Hantise

1. La famille tend ses pièges d’amour comme l’araignée sa toile, et toute la vie des enfants s’y emprisonne. Ceux que nous avons connus d’abord, semblent, de leur vivant même, se réincarner, mais leur retour nous serait indifférent s’il était privé du concours de leur environnement spécial.

2. Mon père orienta ma vie comme Dieu créa le monde : il fut l’horloger involontaire d’une mécanique fatale à laquelle j’obéis encore en écrivant ces lignes, — mais sans complaisance. Quoique depuis longtemps j’aie perdu toute espèce de foi, je vérifie souvent que l’auteur de mes jours a fixé mon parcours affectif. Sur le principe, je m’abstiens de toute acrimonie en me disant que si d’aventure l’influence maternelle avait été plus forte sur moi, ma conduite et mes goûts, même changés tout à fait, n’en auraient pas moins été contingents au départ.
  Le destin n’est qu’un hasard dont le déroulement s’alourdit d’autres hasards : la vie ne tient à rien de vraiment nécessaire.

3. La maison paternelle (j’entends par là qu’elle déplaisait à ma mère) revient toujours dans mes songes : elle a gardé le charme des vieilles photos ; je la rachète, je la remeuble et je me réveille en pleine béatitude.
  Soixante ans après l’avoir quittée, j’ai pris par hasard une revue immobilière où elle est en vente, — sur une parcelle étriquée sans intérêt pour les promoteurs. Mon passé le plus cher me trouble et me tente… avant que je ne me rappelle toutes les bonnes raisons de le fuir. Cristallisée dans la pierre de taille et même des plus mornes, ma vie est devenue incapable de régresser jusqu’aux rustiques colombages.
  En fait, comment nous réinstaller dans un théâtre privé de ses acteurs ? Nous savons trop bien que nous n’y retrouverions rien d’identique au vécu. Il faut attendre en d’autres lieux, avec d’autres personnages, le recommencement de l’analogue. Demeures établies sur les crêtes du temps, vous ne m’offririez désormais que la solitude et seuls mes rêves vous font briller d’un prestige intact.

4. Par trois fois, — dans mon enfance (ce fut la plus heureuse), vers la fin de mon adolescence (la plus dramatique), au terme de mes études (la plus révélatrice), — sur un quai ou sur une rive, bordés ou ponctués de façades anciennes (pavillons de style anglo-normand, immeubles haussmanniens, manoirs bourguignons) et plantés de platanes, ou d’épais marronniers, ou de noyers, au bord d’une eau courante ou dormante (la Marne paresseuse, un lac du bois de Vincennes ou l’Yonne plus vive), et génératrice de brumes vespérales, jaunies ou bleuies par les réverbères ou verdies par les prés, toujours en face d’une île en friches et peuplée de canards (la troisième était accessible par une passerelle tremblante et pourrissante), se présenta presque la même apparence humaine, encore juvénile ou plus jeune ensuite, également interdite et de moins en moins familière. Tout semble dit.

5. Que ce fût d’abord à la Varenne où deux pavillons (dont l’un plus modeste) encadraient le jardin près de la rivière, ou ensuite à Saint-M*** et beaucoup plus tard villa Saint-M*** où l’immeuble moderne, à deux escaliers, s’élevait au-dessus d’un bassin, ou entre-temps à la campagne où l’Yonne coulait au pied de notre logis principal et de ses dépendances (mais sans dualité numérique), j’habitai régulièrement une maison double, agrémentée par l’eau d’un courant ou d’un jet, avec plus ou moins de verdure. Mon avant-dernière adresse, sur un boulevard de l’Est parisien, correspondait aussi à deux numéros ; elle dominait une place ornée d’une fontaine et d’un cercle de platanes : je ne le remarquai qu’après mon choix. Mes fenêtres donnaient sur une superbe construction haussmannienne dont la rotonde, du côté du square, finit par me rappeler les minarets du palais d’Aladin sur une gravure d’un prix d’école : du haut de son balcon, le sultan admirait l’édifice merveilleux de son gendre à l’autre bout d’une esplanade dont un jaillissement et une couronne de cyprès garnissaient le centre. J’avais refusé vingt appartements, mais ne sus pas d’emblée pourquoi je retenais celui-là.
   De même, après tant d’autres visites, je ne vis pas immédiatement pourquoi ce petit immeuble de 1888 me paraissait tout de suite le bon. J’avais encore retrouvé La Varenne à la barrière qui portait ce nom à la fin du XVIIe siècle, les platanes du quai, de belles demeures derrière des grilles et, comme caractères de la résidence élue, une construction, certes plus urbaine, mais contemporaine des faux colombages des bords de Marne, un grand balcon central devant une seule porte-fenêtre et surtout l’escalier de chêne ! Mais le flux des voitures a remplacé le courant : le vrai fleuve coule au  delà de l’extrémité du boulevard, quoique l’inondation de 1910 rejoigne mes souvenirs des crues de la rivière, si odieuses à ma mère dans les années 50. Aujourd’hui le quai de La Varenne s’appelle autrement et le nombre sacré n’est plus celui de notre ancienne maison, dont le terrain est morcelé. Toutefois, le numéro parisien qui m’est échu, m’y ramène par son genre manoir et par une inversion des chiffres confirmant le reflet. M’avertirait-elle de mon immobilité finale ?
  L’hôtel d’en face a été vendu au Céleste Empire. Des silhouettes noires s’agitent autour de cette ambassade. Il ne manquait plus que cette ressemblance avec le séjour de La Varenne dont les discrets voisins, indochinois, marchaient l’un derrière l’autre sur le quai sans se parler. Sur la table basse du salon, un mandarin dans un kiosque à toit pagode contemplait un lac, — jusqu’au jour où un chiffon trop insistant le gomma parmi les nénuphars. Je suis romain par culture et chinois par réminiscence quasi platonicienne.
    Pour la dernière fois (qui sait ?) l’habitat s’est dédoublé. Car peu après mon emménagement dans ce faubourg louis-quatorzien, dans cette architecture pseudo-florentine aux fenêtres espacées, peu éclairantes, que j’associe au pavillon paternel, j’ai trouvé, après plusieurs visites qui me rappelaient par hasard aux angles d’un carrefour illustré par un financier du XVIIIe siècle, une garçonnière 1930, très lumineuse et d’une modernité qu’eût agréée ma mère dont le bureau était tout proche. Cette conversion d’héritage, de part et d’autre du fleuve, me contente à l’égal de deux flambeaux sur une cheminée : la symétrie des souvenirs respectifs ne règle-t-elle pas une dette de la piété filiale ? Me revoilà donc avec deux domiciles.  Mais l’un d’eux répond au goût du père et le plus petit, à celui de la mère, — bien qu’ils ne les aient jamais habités. Je rends presque un culte à ce deux pièces en plein ciel, aux murs de glace, dans le quartier de mes jeudis enfantins. Ma mère avait le sens de l’argent et je regarde son adresse posthume comme un prudent secours, — ne serait-ce que parce qu’une fatalité de la revente a toujours pesé sur la maison de trop…
  Quelque signification que je puisse accorder à mes gîtes parisiens, une ambiance liquide ne les aura pas accompagnés. Si, à Saint-M***, nous habitions entre deux lacs dont l’un, sur mon passage de lycéen, fut déterminant, je n’ai dû aucune passion aux bords de la Seine.

6. On dirait que le grand amour se représente pour nous faire réviser une leçon que le défaut de pratique aurait effacée.

7. Plus la passion se forme tard et dans un lieu écarté, plus elle résiste à l’usure du temps, car on se persuade que l’occasion n’arrivera plus.

8. Je n’eus jamais à faire un pas pour chercher l’Amour piège : je l’ai toujours rencontré par hasard, — douloureusement. Mon trèfle à quatre feuilles : une série de malchances !

9. Mon premier amour avait le nom du fantôme dont on effrayait les enfants de Tours. Cette tradition aurait pu me prévenir du retour affectif, de son intermittence et de son effet perturbateur.
  Deux heures après avoir pris le métro dans cette station profonde et courbe où, vingt-cinq ans plus tôt, j’attendais en vain la réalisation du rendez-vous promis, dans un climat intellectuel presque aussi pesant, je fus pris de nausées, de spasmes, submergé par les larmes, — comme autrefois. J’élucidai la cause au troisième jour d’une crise aiguë, mais sans la rage et l’énergie malsaine des autres accès dépressifs depuis l’époque des premiers troubles.

10. Du fond de mon enfance remontait le désordre amoureux qui m’accabla aux alentours de 68. Un théâtre de marionnettes dominant le lac de Saint-M***, une voix autoritaire retardant l’apparition de Guignol tant que je n’aurais pas rejoint le carré latéral du jeune public masculin, l’accueil d’un garçon plus âgé que moi au bout de son banc, de telle sorte que, par-dessus l’étroite allée, je pouvais tenir la main paternelle, et dans la voiture après le spectacle, cette question, triste et naïve, à mon père sur l’éventualité d’une autre rencontre de cet aimable voisin : telles furent les lointaines prémisses d’une passion lycéenne, d’abord refoulée, pour un condisciple habitant le même site dont un déménagement nous avait rapprochés. L’anecdote concrétisait et la fixation et le transfert des psychanalystes. Une proclamation interdisait la première ; le second s’avérait déjà problématique et de nature à fonder une reproduction généralisée de l’échec… En dépit de son ancienneté, leur image, dégagée soudain par mon introspection innée, arrêta bientôt la névrose, à quelques mois de l’examen, et cette prise de conscience m’apporta quelque soulagement, — sans résoudre la difficulté d’établir une relation effective, sans lier encore le lac artificiel d’Alphand à la Marne antérieure…

11. Je ne dois pas à l’écriture d’avoir identifié la conjonction fatale des êtres et des choses qui me subjuguaient. Je n’ai percé que par hasard le secret décisif ; je ne me cherchais pas dans cet instant capital ; je me suis situé inopinément. Il a suffi d’une brève hallucination qui me découvrît un certain passé au lieu du présent, pour que la surimpression reliât toutes les résurgences de ma folie à leur véritable source.
  Ainsi je m’aperçus assez tôt qu’une tendance unique, définie par une situation lointaine, rendait compte des deux crises dont je n’avais pas saisi d’emblée le fil, et répondait à ce vain « pourquoi ? » dont le premier amour (on dirait mieux le deuxième !) tirait, cinq ans auparavant, son charme étrange et dangereusement énigmatique. Dans les deux cas, mon trouble n’était que le réveil très explicable d’une disposition inconsciente, chatouillée par un concours de circonstances fort possible ailleurs et à une autre époque. Je compris soudain que ma plus récente manie, —  ces plans et ces dessins qui devaient guider la transformation d’une ferme nivernaise, — n’était que le masque pudique (dans son délire même !) et fragmentaire de cet élan profond vers l’heureux faisceau de stimuli psychiques, dont la partie vivante, en ce dernier avatar du père, chevauchait une mobylette sur les bords de l’Yonne et rabaissait par sa présence (que le bruit du moteur ne me permettait plus d’éluder) le poids exorbitant que j’avais accordé à la composante architecturale de l’atmosphère déclenchant l’effet dévastateur.

12. Le destin est assez habile pour nous laisser d’abord l’illusion de notre liberté. Il ne se dévoile qu’après nous avoir mûris pour le désastre. L’amour le plus nourri par nos racines commence si peu par le désir !

13. Pas plus que l’avertissement des oracles n’empêchait les héros de rencontrer la fatalité, la connaissance de soi ne dispense à jamais des réactions catastrophiques dont on a été capable dans des circonstances moins intelligibles. Instruit, par sa troisième apparition, du groupement rare de signes auquel se reliait mon idée sous-jacente du Bonheur, je croyais à tort avoir rompu d’avance le charme (ne fût-ce que par l’épuisement d’une série ternaire !) si je rencontrais un être éligible dans le cadre privilégié. Malheureusement, pour une quatrième fois les embûches de l’Amour me guettaient au fond d’une province ingrate, en dépit de la pauvreté du paysage typique, car il n’y avait ni quai, ni promenade plantée d’arbres, ni friches insulaires ; le cours d’eau se réduisait à un ruisseau où barbotaient bien deux ou trois canards ; l’intérêt architectural ne tenait qu’à une austère bâtisse de notable. De plus, le visage tirait vers le satyre. Je n’en conçus pas moins, juste avant la déroute de la jeunesse, la dernière passion folle de mon existence, — faute d’avoir eu la tête assez froide pour reconnaître au plus vite le vieux trébuchet dans un piètre assemblage.

14. Avant même de savoir qui m’attirerait, mes lectures m’avaient persuadé que l’amour était une tornade et un naufrage. Puis les échecs répétés achevèrent de me le rendre redoutable, telle une maladie : je ne serais que trop sûr d’aimer par la douce amertume de l’ardeur naissante. Devais-je reconnaître une cinquième fois les yeux magnétiques du Revenant ? Son regard se représenta, plus brillant qu’auparavant, comme pour me prévenir de le distinguer malgré l’absence du cadre liquide, que suppléait une fonction liée au canotage. Cet ondin, surgi d’un lieu festif inapproprié, n’était pas franchement inaccessible, de sorte que, dupé par un sourire menteur, je ne déclinai pas l’espoir d’arrêter la spirale de mes amours au centre d’un Cœur radieux. Ah ! quelle folie ! Et au terme de la tentative, quelle désillusion ! Ce canotier ne m’embarqua point pour Cythère aussi hardiment qu’il m’avait porté sur son épaule un soir de chahut ! Il me fit éprouver une variante du non inéluctable : je l’attendis sous l’orme où je l’avais convié.

15. En amour, je ressemble à ces joueurs qui parient toujours sur le même numéro, quel que soit le tirage ou la course. Mes épisodes commencent avec la Roue de Fortune et finissent par le Pendu : la situation stimulante est bloquée. Ma sérénade au bord de l’eau, si lamentable, ne laisse que des souvenirs écrits.

16. Chaque regard qui se détourne dans la rue, résume mes plus malheureuses passions, — tout en me rassurant sur une stabilité sociale dont la mésentente de mes parents me semblait pour eux le gage.

17. La beauté doit à la dépravation de certains lieux d’être toujours stupide, ou malsaine, ou droguée.

18. L’obstination de mon enfance rendra-t-elle ma vieillesse ridicule ? Me regarde-t-on encore par amour, ou par curiosité, ou déjà avec étonnement ?

19. Je viens de revoir le chien fou du jardin originel, écrasé sur un boulevard. Il n’a perdu qu’un peu de sang ; la brise ensoleillée animait encore ses longs poils gris. J’ai sangloté sous un platane, quoique l’animal ne m’appartînt pas.

20. L’altération de leur jeunesse fait une énigme de ceux que nous revoyons vingt ou trente ans plus tard ; nous avons été reconnu, mais nous ne laissons pas de chercher dans le passé la source de l’intérêt que l’on nous témoigne. Quand nos yeux se dessillent, nous nous rappelons aussitôt l’écart auquel fut tenue notre admiration. D’où, en partie, l’amnésie préalable.

21. Nous remettons d’autant plus mal ceux qui nous plaisaient, que leur décrépitude est indigne de notre souvenir.
  Sans doute faut-il avoir vraiment aimé les personnes dans leur jeunesse pour que le cœur se réchauffe beaucoup plus tard à leur vue. Hors d’une affectueuse mémoire, leur sourire, même vieilli, ne garderait pas en filigrane sa première fraîcheur.

22. De ma fenêtre, à Saint-M***, la distance me rendit longtemps méconnaissable, sur le cours de tennis, la cause de mon plus grand délire ; sa silhouette attirait mon attention sans éveiller ma conscience. De loin, je finis par l’identifier avec une émotion bien plus faible que dans les années brûlantes. Avec qui jouait-il ? S’était-il aperçu que j’entrouvrais le voilage d’une pièce qui avait été le théâtre de mon aveu et de son refus ? Après plusieurs apparitions, il cessa de se montrer.

23. Nous sommes parfois si surpris de croiser une connaissance oubliée que nous ne lui accordons son identité qu’après avoir cru, pendant deux ou trois secondes, qu’elle ressemblait seulement à sa propre réalité !

24. Les liens amicaux se renouent plus aisément que ceux de l’amour.

25. Après mon épuisante journée, le métro m’emportait jusqu’à l’indispensable gymnase ; un orchestre mexicain ébranlait bruyamment les couloirs de la correspondance et je songeais déjà au dernier visage aimable ; à force de regards, au bout de quelques mois, le charme des plus beaux s’affaiblissait, comme si nous avions vécu des années ensemble…

26. Ainsi que les étoiles dans le ciel, les danseurs ont pris leur place habituelle dans l’établissement ;  on s’aperçoit de leur présence, mais on n’a pas vu à quel instant ils sont arrivés.

27. Des départs ne sont patents qu’à la faveur d’une réapparition : aimions-nous si légèrement ? Si nous ne remarquons certaines absences qu’au retour des gens, au moins sommes-nous sûr de ne pas en dépendre.

28. On n’oublie pas les destinataires d’un long désir.
  Où recommencer sa vie sans être harcelé par mille souvenirs ? Jusque dans le silence me rejoint quelque son d’autrefois.

29. Homme ou femme, l’être aimé est toujours le Passeur. (Je contemplais chez ma grand-mère une gravure ainsi nommée, où un hercule guéait un ruisseau avec une brune et une blonde sur les bras !) Le commun des mortels se contente de survivre pour la reproduction de l’espèce. Mais pour franchir l’obstacle de la mort, les âmes plus exigeantes divinisent l’objet de leur amour.
  Dès que je sus ton état, jeune canoéiste, tu devins pour moi le médiateur de l’extase, en dépit de tout ce qui t’enlisait dans la vulgarité. Je sais maintenant que tu viens aussi du pays des mères, du vert pays des eaux vives, fascinant rameur dont l’allure britannique m’orientait plutôt vers les contrées paternelles. Ton débardeur bleu, tes bras de géant toujours prêts à soulever des cavaliers de petite taille, me rappellent ces rudes Morvandeaux dont je voyais autrefois les fourches engranger leurs gerbes. Ton ambivalence te rendait-elle doublement funeste ? Dans mes cauchemars d’enfant, un vieux pêcheur me noyait. Les hommes me semblaient-ils déjà si méchants ? Ou redoutais-je ma mère, pour qui l’eau était une menace ? Sans doute savais-je à quoi m’en tenir sur les deux sexes.

30. Maintenant que j’ai passé la ligne du Pont-Neuf, je ne devrais plus repartir à l’est que pour le pire. Mais dans la rue populaire qui mène à Montreuil, en passant devant l’immeuble des aïeules où ma petite enfance dormit quelquefois, je retourne à l’hôpital, au-delà du pont noir, jusqu’à l’irréparable. Plus loin, un peu plus loin au nord, au fond d’une triste banlieue, le cimetière maternel, que j’ai renoncé à atteindre avant l’heure.
  Nous avons habité notre mère ; elle nous habite après sa mort : première et dernière, dit le poète. Nonobstant les cycles de ma décevante fixation au père, se refermera le cercle maternel, de la naissance difficile aux cendres réunies.

31. Plus sonores que les coqs, des cauchemars nous sont fidèles, comme pour nous réveiller toujours avant leur dénouement insupportable.

32. La nuit, ramenant nos mauvais rêves, nous persuade d’autant mieux qu’ils sont vrais. La lenteur du réveil les dément avec peine.

33. En rentrant dans la veille, nous n’identifions pas tout de suite le tracas qui nous occupait le soir précédent, mais nous nous souvenons indistinctement d’avoir été tarabusté par quelque chose. Et soudain, la vague du souci relégué déferle dans notre esprit, telle la marée reconquérant une grève déserte.

34. Le séjour en soi-même passe par le souvenir ; le présent nous en chasse et le futur nous dissout. Mais ce présent qui me dérange, s’inscrit en secret dans ma mémoire, — texte prochain d’une vie toujours décalée.

35. Une infortune actuelle sait raviver toutes les misères de son espèce.

36. On nous fait souvent moins de tort par la nuisance apparente que par la mémoire qu’elle ébranle.

37. Comme nos idées ou nos sympathies, nos achats sont des souvenirs, — au moins par le détail agréable qui nous dédommage de leur possible obligation.

38. Nous travaillons sans le savoir à reproduire des événements antérieurs, puis nous nous plaignons que le destin nous ait poursuivis.

39. A des moments étranges, toute une époque de notre vie nous revient ; nous nous rappelons sans difficulté des noms que de pénibles efforts n’auraient pas restitués en temps normal.

40. Des images du passé me submergent, si vivantes, si fraîches, si parfaitement exactes que je crains d’avoir atteint l’extrême de mon activité mentale, — comme le plongeur regagne la surface après avoir touché le fond ou, quand elle a heurté le mur, la balle rebondit.

41. Les exploits de la mémoire sont-ils inversement proportionnels aux aptitudes du corps ? Les vieillards ressaisissent d’autant mieux des détails fort lointains qu’ils se désintéressent du présent.

42. Plus la connaissance remonte dans le temps, plus elle est privée d’action ; plus cette dernière prépare l’avenir, moins elle contrôle ce qu’elle provoquera.

43. Objectivement, les souvenirs nous vieillissent. Mais l’étude des siècles antérieurs amorce une moitié de notre éternité fictive : l’usurpation sur le passé nous distrait d’un mystérieux futur.

44. Nous repassons par des habitudes parentales, — que nous les devions à la nature en général, ou à la forme de la société, ou à l’hérédité, ou à la force des observations qui se sont imprimées en nous, telle une éducation aux effets différés.

45. Qu’est-ce que vivre avec dynamisme, sinon ne pas avoir besoin de regarder vers le passé ? J’en fus beaucoup plus capable à l’âge mûr qu’auparavant. Aujourd’hui je n’ai plus d’autre ressource que la mémoire.
  Comme d’anciennes architectures coincées entre des bâtiments modernes, nous finissons étouffés par les mentalités nouvelles.

46. Tiens-je vraiment à ce vécu, soudain ressuscité dès que je m’endors ? Combien tout cela fut stupide et misérable !

47. Le contentement peut ne pas interrompre le fil de nos pensées courantes, mais plus têtues que les amas de poussière se reformant le long des mêmes plinthes, les tristes obsessions nous envahissent.

48. Le soleil brille, mais la saison fraîchit. De quoi ai-je peur ? Des rentrées d’autrefois ?

49. Des agités se flattent de juxtaposer des expériences apparemment diverses ; les miennes se sont avérées très tôt superposables. J’ai glissé de l’une à l’autre et ne fus pas contraint à de hardis franchissements.

50. Une vie peut tellement tourner dans le même cercle qu’il était tentant de croire, par extension, que nous nous réincarnons pour tout recommencer.
  Si l’espace est courbe, le temps doit l’être aussi. Pourquoi s’étonner du retour des choses dans les limites de notre durée ? Voire comment ne pas se persuader que nous passons d’une existence à une autre ?

51. Le recul ne se borne pas à pousser ma mémoire vers l’aurore de mes propres jours, il m’intéresse de plus en plus aux civilisations anciennes, — comme à une vie antérieure. D’admirables profondeurs temporelles remontent à mon esprit, ainsi que nous parvient l’éclat d’astres disparus !

52. Les objets appellent les atmosphères dont la culture les entoure, de telle sorte que l’on baigne dans un univers métonymique, chargé de nostalgies imaginaires.

53. On entretient les beaux souvenirs comme des plantes d’intérieur : le lien naturel est brisé.

54. (A la manière de …)
  « Alors, tu vas vraiment t’y résoudre ? Te retirer à la campagne… Comme ce verbe te déplaît, tu ne peux t’en glorifier… mais avoue que c’est le mot juste. Tu veux te retirer, te mettre à l’écart de la vie… ne te le dissimule pas, c’est bien de ça qu’il s’agit.
  — Oui, il me semble que je dois prendre la décision, que c’est dans l’ordre des choses, à mon âge…
  — C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on manque parfois de lucidité… c’est peut-être que tu te sens étranger dans cette ville dont tu n’espères plus rien…
  — Non, je ne crois pas que la raison de ma retraite soit toute négative…
  — Et pourtant, ce que tu veux faire… te retirer à la campagne… est-ce que ce ne serait pas…
  — Oh, tu me démoralises…
  — Tant pis, il faut se poser la question : est-ce que ce ne serait pas déjà mourir… au moins n’attendre plus que la mort ? Quitter le cadre où, jusqu’ici, tu t’es débattu vaille que vaille…
  — Oui, comme tu dis, vaille que vaille…
  — Peut-être, mais c’est le seul environnement où tu aies jamais pu vivre… celui que tu as choisi pour ta carrière…
  — N’en parlons plus ! Je le connais par cœur
  — Est-ce suffisant ? Au fond du métro, tu rêves d’une solitude champêtre… La supporterais-tu ? Mesures-tu bien quels fragiles attraits t’appellent là-bas ? Les collines y sont-elles toujours aussi pures et les horizons aussi mauves ? La vallée est-elle restée bocagère ? Les demeures ont-elles gardé leur charme authentique ? Tu t’agrippes à tes souvenirs d’enfant, tu t’installes dans l’ensoleillement de tes grandes vacances, tu ressuscites le chant du coq matinal et ton réveil dans le lit de fer, sous la pastorale… Comme l’essor de la mémoire rajeunit !
  — En tout cas, ça te rend éloquent, ou mieux… lyrique ! Je m’interroge : n’est-ce pas encore cette crainte devant un changement d’habitudes ? Oui… souviens-toi comme elle se ranime chaque fois qu’une existence différente va s’ouvrir… Ce qu’a gravé en nous un vécu médiocre, nous paraît plus enviable que les incertitudes d’une rupture…
  — Justement, ce que j’appréhende aujourd’hui, c’est que la nouveauté ne soit pas à la hauteur de ce que tu t’imagines y retrouver d’ancien… que les ombrages du passé se soient transformés en désert… que tu ne te condamnes franchement à l’exil…
    — Rassure-toi pour ce qui est de l’exil… A mon âge, où la vie ne serait-elle pas… déplacée… oui, déplacée ? Autant regarder la solitude en face, être tout à fait conscient d’une déréliction qui engage à prendre soi-même du recul… Il me semble déjà que je respire les odeurs du jardinage… je vois une tonnelle couverte de vigne… un énorme pied de lavande… des buis taillés devant une longue maison aux vieilles tuiles plates, couleur de lie… des croisées blanches ouvrant sur des prairies en pente… N’essaie plus de m’infuser le goût d’une figuration urbaine…
  — Bon. Je me tais… D’ailleurs, nous savons bien que lorsqu’une idée commence à te posséder…
  — Oui, et contrairement à ce que tu pourrais croire, c’est toi qui m’y enfermes en cherchant à m’en détourner…
  — Moi ?
  — Oui, toi, par tes doutes, tes avertissements… tu me détaches des foules… tu creuses la distance… tu m’aides à m’évader… loin de ces balcons étroits où languissent des géraniums… tu m’encourages à l’ultime ressourcement… »

55. Que faisions-nous à telle époque, ce même jour de la semaine, à pareille heure ? Nous nous revoyons, malgré les constantes du moi, dans des circonstances, avec un état d’esprit si différents de notre situation et de nos problèmes actuels que nous ne serions pas d’humeur à rajeunir.

56. En remettant ses pas dans de vieilles empreintes, on peut s’étonner d’y avoir connu parfois quelque bonheur.
  On se demande pourquoi des lieux médiocres ont pu vous paraître durablement vivables. Maintenant que s’en est perdue tout à fait la pratique, on n’en voit plus que la contingence et la bizarrerie.

57. On pourrait comparer les visites des retraités à l’endroit de leur profession aux retours du criminel sur le lieu tragique : au fond, ils s’inquiètent de toutes les fautes qu’ils ont commises en exercice.

58. Il n’y a pas vraiment d’avenir pour celui qui refuse de changer : qu’est-ce qui peut le surprendre en dehors d’un accident ?

59. L’ennui pousse au jeu, au pari, voire à la cruauté. La mort du torero est bien plus improbable que celle de la bête, certes ; mais les passes audacieuses introduisent le risque et peuvent inverser le rituel ! La corrida exclut la pure répétition du sacrifice religieux : le belluaire doit faire ses preuves.

60. Les voyantes ne nous annoncent pas tant ce qui doit nous arriver, qu’elles ne nous mettent en condition de tout faire pour que leurs prédictions s’accomplissent.
  Ou la parole à elle seule crée-t-elle ? Autrefois une chanson, En passant par la Lorraine, incluse dans le cadeau d’un gramophone, m’avait peut-être voué à des centaines de voyages vers cette province. La Moselle d’Ausone, au programme du concours, réactiva-t-elle ma destinée ?

61. Etudiant, je voyais la rue d’un bourg dont les maisons ne dépassaient pas deux étages : la profession m’affecta en effet dans un lieu aussi perdu pendant quinze années. Rêvant d’un appartement futur, je plaçais toujours la bibliothèque entre les deux fenêtres du salon et il se trouva, beaucoup plus tard, qu’une ample niche appelait un rayonnage à cet endroit. J’ai plusieurs fois dessiné un objet que j’allais découvrir et acheter peu après. Les images mentales de la crainte ou du désir ont-elles le pouvoir de forcer leur réalisation ? Quoi qu’il en soit, je n’ai pressenti que les décors et les choses. Pour le reste, la raison m’a fourni trop d’arguments contraires.

62. Ne négligeons pas les premiers modèles fournis par l’intelligence ou par l’imagination ; ne refusons pas au plus insensé de préfigurer une suite effective. Les nombres de Pythagore, l’atomisme de Leucippe, les métacosmes d’Epicure ont triomphé respectivement dans le numérique, les formules moléculaires et les trous noirs. Le Christ de Nerval annonçait à ses disciples l’aspirateur cosmique observé par les astrophysiciens au cœur de notre galaxie sous le nom de Sagittarius A*. L’astre qui dirigea les Mages sur Bethléem, s’est banalisé dans le guidage par satellite. Le nuage informatique réaliserait-il le ciel des Idées, l’ascension des âmes, le livre des vies ?  Modernisation de la lyre bâtisseuse des thaumaturges, l’imprimante à trois dimensions va-t-elle mouler tous nos murs ?

63. Soit pour le meilleur, soit pour le pire, il faut tourner de toute façon, et chaque individu, comme les planètes de Ptolémée, décrit son épicycle personnel sur le cercle déférent de l’aventure collective. Dans une bulle protectrice, je supporterais que mon manège se transportât dans des systèmes inconnus.

64. Quand on est capable d’effacer quarante ans de métier en considérant que l’on a payé son tribut à la cité sans vocation particulière, on revit l’indétermination sociale antérieure, enfin libérée du souci de choisir une carrière. Cependant, la perspective de la mort nous gâte ce retour naturel. Angoisse imparable, impossibilité d’avaler sa gorge !

65. L’enfance a le bonheur de ne pas connaître ses futurs ennemis, et la vieillesse, celui de ne plus les pratiquer.

66. Quoique toujours polyvalente, mon existence a changé de tonalité à peu près tous les dix ans. Après l’enfance ludique, insouciante et facile, — close malheureusement par la vente de la maison où elle s’attachait, — s’ouvrit une adolescence laborieuse, récompensée par des diplômes. La décennie suivante fut marquée par un investissement professionnel si infructueux que je n’eus pas scrupule à m’absorber, jusqu’à la quarantaine, dans des recherches intellectuelles indépendantes, mais trop pures et trop arides pour me valoir les satisfactions de l’artiste. Je renouai donc, assez tard, avec la récréation initiale et, voyant les opportunités qui faisaient ce cinquième âge, me trahir coup sur coup, je suis entré de nouveau dans une période d’effort, au moins en tant qu’écrivassier, pour user du péjoratif maternel.
  Mon esprit a suivi ce rythme claudicant. Il m’a semblé tantôt, sans être vraiment heureux, que je pouvais m’en tenir à des habitudes profitables, tendant fermement à un résultat ; tantôt, par l’effet de l’échec ou d’un changement forcé, j’ai traversé de longs passages à vide (ou presque !). Une fois surmonté le naufrage psychologique d’une adolescence qui avait été si vertueusement écolière que toute spécialisation me rebutait, je subis mes études supérieures avec une mollesse sceptique et ne me raccrochai à un pôle d’intérêt solide, après quelques années d’une carrière frustrante, que par l’orientation de mes soucis personnels de logique vers l’analyse littéraire ambitieuse. Je renouai alors avec l’enthousiasme encyclopédique en me proposant d’achever une thèse tous les cinq ans ; mais la solitude de ces travaux m’éloignait peu à peu des livres, tandis que ma dissipation croissante (et trop tardive) s’accoutumait aux recettes en usage, à une époque bientôt démodée. De sorte que ces remarques eurent de plus en plus l’occasion de se multiplier et de remplir les rayons d’une ruche aménagée par les raisonnements antérieurs. (Cette image me rappelle le haut plafond alvéolé de la grande salle à La Varenne, où l’enfance avait été pourtant si libre de programme absorbant.)

67. Quoique nous ayons souvent cru devoir renoncer à un projet sérieux par crainte des complications, la tentative garde ses chances.

68. Que l’on s’endorme sur ses propres pensées, ne leur interdit pas de ressurgir.

69. Non moins que les vieillards gâteux, les artistes de génie ou les penseurs de large envergure cèdent toujours aux mêmes idées.

70. On repère dans les mots récurrents une persistance de fond. A chacun sa phrase favorite. J’entendais ma grand-mère s’étonner : « Je ne l’aurais pas cru. » Sur beaucoup de choses, sa fille laissait tomber ce pronostic : « Ça devient vilain. » Et pour toutes mes visées, je me demande « à quoi bon », quand je serais sûr d’aboutir. De ces trois générations la première fut surprise ; la seconde, avertie ; la troisième est désenchantée.

71. Je vois cet ouvrier chinois accoudé à la fenêtre pour fumer et ces vendeurs français adossés au mur de leur magasin pour la pause tabac. Gestes natifs.

72. Les troubles du corps n’en suivent pas moins leur processus.
   Un léger picotement dans l’isthme du gosier vous avise qu’un refroidissement va développer toutes ses conséquences fâcheuses. Quelque contrainte que vous vous imposiez pour ne pas tousser, vous n’arrêterez pas la progression de la rhinopharyngite.
  Parfois le mal de gorge est si âpre que la moindre déglutition de salive vous coûte une aussi vive douleur que le déchirement d’un tissu. Un lait chaud, tout adouci de miel, ne produit d’autre bienfait que le passage d’une saveur. Alors que vous pensiez devoir souffrir d’une angine aiguë, tout à coup elle s’apaise et laisse un vague mal de tête.
  Des éternuements vous signalent que la maladie a émigré vers la région nasale, dont les humeurs envahissantes modifient le son de votre voix et, dans le pire des cas, altèrent votre audition. Cette crise salit de nombreux mouchoirs, mais ne dure que peu de jours.
  Hélas, un discret écoulement en provenance du nez va provoquer, pendant un bon mois, des quintes épuisantes et reconduire la souffrance à son point d’origine. Une fois guéri, vous ne sauriez dire exactement quand votre calvaire a cessé.

73. Tel un canard qui se sauve ayant perdu la tête, mais plus longtemps que lui, nous suivons quelque habitude liée au proche qui vient de nous quitter.

74. Quoiqu’elles attestent notre dépendance, nos habitudes deviennent un peu des signes de normalité quand elles subsistent à travers les deuils et les maladies.

75. Que l’on dérange mes habitudes, me gêne. Car leur rythme, voire soutenu, aiguillonne mon énergie sans la précipiter. Je tâche donc de prévoir et de régler jusqu’aux variations de mon existence.

76. On s’habitue à l’ardeur comme à la tranquillité. La déception arrête la première et l’ambition, l’autre.

77. Cette régularité que nous conservons dans nos gestes quotidiens ou dans nos exercices physiques, — plus aisément que pour dénouer les travaux de l’esprit, — peut être justement une manière de ne pas désespérer d’une assiduité intellectuelle en panne.

78. L’habitude peut rendre indispensable ce que l’on adoptait à grand-peine.

79. Il n’est pas sûr que celui qui s’accommode de l’inconfort d’une habitude, soit moins adaptable que les adeptes du changement.

80. On déplore l’ennui, mais on n’aime pas les mauvaises surprises. Or les amateurs d’expériences n’éteignent pas toujours le feu qu’ils ont allumé.

81. L’habitude ôte son mérite à la vertu et donne sa force au vice.

82. (En souvenir d’une affiche.)
  « Pss, pss. Belle Eve, ne crains rien du gentil naja qui t’offre une cigarette. Sens-tu son pénétrant arôme ? Hume à loisir cette odeur ensorcelante. J’en suis si charmé que mon cou se dilate, que mon corps ne tient plus dans sa boîte et se prend à danser. Vois : je t’apporte dans ce paquet moiré une provision géante, — de quoi satisfaire mille et une fois ton désir renaissant.
  Pss, pss. Ravissante créature rose et noire, prolonge par un fume-cigarette l’élégance de ta main gantée et la douceur de ta voix par un serpent de fumée. Derrière un voile mouvant et langoureux, tes regards se chargeront de mystère, ils envoûteront.
  Pss, pss. Pourquoi ton mari aurait-il seul le plaisir de consommer du tabac ? Une femme moderne doit accéder aux privilèges masculins. Revendique l’extase que t’ouvre un tabac blond, léger, propre à ta délicatesse, et toi aussi, laisse-toi séduire par une captivante rêverie pour desserrer l’étau de tes tracas.
  Pss, pss. Le soleil de l’Orient découpe déjà ton ombre, telle une fumée bleue qui émanerait de ton corps parfumé ; sur le tapis volant de tes bouffées, il t’emmène en ces pays où les minarets, fins comme des cigarettes, t’appellent vers l’Azur. Et bercé par la flûte du psylle, moi, je me balance sur une terrasse de marbre.
  Pss, pss. Belle Eve, ne crains rien d’un naja qui, pour t’admirer, a mis ses lunettes. »

83. L’habitude est la prédatrice des ressources faciles et depuis longtemps la proie du commerce. Des applications prétendent même nous apprendre ce que nous apprécierions à telle heure ! Ainsi la technologie nous accoutumerait-elle à interroger l’observateur de nos pratiques : que de dépendances !

84. Nos habitudes se défont comme elles ont pu se contracter : progressivement. Le serment de les rompre au nom de la raison ne devient effectif qu’avec notre oubli.

85. Que l’on ait mis beaucoup de temps à se défaire d’une habitude, n’est pas un augure de la facilité de sa reprise. On s’accoutume à être désaccoutumé.

86. Nous nous affranchissons plus volontiers de nos habitudes en songeant aux contraintes qui nous les ont imposées.

87. On sort de ses passions à petits pas : on leur obéit par habitude ; puis par conscience ; enfin par mégarde.

88. La perspective de la durée stimule nos installations, et pourtant nous ne supportons bientôt plus la monotonie qu’elles établissent.

89. La tristesse de vieillir tient peut-être surtout à l’impossibilité de sortir des impasses d’un comportement qui a montré cent fois tout ce qu’il manquait. Chacun va jusqu’à la mort avec ses  mécanismes invétérés.

90. Il en va des procéduriers comme des joueurs, ou de ces élèves qui réclament un dernier devoir pour obtenir enfin une bonne note : ils cèdent au démon du recommencement, car la faculté de perdre encore retarde au moins l’aveu de leur mauvaise foi, ou de leur guignon, ou de leur insuffisance.

91. Vieillir, c’est avoir de plus en plus de mal à recommencer ingénument les mêmes sottises, — quoique l’on récidive dans les expériences fatales, non par naïveté absolue, mais parce que la vie n’est jamais trop longue pour nous convaincre vraiment de l’infranchissable.

92. On a la nostalgie de ses passions, moins pour la valeur intrinsèque de leur objet qu’en raison du bouillonnement jadis suscité, mais non renouvelable, quand il serait toujours fondé psychologiquement.
  Mon présent ne vaut plus que par les images antérieures qu’il m’évoque, sans me restituer l’étonnement qui me charmait.

93. Le corps ressemble au caractère : il réagit toujours de la même façon aux causes troublantes ou aux remèdes, — sauf que l’usure prolonge leur combat.

94. C’est faire vœu d’indigence que de chercher en soi l’identique et de le valoriser.
  Sans doute ai-je eu tort de vouloir arrêter le temps, d’immobiliser ma vie dans l’état fidèle à la situation la plus marquante, — si littéraire et tellement surannée, — car je me suis mis en marge d’un monde en pleine mutation. Je me sentis ancien bien avant d’avoir atteint la quarantaine.

95. Il m’arrive de ne plus rien regretter du passé, sinon la jeunesse qui m’eût permis d’en user autrement. Mais était-ce possible ? Tout se trouva écrit si tôt que je ne pouvais échapper à mes actions. Il me faudrait au moins renaître pour courir le hasard d’une destinée différente ! Tout reprendre à zéro, et même plus bas…

96. Le monde est un hôtel dont le tableau de clés figure la permanence des caractères en circulation. Tant de rencontres me prouvent à la fin que les autres réagissent à mon égard selon leur type physique. Mais par une longue expérience, mes maladresses sont devenues volontaires.

97. A moins d’une fâcherie, nous ne prenons pas congé sans les promesses d’un au revoir, si indifférents que nous soyons les uns aux autres.
  On est rarement sûr de voir les gens pour la dernière fois. Sait-on forcément mieux quand on les a vus pour la première ? Car on a toujours, après quarante ans, l’impression de les avoir déjà connus à travers un vague quelqu’un.

98. Les livres combinent les mêmes thèmes et les individus, les mêmes traits de caractère. Quelle que soit la formule, on n’a bientôt plus rien à découvrir et l’on feuillette l’humanité comme la littérature, en bâillant d’ennui.

99. Les mondes se représentent-ils dans un éternel retour ? En tout cas, les peuples, les générations, les individus, ainsi que leurs rapports, se répètent relativement. La manie des surnoms (mon amusement secret faute d’une identification précise) suppose la négation d’une originalité chez ceux qu’elle en affuble.
  Comment de pas parler de comédie ? Nous venons de rejouer une scène de la société ; nous en sourions, mais nous la rejouerons.

100. De quel immense incendie les étoiles sont-elles la braise éparse ? Au début du cycle, la réflexion stoïcienne place la pureté du feu, comme si le retour à la vie, avec les autres éléments, condamnait inéluctablement tout monde à une longue corruption.

101. Quoique l’histoire soit têtue, ses acteurs ne reconnaissent pas dans leur reviviscence les maux fatals à leurs aînés ; ils les développent donc jusqu’à leur ruine, malgré les Cassandres. Il est vrai que la commémoration des malheurs dont les siècles sont remplis, fait partie de ces plaintes qui attirent leurs causes.

102. Une rétrospective fait revivre les erreurs de l’action politique ; nous savons, depuis, qu’elles ne sont pas rattrapables. Le rappel du passé nous ramène, pour un instant, du désespoir à l’indignation.

103. Le XXe siècle aura vu des mondes endormis se réveiller en sursaut, les uns pour se rénover, les autres pour s’arc-bouter sur leurs traditions contre le changement.

104. Le foyer de la civilisation occidentale tend à suivre le soleil : il passa d’Athènes à Rome, puis, quand la Grèce fut ottomane, à la pointe de l’Europe décidément, avant de traverser l’Atlantique pour faire face à l’Extrême-Orient. Laissant sur notre continent la moitié molle d’un nouveau Bas-Empire, l’Ouest a glissé vers les derniers rivages de son alliance et la bipolarité est devenue planétaire. L’éternel antagonisme se répétera-t-il dans sa plus large mesure ? On ne saurait fermer pour toujours le temple de la guerre : ses gonds rouillés grincent plus sinistrement après un long oubli.

105. Le monstre romain d’aujourd’hui nous épie de tous ses satellites ; la planète entière, comme ligotée, subit sa propagande, sa barbarie économique, ses chantages, ses exactions, ses crimes. De quoi proviendra l’effacement de l’arrogante puissance ?

106. En France, la République ne se réforme pas plus que l’Ancien Régime. Quelles brutales secousses changeront le système et briseront des abus trop longtemps sacrés ?

107. On ne vise plus ces satisfactions bourgeoises qui se préparent et s’accroissent dans le temps ; on veut « passer de bons moments », — avec la même frivolité que les mondains du XVIIIe siècle, avec la même vandalisme que les sans-culottes, pratiquant la discontinuité des plaisirs aristocratiques par des à-coups destructeurs.

108. L’hostilité du négoce voltairien à l’égard des offices bourgeois, des pensions de la noblesse et des bénéfices du clergé se ravive dans l’impatience de l’entreprise envers les professions réglementées et les emplois protégés. Le conflit marxiste de l’ouvrier et du patron recède la place à la querelle précédente, dont les conséquences ont été particulièrement violentes dans notre histoire.

109. La bourgeoisie républicaine hérita la force de l’Etat que les Capétiens avaient mis des siècles à affirmer. Or de nouveaux seigneurs, aux fiefs errants, voire abstraits, se moquent de la sphère politique. Face à cette brutalité du fait économique, le colbertisme ne sera que le rêve d’un club, tant que l’Etat n’aura pas recouvré le pouvoir d’inspirer l’action productive.

110. Amoindri par la privatisation et l’internationalisation des initiatives économiques, l’Etat providentiel pour tous s’est transformé en féodalité restreinte : il protège les siens contre les autres. La dénaturation de la puissance publique l’oppose aux entreprises du libéralisme, c’est-à-dire à des employeurs plus aventureux, défendant leur maison (au sens seigneurial du terme) aux dépens de cibles lucratives. Le citoyen est redevenu et sujet et proie, de toute façon.

111. Le débat contradictoire s’enferme dans ce tourniquet : l’allégement cruel des coûts salariaux ou la priorité irréaliste de l’emploi. Cependant les automates vont reconstituer la classe servile de l’Antiquité ! Mais que fera-t-on de la plupart des hommes ?

112. Les maussades bilans de l’économie relancent le cycle des velléités politiques : avec son aimable cadence, la triade des explications, de la proposition et des concessions accompagne un dépérissement collectif, comme la strophe, l’antistrophe et l’épode rythmeraient le désarroi d’un chœur tragique.

113. Traverserions-nous une tourmente analogue à l’anémie des cités grecques avant la victoire du Macédonien et les conquêtes d’Alexandre, en particulier à la crise athénienne du –IVe siècle, à savoir : la récession (causée alors par le développement de pays méditerranéens, pontiques ou perses, jusque-là importateurs de poteries attiques), le déficit de la balance commerciale, l’affaiblissement de la catégorie sociale moyenne (en l’occurrence, paysanne), la paupérisation du peuple, maigrement assisté, l’enrichissement des possédants et des banquiers, l’impôt très lourd sur le capital, les haines de classes, la perte de l’esprit civique et l’insuffisance des remèdes ?

114. Les nations enflent et explosent comme des ballons trop gonflés. Ainsi respire le monde. Un empire dépouillé n’est pas à plaindre quand il conserve au moins son foyer.
  L’histoire paraît écrite d’avance ; l’audace ou la lâcheté l’emporte au moment et à l’endroit intéressants pour que se combinent des cycles plus ou moins durables.

115. La formation est produite par la force et par l’instinct ; l’apogée culmine dans l’évidence de la raison ; le déclin sort des scrupules et de la soumission.
  L’ère de la technologie, si scientifique qu’elle soit, ramène la religion du salut, mais redescendu sur terre, et la transparence de chacun, confessé par l’écran. Avec les « forfaits de vie » s’aggravera sur les individus la direction de conduite, après celle de la conscience par l’Eglise. Le même principe d’oppression idéaliste se rénove aux dépens de l’homme influençable et débile dans son dernier caractère.

116. La généralisation de l’ordinateur a recentré le mandarinat sur une technique d’archivage et de communication, aussi surprenante pour les habitués de la plume et du papier que l’imprimerie le fut pour les copistes. Puis l’artifice s’étendant à la pensée et à l’action, il s’ensuit que la compétence, dans n’importe quelle spécialité, réside plus dans la maîtrise du moyen que dans celle du contenu ou de l’objet : on n’avait rien vu de tel depuis la remise à l’honneur des langues anciennes par l’humanisme du XVIe siècle.
  Mais à l’aurore des Temps modernes se relâchait le carcan du christianisme, alors que l’informatique appliquée est l’épiphénomène de la dictature de la pensée unique : elle favorise une irresponsabilité opportune et facilite la surveillance.

117. A la royauté succède et s’oppose le pouvoir de la multitude ; l’entrée dans cet âge instaure la liberté, qui remplace l’héroïsme. L’extension plus ou moins prodigieuse du territoire introduit l’empire, alourdissant l’autorité à la mesure de l’espace et de la gestion des intérêts multiples. Initiateur du troisième acte de l’histoire romaine, tant par son œuvre militaire que par l’outrance de sa souveraineté, César commit cependant l’erreur de se confondre avec un roi d’Asie, le jour où, pour tester les réactions de la plèbe, il feignit de repousser le blanc diadème que lui offrait Antoine. Plus subtil, Auguste prit le titre de « prince du sénat », qui ne faisait officiellement de l’empereur que le premier à dire son opinion ! Mais on connaît les délires ultérieurs.
  De la royauté mycénienne l’hellénisme évolua vers la démocratie ; l’empire d’Alexandre fut très provisoire, car la mort prématurée du capitaine effréné recréa des royaumes, qui tombèrent par la suite dans la République romaine, ou un peu plus tard pour l’Egypte de Cléopâtre, dans l’Empire naissant.
  Par la série de ses trois Empires, l’Egypte pharaonique n’avait pas infirmé le destin des civilisations. Un roi légendaire, Ménès, unifia le pays et le dota de ses institutions fondamentales. Mais les excès de la caste dominante révoltèrent le peuple. Le Moyen Empire vit la promotion des classes intermédiaires ; puis l’expulsion d’envahisseurs, couronnée de vastes conquêtes en Asie, installa le Nouvel Empire, et avec lui, le peuplement par des apports extérieurs. Enfin la corruption omniprésente et l’audace des éléments étrangers réintroduisirent l’anarchie. Le cycle exemplaire de la forme politique, malgré la permanence d’un pharaon, eut ici une longévité exceptionnelle. La courte Renaissance Saïte cultiva sa nostalgie de la Haute Epoque, mais le moteur du rythme ternaire se grippa après l’invasion perse.
  Si un deuxième acte démocratique manque dans l’histoire chinoise entre les rois anciens et l’empire, c’est qu’un sens aigu de la hiérarchie l’a empêché. Dans ce cas, la République (ou plutôt son apparence) a été la troisième voie ! Quant aux Etats-Unis, qui furent d’abord la colonie d’un royaume, ils se trouvèrent si étendus dès leur indépendance que leur expansion postérieure ne les a même pas poussés vers le régime impérial.
  L’aventure napoléonienne fut brève : devançait-elle trop l’heure de l’empire européen, ou révélait-elle déjà les discordances et les bornes de l’Union ? La construction d’un empire nie la diversité qui le compose et finit par le désintégrer. Les traités européens imitent la rudesse d’Alexandre, lorsqu’au seuil de sa campagne, il trancha l’inextricable nœud gordien. L’orthodoxie d’une initiation veut que le chaos soit démêlé et non pas détruit.
  Voici pour l’Europe le troisième temps de l’Etat, tel que le rencontra finalement la civilisation romaine, — mieux que la grecque, dont la victoire foudroyante sur les Perses éclata en royaumes. Après les royautés fondatrices, puis les républiques ou les démocraties querelleuses, revient l’empire autoritaire et mercantile, mais sous l’aspect inédit d’un despotisme encore sans visage.

118. Tourne la roue des trois régimes et de leurs principes ! Car l’honneur soutenait la royauté et le sens du devoir assure la république, mais venant à son tour, la prépotence impériale ne laisse que l’égoïsme à ceux qu’elle écrase sous prétexte de les servir.

119. La fièvre populaire pour les jeux, les gains colossaux de certains vainqueurs, l’immoralité des spectacles, le vedettariat, la licence des mœurs, le recul de la responsabilité masculine, la faible natalité, l’urbanisme prétentieux, le nombre accru des fonctionnaires, la pression des impôts, la disparition de la classe moyenne, le fossé élargi entre les grandes fortunes et les pauvres, le transfert des richesses hors des frontières, le manque de main-d’œuvre, la perte du patriotisme, la coupure entre le peuple et l’armée, le brassage ethnique, le désordre des cultes et finalement le triomphe d’un humanitarisme paralysant, les concessions perpétuelles à l’intimidation extérieure, l’impuissance ou l’impéritie des gouvernements, l’insécurité générale : que de ressemblances entre l’Empire de Rome et notre époque !
  L’immigration actuelle est à l’Europe, problématiquement rassemblée, ce que les invasions furent à l’Empire romain agonisant. Le pouvoir, vacillant sur la légitime possession du sol, rejoue la carte de l’intégration : reconduira-t-elle à la dislocation ? Empire mort-né, l’Europe semble ne plus devoir unir que les énergies de son effondrement.

120. Le contresens final de la civilisation est de répondre par l’amour à la haine barbare. La sensiblerie et l’angélisme concourent à la perte d’un bas-empire.
  La géographie a ménagé des compartiments pour les unités politiques, et l’histoire les noie sous les migrations. L’assise des peuples n’est pas plus stable que dans la nuit des temps.

121. D’un culte à l’autre, de l’humanisme de la Renaissance, attaché à l’épanouissement d’une élite, à l’humanitarisme socialisant, soucieux de promouvoir le plus grand nombre, la créature aura plus amplement détourné sur elle-même la religion première. Le renversement progressiste date de la philanthropie des Lumières, — quoique la surhumanité du guide ait prolongé la transition, close par l’absence de chef admirable dont l’Europe nous offre la caricature. La pléthore du personnel dans ses institutions va de pair avec une sorte d’anonymat qui plaide en faveur d’un projet allant de soi, de sorte que l’idée inévitable a récupéré le respect religieux.
  Mais l’environnement économique ne permet pas de gratifier les masses. Un Européen du XXIe siècle peut penser qu’il ne pèse pas plus, sur la carte du monde, qu’à la veille du grand décollage du continent dans les Temps modernes.

122.  Il s’est trouvé que moi-même, après une décennie archaïque,  j’ai connu mon époque classique (les années soixante et début soixante-dix), puis le repli individualiste dans l’indifférenciation planétaire. Mon premier âge fut celui des westerns, d’un monde obsédé par les héros de la dernière conflagration et déchiré encore par une triple guerre : « froide », coloniale et sociale. Le retour du général De Gaulle établit l’évidence politique, la citoyenneté active, la grandeur de la patrie : l’avenir paraissait praticable, dans un cadre collectif. Mais le supranationalisme et, en même temps, la tyrannie de toutes les automatisations, me poussèrent aux élans intellectualistes, ou aux récréations élégiaques, ou aux amusements d’esthète ; un univers oppressif nous replie sur nous-mêmes ou nous tourne vers la recherche d’un suprême Absolu.

123. Paris, dont l’escargot s’enroule au cœur de la mémoire : une des quelques certitudes de mon existence !
  La grandeur d’une ville requiert, mieux qu’une éminence, un fleuve puissant. Mais la magie du nom est un rare prestige. La fierté de l’obélisque, en bonne place, tel l’insigne d’un cercle privilégié sous le soleil, transmet à Paris une gloire plus vénérable que son charme latin : celle de Thèbes aux cent portes, sise aux sources de la civilisation.

124. L’adepte d’une monotonie grandiose adorera les allées de sphinx, les séries de colonnes, les alignements de palais ou, plus simplement, d’arbres, cyprès ou peupliers, — cette beauté faite d’une répétition d’identiques ou de semblables, ou au moins d’analogues. (Ce goût n’est sans doute pas étranger à ma prédilection pour les maximes.)

125. L’art naît massif ; il se perfectionne par la souplesse et décline dans la raideur.

126. On a beaucoup décrié la peinture (ou la sculpture) figurative et l’on a fini par congédier le  sensible, comme si l’œuvre pouvait s’émanciper complètement à l’égard des formes et des couleurs imprimées en nous. (De même, le surréaliste pratiquait-il vraiment une écriture libérée d’un contrôle rationnel ?) Une création artistique intégrale n’en a pas moins refusé toute représentation. Mais cette dernière, à l’apogée de son exactitude, mérite bien d’être considérée comme une recréation, — l’artiste communiant avec des mystères hors d’un moi trop subjectif pour ne pas se projeter sur les objets de son regard, voire trop déconnecté du réel pour ne pas prétendre détacher l’art de toute référence reconnaissable. Le patient copieur, admirable par l’illusion suscitée, s’imprègne du modèle assez docilement pour le reproduire, et ce faisant, par l’union de l’œil et du geste, pour livrer modestement un reflet. Cette fonction, quasi stoïcienne, de miroir en harmonie avec l’ordre extérieur, concernerait aussi le physicien, dont la loi formalise le renouvellement de l’expérience et se récrit dans l’encyclopédie du monde en même temps qu’elle s’y laisse lire.

127. Même dans des arts séparés, telles la sculpture et la peinture, l’empreinte d’une époque marque toutes les productions : au XVIIIe siècle, la finesse des végétaux en bois doré s’accorde avec les feuillages délicats des paysagistes ; puis les boutons de fleurs des trophées de la Restauration ont la rondeur pulpeuse des nudités d’Ingres. Le ciseau et le pinceau travaillent à l’unisson, parce que le goût qui est dans l’air, fait correspondre spontanément les manières contemporaines.

128. Un tableau n’est jamais qu’un arrêt sur image, auquel la suite de ses analogues donnerait le mouvement de la chronophotographie. Nos stations de métro s’organisaient seulement comme des galeries d’affiches disparates ; des écrans rediffusent la même publicité animée : la répétition continuelle de la séquence parvient d’autant mieux à nous retenir que le passage, bref et rapide, crée le besoin de revoir !

129. Au gré des décors, des lectures ou des films, on remonte dans le temps avec plus de facilité qu’en se déplaçant dans l’espace mondial largement modernisé. La vitesse du mouvement ne peut procurer qu’une agitation sans grand profit pour la mémoire ; on s’évade mieux dans le passé en restant immobile.

130. La désaffection de la jeunesse à l’égard de nos classiques ne prouve nullement qu’ils ont vieilli. Le poète des Illuminations a commencé par faire des vers latins ; la formation s’accrochait aux plus illustres modèles littéraires, dans une France pourtant dynamique et ingénieuse. Dire qu’il n’y a pas d’avenir sans mémoire serait presque une platitude.

131. La culture doit être une imitation tellement répétée qu’elle se modifie sans se renier et comme par l’effet d’une distraction.

132. Il n’est rien de si sacré dont le soin ne puisse évoluer, ou se relâcher par intermittence. La religion est, étymologiquement, une manie puisqu’elle consiste à « repasser dans son esprit ». Et quelle est l’idée obsédante ? La superstition qui croit qu’un pouvoir supérieur domine (« se tient au-dessus »). Mais cette mentalité scrupuleuse a ses failles. Le mage, tel que le prêtre mésopotamien, remédiait pratiquement à l’effet négatif d’une négligence : l’action magique (comme l’exorcisme à l’endroit d’un démon) réparait un oubli de la hantise religieuse.

133. Une fois sorti d’un long parcours studieux, l’esprit, s’il reste inoccupé, refuse l’hébétement par de nostalgiques réminiscences de ses exercices antérieurs, souvent en accord avec les saisons qui les accompagnèrent. Au bout du compte, la culture n’est pas tant ce que l’on sait, que le souvenir de sa découverte. Peu importe si l’on n’a retenu que l’histoire de sa propre cérébralité !

134. L’étendue de la connaissance est incommensurable, mais son discours est redondant. Le disciple oscille entre le désespoir et le dédain.

135. Les intellectuels à la mode s’attachent tellement à prononcer les mêmes mots convenus que leur propos se fige, — comme autrefois celui des rimeurs. L’emprise de leur concepts les écarte de toute innovation.

136. Une culture trop fidèle à elle-même présente un jour les symptômes d’une sclérose mentale. Sa cohérence fermée, même dans l’ouverture, empêche ses tenants de s’adapter aux mutations du monde, aux réalités méconnues ; elle les conduit au ridicule, à l’imbécillité, voire à la mort. Sa clôture intolérante, faux gage d’idéal, isole l’individu, use une génération ou abat tout un peuple. L’universalisme, le cosmopolitisme, tant de fois clamés dans une France de moins en moins influente, auront abouti à l’éclatement culturel du pays, au lieu de forger un nouvel humanisme.

137. Par sa déconnexion malsaine à l’égard du réel, la stéréotypie de la pensée dominante décèle une schizoparaphasie collective. La fréquence de quelque idée partagée ne se règle pas sur la répétition d’un phénomène ; l’erreur endémique nierait plutôt la certitude expérimentale.

138. Les « voilà » maladifs de la parole contemporaine verbalisent un tic gestuel qui montrerait effectivement quelque chose en invitant à « voir là » ; mais en général ils trahissent l’autosatisfaction et comblent fort mal les vides de l’indigence.

139. Les distraits sont souvent les plus capables de retenir l’essentiel d’un propos, car ils ont capté au moins les récurrences.

140. Assurément, le maître mot d’un esprit littéraire tient aux options freudiennes du moi ; aussi le psychocritique est-il le plus pertinent.
  Vingt-trois siècles plus tard, l’Anabase de Saint-John Perse fait écho à celle des Dix-Mille, de ces mercenaires grecs au service de Cyrus révolté contre le Grand Roi, son propre frère. Qu’il s’agisse d’une chevauchée depuis Pékin vers le Nord-Ouest, dans la brève épopée moderne, ou d’une marche de la côte ionienne jusqu’en Babylonie, soixante-dix ans avant l’expédition d’Alexandre, le déplacement vers l’intérieur a le sens d’une transgression psychique : le poète diplomate quitte le Pays-ci du Prince (le moi officiel) pour le Pays-là de l’Etranger (le moi délié) ; quant au cadet d’Artaxerxès, soutenu par leur mère Parysatis, il s’enfonce dans l’Empire perse pour conquérir le trône du père, auquel il n’a point droit. A Counaxa, il s’élance pour tuer le successeur légitime de Darius et meurt de son audace ; mais le cavalier persien s’arrête finalement sous l’arbre salutaire des doux symboles poétiques…

141. L’amour éconduit s’affaiblissant, je passai jadis du journal intime à un drame ; il donnait la parole à cet empereur romain tardif qui restaura le paganisme. Je l’imaginai pris de passion pour une chrétienne, Lucie, retenue dans sa foi par une mère sévère. Je liais indirectement le troisième personnage au sceau maternel de mon propre sur-moi, car l’émancipation progressive de Lucie était d’abord religieuse ; frustrante d’ailleurs, puisque Julien l’Apostat découvrait qu’un prosélytisme païen l’avait inspiré, plutôt que le désir… J’abusais de l’histoire pour distribuer les figures de ma personnalité.

142. Après des sonnets prosaïques, une velléité de roman épistolaire, un journal morbide, un brouillon de pièce glacée, contemporains de mon premier amour, après de courts essais fourre-tout, quelques vagues de pensées, dont l’ordre logique devint une préoccupation si aride que je l’évacuai dans une recherche universitaire, voici la dernière métamorphose du livre enroué dont je cherche à éclaircir la voix depuis l’adolescence. Espérons que la maturité en aura fixé le vagabondage à ma satisfaction.

143. J’ai repétri sans cesse, telle une pâte à modeler, la matière de mon dire, — parfois sans l’avoir reconnue ! Car l’insistance des idées peut vous surprendre à l’instar de l’éternel retour de la passion. L’on croit entreprendre un livre neuf, explorer des terres nouvelles, mais on identifie bientôt, sous d’autres noms, les étapes d’un itinéraire déjà parcouru. Par combien d’avatars vos modèles mentaux tentent-ils encore de tromper votre mémoire et de vous ranimer ! On croyait pourtant bien morts ces fantômes qui hantent la maison…

144. D’âge en âge, à travers des formes variables, j’ai tâché de saisir une somme de jugements pour la plupart persistants.

145. Si je relis de vieilles notes dont la médiocrité m’afflige, je les récris autrement, tôt ou tard, et j’entérine ma constance. On dit en plaisantant, pour s’approuver mutuellement, que les grands esprits se rencontrent : votre propre opinion, relue par hasard, peut vous conforter tout seul par sa récurrence.

146. On arrive à cerner son âme grâce aux termes les plus employés, ou les plus automatiques avant la résistance du style.  Amour, folie, mort, livre ou maison, ces mots me trottent par la tête, — ou leurs synonymes et leurs composants.

147. On a besoin de reprendre certaines affirmations pour se convaincre qu’une voie est coupée.

148. Comme nous préservons pieusement de la poussière des objets transmis, nous aimons répéter celles de nos idées qui nous paraissent irremplaçables.

149. Interrompant mon perpétuel monologue, j’inscris surtout ce que je me suis plusieurs fois redit à mots perdus, — comme pour m’habituer à mes certitudes avant de les élire et de les réélire.

150. J’aurais pu nommer ce recueil Variantes : ma pensée s’y promène, pareille à un mannequin montrant et remontrant sa robe.

151. La somme du meilleur esprit tient en quelques idées dont son art reprend la formule ou l’application. La réussite veut qu’elles ne cessent de briller, — d’autant plus quand la répétition devient le principe de la même œuvre.

152. La prouesse du moraliste est de resservir quelques centaines de fois la même chose. Mais il substitue à la bêtise du pensum le rhabillage de la remarque. Ainsi ne désarme-t-il pas devant le lecteur qui l’aurait contestée dans l’intervalle.

153. La rhétorique et la poétique disposent d’une quantité de termes pour désigner les espèces de répétitions. S’ajoutent les corollaires d’une proposition fondamentale, tels les nombreux masques de la comédie des vertus chez La Rochefoucauld.

154. L’enregistrement et la soutenance d’une thèse l’agrémentent de reformulations abrégées qui font de la variation une preuve de souplesse intellectuelle. De simples épreuves de baccalauréat obligent à retisser le cours autrement. Ce que j’appelle alors hantise, dans un sens vieilli et nullement inquiétant, ressemble aux pédagogismes volontaires : c’est la fréquentation de l’idée pour l’exercice.

155. S’il en est d’un recueil comme d’une conversation, les redites n’en sonneraient-elles pas la fin ?

156. De deux états d’une pensée on se demande quel est le plus mémorable. Lequel faut-il biffer ?

157. Les idées manquantes sont-elles dans ces archives négligées pendant trente ans ? Non, je m’y retrouve à la fois plus disert et plus confus. La conversion des quarts de classeurs sortis des tiroirs de l’oubli me rapporte des avis dont j’ai fait depuis meilleur usage.
  J’ai bien tort de m’inquiéter d’une substance perdue dans de fastidieux brouillons. La nécessité de ses retours spontanés la sauve plus intelligemment que son attentive restitution.

158. Pourquoi tel auteur a-t-il varié vingt fois la même intrigue, livré vingt versions de la même morale ? Quel impossible chef-d’œuvre poursuivait-il ? Ou n’était-ce qu’une recette ?
  Idem en peinture. Une tente à gauche ; devant, un groupe de personnages, dont un cavalier et une femme ; un chien ; à droite une ouverture sur un arrière-plan et des acteurs plus éloignés : tout campement de Wouwermans n’en est pas moins admirable.

159. On varie une pensée comme on conjugue un verbe. D’après le nombre de mes chapitres, je puis écrire ici douze fois la même chose, mais quoique je cultive quelques obsessions, je les rempote pour les assortir à un cadre où je les revois d’un autre œil. Tout a été dit peut-être, mais il n’est rien qui ne soit à redire : le texte doit suivre le contexte. Ainsi, au fil des heures, la voûte céleste, les bruits et les hommes changent la perception d’un site.

160. Telles ces peintures d’un château sous chacune de ses quatre faces ou la représentation cubiste d’un objet vu simultanément de tous côtés, une remarque est parfois inséparable de ses variantes les plus proches. Mieux vaut un rappel invitant quelque autre aspect que l’illusion d’en avoir fini.

161. Plus figés qu’un raisonnement qui se poursuivrait longtemps après avoir été interrompu, les retours oniriques n’excluent pourtant pas les petits changements évitant la simple reproduction.
  Je cueille des brins de pensée comme dans un rêve récurrent, car ils reverdissent sur mon chemin, un peu modifiés. Or dans la masse des feuillets, voire à des années d’intervalle, la mémoire rafraîchie les joint tout de suite à leurs analogues. Ces minces liasses m’ont permis, pendant cinq lustres, l’espoir de conjurer la dispersion. Le titre, Corollaires, sans prévoir explicitement l’expérience des affinités au gré d’apports hasardeux, allait au-devant de leurs concrétions.

162. L’aptitude aux sentences générales a la banalité des prouesses en arithmétique : elle est due à l’exercice. Et si le jugement le mieux façonné était le fruit tardif du rabâchage ? En se répétant, on finit par attraper l’exactitude (ou presque).

163. Mes paquets de fiches sont une réserve de réactions inévitables que je dièse ou bémolise en les repensant par hasard. Non, je ne me suis pas encombré d’un doublet ; la colère a aiguisé le ton, ou l’amertume l’a rabaissé, ou le détachement l’a ajusté, selon le moment.

164. Que l’on se querelle ou non, il est naturel de se répéter pour rendre son message plus percutant.

165. Je me repens d’autant moins d’une plate redite qu’elle me force à l’étoffer : c’est un point d’appui pour aller plus loin. Me suis-je condamné à un écho absolu, sans perspective d’enrichissement ? Il m’oblige au moins à une sélection stylistique et à passer de la hantise stérile au soin de l’élégance.

166. La relecture me promène dans un chapitre comme le long d’une galerie où j’aurais accroché quelques tableaux trop pâles : je dois les recharger de couleur pour que le thème éclate.

167. Je ne saurais me recopier sans me récrire, ni me récrire sans me recopier. Je n’augmente un texte qu’en retranscrivant plusieurs fois son ébauche. Mes idées n’avancent qu’en se répétant. Par des appels réitérés, je suscite un complément, peut-être à recompléter.

168. Entre deux constats qui se ressemblent, un ordre s’impose et met sur la voie d’une courte réflexion.

169. Soutenu par la seule attention, l’esprit s’applique malaisément à suivre les pas d’un raisonnement qu’il avait pourtant lui-même bâti. Il traîne les pieds comme un vieillard et bute sur toutes les difficultés. Mais bientôt la chaleur de son effort l’incite à la nuance, le pousse à la critique, l’enhardit à l’invention.

170. Par le menu, mon texte s’accroît de sa propre imitation et, globalement, arrondit la liste de ses chapitres dans le cadran d’une horloge. La douzième heure ne s’éternise pas plus que les précédentes et recède la place à la première. L’humeur rentre donc en scène : de fait, qui jurerait de rester sage ? Si j’avais opté pour un roman, j’aurais pu dérouler plusieurs fois ce processus matriciel, selon un principe que j’ai observé dans les récits les plus captivants, — en multipliant 12 par le nombre des rebonds (quatre ou cinq), comme d’autres s’étaient réglés sur 10 par 4 ou 3 par 6 au bénéfice d’une progression en spirale. A chacun les phases de son aventure et sa patience de les revivre. En ne déployant qu’une fois pour toutes les douze stations du cycle, j’ai sacrifié l’histoire à la réflexion générale, dont un ordre chronologique réitéré aurait éparpillé les thèmes.

171. La psychanalyse ôte son secret à la Nécessité reproductible. Ainsi fait-elle merveille dans le décryptage des obsessions littéraires et de leur germe. Malheureusement, son explication dessèche la force créatrice quand elle la précède, car le récit tourne à l’enquête d’une conscience et intellectualise le romanesque.
  Mais qui a percé le secret auquel il ne cesse d’obéir, ose dévoiler les mœurs et les intentions : la franchise est la première qualité du moraliste.

172. Si mince que soit la touche, au mieux quotidienne, ajoutée à un tableau moral, cette discipline dispense l’auteur d’un grand élan. Le songe, le désespoir, le sommeil, ont occupé une large place dans ma vie : il m’est resté bien peu de temps pour le travail solide, et encore, j’ai dû faire d’énormes concessions aux priorités professionnelles : seule la régularité, fût-elle inégale, m’aidait à ménager sa part à la pensée personnelle.

173. La production des idées peut avoir le rythme d’une ponte, mais ce ne sont pas toujours des œufs d’or.

174. Si critique que l’on soit à l’égard de ses divagations antérieures, les aurait-on enregistrées un demi-siècle plus tôt, on est ébranlé par le support émotionnel. D’ailleurs la pensée, quand elle aurait évolué, n’a pas renié ses obsessions fondamentales ; au pire, elle les a jetées sans élaboration dans un journal intime ; au mieux, elle les a plus ou moins filtrées dans des genres indirects (par leur forme, ou par leur fiction, ou par leur degré réflexif). Une ascension irrégulière peut avoir dirigé ces versions successives vers une œuvre unique, — sans en abandonner la matière.

175. Un esprit mûrit les mêmes fruits, mais leur qualité dépend des grâces de Phébus : on est inégal tout en se ressemblant.

176. On avait renoué avec son texte par une variante ; une contradiction vous en détourne plus ou moins longtemps. L’étayage de la certitude réchauffe, on s’affirme dans son univers ; puis le doute vous en redétache.

177. Tout individu repasse par ses pensées, comme les écrivains par les mythes : en les déformant.

178. La même vérité, redite autrement, pourrait presque vous accuser de ne pas avoir maintenu le cap. Le spectre de quelque incohérence guette la reprise.

179. On perd souvent son temps à réparer les témoins de sa médiocrité ; on travaille une reformulation qui soit et plus juste et plus originale, mais on l’empire.

180. Je me reproche ma pauvreté quand j’ai inscrit le simple écho d’une opinion antérieure ; si le sens a glissé, je me demande où est le vrai, et l’altération m’interroge.
  Une idée vous vient : vous la jugez légère. Elle vous revient : vous l’estimez de quelque importance. Elle vous revient autrement : les mots ont-ils changé la chose, ou vraiment, la chose a-t-elle changé les mots ?

181. Il arrive au discours obsessionnel ce qui affecte la nature : de même qu’à la longue les fils ne ressemblent plus à leurs dignes ancêtres, l’idée renée dégénère.

182. J’ai failli plusieurs fois récrire mon petit traité de rhétorique de l’imaginaire ; car je ne m’apercevais pas d’emblée que je repassais par une route déjà empruntée, j’étais dupe des nouveaux titres de mes divisions. Dès que j’en prenais conscience, je mesurais l’infériorité de la dernière mouture.

183. Quelle est cette vérité que je déforme en la répétant ? Est-ce que je tournerais autour de l’inexprimable ?

184. Plus on écrit jeune, plus on se voue à recommencer la même œuvre pour revenir au premier effet rassérénant ; mais tous les remèdes s’usent et l’on risque alors de gâter l’art pour en accroître la puissance.

185. On essaie les idées comme on tâte d’un vin : la plus ancienne est souvent la meilleure.

186. Précédant toutes ses déviations, la justesse réapparaît quand on s’est tout à fait perdu.
  Comme, à la fin de son périple, un vaisseau pourrait regagner son port d’attache, le havre de la première idée nous abrite enfin après des escales parfois étranges. Voire il peut paraître que les échelles de ce vaste tour aient eu un ordre initiatique et nécessaire.

187. Il n’est pas impossible de se souvenir de sa vie mieux qu’on ne l’a vécue, et d’en tirer l’essentiel. Ce qui revient alors, ne serait-ce qu’un détail, est si révélateur !

188. Je suis le contemporain de maints documents d’archives. La tristesse qu’ils m’inspirent, est liée à la recherche d’un moi perdu dont me distraient mal les images publiques.

189. Il faudrait écrire en marchant, dans les avenues tranquilles ou à la campagne, pour inciter la mémoire au voyage temporel.

190. La relation écrite du vécu ne réactive pas les images intérieures avec la force de la rêverie. S’il renaît de sa formulation littéraire, même ancienne, le souvenir est gâté par le souci de l’avoir bien rendu. Si, plus tard, à la relecture, votre propre chant vous laisse froid, il est décidément mauvais.

191. La vie fait le recommencement, et le poète, la légende. Parfois la légende, à son tour, réveille la vie. Troie renaît plusieurs fois de ses ruines avant qu’Homère n’en magnifie la chute (dont on ne sait trop laquelle des cités successives elle concerne). Mais sans l’Iliade, Alexandre le Grand aurait-il voulu ressusciter la ville ?

192. Les écrivains célèbres m’ont tant marqué que mes expressions les plus heureuses me semblent presque les pasticher. Je préviendrais souvent que c’est « à la manière de… », si j’avais moins librement pris mes distances, faute de fidélité intentionnelle.

193. L’élucidation de soi ne va pas sans l’hommage à cette part de la culture dont s’est imprégné le comportement. Mais le détour par les citations, cher à l’humanisme des Essais, se heurte à la retenue d’un genre plus lapidaire.

194. Je lis chez Vauvenargues des remarques au second degré, dont il est facile de s’approcher. Le genre vous enferme dans ses poncifs, — comme la production de vers tragiques ramènerait des hémistiches raciniens.

195. Une littérature s’élève d’après le modèle d’une autre et décline en s’imitant elle-même. A Rome, l’hellénisme avait nourri le théâtre naissant ; au IVe siècle, l’attachement à la latinité classique dessécha les lettres profanes.

196. On espère avoir écrit quelque chose de neuf et d’une façon nouvelle ; quand on se relit, on pourrait prêter ce que l’on a dit, à mille autres. On a capté ce verbe anonyme, itératif, de l’époque et du lieu.
  Pour peu qu’il soit en état de les recevoir, notre cerveau attrape-t-il des pensées qui passent, mais ne lui ont pas été expressément communiquées ? Ces réseaux-là ne se fabriqueraient pas, la nature les aurait établis. Il est certain que la technologie a le pouvoir de les imiter, de les organiser, de les banaliser, de les affadir.
  Peut-être rien ne survit de notre âme que ces messages émis en direction de la grande âme commune. Il est possible que nous les publiions plus sûrement à notre insu, quoique leur source se perde dans la confusion générale.

197. Tel geste semblerait en partie une réécriture, mais son innéité le rattache à un fonds plus secret que la littérature, plus vivace que la connaissance des traditions perdues. Mon père n’avait pas lu la descente d’Enée dans les Enfers, ni appris qu’un rameau d’or était un viatique dans l’au-delà des Celtes, quand il retira d’un soliflore la rose dorée dont il munit la défunte.

198. Nos idées ne nous sont pas propres ; mais leur tout nous appartient, et mieux encore, sa structure.
  On ressemble à d’autres, mais on ne s’identifie qu’à soi. Quelques-uns ont la naïveté de convertir cette originalité en littérature…

Egarement