure. Si la pertinence du plan porte à l’enthousiasme, il n’est pas sûr qu’elle doive être préméditée.

133. La pensée la plus simple en modifie une précédente, explicite ou non, qui l’accompagne comme l’ombre s’attache au corps. Chaque idée appelle en amont, ou sa négation, ou son analogue, ou son appartenance, ou sa partie, ou son identique même, — qu’elle en procède par une voie abrupte ou aplanie. Rien qui ne prenne un aspect double : un départ et une issue.
  Le mois estival, pendant lequel je me grisai de cette mécanique, fut l’un des plus heureux de ma vie. Je raisonnais sur les cas si abstraitement qu’une santé nouvelle me libérait du besoin de parler de moi en particulier ; mais je n’accumulais que des détails et ne soupçonnais rien encore des stations majeures de mon histoire itérative, ni de leur nombre, ni de leur classement.
  Le domaine existentiel propose des ordres d’états et de pensées non moins intangibles que les démonstrations, quoiqu’ils ne s’enchaînent pas immanquablement. Une raison stricte ne les articule pas de l’intérieur ; une étape implique facultativement la suivante et n’est même pas incontournable dans toute récurrence de la série. Mais la fréquence du schéma en complète le modèle et en arrête la certitude. S’il importe au critique de repérer chez un auteur les phases de son parcours cyclique, chacun a le droit de s’interroger sur son propre itinéraire de base, — argument de son fatalisme.
  La reprise d’une séquence narrative dans un chef-d’œuvre romanesque est l’exemple le plus net de cette matrice ordonnée, que l’ardeur du génie respecte en abdiquant sa liberté, — peut-être sans le savoir. La mise en évidence d’un devenir typique est un moyen de géométriser jusqu’au délire.

134. Il en va de la pensée comme d’une nourriture : on la cueille, ou on la chasse, ou on l’élève, ou on la cultive. Plus la prévision s’en mêle, plus il faut s’organiser.

135. Le plan ternaire est aussi sacré que la tiare du Pape à trois couronnes, que sa croix à trois traverses. Comment parler de disposition au-dessous de trois parties ? Le nombre trois est indispensable pour substituer l’unité au clivage, la progression au piétinement, la surprise au tri banal, l’ouverture au doute, le jugement à la simple analyse, etc. La tolérance scolaire actuelle à l’égard du binarisme, sa promotion en principe à quelque niveau supérieur, sont une démission de l’esprit, — que l’on ressent, par exemple, dans la sclérose du discours politique.

136. Trois sortes d’esprits : ceux qui pensent anarchiquement ; ceux dont le dessein force les idées ; ceux dont les idées finissent par inspirer le dessein.

137. On peut être porté par l’achèvement de sa phrase comme le nageur par le courant. On se loge dans une pensée qui vous vient, tel un mollusque dans sa coquille. L’esprit universel semble avoir préparé depuis toujours cette case à remplir dans un édifice qui vous dépasse. Mais quoi qu’elle vaille, une mécanique intellectuelle vous rassure et remédie aux pannes de l’inspiration : les idées vous attendent comme les escales d’une croisière : il ne s’agit que d’embarquer.

138. On relance la réflexion contrôlée comme l’écriture automatique : il suffit d’un mot (c’est souvent tout ce que je sauve d’un griffonnage ancien). Je rebondis alors, tel le candidat mis en demeure de développer le concept d’un sujet de philosophie.

139. La remarque sur la remarque a participé à l’abstraction, et l’on ne sait plus ensuite quelle a été la source.

140. On entre dans un recueil de notes comme un chirurgien dans un corps malade : il y faut réparer de gros désordres.
  Persuadé d’abord qu’une tendance irrésistible entraînait tout à sa perte, j’avais rigidifié ce déclin en bâtissant un decrescendo d’opérations possibles sur deux ensembles, dont l’antithèse restait à déterminer pour chaque remarque. Les pensées les plus diverses, analysées comme transformations, accrochaient leur second état à un degré de l’échelle, que je m’exaltais à monter vers la synthèse maximale ou à descendre vers le zéro. Puis à force de divaguer comme une radio placée à tout moment sur une autre longueur d’ondes, je me dégoûtai d’une généralité théorique, regroupant des sentiments disparates, parfois bigarrés en eux-mêmes, — que je finis par reclasser, en étalant leur couleur principale, dans un plan tiré de l’expérience.

141. Plus encore qu’un enrichissement, l’histoire d’une pensée retracerait l’organisation laborieuse d’un chaos premier. Elle passerait par les idées en l’air, les réflexions agglutinées, les plans dont la rigueur trop subtile pulvérise minutieusement la matière, mais aussi, dans cette confusion, par les phrases d’avenir, lits de fleuves navigables.

142. Je ressassais déjà dans mon journal d’adolescent les thèmes d’aujourd’hui, mais en les entremêlant au gré de l’ordre chronologique brut, — c’est-à-dire non sans désordre par rapport au Temps logique. Les chapitres de nos histoires sonnent à une horloge plus ou moins détraquée, dont la petite aiguille saute des heures, ou rétrograde, ou retourne souvent au même chiffre. Une chronologie naïve offre l’apparente continuité d’un roman banal, mais avec des anticipations ou des retardements aléatoires.
  Quand on a dégagé la synthèse du vécu itératif, emballé ou indécis, ce tour unique du cadran constitue un récit surétoffé dont l’intelligibilité s’accommode du rapprochement des analogues non contemporains. Si la succession vivante des états qui nous sont propres, n’épouse pas régulièrement leur parcours archétype, celui-ci convient à un roman dont les différents épisodes, alignés dans l’ordre idéalement inévitable, rappellent chacun ceux du même type pour les fusionner en une seule occurrence. Vivre une bonne fois par l’écriture le cycle que l’existence m’obligeait à retraverser avec des ellipses ou des lourdeurs : voilà le but que je parvins à me proposer et à mettre au net.
  Comme les figures d’un imaginaire, non seulement peuvent se bousculer sur l’axe temporel non retouché, mais encore n’affichent pas didactiquement leur situation précise dans l’univers mental, leur désignation multiplia le plaisir de chercher le mot lumineux, bientôt irremplaçable. Ainsi, dans chacune des douze haltes (maintenant nommées) de mon cycle personnel, mes époques se fondent à l’instar des couleurs du spectre dans la lumière. Ou comme en se refermant, l’éventail réunit dans une pile unique ses lames auparavant déployées, tout chapitre confond en un seul profil des manifestations du même cas, qui se sont distinguées au fil de mon passé. La superposition de leurs retours, dans telle ou telle figure d’une séquence obstinément revécue (quoique d’une longueur et d’une exhaustivité variables), a replacé dans un pur modèle chaque pétale d’une fleur parfois défeuillée en partie.

143. Le continuum aéré de la lecture provient ici des hasards de l’écriture rationalisés par une préalable recomposition de la vie. L’ordre se moque d’une triple divergence : celle du vécu tel quel, de la notation capricieuse et de sa réception possible, de trois moments dont le deuxième peut rester inconnu. La temporalité s’idéalise dans une succession transcendante aux éclairs partiels (avis ou confidences), qu’il fallait positionner en corollaires selon les heures du cadran général fixant la loi d’une existence.
  Ce que j’ai accumulé a tout à la fois son histoire et sa logique : la première est source de dissonance (je parle des fusées de l’inspiration) ; la seconde tend à l’harmonie, et par la synchronisation des éléments compatibles, et par la systématisation du changement, — c’est-à-dire par l’effet des remarques intemporelles et, de toute façon, par l’usage d’une diachronie raisonnée pour l’ensemble.

144. Dans mon exemple de devenir, toute phase en appelle une autre, ou par réaction, ou par une espèce de continuité, ou seulement à cause de son échec. Quel qu’il soit, le lien me ramène à l’idée de corollaire, au sens large.
  L’affirmation de soi commence par le rejet de beaucoup de choses. Les répugnances de l’humeur primordiale poussent au repli sur soi. Après les refus, il faut bien se reconstruire ; mais le défi immédiat a ses limites, il n’avoue pas encore la vérité secrète, — que la hantise  révèle par intermittences, à la fois dans son orientation et dans son impraticabilité. Ici s’achève un premier stade : celui d’une précision croissante.
  L’impossibilité précédente conduit, par un excès de prudence, à l’égarement dans une négation de soi que son porte-à-faux rend intenable. D’où cette fuite plus adroite qui revient au vrai en refroidissant sa saisie par l’intellect. Mais la sécheresse de cette abstraction condamnerait à la folie, si le sublime de la joie, à des moments privilégiés, n’associait pas le cœur à la conscience de l’identité. Ainsi prend fin une deuxième série : celle des évasions de mieux en mieux reçues.
  Or l’enthousiasme tient trop à la pensée de l’idéal pour que sa promesse n’aiguise pas l’attente à l’égard du réel. L’impatience incite à risquer l’épreuve, — que la persistance de l’impossible conclut par l’échec, ressenti comme un anéantissement. Tels sont les trois actes de la dramatisation.
  Tant qu’elle n’est pas radicale, la catastrophe admet une suite, et l’on peut s’en remettre par des moyens de moins en moins futiles. L’esthétisme, que je nomme élégance, adoucit le choc du beau, — ce haut enjeu, — par la recherche de ses principes. Les sens ont trop de part dans ce refuge pour ne pas souffrir de la distance, toujours frustrante, de l’essentiel ; l’intelligence reste trop éveillée pour ne pas rabaisser les aspects secondaires. De sorte que la ruse, prenant son parti de l’infaisable et de l’indicible, s’applique aux diverses substitutions, — qu’une revanche de la lucidité couvre de mépris. Alors la sagesse se fonde sur un recul si général qu’elle désarme ou apprivoise toutes les folies, mais n’en allège pas assez pour que cette mort trompeuse ne soit pas rattrapée par les passions. La dernière des consolations n’empêche donc pas le cycle de redémarrer comme la ronde des saisons.
  Dans notre cas, la première et la troisième sont offensives ; la deuxième et la quatrième, défensives. L’identité se cherche et se trouve ; puis s’effrayant d’elle-même, se purifie. Mais elle s’enfièvre et ose s’affirmer ; abattue par son échec, elle accepte de se délester, elle s’amuse et se désengage, — autant qu’elle le peut pour s’assurer qu’il y a vraiment lieu de s’en tenir là. Cet itinéraire récurrent, enfin repéré à l’approche de la quarantaine, tourne quatre fois : après avoir emprunté une gorge (la hantise), gravi un sommet (la joie), vu le fond d’un gouffre (l’anéantissement), passé le tumulte des eaux sur un pont (la sagesse). Et le recommencement évite, au moins d’un point de vue théorique, le hasard du commencement.
  Nous ne cessons d’aller vers nous-même et de nous en détacher ; le progrès est toujours à reprendre. Par groupes de trois, mes chapitres mûrissent une vérité instable : qu’elle me hante, me réjouisse, m’annule ou m’assagisse, je ne laisse pas de m’en éloigner pour une quête renouvelée, dans une autre saison qui me la propose comme une renaissance, ou un dépassement, ou une mortification, ou un accès de scepticisme. Mais la première forme donne le vertige, la deuxième est trop ambitieuse, la troisième trop insupportable et la quatrième si paradoxale ! Mon printemps ramène le passé, mon été le cristallise, mon automne le détruit, mon hiver le confond. Comment ne pas refaire un tour ?
  « Vivre conformément à la nature. » Je ne pensais pas que cette obsession de la philosophie antique, répétée au cours de mes études, conviendrait à ma propre démarche narrative. Et quoique peu soucieux de l’ordre initiatique, j’avais toujours été fasciné par les suites de villes fluviales ou côtières, ou de stations sur une voie ferrée, ou par les tableaux du chemin de la Croix autour des églises, sans prévoir une route personnelle.

145. Quand l’usure d’une situation reste une raison bien superficielle de la suite, le cours des choses informe sur la finalité. On répond mal au pourquoi causal et mieux à celui du but. Et si l’on ne sait expliquer le passage en regardant ni en arrière ni en avant, il n’est pas sûr que l’on ait vu au moins comment se présente le processus.

146. Quel est le schème du progrès ? Voilà la question la plus intéressante à laquelle tentèrent de répondre des philosophes, mais en exploitant des antithèses variables, telles que l’affirmation et la négation, l’homogène et l’hétérogène, le solide et le fluide, le noble et le vil, etc., selon que l’histoire, ou les sciences de la nature, ou la morale les intéressait davantage. Il eût fallu tout concilier. Que pèse le sort humain, isolé de son environnement ?
  Comme le déisme ou l’analogie de certains mythes a pu rapprocher des religions, l’harmonie du monde procède de la rencontre des repères de la théorie sérieuse, des projections de l’âme, et de la pratique. Pour peu que l’on parvienne, sans truquage, à faire coïncider plusieurs grilles de lecture, chacune offrira une transparence exaltante.

147. Notre esprit vaut par la richesse passive de la mémoire et par l’activité de la raison ou de l’imagination. La première nous garde ses réserves, sans plus ; la deuxième distingue et argumente ; la troisième associe, — non pas à seule fin décorative, mais pour signaler soudain une coïncidence hardie que la faculté rationnelle s’emploie ensuite à justifier.

148. N’attendons pas de la raison toutes les lois ; l’imagination peut en produire.
  On exclut d’abord que l’invention littéraire soit mathématisable. Pourtant, une des Lettres persanes, qui relate l’anarchie des Troglodytes, informe une courbe de l’injustice dont la formulation algébrique serait bien digne d’une physique des mœurs ! Un marchand de laine ayant quadruplé le prix de sa marchandise, l’acheteur double seulement le prix de son blé. En somme, la mécanique de l’égoïsme s’use et diminue à l’infini l’excès précédent, qu’il divise par deux.

149. L’astrologie fournit le premier livre des caractères : même si les constellations n’existaient pas, il ne serait pas négligeable.
  Vu sous l’angle satirique, le zodiaque, du Bélier aux Poissons, permettrait d’identifier l’impulsif, le jouisseur, le joueur, le rêveur, l’ambitieux, l’avare, l’indécis, le tourmenté, l’orgueilleux, le taciturne, le prodigue, l’impressionnable. Dans une perspective élogieuse, nous rencontrerions successivement le courage, l’activité, la sociabilité, l’âme sensible, la passion, le scrupule, le sens de la mesure, l’exigence, le dépassement de soi, la patience, l’altruisme, l’adaptation. Ambivalent, chaque signe a le défaut de sa qualité ou la qualité de son défaut. D’ailleurs, la dualité est présente dans la moitié des figures : dans les Gémeaux, la Balance, le Verseau et les Poissons par dédoublement, dans le Sagittaire et le Capricorne par hybridité. Le macrocosme reflète donc l’imperfection humaine.
  Une lecture intellectuelle du grand rouleau stellaire énumérerait encore, dans l’ordre des mois pris par couples : la contestation et l’ivresse irréfléchie, la lucidité et l’inconscience, l’idéalisme  triomphant et l’amour des certitudes, la retenue et la vision tragique de la vie, le détachement du réel et l’élaboration pénible, le goût des affinités et le sens de la totalité, — c’est-à-dire six  antithèses. De fait, les signes se suivent deux par deux, en sympathie ou non : le Bélier et le Taureau se ressemblent par l’énergie ; les Gémeaux liants et le Cancer timide s’opposent dans leurs rapports avec les autres ; la comptabilité de la Vierge est l’héritière du Lion efficace ; le Scorpion violent contredit la douceur de la Balance ; l’ascétisme du Capricorne calme l’élan du Sagittaire ; leur ouverture réunit le Verseau et les Poissons.
  Mais le progrès du cycle zodiacal n’a d’autre moteur que la mécanique des corps célestes, et la symbolique des constellations doit beaucoup à la saison correspondante. Un élan vital monte, culmine et se retire, réglé par une cohérence physique universelle. Or un itinéraire humain voudrait, d’un segment à l’autre, un lien de cause à effet. Le passage du Soleil dans la galerie du zodiaque s’étend problématiquement aux modifications d’une âme. Juxtaposer des figures ne suffit pas ; il faudrait des chevilles logiques pour justifier leur cortège.

150. Je ne crois pas que le signe de notre naissance nous détermine, quoique nous puissions nous persuader de ne ressembler à aucun des autres. Mais si nos destinées ne sont pas inscrites dans la zone des haltes solaires apparentes, celle-ci attire l’attention au moins par sa caractérologie, par l’ordre et par le nombre de ses unités. J’aurais pu m’aviser plus tôt que l’horloge des constellations proposait un modèle non dénué d’analogies avec le cycle de mes sentiments. Mon expérience m’avait finalement appris les phases d’une passion amoureuse (et les formes d’écriture correspondantes, car tout se tient) ; elle les avait nommées indépendamment de tout symbolisme. La colère du Bélier me rappela si manifestement ma mauvaise humeur initiale que j’eus envie de vérifier la suite d’un accord (cher aux poètes du XVIe siècle) entre un humble devenir et le manège cosmique.
  Mon défi ne faisait-il pas écho à l’impulsion aveugle du Taureau, puis ma hantise, à cette gémellité consciente d’un duo parfait ? Ne pouvais-je pas assimiler le contretemps conformiste de mon égarement au signe cancérien, celui des eaux-mères ? Mon abstraction ne reproduisait-elle pas les hauteurs apolliniennes de la rationalité léonine, et la joie des maximes, cet absolu de l’âge d’or qui ramène sur la terre la fille de Zeus et de Thémis ? Mon attente n’équivalait-elle pas à l’équilibre de la Balance entre la mobilité et l’arrêt ; ma tentative inopportune de l’épreuve, aux excès tragiques du Scorpion ; mon anéantissement, au Sagittaire qui se dépouille avant de se transformer ? Est-ce que mon élégance ne s’apparentait pas au perfectionnisme du Capricorne ; la ruse de mon symbolisme, aux affinités électives du Verseau ; ma sagesse accueillant tous les contraires, à l’indistinction signifiée par ces Poissons inversés, unis par un cordon de gueule à gueule ?
  La piste astrologique ne vaut sans doute pas plus cher à mon sujet que le Grand Œuvre, ou le tarot, ou le taoïsme, plaqué sur tel ou tel poème à partir d’indices trop partiels. Je serais d’ailleurs fâché que l’on réduise mes chapitres, nés d’eux-mêmes, aux figures du zodiaque, — ainsi que leur partition interne au rythme ternaire des décans ! Certes, il serait plus inepte de coller sur ma structure les vies des douze Césars racontées par Suétone, mais les relations dont j’ai voulu me convaincre, moi le premier, n’autorisent pas une entière confusion de mes états récurrents avec des constellations très connues, dont bien des sens, avouons-le, doivent être éliminés pour que leur cercle épouse le mien (toute démonstration littéraire requérant un peu de bricolage). A l’époque où j’ai construit mon itinéraire, j’étais d’ailleurs trop attaché à mon propre signe pour m’imaginer un seul instant que mon sort me promenait sur toute la ceinture que visite le soleil.

151. J’estime enfin avoir payé mon tribut à la raison si quelques figures commodes hébergent à peu près tout ce qui me traverse l’esprit ou me vient d’ailleurs, — quitte à l’adapter. Souvent une pensée qui n’entre nulle part, s’avère incomplète : les orientations de mon répertoire m’aident à la dénouer. Je répudie l’inclassable que nul soin n’apprivoise, je renie le monstre qu’aucun traitement n’assimile.
  Comme un collectionneur se spécialise en dispersant une partie de ses acquisitions, l’auteur de saillies écartera tout ce qui défigurerait son système. De même qu’au théâtre le discours inutile à l’action tourne au bavardage, une pensée vagabonde, si juste soit-elle, encombrerait un livre déjà organisé.
  La Rochefoucauld illustra le genre de la maxime en le marquant du sceau de l’unité. L’omniprésence de son scepticisme à l’égard des vertus humaines n’aura d’égale que l’obsession dialectique chez René Char. Serait-il à craindre que l’écriture elle-même devienne mécanique et que, sur la base d’un principe, la machine de l’idéation fabrique tout ce qu’il entraîne ?

152. Un atome de réflexion ne condamne pas à l’exprimer brièvement. Mais qu’une idée s’allonge trop, elle s’échappe de l’espèce où je la tenais ; devenue composite, elle déconcerte la classification ; c’est une sirène avec la tête dans un chapitre et la queue dans un autre. (Il est vrai qu’une pensée qui s’intègre mal dans un ensemble, en fournirait parfois la première ou la dernière.)

153. Ma prose accepte l’éclatement, mais non le décousu. La diversité dont chacun des douze quartiers de mon cercle est remplie, s’arrange d’une dynamique tripartite. Car je suis assuré depuis longtemps qu’un moule existentiel commun s’étend de l’état psychologique, que j’envisage toujours d’emblée, à ses deux corollaires : la vie sociale qui élargit l’investigation, et la création littéraire qui réfléchit le tout. J’ai manié trois miroirs : le miroir magique des souvenirs personnels, le miroir critique des mœurs et le miroir, sans fin, de ces miroirs.

154. C’est une satisfaction de la maturité que de pouvoir examiner sa vie comme la structure d’un livre : de même que toute œuvre d’art, elle est certainement une meilleure forme à substituer à l’imperfection de la chair, et dans l’éventualité la plus glorieuse, à sa perte.

155. La plupart vivent leur vie ; quelques-uns l’inscrivent. Serais-je de ceux, plus prévoyants, qui l’écrivent ? Alors, au pire, un fatum littéraire, si redevable qu’il soit au vécu, pèse trop sur l’existence ; le texte emprisonne.
  Entre le monde et le moi, ce réseau de pensées pour me tracer le même chemin maudit.

156. La création risque un didactisme fastidieux  si elle ôte aux commentateurs la description de son plan. L’obsession de l’architecture jeta mon ébauche dans ce travers : les mises au point théoriques ressemblaient aux tuyaux fonctionnels dépassant des maisons, et tous les titres et cloisonnages emboîtés, aux étais retenant les murs délabrés.
  Pourtant, les êtres du Livre, tels ceux du palais du Fils du Ciel, présentent un intérêt sacré s’ils épousent le rythme de la nature. Or, si parfaite que soit d’abord la rigueur du dessin, le charme littéraire gagne à l’assouplir.

157. C’est un triste compliment que de s’entendre dire que le propos est bien conduit : mieux vaut plaire !
  Toutefois, la rationalité affichée d’une œuvre ne l’empêche pas d’avoir exalté son auteur. Car la construction est au discours ce que le squelette est à la personne physique : la part solide, quoique   glaçante !

158. Les anciens allèrent aux idées comme au principal ; le classicisme ne trouva plus qu’à bien dire les choses ; les modernes se préoccupent de leur structure. L’antiquité inventoria le fond ; il ne nous reste depuis que la forme, d’une manière ou de l’autre. L’histoire de l’esprit, à travers ses rhétoriques, tend-elle à le divertir d’un contenu ?

159. En littérature, il faut rester plus intelligent que son propre texte et laisser l’imagination mettre en scène un spectacle mental sans savoir vraiment ce qu’elle fait. En faveur de la création, il y a un seuil de conscience à ne point franchir.
  Mais la recherche, par habitude professionnelle, de maintes compositions inhérentes à d’autres imaginaires m’avait d’abord rendu si abstrait vis-à-vis du mien !

160. S’il n’est pas simplement source de plaisir, le texte littéraire incite à deux usages : l’analyse ou une réécriture personnelle. La vaine méticulosité de l’une (sinon les dédains de la critique au second degré) légitime la liberté de l’autre. Mais cette dernière elle-même peut être rattrapée par l’abstraction quand la fascination des règles finit par éluder leur emploi.

161. Cette machine initiale, à saisir chaque pensée comme une modification, se voulait tellement idéale que mes petits fichiers alignaient leurs couleurs dans l’ordre du spectre. Alors que mes opérations et leurs précisions annexes devaient bientôt s’avérer impraticables, je gâchai cent feuillets en y inscrivant d’avance des traits distinctifs, comme s’ils avaient été aussi sûrs que les dates d’un agenda ou les colonnes d’un livre de comptes.
  Pour satisfaire à la fragile hiérarchie de mes critères, le dynamisme de l’idée ou du fait se logeait quelque part, mais au prix de quelles contorsions et de quelle absence de charme ! La contrainte aiguë des paramètres associés surchargeait d’un mot l’énoncé, — ou excluait l’intrusion intéressante…
  Mais peu m’importaient les applications précises ; je raisonnais principalement sur les opérations générales sans recourir aux conventions du formalisme pur. Tout en me contentant d’une logique naturelle, je nageais dans une espèce de métaphysique ; mes spéculations, illisibles pour d’autres et bientôt pour moi-même, me hissaient sur un faîte, où je croyais beaucoup savoir en disant peu, car nous nous flattons souvent de finesse à défaut du développement qui nous convaincrait d’insipidité. A la distance d’où je regardais la ville par la baie éblouissante, savais-je encore de quoi je parlais ?
  Pour résoudre toute ambiguïté, on est capable de s’imposer un arsenal de distinguos dont on refuserait plus des trois quarts s’il venait d’autrui. Loin des épaisseurs de la confidence et de la culture, mais en termes souvent labiles ou concurrents, je ratiocinai tellement sur les potentialités de l’esprit que le logicien improvisé naufragea sous le ciel bleu de son discernement. Je dus oublier une bonne part de cette caricature de l’abstraction.

162. On s’étonne moins d’avoir aimé sans raison que d’avoir raisonné sans objet.

163. Au-dessus du livre transformant la réalité, le livre du livre peut-il encore raffiner l’art agréablement ?
  Un complexe d’infériorité tente d’encadrer sérieusement la fantaisie. Si le principe de la Théorie des catastrophes, — l’excès détruisant un système, — semble avoir récemment mathématisé, entre autres, la démesure précipitant la crise tragique, il est arrivé, par une rencontre inverse, que le roman révolutionnaire demande aux nombres de tracer le destin de l’écriture passant de l’aliénation à l’unité : on sait quel ésotérisme en résulta, en dépit de la matérialisation fantasmatique de l’abstrait…

164. Il en est des extases intellectuelles comme des sensations du corps : elles s’usent. On arrange un livre comme on aménage une maison, jusqu’à souhaiter d’en partir.

165. Comme un fantôme ne hante qu’un lieu, la certitude n’habite souvent que le penseur. Il peut même lui sembler que ses recherches théoriques lui servent d’expérience.

166. Les aventures de l’intellect ont l’inconvénient des expéditions militaires dans les profonds empires : elles font regretter de s’être trop avancé.

167. Un entendement replié sur son système n’est pas incapable d’ouverture, mais d’abord auront été épuisés tous les arguments qui l’en dispenseraient, — tant la surprise des faits met les vues conceptuelles sur la défensive.
  L’expérience mal analysée nargue le répertoire de la logique, avant de s’y ranger avec plus de soin. Mais le carcan de la logique n’a-t-il pas quelque peu remodelé la leçon de l’expérience ? (On s’interrogerait aussi sur les questionnaires et sur les logiciels : sont-ils une aide à la pensée ou une constriction frustrante ?)

168. On n’étage pas des concepts comme on ordonne des nombres, de telle sorte que les parties d’un plan ne s’emboîtent les unes dans les autres qu’en vertu de priorités souvent discutables.

169. Un agencement qui violente les filiations du thème, produit le coq-à-l’âne et brouille l’ordre naturel des idées, — comme si l’on avait battu des cartes.

170. Un plan peut être si beau que l’on se retient d’en avilir les cases par des exemples ! Est-ce que des lieux communs ne renverraient pas à l’inventaire toute l’invention ?

171. Plus on prévoit de menues parties dans un livre, plus on a l’impression qu’il est déjà fait. Cependant, l’on n’a rien écrit et l’on n’écrira peut-être rien.
  Ou quand elle n’a pas de contenu, parler de la fonction n’offre qu’une ressource désespérée contre le silence.

172. Le syllogisme aristotélicien, le schéma dialectique hégélien, la synthèse quintuple de Fichte, etc., sont autant de combinaisons logiques dont la généralisation est artificielle. Un plan se règle sur la matière qu’il doit organiser.
  L’ordre ne s’invente pas ; il se conçoit pour remanier un désordre. Préconçu, le structuralisme se repaît de coquillages vides. 173. Si construite qu’elle soit, la science ne dit pas tout, — quand on jugerait que la littérature n’a rien exprimé pleinement. De sa lampe de poche, celle-là éclaire nos pas dans la nuit ; celle-ci répand une lueur tamisée.

Joie